Archives de catégorie : Eau

Mungo Park et le grand fleuve disparu (sur le Niger)

« Une semaine plus tard, l’explorateur remarque que si l’on a effectivement dépassé Tombouctou, on n’en continue pas moins de se diriger vers le nord, autant dire droit sur le désert. Toujours luxuriante en bordure du fleuve, la végétation commence néanmoins à s’éclaircir et, passé les arbres du bord, sur les collines arides, euphorbes, roses du désert et pycaranthes viennent par places. La chaleur est profonde, atterrante, dévorante. Il n’est aucun moyen de lui échapper. Sous la bâche, aussi épuisés que des rescapés d’Austerlitz au ventre farci de plomb, Martin et M’Keal jouent aux cartes, sommeillent, sirotent du fou à la gourde, et de temps à autre, laissent pendre la main dans l’eau tiède pour s’asperger la chemise et le visage. Ned Rise s’est installé un écran contre le soleil juste au-dessus de la barre. Accroupis sur les talons et vêtus d’un simple pagne, Amadi et ses hommes passent leurs journées à jouer aux osselets et à compter leurs cautis. Personne ne songerait à se baigner. Pas avec tous ces crocodiles, dont certains aussi longs que la moitié du bateau, alignés sur les berges comme des badauds au défilé ; ni avec ces hippopotames qui, pour montrer leur rancune, leur gaieté folâtre ou tout ce qu’on voudra, éclaboussent, mènent un bruit d’enfer et battent les flots jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’écume bouillonnante ».

Je vous le demande sans ambages, qui est donc cet explorateur de la première phrase ?  Vous ne me semblez pas pressé de le savoir, mais je vais vous répondre. Il s’agit de Mungo Park. C’est un immense cinglé qui part visiter le royaume africain de Ségou tandis que le siècle – le dix-huitième de notre ère – expire. Il part alors qu’une jeune fille adorable, Ailie, n’attend que lui. Il part en lui disant textuellement : « Je m’en vais de par le monde et je reviendrai avec un nom. Tu m’attendras ? ».

Bougre ! Il est absent des années, car il est fait prisonnier par des Noirs féroces, puis des Arabes fourbes et malfaisants. Ou peut-être l’inverse. Il souffre tellement qu’on en rit aux larmes. Quel numéro ! Par extraordinaire, il rencontre sur place un guide plutôt improbable, Johnson. Un Noir authentique qu’un destin facétieux a changé en lettré d’exception, lecteur d’encyclopédies écrites en anglais. Bon, leurs aventures occupent des centaines de pages. Johnson est boulotté avant que de renaître. Park s’enfuit, est repris, tombe entre des mains de moins en moins recommandables, et finit par rentrer en Écosse, où il couche, car tout arrive à qui sait attendre, avec Ailie. Et se marie. Des enfants viennent, on ne se demande pas comment.

Mais Mungo repart en Afrique sur le fleuve Niger, car telle est son obsession, son feu intérieur, et qui sommes-nous pour le juger ? Là, les choses s’aggravent, si c’est possible. Car outre la rencontre fatale avec Ned Rise, qui a échappé de peu à l’échafaud, le pays se révèle hostile. C’est une litote. Les flèches volent et les coutelas ruissellent de sang. Dans l’extrait que je vous ai offert ci-dessus, Park et les autres se laissent dériver sur l’eau. La question qui les tient encore vivants – qui maintient en vie Park – est celle-ci : le Niger va-t-il, ou non, continuer de couler vers le nord ? Auquel cas, ils sont tous morts.

Bon, je ne vous raconte pas la fin du chef d’oeuvre de T.C Boyle, Water Music (Phébus). Ceux qui ne l’ont pas lu sont malheureux. Ceux qui l’ont lu encore plus, j’en ai peur. Il ne me reste plus qu’à vous dire pourquoi je pense à lui. La vérité, c’est que je songe régulièrement à Boyle et à Park, mais ce 26 juin 2008, j’ai une raison singulière. Je viens de lire une dépêche (ici) sur le sort actuel du fleuve qu’explora Park avec tant d’ardeur et de démence, voici deux siècles.

