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La Chine, Hollande et Le Monde de Natalie Nougayrède

Un mot pour remercier tous ceux qui ont envoyé ici – ou sur ma boîte de courrier électronique personnelle – des commentaires. J’en ai été profondément touché, bien plus que je ne saurais l’exprimer. Je n’ai pour autant pas pris de décision concernant l’avenir de Planète sans visa. Ce n’est certes pas pour obtenir encore davantage de soutien. Je crois que j’en ai assez. Seulement, je réfléchis, ce qui prend du temps.

Je vous laisse ci-dessous un mot concernant la visite que François Hollande mène en Chine en compagnie de huit ministres et de patrons. Je ne saurais trouver meilleure illustration du sous-titre de Planète sans visa – « une autre façon de voir la même chose » – que cet événement, qui fait comme de juste délirer les commentateurs. Tous ne rêvent que d’une chose : fourguer massivement à la Chine tout ce que nos usines peuvent fabriquer d’un peu compliqué. Et coûteux. Ainsi, pensent-ils, la balance commerciale retrouvera des couleurs. Ainsi, imaginent ces benêts, le chômage arrêtera peut-être ses bonds ce cabris.

Je laisse de côté une critique pourtant nécessaire de ces folles perspectives, préférant vous dire deux mots de la Chine réelle. L’industrialisation de l’Occident, qui fut le plus grand désastre humain de tous les temps – les crimes de masse sont une autre affaire, quoique -, disposait d’un hinterland. Un immense arrière-pays appelé Amérique, appelé Afrique, appelé Océanie, et même, dans une moindre mesure, appelé Asie. Sans ces espaces, sans les ressources en apparence infinies de ces continents, croyez-vous sérieusement que nous aurions de rutilantes voitures et des vacances à la neige ?

Ce monde de la profusion n’existe plus. Et la Chine – ses 1 milliard et 400 millions d’habitants – s’est jetée il y a trente ans dans un remake qui ne peut que conduire au collapsus écologique global. Ses besoins en terres, en eau, en bois, en pétrole, en acier, en gaz, sont simplement démesurés. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Seul le charbon est présent massivement dans le sous-sol chinois, ainsi que les terres rares, enjeu stratégique il est vrai. Pour l’essentiel, la fantastique croissance chinoise en cours ne peut exister sans un siphonnage stupéfiant par son ampleur des ressources d’autres pays, conquis par la diplomatie, la corruption, la politique, souvent les trois.

Je crois que très peu de gens en France ont conscience que le « miracle » chinois sur lequel glosent politiques, journaleux galonnés et patrons signifie en réalité la destruction accélérée du monde. Je ne vous accablerai pas de chiffres, non. Ils existent, soyez-en certains, et ils sont implacables, inouïs par certains aspects, mais il me faudrait la moitié d’un livre pour les présenter comme il le faudrait.

La Chine signifie la destruction du monde, je me répète volontairement. Et il n’est pas indifférent que l’ancien Premier ministre de droite Raffarin – il accompagne Hollande en Chine -, tous ses amis de l’UMP bien sûr, le PS en totalité évidemment, ne voient dans la dictature postmaoïste que la possibilité de conclure des contrats. Même mon si notable ami Mélenchon a pour Pékin les yeux aveugles de Chimène (ici). Faut-il ajouter que Le Pen en ayant le moyen, elle ferait exactement ce que tente Hollande en ce moment ? Autrement dit, notre misérable classe politique, incapable de voir la Lettre volée, celle d’Edgar Poe, bien en évidence sur la table, est globalement d’accord pour profiter de l’infernale croissance chinoise, espérant en retirer quelques menus avantages.

Mais la Chine, amis lecteurs, et j’y reviens pour la troisième fois, détruit ce qui reste du monde à une vitesse sans précédent. Ce qu’elle réalise en quelques années, ni les Pionniers de la Frontière américaine, ni les soldats de Sa si Gracieuse Majesté en Inde, ni les colons français en Afrique n’auraient pu y prétendre. Ils en auraient eu la volonté, assurément, mais les moyens, non. Car le machinisme radical – pensez aux machines géantes à dessoucher les arbres les mieux plantés – a transformé les activités humaines en un pur et simple massacre de la vie. Si vous avez l’occasion de vous rendre au Cambodge, au Laos, en Sibérie, au Guyana, au Liberia, et dans quantité d’autres pays que j’ignore, vous verrez, avec un peu de curiosité, ce que la demande chinoise laisse de forêts jadis sublimes.

Les missi dominici chinois sont en Afrique, où ils pompent le pétrole du Soudan, du Gabon, de l’Angola, du Cameroun, du Nigeria, du Congo, en se foutant on ne peut davantage de la bombe climatique qu’ils contribuent si magnifiquement à amorcer. Ils accaparent partout où c’est possible des terres agricoles – elles sont trop rares chez eux – pour que leurs petits-bourgeois, qui découvrent la viande, puissent continuer à bouffer du bœuf. Ils s’emparent de même de millions d’hectares, peu à peu transformés en biocarburants destinés à leurs putains de bagnoles. La Chine n’est-elle pas devenue le plus grand marché automobile de la planète ? Le salon de Shanghai, qui a ouvert ses portes le 21 avril, n’a pas assez de place pour accueillir les constructeurs occidentaux, ces imbéciles accourus la langue pantelante. Citation du journal La Croix (ici) : « Le président du constructeur américain General Motors, Bob Socia, est encore plus optimiste. Selon lui, le marché automobile chinois, déjà le premier du monde, devrait peser entre 30 et 35 millions de véhicules par an en 2022. « La croissance dans ce pays est tout simplement sans précédent. C’est très compétitif et chacun veut sa part du gâteau, a-t-il déclaré ».

Or tout se paie, quand on parle d’écologie, car tout se tient de manière définitive. La moitié des fleuves – parmi eux le Fleuve jaune ! – ne parviennent plus à la mer une partie de l’année, pour cause de surexploitation. Commentaire du ministre des Ressources en eau, Wang Shucheng, en 2004 : « Là où il y a une rivière, elle est à sec; là où il y a de l’eau, elle est polluée ». L’air des villes est devenu si dangereux que les chiffres des enquêtes sont un secret d’État. De même que l’Atlas des cancers, qui montrerait sans doute avec trop de clarté comment des millions de citoyens sont destinés à la mort pour cause d’industrialisation. Ne parlons pas des pâturages, qui deviennent poussière. Ne parlons pas du désert, aux portes de Pékin. La Chine est une Apocalypse.

Je pensais tout à l’heure à un affreux éditorial du journal Le Monde, signé par la nouvelle directrice, Natalie Nougayrède. Vous le trouverez ci-dessous, et même s’il est réservé aux abonnés, je prends sur moi ce modeste écart de conduite, car il le mérite. Sous le titre absurde Le XXIe siècle se joue en Asie – qui aurait imaginé en 1913 les totalitarismes, les guerres mondiales, la décolonisation, la bombe nucléaire ? -, madame Nougayrède joue les Pythies. C’est affreux à chaque ligne. Vous lirez par vous même. En tout cas, et alors qu’il est question de la Chine tout de même, pas un mot sur le cataclysme planétaire en cours, pourtant provoqué par la folie économique des bureaucrates au pouvoir. Cela n’existe pas. Dans l’univers de madame Nougayrède, la crise écologique n’existe pas. Et du même coup, son auguste quotidien se met au service du faux, cette vaste entreprise qui consiste à prétendre qu’il fait jour à minuit.

Preuve s’il en était besoin du destin du Monde : le 29 avril, dans quelques jours donc, les pages Planète du journal vont disparaître, comme avant elles, celle du New York Times (ici). Voici quelques lignes écrites par les journalistes de ce service : « À partir du lundi 29 avril, il n’y aura plus de pages quotidiennes Planète dans Le Monde. Cet espace dédié permettait, depuis 2008, de traiter des sujets majeurs – climat, transition énergétique, démographie, urbanisation, santé et environnement, alimentation, biodiversité, etc. – dont les déclinaisons régionales et nationales sont innombrables (…)  L’équipe de Planète (…) considère que la disparition de ces pages quotidiennes dédiées, qui constituaient un espace original par rapport à l’offre des autres médias, est en totale contradiction avec la volonté affirmée de vouloir faire un journal qui se distingue de sa concurrence ».

J’ajoute que cette disparition est cohérente avec l’aveuglement total, et légèrement pitoyable, des nombreuses oligarchies coalisées qui mènent notre société. Politiques, journalistes, économistes, patrons sont de la race de ceux qui menèrent les peuples au désastre en 1914 et en 1939. Ne rêvons pas, nous sommes dans ces mains-là.

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L’éditorial de Nathalie Nougayrède

Le XXIe siècle se joue en Asie

• Mis à jour le

En mars, le dernier char d’assaut américain a quitté l’Allemagne. Le premier était arrivé en 1944. Se clôt ainsi, comme l’a fait remarquer la revue Stars and Stripes de l’armée américaine, « tout un chapitre d’histoire ». Le 25 avril, François Hollande entame sa première visite en Chine, avec comme principal objectif, semble-t-il, une quête de réassurances économiques.

Quel rapport entre ces deux faits ? Le basculement d’une époque. La fin d’un monde, celui du XXe siècle et de ses ombres portées sur l’agencement des puissances. Se poursuit le reflux américain d’Europe, suite logique du « pivot » (réorientation) vers l’Asie-Pacifique voulu par le président Obama. Se poursuivent aussi les affres européennes, dans le lancinant sentiment de déclassement lié à la crise. Voilà que le président d’une France agitée de turbulences politiques et de débats sociétaux acharnés, au coeur d’une Europe saisie de doutes identitaires et monétaires, donne l’impression de solliciter quelque réconfort auprès d’une nouvelle direction chinoise dont les intentions, sur la scène mondiale, restent, à ce stade, assez énigmatiques.

La Chine a la particularité d’offrir depuis deux décennies le spectacle de transformations économiques d’une dimension et d’un rythme sans précédents dans l’histoire de l’humanité. Tout en s’en tenant, sur le plan politique, et avec une régularité de métronome, à un changement de casting à la tête de l’Etat et du parti tous les dix ans environ – pas plus. M. Hollande est à Pékin avec des préoccupations d’investissements et de commerce. Cela n’étonnera personne en ces temps où la quête des marchés et des capitaux chinois bat son plein. C’est à peine si la presse britannique, en l’occurrence le Financial Times, relève le « traitement tapis rouge » réservé par les dignitaires chinois au chef d’Etat français, alors que David Cameron se trouve mis à l’index par ce même régime pour avoir osé, en 2012, réserver bon accueil au dalaï-lama.

La Chine suit de très près les tourments des Européens, la fragilité de la monnaie unique et d’une Union au projet politique en panne. Elle suit tout aussi attentivement la façon dont pourrait se former un nouveau canevas transatlantique dédié au libre-échange. On veut parler, ici, du projet d’accord Etats-Unis – Union européenne sur la création d’un grand ensemble tarifaire et normatif, que le président Barack Obama a décidé de placer parmi ses priorités internationales sitôt réélu. Un projet annoncé lors de son discours sur l’état de l’Union, en février, et qui mériterait plus de débat public en Europe..