Je ne jurerais pas que la situation soit bonne. En deux mots, une table ronde aurait permis de réunir 960 millions d’euros pour, prenez avec moi votre respiration, « financer un programme quinquennal (2008-2012) d’un montant de 1,4 milliard d’euros, notamment la construction de barrages sur le fleuve et la Protection des ressources et des écosystèmes ». Je suis bien certain que ce n’est que bullshit, comme on dit dans nos campagnes les plus reculées.

Ce programme, financé par la Banque mondiale, la France, la Banque islamique de développement (BID), la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), l’Union européenne, l’Unesco, l’Allemagne, le Canada, ne servira qu’à payer quelques obligés et à couler du béton. Le reste ? Mais le Niger est en fait en train de mourir ! Sous nos yeux indifférents. Cette immensité de 4 200 km de long permet à 110 millions d’humains de vivre tant bien que mal. Ils devraient être le double en 2025. Et comme aucun des vrais problèmes de l’Afrique n’est jamais abordé par ses élites, le Niger ira chaque année plus mal. Lisez, si le coeur vous en dit, ce papier du journal malien L’Essor (ici). Ce n’est pas drôle, mais tout de même hilarant, presque autant que Boyle.

Car on y voit ce que l’imaginaire français a pu laisser là-bas comme empreinte profonde. Le fleuve n’est plus une présence miraculeuse et sacrée, mais une sorte de monstre froid, bureaucratique, auquel les « citoyens » devraient payer un tribut obligatoire. Citation : « Mais le comportement des riverains du fleuve ne change pas d’un iota. Même les panneaux installés récemment sur la voie publique par le ministère de l’Environnement pour rappeler les obligations constitutionnelles vis-à-vis des fleuves et des cours d’eau n’arrivent pas à émouvoir nos compatriotes.
Ces panneaux rappellent aux citoyens le « respect obligatoire des normes de rejet dans les milieux récepteurs ». Ils indiquent aussi qu’il est indispensable d’effectuer un « traitement préalable des déchets Biomédicaux, industriels et artisanaux avant leur rejet ». Les panneaux préviennent que le non respect de ces dispositions expose à une peine d’emprisonnement allant de 11 jours à 3 mois et au paiement d’une amende de 20 000 à 120 000 Fcfa »
.

Tu parles, Charles ! Pour ne prendre qu’un exemple entre mille, Bamako, capitale du Mali, jette ses ordures au fleuve. Chaque jour, 2.000 mètres cubes d’ordures ménagères et 2.200 mètres cubes d’eaux usées (environ) tombent à l’eau. N’essayez pas d’imaginer. Et si vous le faites, opérez les multiplications nécessaires sur 4 200 km de long. D’autant que cette pollution n’est encore rien. L’érosion massive de l’amont ensable dramatiquement l’aval, pour cause de sécheresses à répétition. Je doute que vous connaissiez Djagarabé, situé dans la région de Mopti (600 km au nord de Bamako). La moitié de ce village a aujourd’hui disparu à cause de l’ensablement et une mosquée y a été engloutie, sous le sable.

Je pourrais continuer encore jusqu’à la fin des temps, et je serais encore à décrire ce que tout le monde sait par coeur. Une autre citation, qui ne servira qu’à payer la note de frais climatisée du voyageur officiel. Jan Egeland, représentant de l’ONU, en visite au Niger il y a quelques jours : « C’est vraiment triste de voir le Fleuve Niger sec, le Lac Tchad asséché, tout comme le Lac Faguibine au Mali. C’est un changement climatique terrible. Le monde entier et la communauté internationale doivent aider ces pays et les peuples vulnérables de leurs régions parce que c’est un désastre environnemental ». Il y a quatre ans, le même – ou ses nombreux semblables – lançait la pompeuse « Déclaration de Paris », sur le même sujet. Les convives, réunis dans notre capitale – ont-ils bien mangé, au moins ? -, espéraient alors réunir 32 millions de dollars seulement. Ils les auront eus, je n’en doute pas (ici).

Je n’écris pas pour étaler mon désespoir, même si j’ai l’air. Mais pour vous dire, les yeux presque dans les yeux, que l’histoire des hommes est tragique, ce que nous voulons tant ignorer. Je continue de croire en l’action, mais je ne marcherai plus jamais dans l’incantation et le faux-semblant. Les choix à faire, les combats à mener sont devant nous. Et ils demanderont de la force, de la sueur, des larmes, et d’autres choses bien moins avouables encore.

En attendant que vienne ce temps, allons, Mungo, au travail !