Ce grand ensemble de libre-échange regrouperait 50 % du PIB mondial, aiderait la croissance, et consoliderait Américains et Européens face au grand défi chinois du XXIe siècle. La logique est la suivante : si l’ensemble transatlantique ne s’organise pas mieux, la Chine ne finira-t-elle pas, un jour, par imposer ses normes en arguant de son poids de deuxième économie mondiale ?

M. Hollande, qui avance à pas de loup sur ce terrain comme sur d’autres, n’a pas placé la France en force motrice de ce projet. Sans, non plus, chercher à s’en démarquer ostensiblement.

Les états d’âme français bien connus s’agissant d' »exception culturelle » ou de questions agricoles, bref, la réticence à s’aligner sur les conceptions américaines, n’auront certainement pas échappé à Pékin. Le pouvoir chinois sait bien que, même si l’accord de libre-échange est négocié avec Washington par la Commission de Bruxelles, les sensibilités nationales figurent inévitablement au tableau.

En matière commerciale, plus le projet est ambitieux, plus le diable se niche dans les détails. Le risque d’un trop grand effacement français sur ce « front »-là est que la chancelière allemande, Angela Merkel, prenne les devants et fasse la pluie et le beau temps dans cette négociation, en ligne directe avec les Américains, qui aimeraient que les choses aboutissent au pas de charge : en deux ans. On imagine cependant les tiraillements outre-Rhin, où la viande américaine aux hormones n’est pas exactement populaire, et où s’impose surtout une réalité nouvelle : depuis 2012, le premier partenaire commercial de l’Allemagne est la Chine.

Les responsables chinois ont tiré un trait depuis belle lurette sur les terrifiantes chimères du maoïsme, mais ils entretiennent, s’agissant de la France, une nostalgie marquée pour les années 1960, quand de Gaulle se démarqua des Américains en reconnaissant la Chine populaire. Le Général qualifiait sans hésiter le régime de Pékin de « dictature », mais fixait du regard les horizons larges et l’histoire des nations – « la Chine de toujours », disait-il. La stratégie de la France et de l’Europe face au « pivot » est inexistante. Le regard plutôt tourné vers leur nombril, les Européens laissent les Etats-Unis déployer seuls un jeu compliqué, qui hésite entre engagement et endiguement, face à l’ascension chinoise.

On peut évaluer politiquement l’accord de libre-échange qu’ambitionne Barack Obama : une relance de la relation transatlantique un peu moribonde pendant son premier mandat, avec, comme pendant, la création d’un autre ensemble de libre-échange, « transpacifique », que le Japon vient de rejoindre. Un bloc euro-atlantico-asiatique face à la Chine ? Pas si simple. Washington a fait savoir que si la Chine acceptait d’entrer dans un système de règles communes, la porte lui serait ouverte.

L’enjeu est de trouver la manière dont la puissance chinoise pourra être insérée dans un ordre mondial en transition. Le commerce et la sécurité vont de pair. La France, pas plus que l’Europe, n’a les moyens d’être acteur stratégique de poids en Asie-Pacifique. Mais elle doit afficher un choix clair. Pour accroître les chances de renouer avec la croissance, pour afficher un ancrage dans un grand ensemble où, derrière les questions tarifaires, se forgeront rien de moins que l’architecture et les normes du monde de demain, la France de François Hollande doit s’engager de plain-pied. Elle doit soutenir avec détermination ce projet. Le voyage à Pékin est l’occasion à ne pas rater pour sortir des ambiguïtés. Le XXIe siècle se joue en Asie.

Natalie Nougayrède

Je n’ai (presque) rien contre France Nature Environnement

Avis : le vrai sujet du jour, Jean-Claude Bévillard, est caché plus bas.

Tout le monde ne connaît pas France Nature Environnement (FNE). C’est la principale structure de protection de la nature en France, et de loin. FNE prétend fédérer 3 000 associations locales, au travers de grandes associations régionales comme Alsace Nature, Nord Nature, Bretagne vivante ou encore la Frapna (ici). Le chiffre est peut-être exagéré, mais l’ordre de grandeur est là. Je précise d’emblée que je suis membre de Bretagne vivante depuis 25 ans, et que j’écris un billet dans chaque livraison de la revue de cette belle association. En somme, je suis membre de FNE, ce qui en fait enrager plus d’un, et voici pourquoi.

FNE est née en 1968 sous le nom de Fédération française des sociétés de protection de la nature et de l’environnement (FFSPNE), et a changé de nom en 1990. En résumé brutal, cette structure est le fruit d’une rencontre entre des sortes de sociétés savantes emplies de bon naturalistes – souvent des professeurs – et une partie de la jeunesse révoltée de l’après-68. Les sociétés savantes naturalistes ont une histoire, qui plonge ses racines dans notre 19ème siècle. Je ne crois pas calomnier en disant qu’elles ont le plus souvent été du côté des pouvoirs en place. Sans 68, ce train-train aurait continué sans aucun doute, et il faut reconnaître que dans ces années-là, nos naturalistes estampillés ont fait le notable effort de s’ouvrir à la société.

70 % de financements publics

Comme j’ai écrit un livre sur le sujet (Qui a tué l’écologie ? LLL, 2011, Points-Seuil pour l’édition de poche en 2012) je ne m’attarde pas. Ce livre m’a conduit à des ruptures avec des responsables de FNE que je connaissais depuis des lustres. Et qui n’ont pas supporté, et c’est bien leur droit, la très vive mise en cause de FNE que j’y ai exposée. En deux mots, il me semble que cette fédération s’est bureaucratisée, qu’elle ne mène plus aucun grand combat, qu’elle mange dans la main des pouvoirs politiques en place, ligotée qu’elle est par un financement public qui, toutes sources confondues, doit approcher, voire dépasser 70 % de ses revenus. Chemin faisant, FNE s’est compromis dans de très mauvaises actions avec des fabricants de pesticides (ici) ou des tronçonneurs des Antipodes (ici), et de plus en plus souvent, côtoie des gens que je considère comme des ennemis, et qui sont traités comme des copains.