Extrait des carnets de l’explorateur. Bambakou, sur le Niger, le 19 août 1805.

« Enfin, enfin, après toutes ces épreuves et tribulations, nous y sommes arrivés ! et c’est avec des remerciements au Seigneur pour Sa protection et Son assistance que pour la deuxième fois, j’ai pu faire un plongeon dans le Niger…et que je peux encore avoir sous les yeux ses flots majestueux : quelle émotion me procurent les doux tourbillons de sa musique ! Ah ! comme son onde est glorieuse, quand elle se gonfle du précieux chargement de la mousson et que, noire de limon,elle apparaît aux regards, plus solennelle dans ses dimensions qu’aucune autre au monde – oui, même ici, en on cours supérieur ».

Le progrès. Oui, nous sommes en plein progrès.

Lula contre les peuples indiens

C’est une vieille histoire qui jamais ne semble s’achever. Celle du « développement », cette idée née voici une soixantaine d’années, à la sortie de l’horrible guerre contre le fascisme. Mélangeant vrais bons sentiments et non moins authentique soif de l’or, une immense machine s’est mise en mouvement, suivant de très près les chars de l’armée américaine de libération.

La puissance de feu des arsenaux industriels étasuniens devait à toute force trouver des débouchés, et les aura finalement trouvés. Nous y sommes encore. Au Brésil, la folie productiviste qui nous a emportés est encore une idée relativement neuve. Luiz Inácio Lula da Silva, autrement dit le président Lula, homme de gauche dans le sens insupportable qu’a pris ce mot, gouverne et rêve d’un pays majeur, entrant dans le club des « très grands » de la planète. Les biocarburants – tirés de la canne à sucre et (un peu) du soja – lui sont un bonheur, car ils transforment le Brésil en une puissance énergétique dans un monde tourneboulé par la crise du pétrole. Entre parenthèses, pour le faire reculer sur ce point stratégique, il faudra se lever de (très) bonne heure.

Autre front, qui obéit aux mêmes lois primaires : l’hydroélectricité. À condition de détruire une à une les rivières du pays – le processus est très avancé -, il est concevable de produire des quantités géantes d’une électricité venue des barrages. Il faut et il suffit de se moquer éperdument de l’avenir et de l’écologie, deux mots si proches qu’ils sont à mes yeux synonymes.

Je ne sais si certains d’entre vous connaissent le rio Xingu. C’est un affluent majeur de l’Amazone, long de près de 1 870 kilomètres, qui lie le cerrado – la savane tropicale – à la grande forêt, avant de rejoindre l’immensité du fleuve. Son territoire n’est guère habité que par des peuples autochtones. On pense qu’ils sont 14 000, répartis en neuf groupes ethniques. Et combien d’animaux et de plantes ?

Dès les années 1980, le groupe d’État Eletronorte avait un bien beau projet de barrages gigantesques sur le cours du Xingu. Mais les Indiens, ces sots qui ne connaissent pas le mot progrès, se mirent en travers, franchement. Une femme menaça en 1989 le grand patron d’Eletronorte, avec un couteau s’il vous plaît. La même année, le chef Paulinho Payakan partit à Washington river son clou aux bureaucrates de la Banque mondiale. Et le « développement » du Xingu s’arrêta là, car on préparait déjà le Sommet de la terre de Rio, en 1992, et sans jeu de mots, il ne fallait plus faire de vagues.

Bien entendu, Eletronorte n’avait pas renoncé, et préparait calmement une nouvelle offensive contre le Xingu. Eh bien, c’est désormais chose faite, grâce à cet excellent ami de l’industrie appelé Lula. Un nouveau plan de barrages géants menace de mort la rivière et ses habitants. Voilà ce qu’a déclaré récemment l’un des Ikpeng – un peuple indien – de la région : « Nous, peuple indigène du Xingu, nous ne voulons pas de ce barrage sur la rivière. Nous voulons les poissons, la faune et la flore, nous voulons une rivière propre, nous voulons l’eau qui nous nourrit et étanche notre soif. Nous ne nous opposons pas au progrès du pays. Nous défendons nos droits à la vie, à notre terre et à notre mode de vie ».