Une anecdote inédite permettra de situer la détestation qu’éprouvent pour moi bien des chefs et chefaillons de France Nature Environnement. Je la crois très drôle, et j’espère que vous rirez avec moi. Nos sommes en mai 2011 et Sarkozy, alors maître de l’Élysée, reçoit pour la énième fois les associations écologistes officielles qui lui ont permis de produire le Barnum du Grenelle de l’Environnement, à l’automne 2007. Tout le monde est là : la fondation Hulot, Greenpeace, le WWF, FNE, Écologie sans frontières, etc. Quel est l’ordre du jour du raout ? Je gage que tout le monde l’a oublié. À un moment, contre toute attente, un geignard de FNE dont je tairai charitablement le nom, s’adresse directement au président Sarkozy. Pour lui parler enfin de la gravité de la crise écologique ? Hé non ! Pour se plaindre de moi. En substance, le pleurnichard raconte à Sarkozy qu’un vilain méchant du nom de Nicolino vient de publier un livre qui s’attaque d’une manière odieuse à FNE, et à tous les gogos du Grenelle.

Sarkozy et Nicolino à l’Élysée

Attendait-il que Sarkozy envoie le GIGN ? Plus probablement qu’il envisage des sanctions. En tout cas,  Sarkozy écarquille les yeux, se tourne vers Serge Orru, du WWF, pour lui dire : « Mais c’est qui, ce Nicolino ?». Orru aurait calmé le jeu en affirmant qu’il n’était pas convenable de déballer son linge de cette manière. Je ne garantis pas tout, mais l’esprit général de la scène, oui. Deux personnes, indépendamment l’une de l’autre, m’ont raconté l’épisode. Je crois pourvoir donc dire que les bureaucrates-en-chef de FNE me détestent. J’espère qu’ils savent à quel point je m’en fous.

Reprenons. Si j’écris aujourd’hui, c’est pour parler d’un de ces bureaucrates, Jean-Claude Bévillard. Il est vice-président de FNE, en charge des questions agricoles. Le sujet est chaud, car le Parlement européen, travaillé par les habituels lobbies industriels – dont fait partie, au premier rang, l’étrange syndicat paysan FNSEA (1) – a voté le 13 mars une réforme de la Politique agricole commune (PAC) qui ne change rien, hélas, à la puissance colossale de l’agro-industrie (ici). Un Bévillard devrait en ce moment être sur les barricades, fussent-elles symboliques. N’est-il pas, censément, un écologiste ?

Oh pas si vite ! Cela fait des années qu’à l’occasion, toujours par hasard, je tombe sur des propos de Bévillard. On ne saurait trouver plus conciliant avec les grandes structures de l’agriculture intensive, dont la FNSEA, le Forum de l’agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement (Farre), entourloupe maintes fois dénoncée, les coopératives agricoles, et même l’industrie des pesticides. Pour vous donner une idée, et si vous en avez le temps bien sûr, jetez un regard à l’entretien que Bévillard a accordé à l’automne 2012 (ici) à Farre. Cela dure 4mn18, et je vous conseille la fin, quand Bévillard exprime sa vision de l’agriculture de demain. Précisons que Farre (ici) regroupe à la bonne franquette Monsanto, In Vivo, la FNSEA, Syngenta, DuPont, l’UIPP (l’industrie des pesticides), etc.

Une tribune parue dans L’Écologiste

Donc, Bévillard. Je n’aurais rien écrit sur lui si je n’avais lu la tribune qu’il a signée dans le dernier numéro de L’Écologiste (janvier-mars 2013). Cette fois, j’en ai eu franchement marre, mais grave. Sous le titre « Les nitrates sont-ils vraiment un danger », il nous sert des bluettes tout à fait dignes de ses amis de Farre. Mais le pire, selon moi, est cette phrase, qui résume jusqu’où va la compromission : « L’agriculture biologique montre le chemin par la qualité de ces [sic] pratiques et de ces [resic] produits mais de nombreux agriculteurs, dits conventionnels, démontrent aussi que l’on peut être compétitif en respectant mieux la qualité de l’eau, du sol, de la biodiversité ».

Je n’ai pas un goût particulier pour l’exégèse, mais je crois nécessaire de commenter ce morceau de bravoure bien involontaire. Notez d’abord la manière de parler de la bio. Ce n’est plus une manière nouvelle, cohérente d’habiter la Terre. Ce n’est pas un système écologique et social susceptible d’enfin rebattre les cartes. Non, Bévillard vante la qualité des produits. La suite n’est jamais que pleine et entière réhabilitation de l’agriculture industrielle, présentée gentiment sous l’euphémisme « agriculteurs dits conventionnels ». Et ces braves qui font le bien ne sont nullement une minorité, car voyez, ils sont « nombreux ». Enfin, je vous invite à réfléchir à la présence tonitruante de l’adverbe « aussi », qui introduit sans détour l’idée d’égalité entre les deux parties de la phrase bévillardienne. La bio et ces excellents paysans « conventionnels » sont mis sur le même plan.

C’est lamentable ? Pour moi, aucun doute, c’est lamentable. Déshonorant serait plus juste, mais ce mot n’aurait de sens que si Bévillard était un écologiste. Mais il ne l’est pas. Il est évidemment la caution verte d’un capitalisme agricole qui continue de détruire les équilibres naturels, et promeut l’usage criminel des biocarburants dans un monde qui compte près de 900 millions d’affamés chroniques. Est-ce que je passerai mes vacances avec lui ? Plutôt rester chez moi.