Ce n’est pas tout : du 19 au 23 mai, l’Amazonie accueillera l’un des plus importants rassemblements indiens de son histoire (ici en brésilien). Kayapó et Ikpeng surtout, riverains du Xingu et petits fermiers se retrouveront à Altamira, dans l’Etat du Parà, pour dire non au grand massacre. Mon coeur y sera, vous pouvez m’en croire, et le vôtre aussi, je l’espère.

Pour le mouvement altermondialiste, qui plaide l’idée – je crois – qu’un autre monde est possible, ce serait une occasion unique de dire les choses telles qu’elles sont. Et notamment que Lula est désormais un ennemi déclaré du seul avenir concevable. Mais ne rêvons pas. Empêtré dans d’insurmontables contradictions, grand soutien de « développementistes » aussi acharnés que Hugo Rafael Chávez Frías, président du Venezuela, il ne peut pas se dissocier. Moi si. Je sais que certains d’entre vous ne m’approuveront pas, mais j’ai promis d’écrire ici ce que je pense. Et ce que je pense vraiment, c’est que je déteste ces hommes. Ni plus ni moins.

PS : Après écriture du texte ci-dessus, je découvre dans Le Monde d’avant-hier que Marina Silva, ministre brésilienne de l’Environnement, a démissionné du gouvernement Lula, dont elle demeurait un pilier. Elle n’est plus d’accord avec le saccage de l’Amazonie, la priorité donnée au soja OGM, aux biocarburants, aux…barrages sur les rivières de son pays.

De Barcelone à la Loire (en passant par Total)

Un jour de 1996, Jacques Blanc prend l’avion. Non, ce n’est pas la première fois. Blanc est à cette époque président du Conseil régional du Languedoc-Roussillon. Pas de jeu de mots sur son nom, ce qui serait facile : il a passé des accords honteux avec le Front national pour conserver sa dérisoire puissance. Revenons à l’avion.

Dans cet avion, Albert Serratosa, un expert en aménagement de la Generalitat de Catalogne. Cela tombe bien, car Blanc est aussi patron de la compagnie du Bas-Rhône-Languedoc (BRL), machin qui « aménage » depuis des décennies grâce à des fonds publics. BRL est en panne de grands projets, car le Rhône, dont elle s’est occupée à sa douce manière, est désormais ravagé. On ne peut plus ajouter un seul barrage sur son cours, ce serait du gâchis. Même pour Blanc.

En revanche, Serratosa déborde d’idées. Pour Barcelone. Car la ville s’étend, conquiert, défie Madrid. Mais elle manque d’eau, ce qui est trop bête. L’agglomération peine à rassembler 500 millions de mètres cubes par an, quand son magnifique développement en demanderait très vite 600. Question du Catalan au Français : « Pourrait-on amener l’eau du Rhône jusqu’à Barcelone ?». Blanc a la réponse. Oui, oui, oui enthousiaste. BRL changerait de statut – tristement régional – et deviendrait une véritable entreprise internationale. Blanc, médecin de La Canourgue (Lozère), serait enfin un grand manager qu’on reconnaîtrait dans la rue.

Résultat des courses : un beau projet en forme de canalisation géante, pour transférer une partie des eaux du Rhône jusqu’à Barcelone. 300 km de long, 12 milliards de francs de l’époque. Publics. Hélas, les grincheux grinchent, qui ne comprendront jamais la grandeur. Et le projet capote. Et le médecin de La Canourgue finira sa vie sénateur. Sic transit gloria mundi.

Quelques années plus tard, Barcelone a toujours besoin d’eau et empile d’étincelants plans économiques. La ville comme la région sont aux mains des socialistes. Les amis de nos socialistes. Les mêmes. Qui n’ont jamais réfléchi plus d’une seconde à la vraie gestion écologique des eaux de la terre. Du temps d’Aznar et du Partido popular (la droite), l’État espagnol entendait lancer un Plan hydrologique national (PHN) pour continuer à abreuver les villes Potemkine du littoral sud. Les lotissements touristiques en pleine zone aride, les golfs, l’agriculture intensive, les serres et leurs esclaves. Il aurait suffi de transférer une partie des eaux de l’Èbre, grand fleuve du nord, jusqu’à la côte méditerranéenne, par une série de canalisations géantes. Astucieux. Au passage, la géographie physique du pays – la péninsule ibérique doit son nom à l’Èbre – en eût été modifiée à jamais.