Le salon de l’Agriculture de 2007

Pour la route, une seconde anecdote. Nous sommes en mars 2007, au salon de l’Agriculture de la porte de Versailles, à Paris. François Veillerette, mon vieil ami, et moi-même, venons juste de publier Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard). Le journaliste Bernard de La Villardière s’occupe d’une télé qui émet à l’intérieur du salon, et nous a invités, François et moi, pour un débat qui s’annonce vif. Je me marre intérieurement, car je me réjouis d’affronter ceux que nous venons de secouer comme des pruniers dans notre livre. Nous arrivons. Pas de bouses lancées sur nos têtes, mais une certaine tension, oui. La Villardière a visiblement dealé avec les organisateurs (voir le nota bene), car nous sommes confrontés, sur le plateau à quelque chose comme six représentants du système agro-industriel. Ou peut-être sept ? Il y a là la FNSEA, l’industrie, une chambre d’agriculture, je ne sais plus trop qui. En face de nous deux.

Le débat a lieu, qui ne m’a pas laissé de francs souvenirs. L’idée de nos adversaires était de nous asphyxier, mais je crois pouvoir écrire sans forfanterie qu’on ne nous étouffe pas aisément. Bref, cela se termine. À ce moment-là, et j’espère que l’on me croira, je découvre, stupéfait, que, sur le papier du moins, nous n’étions pas seuls, François et moi. Car, et vous l’avez sans doute deviné, Jean-Claude Bévillard avait lui aussi été invité. Mais, par Dieu ! il avait choisi son camp, au point de siéger de l’autre côté de la table, avec ses bons amis. Je jure, je vous jure solennellement que je pensais qu’il faisait partie de la clique. Tous ses propos, en tout cas, pouvaient me le laisser croire. Si quelqu’un, par extraordinaire, dispose d’un enregistrement de ce grand moment de vérité, je suis preneur. Oh oui !

(1) Existe-t-il beaucoup de structures dont l’activité principale consiste à faire disparaître au plus vite leurs membres ? La FNSEA a cogéré depuis près de 70 ans, avec tous les gouvernements, la mort des paysans. Qui formaient le tiers de la population active française en 1945 et peut-être le trentième aujourd’hui. Ou moins encore.

Nota Bene du 16 mars au soir : Bernard de La Villardière écrit qu’il n’est pas content de cet article. Il affirme qu’il a été mis devant le fait accompli et qu’il ne savait pas qu’il y aurait au Salon de l’Agriculture, face à François Veillerette et moi, une escouade de l’agriculture intensive. Je me souviens en effet qu’il n’était pas content, et je retire donc volontiers le mot « dealé ». Il s’agissait bel et bien d’un procès d’intention, et je n’ai pas de raison de douter de sa parole. Dont acte.

La mer, l’air et l’eau (vaines pensées)

J’aime Alexandre Dumas à la folie. Je crois avoir lu Le Comte de Monte Cristo quatre ou cinq fois et au moins trois fois Les Trois Mousquetaires et bien d’autres livres encore de lui, qui était pourtant un épouvantable plagiaire. Dumas n’était pas seulement un copieur, mais un industriel de la récupération d’histoires et de textes, qui utilisa au cours de sa vie littéraire, croit-on, au moins une centaine de nègres écumant pour son compte archives et vieilles éditions. Je ne résiste pas à l’envie de vous donner cet extrait de Comment je devins auteur dramatique, en vous priant d’excuser sa longueur :

« Dieu lui-même, lorsqu’il créa l’homme, ne put ou n’osa point l’inventer ; il le fit à son image. C’est ce qui faisait dire à Shakespeare, lorsqu’un critique stupide l’accusait d’avoir pris parfois une scène tout entière dans quelques auteurs contemporains : c’est une fille que j’ai tirée de la mauvaise société pour la faire entrer dans la bonne. C’est ce qui faisait dire encore plus naïvement à Molière : je prends mon bien où je le trouve. Et Shakespeare et Molière avaient raison, car l’homme de génie ne vole pas, il conquiert; il fait de la province qu’il prend une annexe de son empire ; il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend son sceptre d’or sur elle, et nul n’ose lui dire en voyant son beau royaume : “Cette parcelle de terre ne fait point partie de ton patrimoine”.» Bon, Dumas ne se voyait pas comme un égal parmi les égaux, et je ne peux pas dire que sa vanité me fasse grand plaisir. Je suppose que le personnage est un tout, dont il est difficile d’extraire seulement ce qui me convient.

Je précise encore deux choses. Un, je reste époustouflé par Le Comte de Monte Cristo, qui multiplie toutes les dix pages des coïncidences et des rencontres parfaitement impossibles dans la vie, et presque autant dans un roman. Ce devrait dissuader de continuer, tant les surprises les plus folles sont à chaque tournant, et pourtant l’on marche en exultant. Je marche en exultant. Deux, tout ce qui précède n’a (presque) rien à voir avec ce qui suit et qui justifie un peu que je vous écrive ce dimanche soir. Tout est parti d’un extrait qui trotte souvent dans ma tête, venu du Grand Dictionnaire de Cuisine de Dumas, publié en 1871, en cette si grande année de La Commune, juste après la mort de son auteur. Je cite : « Dans un cabillaud de la plus grosse taille (…), on a trouvé huit millions et demi et jusqu’à neuf millions d’œufs. On a calculé que si aucun accident n’arrêtait l’éclosion de ces œufs et si chaque cabillaud venait à sa grosseur, il ne faudrait que trois ans pour que la mer fût comblée et que l’on pût traverser à pied sec l’Atlantique sur le dos des cabillauds ».

Le cabillaud, je le précise pour ceux qui ne le savent pas, c’est la morue, qui fut à l’origine de tant de fortunes humaines. Et je reprends. Jules Michelet, l’historien bien connu, était un contemporain de Dumas, et il écrivit de son côté, dans le livre  La Mer (1861) : « Dans la nuit de la Saint-Jean (du 24 au 25 juin), cinq minutes après minuit, la grande pêche du hareng s’ouvre dans les mers du Nord (…) Ils montent, ils montent tous d’ensemble, pas un ne reste en arrière. La sociabilité est la loi de cette race; on ne les voit jamais qu’ensemble. Ensemble ils vivent ensevelis aux ténébreuses profondeurs (…) Serrés, pressés, ils ne sont jamais assez près l’un de l’autre (…) Millions de millions, milliards de milliards, qui osera hasarder de deviner le nombre de ces légions ? ».

Pourquoi ces deux courts textes ? Parce qu’ils montrent une évidence : il y a 150 ans, alors que l’espèce humaine occupait le monde depuis des centaines de milliers d’années déjà, nul n’envisageait les limites de l’océan mondial. On pouvait y puiser sans fin pour nourrir les hommes, on n’en viendrait jamais à bout. La pêche industrielle a détruit en moins d’un siècle des équilibres écologiques stables – dynamiques, mais stables – depuis des millions d’années. Et ce qui est vrai de la mer l’est de l’eau, dont notre corps est fait à environ 70 %. À peine si l’idée pourtant réaliste que nous sommes en train de nous attaquer à coup de canons chimiques au cycle de l’eau douce, que l’on croyait pourtant éternel, à peine si cette idée commence à se répandre. L’impératif catégorique serait de briser le cadre des pensées anciennes, et de proclamer qu’il ne faut plus rien polluer. Que l’eau est sacrée. Que celui qui la profane est un criminel des profondeurs. Fuck Off ! Veolia et Suez. Fuck Off ! J’ai encore assez de jus en moi pour rêver d’un monde où les dépollueurs de l’eau auraient disparu.

De la mer, je suis donc passé aux eaux douces, si durement traitées, et je pense maintenant à l’air. Ce dimanche soir, j’apprends que « la région parisienne est en alerte pollution, du fait du taux élevé de particules fines dans l’air ». Je vis dans cette partie du monde, et je sais que certains d’entre nous, parmi les plus faibles, les plus vieux, les plus jeunes, les plus asthmatiques, vont mourir d’avoir été exposés à ces horribles poisons. Et tout le monde le sait. Cela m’amène à rapprocher l’air et le climat des mots écrits par Dumas et Michelet il y a 150 ans. Même à l’époque de la première vague écologiste, celle d’Ivan Illich, celle d’André Gorz, celle de René Dumont – chez nous -, il y a quarante ans, nul (ou presque) ne voyait le climat comme une menace globale.

Nous avons fait de cet auxiliaire premier de la vie un ennemi, peut-être implacable. C’est une nouveauté si radicale que nombre refusent d’y croire. Parmi eux des Allègre, qui ne comptent finalement pas tant que cela à mes yeux. Et puis d’autres, dont je sais la sincérité et la probité, ce qui me navre bien davantage. Où veux-je en venir ? À ce constat mi-rigolard mi-désespéré que l’époque est rude pour les cœurs tendres que nous sommes. On a cru la mer inépuisable : elle se vide chaque jour un peu plus. On a imaginé le cycle de l’eau hors de portée : un nombre croissant de fleuves n’arrivent plus à la mer. On a négligé l’atmosphère et le climat tant qu’on a pu, pour découvrir enfin que nous sommes en train de détruire la régularité du temps et des précipitations, qui a pourtant permis l’éclosion des civilisations d’où nous venons en ligne directe.

Où veux-je en venir ? Nous avons grand intérêt à serrer nos voiles, nous avons grand intérêt à nous regrouper pour nous tenir chaud, car l’heure des tempêtes est devant nous.

Ce que l’Express pense de l’Inde (une tragédie française)

Pour Laurent Fournier

L’Express est l’un des grands journaux d’un très grand pays, le nôtre. Né en 1953, cet hebdomadaire a abrité dans ses colonnes des hommes comme Camus ou Mauriac. Notons qu’il a été aussi la propriété d’un ultralibéral délirant, James Goldsmith, à partir de 1977. Je ne détaille pas davantage. En fait, L’Express a bien mérité, au long de son Histoire, de la France officielle. Souvent de droite, le plus souvent de droite. Reste qu’il se pense, et qu’il est d’ailleurs un fleuron. Sa diffusion doit tourner autour de 500 000 exemplaires, ce qui est beaucoup chez nous.

Pourquoi diable vous parler de cela ? Eh bien, pour la raison que je viens de lire le numéro 3207 de ce journal, un numéro double qui court du 19 décembre 2012 au 1er janvier 2013. L’Inde en est le sujet principal, qui fait l’objet d’un copieux dossier de 85 pages. Mazette ! Connaîtra-t-on mieux ce pays lointain après lecture ? Mille fois hélas, ce supplément est une pure merde.

Que contient-il ? Je ne passe pas tout en revue. Dans la première partie – « Les racines » -, on trouve une extravagante série de chiffres sous le titre général Un géant en marche. PIB, exportations, importations, croissance, espérance de vie, nombre d’habitants, etc. Des statistiques, dont l’une est plus grotesque encore que les autres : l’Inde compterait, d’après ces chiffres, 29,8 % de pauvres. Admirons ensemble cette méticuleuse précision. Quelle est la source ? Aucune n’est citée. Qu’est-ce qu’un pauvre en Inde ? On ne le saura pas. Qu’est-ce d’ailleurs que la pauvreté ? Idem. À un autre endroit, on apprend au détour d’une phrase que plus d’un habitant sur deux de l’Inde doit se contenter de moins d’1,50 euro par jour. Et il n’y aurait pourtant que 29,8 % de pauvres. Ces chiffres sont une manière, coutumière certes, mais angoissante de ne rien dire d’un pays. Résumé : ça progresse. Vers où ? Mystère.