Aznar ayant dû prendre une retraite anticipée, le PHN s’en est allé aussi. Bravo ? Pas si sûr, car Barcelone, bis repetita, continue d’avoir soif d’expansion et de croissance, ce qui demande de l’eau. Mais comment servir la Catalogne après avoir refusé la mort de l’Èbre ? La politique est cruelle. Voilà qu’on apprend deux choses. Un, en catimini, et juste après les élections, on va s’emparer des eaux d’un affluent de l’Èbre, le Segre. Pour les transférer jusqu’à une autre rivière des portes de Barcelone, le Llobregat. À première vue, c’est exactement ce que la droite souhaitait faire, à une toute autre échelle il est vrai. Mais comme il s’agit d’un projet de gauche, bien entendu, il n’en est rien. Attendons avec sérénité les réactions de Murcie, au sud, directement frappée par l’abandon du PHN.

Et ? Ne pas oublier la transition. Il est bien beau de lancer de vastes chantiers, mais en attendant ? Et cet été ? Comment fera Barcelone ? Comment se laveront ses touristes ? Autre idée fameuse : sept navires spécialement affrétés apporteront depuis Tarragone et…Marseille de l’eau douce venue d’ailleurs. Première arrivée en fanfare le 15 mai.

J’en étais là de mes divagations quand j’ai su la nouvelle catastrophe advenue dans l’estuaire de la Loire. Vous ne l’ignorez plus, 400 tonnes d’un fuel très toxique se sont épandus dans notre si beau fleuve, à la suite d’un accident dans la raffinerie Total de Donges. Je ne dispose pas d’informations particulières, même si je crains le pire pour les roselières, les vasières et leurs oiseaux. Total vient de s’excuser, et assure que tout sera remboursé. Esclaffons-nous de concert, au moins cela.

Quelle morale tirer des ces menues histoires d’eau ? Cela me semble (presque) limpide. La politique, celle du moins que nous connaissons, est incapable de changer quoi que ce soit à l’ordre réel du monde. Car c’est affaire de pensée profonde, de culture au sens anthropologique. Ces gens, tous ces gens-là ne conçoivent l’avenir qu’au travers d’une accélération sans fin. Voyez le cas tragicomique de Nantes – très proche de Donges – où le maire socialiste Ayrault soutient de toute son âme le projet d’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Que lui importent les vraies conséquences ?

Il n’y aura plus aucune avancée importante sans que nous soyons sortis du cadre. Nous, le plus grand nombre possible. Je sais que c’est difficile. Peut-être impossible en quelques courtes années. Mais qui sait ? Je vote sans hésiter pour la fin de ce monde.

Comment vivre sans la Loire ?

Je serais bien plus pauvre sans elle. Sans la Loire. C’est simple : je n’ose imaginer. La première fois que j’ai vu la Loire véritable, c’était le 29 ou le 30 septembre 1988. Je ne sais plus. Le 30, je crois bien. Quelques jours auparavant, j’avais reçu une lettre postée au Puy-en-Velay, en Haute-Loire. Où ça ? J’avoue que je n’avais jamais mis les pieds là-bas. Une lettre, donc, que je n’ai hélas pas conservée.

Qui l’avait écrite ? Jacques Grimaud, peut-être. En tout cas, elle me parut venir de territoires cinglés. Un petit groupe d’humains remontés venaient de déclarer une guerre (plus ou moins) pacifique à l’État, à Jean Royer, alors maire tout-puissant de Tours, et aux grands corps d’ingénieurs. Mais j’oublie la sottise universelle.

Cette lettre intriguait. Car elle parlait de furie et de fleuve. Même si le mot n’était pas écrit, elle dénonçait bel et bien un sacrilège. Menaçant la Loire éternelle. L’État et Royer surtout projetaient un formidable ensemble de barrages sur le fleuve et ses principaux affluents. Près du Puy, Serre-de-la-Fare devait ennoyer pour toujours 14 kilomètres de gorges sauvages. Pourquoi diable ? Mais parce que Royer souhaitait entrer dans l’histoire.

Médiocre politicien de droite ayant rêvé d’un destin national, le maire de Tours voulait rester comme celui qui aurait maté la bête. La Loire, qui n’a jamais cessé de sortir de son lit à point d’heure. Qui a constamment recouvert les zones touristiques et industrielles de l’aval. Qui a continûment empêché qu’on détruise tout à fait ses abords. Par l’excès. Par le flot. Par la crue. Les plus célèbres colères datent de 1856 et 1866, mais encore en 1980, le fleuve avait parlé. Et tué, certes. Huit malheureuses victimes.

Royer avait trouvé là un argument qu’il croyait imparable. Et j’en étais donc à lire cette lettre. Je ne savais réellement pas où se trouvait Le Puy. Pas exactement en tout cas. Mais j’ai fait mon sac, on se doute. Un matin très tôt, j’ai pris un train qui semblerait aujourd’hui un tortillard, et je pense avoir passé une huitaine d’heures dedans. Devant la gare, intérieurement, je regrettais déjà, mais trop tard.

Le comité d’accueil était en effet composé de quatre zèbres en costumes. Jacques Grimaud, jeune gars frisé, solide, tenant de la main droite une vieille Mobylette que je jugeai aussitôt pétaradante. Bernard Pays, un imprimeur survolté, monarchiste si je ne me trompe, passionné d’histoire locale. Il semblait sortir d’un film d’époque. Enfin, les deux frères Portal. Les Portal ! Ils étaient inséparables et musiciens, assortis de curieuses guitares que je n’ai jamais vues que dans leurs mains de magiciens. Ils portaient des cheveux longs, ils avaient un air d’une douceur indicible. Ils faisaient penser à l’univers des Hobbits, cher à Tolkien.

Sur l’instant, restons mesuré, le quatuor m’a semblé fragile. J’ai vu de suite, je le jure, qu’ils défendaient une cause supérieure. Mais je les ai crus perdus. J’étais convaincu qu’ils n’avaient pas une chance. Qu’ils se feraient rouler et ridiculiser par Royer, Paris, les grosses machines, les pouvoirs coalisés. Leur faiblesse évidente m’émouvait.

Ce jour-là, nous sommes allés au hameau de Colempce, promis à la submersion au cas où le barrage se ferait. J’y ai vu des paysans de toujours, dont cette délicieuse Marie-Rose Védrot, 82 ans aux prunes. Je commençais à comprendre quelque chose. Qui passait par un tout autre canal que celui de la raison parisienne. Ensuite, mais le lendemain me semble-t-il, je suis allé à la source de Bonnefont. Avec Jacques Grimaud et Cécile Linossier.

J’avais des chaussures qui n’allaient pas. Pour descendre au fleuve en ses gorges, là du moins, il faut des chaussures. De vraies. Le chemin, c’est-à-dire la pente, était rude, pauvrement empierré, plein de plaies et de bosses. Et de trous. Cela sentait la (petite) montagne, le chêne, le pin sylvestre, le genêt. À mi-pente, la Loire commençait à briller entre les branches. Un ciseau d’argent à une lame. On ne savait pas, on ne pouvait pas deviner. Pas encore.

Plus bas, c’était trop beau. On distinguait une rumeur, assourdie. Une plainte, comme une tendre et douce plainte qui n’était que joie. C’était elle. Le regard que j’ai posé sur la Loire ce jour-là jamais ne s’effacera. Car il était d’un amour évident et définitif. En bas, ce n’était plus un fleuve, ce grand gaillard de l’estuaire, mais une sauvageonne à peine sortie du ventre de la terre. Elle coulait comme elle pouvait. Grattant des murailles de basalte et de granite. Je marchai dedans l’eau froide, entre boue et sable, entre galets et touffes de scirpes. Il y avait encore des grenouilles vertes, qui ne tarderaient plus à hiberner.

Si j’ai cru à ce point être au paradis, c’est que j’y étais. Depuis cette date si lointaine, je suis retourné je ne sais combien de fois à la source de Bonnefont. Seul ou en compagnie. Dormant sous la tente ou sur le sable. Vivant nu à l’occasion. Admirant le cincle plongeur de la falaise d’en face. Me baignant à toute heure du jour ou de la nuit. Découvrant un jour un grand-duc. Marchant ou presque sur une vipère. Mourant d’excitation à l’idée que, peut-être, j’avais découvert des traces de loutre. Cassant en plein hiver une épaisse couche de glace qui figeait le courant. Attendant, une autre fois, que la neige conquière tout le pays. Me saoûlant deux ou trois fois copieusement. Parlant jusqu’à plus soif avec tous les amis que j’ai pu m’y faire. Ah Roberto Epple ! Ah mon si cher Martin Arnould ! Ah Régine Linossier ! La liste est plus longue, mes dettes ne seront jamais remboursées. Et certains jours où je ne veux plus penser à l’immondice, je finis par croire que je n’ai jamais vécu qu’au bord de la Loire sauvage.