Dans la deuxième partie – « L’éveil » -, L’Express y va de ses poncifs. Bombay n’a « jamais cessé d’être une île », « trop indienne pour être occidentale, trop occidentale pour être indienne ». Le système politique est une « démocratie accomplie », mais « toute médaille a son revers ». La pauvreté, « moteur d’innovation », est « la richesse cachée de l’Inde ». On y découvre Arathi, une « entrepreneuse » qui grâce « à un crédit remboursé en cinq mois a développé la vente à domicile dans son village ». Elle pianote sur son Nokia, un téléphone portable évidemment neuf, et se demande gravement s’il faut commander des crèmes pour le visage ou plutôt des doses de ketchup.

Miam : il existe en Inde un marché potentiel de 600 à 800 millions de clients, qu’il s’agit seulement de rendre solvables. Mais cela vient, car les paysans s’équipent en portables, et de nombreuses batteries rechargées au soleil permettent de faire entrer l’électricité dans les villages.  Tout sera bientôt possible : Kiran Mazumdar-Shaw n’a-t-elle pas bâti en quelques décennies Biocon, leader de la biopharmacie ? Mittal, Tata, Arora, Nooyi incarnent de même une classe de patrons de taille mondiale, qui annoncent le bel avenir de la destruction.

Le reste ? Je pourrais tenir encore des pages, et vous ne sauriez pas davantage. Tout y passe : Bollywood – et même Kollywood -, la spiritualité, la cuisine, Jean-Claude Carrière, le tourisme. Mais il vaut mieux aller à l’essentiel, à ce que cache ce dossier effarant, censé éclairer le public français. La première évidence est que l’on ne parle pas des paysans de l’Inde, qui restent la colonne vertébrale de ce pays fabuleux. La population urbaine ne représentait en 2011 que 30, 3% des 1 200 000 000 d’Indiens. Oui, il y a bien 1 milliard et plus de 200 millions d’Indiens, et donc près de 900 millions d’entre eux qui vivent à la campagne, dans 550 000 villages. À première vue, les journalistes de L’Express n’en ont pas visité un seul. À seconde vue non plus.

Rien non plus, et c’est lié, sur la Révolution verte imposée par le Nord dans les années 60, qui augmenta certes les récoltes, mais en dévastant pour des temps très longs les terres agricoles dopées aux pesticides et aux engrais de synthèse. L’irrigation massive, indissociable de l’agriculture industrielle, a conduit à d’épouvantables baisses des nappes phréatiques (ici et ici). Aucune technique connue ne pourra remplacer cette eau qui était l’avenir commun. Pour l’heure, on continue de forer des puits, par millions. Jusqu’à la dernière goutte. Et après ?

Rien non plus dans L’Express sur les Dalits, ces Intouchables qui sont environ 180 millions. Rien sur les infernales discriminations dont ils continuent d’être les victimes. Rien sur la guerre qui oppose l’Inde des villes à l’armée paysanne naxalite, pourtant considérée là-bas comme la question de sécurité intérieure majeure (ici). Rien sur des personnages aussi formidables qu’Anil Agarwal (ici) ou encore Vandana Shiva (ici). Rien sur le désastre urbain et le rôle de la bagnole. Rien sur la victoire des paysans contre le milliardaire Tata et ses projets d’usine automobile Nano (ici). Rien sur les bidonvilles où s’entassent par dizaines de millions les oubliés du « progrès ». Rien sur les Dongria Kondh et leur combat admirable contre la compagnie Vedanta Resources (ici).

Le dossier de L’Express est un faux grossier, une balade dans un vaste village Potemkine appelé l’Inde, un acte de mépris total pour les nombreux peuples de cette péninsule, une authentique merde, comme je l’ai déjà écrit plus haut. Les journaux officiels d’ici parlent de même de la Chine, ou du Brésil, ou de l’Indonésie. Et présentaient d’une manière semblable, il y a seulement vingt ans, la Côte d’Ivoire, tenue pour un havre de prospérité et de stabilité en Afrique de l’Ouest.

Y a-t-il un racisme inavoué dans ces présentations ridicules ? Peut-être bien. Y trouve-t-on ce méprisable regard de classe de notre petite-bourgeoisie pour qui ne fait pas partie de la famille ? Sûrement. J’y ajouterai cette terrible complicité qui unit tant de journalistes du Nord à une grande partie de l’opinion. L’Inde DOIT suivre notre voie, et les consommateurs locaux DOIVENT acheter aux plus vite nos produits, nos centrales nucléaires, nos trains, nos machines. Autrement, comment les journalistes de L’Express – et tant d’autres – pourraient-ils maintenir leur niveau de gaspillage matériel ?

La demande de vérité sociale existe-t-elle ? Je ne sais pas.

Deux autres articles :

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Trois mots encore sur Notre-Dame-des-Landes

C’est bien triste pour moi, mais je n’ai pas été de la fête. Pour une raison impérieuse, que je ne peux donner ici, je n’ai pas pu aller à Notre-Dame-des-Landes samedi passé. Mais j’ai vu à quel point c’était splendide. Merci aux lecteurs de Planète sans visa d’avoir raconté leur voyage, et sachez que j’ai évidemment tout dégusté, jusqu’à la dernière ligne.