Au reste, qui me prouvera le contraire ? J’ai vécu. J’avoue que j’ai vécu pour de vrai sur les rives du fleuve naissant.

PS : J’avais tort. Jacques, Bernard, les frères Portal ont gagné la partie. Contre les forts, les puissants, les arrogants. Il n’y a pas de barrage à Serre-de-la-Fare. Il n’y a que du bonheur. Rien que du bohneur.

Grenouillages et marécage (dans le Marais poitevin)

C’est triste à pleurer. Mon ami Yves Le Quellec – merci pour tout, Yves ! – m’envoie le texte d’une pétition en faveur de la création d’un Parc naturel régional (PNR) du marais poitevin (marais-poitevin.org). Yves est un homme que j’estime profondément, j’espère qu’il s’en doute. Breton d’origine, si cela signifie quelque chose, acclimaté à merveille dans ce Marais poitevin qu’il adore, il en est devenu un connaisseur hors pair. Non seulement il sait la culture, la langue, les traditions. Mais aussi, mais encore la faune stupéfiante, et la flore. Je signale qu’il a écrit ou participé à la rédaction de plusieurs livres.

En plus de quoi il est écologiste. Et vice-président – je crois – de la Coordination pour la défense du Marais poitevin (marais-poitevin.org). Il a consacré des milliers d’heures sans doute à ce grand travail bénévole. Et voilà donc qu’il m’adresse le texte d’une pétition, que je ne suis pas sûr de signer.

Le Marais poitevin est la deuxième zone humide en France en surface, après la Camargue. Un lieu d’exception, notamment pour les oiseaux sauvages. Le maïs irrigué, cette saloperie, a détruit des dizaines de milliers d’hectares de prairies humides qui étaient le coeur et le réservoir du Marais. Au point que Brice Lalonde, en 1991, quand il était ministre, a retiré son label au PNR du Marais poitevin. La suite n’est que constante litanie.

Alertée par Yves et sa Coordination, l’Europe a menacé la France d’une amende de 150 000 euros par jour. Par jour ! Sanction gelée, mais à une condition : que le PNR soit reconstitué. Raffarin, devenu Premier ministre en 2002 – mais il avait été avant cela Président de la région Poitou-Charentes, qui comprend une partie du marais – décide alors de faire signer par toutes les collectivités locales et territoriales une nouvelle charte, préalable à la reconstitution d’un PNR.

On en était là, tout près d’un nouveau parc naturel, quand notre grand ministre de l’Écologie, Jean-Louis Borloo, a annoncé le 20 février qu’il rejetait la charte, enfin finalisée. Officiellement, parce que le projet serait faible sur le plan juridique. Et susceptible d’une remise en cause devant les tribunaux. La vérité est différente, comme on se doute. Les ennemis de toute structure de protection ont gagné la partie, à quelques jours des municipales.

Et parmi eux, le suzerain du département de Vendée, un certain Philippe de Villiers. Qui défend les apiculteurs frappés par le Gaucho de la main gauche, entre deux assauts contre les immigrés et les délinquants, tandis qu’il soutient de toutes les forces de sa main droite ses amis du maïs intensif. Il n’y aura donc pas de sitôt un Parc naturel régional du Marais poitevin, sauf miracle ou succès national de la pétition de l’ami Yves.

Je vous l’ai dit, je ne suis pas sûr de signer. Je suis même raisonnablement certain de ne pas le faire. Car quoi ? Cette situation est le reflet de nos impuissances à avancer. Malgré les rodomontades des partisans écologistes du Grenelle de l’environnement, la situation générale ne cesse de se dégrader. Nous en sommes là : à réclamer la création d’un PNR qui s’est montré ridiculement incapable, quand il existait il y a vingt ans, de protéger si peu que ce soit le joyau écologique qu’était le Marais poitevin.

Alors, mon cher Yves, je te le demande : n’est-il pas temps de penser autrement ? Et d’agir différemment ? Je le crois, tu le sais. Mais j’aimerais avoir ton avis.