Combien étions-nous – car j’étais là tout de même – dans le bocage ? Nul ne le sait, mais enfin, déplacer des milliers, des dizaines de milliers de personnes d’un bout à l’autre de la France pour se crotter les pieds dans un chemin creux, cela relève de l’exploit. Ce que je ressens en pensant à ce rassemblement, c’est ce que les anciens navajos appelaient hozro. Un mot si puissant qu’on ne peut le traduire. Il signifie marcher dans la beauté du monde, être en harmonie avec lui, de plain-pied avec ce qui nous entoure, avec le jour qui lève. Oui, vous qui avez participé à cet événement, et vous tous qui l’avez soutenu d’ici ou d’ailleurs, vous avez – nous avons – vécu un instant hozro. Et personne ne nous le reprendra plus.

Quoi d’autre ? Le début fragile d’un mouvement qui se cherche et se cherchera longtemps encore. Le passage d’un monde dominé par les objets et les choses à un autre où règnerait l’esprit et les valeurs humaines les plus essentielles, ce passage ne peut que prendre du temps. Mais il n’y a rien de pire, au point où nous en sommes, que l’immobilité. Notre-Dame-des-Landes crée du mouvement, et qui est en mouvement avance. Vers où ? Commençons par marcher.

Pour le reste, et en quelques mots, voici ce qui me fait soutenir les combattants de Notre-Dame-des-Landes. Je le précise pour éviter tout malentendu, il n’est pas dans ma tête de hiérarchie. Dans le désordre qui m’habite, j’extrais :

– La vie. Près de 2 000 hectares habités par des êtres de toutes sortes, de l’arbre au ver, de la grenouille à la terre mouillée, du loriot au murin de Daubenton, de l’orchis brûlé à l’ache inondée. Ils étaient là avant nous, je leur souhaite ardemment d’au moins survivre à notre barbarie.

-Les gens. La rencontre, en 2008, avec Marie, Elisabeth, Paul et les autres a modifié, d’une manière invisible mais réelle, ma trajectoire. Ces habitants du bocage menacé m’ont fait sentir l’extraordinaire injustice qui leur est faite. Depuis, je pense à eux. Pas chaque jour, mais souvent. Ils comptent. Ils font partie de ma vie.

-Les zones humides. Nos si ridicules dirigeants n’ont jamais entendu parler de zones humides, ces territoires où l’eau est reine, essentiels à la régulation des rivières et de leurs crues, essentiels à la recharge des nappes, essentiels à la dépollution des conneries que tous les Ayrault de la Terre fabriquent et disséminent. 98 % du territoire convoité pour l’aéroport est une zone humide et l’ONU vient de publier son millième rapport – solennel, comme à l’habitude – sur la question. En un siècle, la planète a perdu la moitié de ses zones humides, et la France du drainage intensif, sans doute davantage.

-L’avion. Je déteste l’avion. Non pas le voyage en avion, et même si je n’utilise plus qu’avec la plus extrême parcimonie ce moyen de déplacement, je dois dire qu’il m’a souvent rendu heureux. Partir de Paris, débarquer à New York, ou Dakar, ou Alger, ou Managua, ou Tegucigalpa, ou Mexico, ou Moscou, ou Delhi, ou Miami, ou Londres, ou Lima, ou Buenos-Aires, ou Montreal, ou Nairobi, ou Dacca, ou Rome, ou Madrid, tant d’autres villes, cela me fut un immense plaisir. Mais dans le même temps, j’ai toujours su que l’avion était une façon désastreuse de penser le monde. En écrasant la distance, en compressant le temps, jusqu’à donner à la vitesse le pouvoir de décider à notre place. La vitesse est l’ennemie du genre humain, de la pensée, de la réflexion, de l’action même. Puis, j’ai toujours su, je crois, que l’avion signifie opposer ceux d’en-haut et ceux d’en-bas. Ceux qui prennent un taxi à la sortie de JFK et ceux qui croupissent dans les bidonvilles de Kayelitsha, Dharavi, Kibera ou Vila Cruzeiro. Ceux qui vont bronzer leur cul à Bali ou Saint-Domingue, à Djerba ou aux îles Maldives, et ceux qui vendent le leur ou celui de leurs gosses. Le tourisme de masse est l’une des formes les plus achevées de la destruction du monde et de ses cultures. Et l’avion est le prophète de ce criminel définitif.

-Le climat. Cette infâme trouvaille d’Airbus appelée A380 – premier vol commercial en 2007 – consomme, d’après ses ingénieurs, 15 % de kérosène en moins que ses prédécesseurs. Mais le plan commercial de l’avion misait – bien obligé – sur un triplement du trafic aérien en vingt ans. En somme, on consommera peut-être un peu moins par avion en 2025, mais beaucoup plus compte tenu de l’explosion du trafic. La loi française de 2005 oblige à réduire de 80 % nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050. On ne le fera évidemment pas. Chirac, Hollande, Sarkozy seront morts depuis longtemps. Le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est un déni flagrant, insupportable de la crise climatique dans laquelle leur « développement » nous a plongés.

Bien au-delà de ce que je viens d’écrire, la bataille de Notre-Dame-des-Landes apparaît de plus en plus comme une croisée des chemins. Où l’on continue droit devant, sur cette autoroute du malheur, où nous attendent la dislocation des sociétés humaines, la dévastation finale des écosystèmes, et des affrontements de nature biblique, ou bien nous bifurquons. Le chemin de traverse n’est pas la voie de la tranquillité. Il nous obligera à l’intelligence et à l’humilité. Au courage, à l’extrême solidarité, aux plus grands sacrifices. Comble de tout, rien ne nous garantira jamais le succès. Mais c’est en tout cas le sentier de la vie pour tous, sur cette Terre qui devient peu à peu inhabitable.

Il faut se convaincre que Notre-Dame-des-Landes est une cause supérieure, pour laquelle nous devons donner beaucoup. Du temps, de l’argent, des actes. La coalition des idiots et des salauds doit être défaite. Rien ne dit avec certitude qu’elle le sera. Rien ne m’ôtera de la tête qu’elle peut l’être.