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Je suis allé à Notre-Dame-des-Landes, et j’y retournerai

En pensant à Lilou

Pour ceux qui ne sont pas au courant, car il y en a. Ayrault, actuel Premier ministre et ancien maire de Nantes, veut imposer un deuxième aéroport à cette ville de 300 000 habitants. Il a ressorti pour cela un projet des années 60, qui nécessite de détruire un bocage de près de 2 000 hectares somptueusement préservés. Sur place, la bataille fait rage entre 200 à 300 jeunes qui occupent les arbres et les clairières, d’une part, et environ 1000 flics de l’autre.

Mardi passé, avant-hier, j’étais à Notre-Dame-des-Landes. Je ne peux pas vous raconter pour le moment, car j’y étais en mission commandée. Mais c’était d’une rare beauté. Le bocage convoité par les abrutis du projet d’aéroport est somptueux, gorgé d’eau, décoré de houx géants, d’aubépines, de chênes. On s’y enfonce dans une boue noire qui paraît pouvoir vous aspirer, on y rencontre un peuple sautillant de Hobbits – des jeunes squatters venus de France, de Belgique, d’Angleterre, d’Allemagne, d’Afrique du Sud, d’Australie – qui refusent l’argent et toutes les conneries du monde. Dans ce pays neuf fait pour Peter Pan, le Lapin Blanc, John le Lézard ou le chat du Cheshire, traverser le miroir est un véritable jeu d’enfants.

Vous suivez un chemin, en pleine forêt, encerclé par les bouleaux et les châtaigniers, et vous tombez sur une clairière où les Hobbits ont planté une maison sublime, faite de matériaux récupérés dans les déchetteries et poubelles de notre si pauvre univers. Ou vous vous retrouvez comme par magie au pied d’une cabane poussée dans les arbres, tenue par des cordes et des nœuds, sans l’ombre d’un clou ou d’une vis. Je vous résume : ceux qui refusent le grand massacre sont d’une part un collectif d’habitants, que j’ai rencontrés. Ils sont épatants, et s’appuient avec bonheur sur les 200 à 300 Hobbits dispersés dans les forêts alentour. Ajoutons quelques dizaines de paysans, dont la propriété serait en partie ou en totalité touchée par les sagouins de l’aéroport. Ne pas oublier les flics. Depuis le 9 octobre, ils sont entre 500 et plus de 1 000 à tenter de virer les Hobbits. Avec des dizaines d’engins, parfois des hélicos. Ils ont aidé à détruire quantité de cabanes, mais aussi des maisons en dur, qui étaient là depuis des lustres. Ces pauvres barbares n’ont visiblement pas conscience de la triste besogne qu’on leur fait accomplir.

Bon, stop, car j’ai à faire. J’ai à écrire. Encore un mot : le samedi 17 novembre, une grande manifestation nationale a lieu sur place. Il s’agira de réoccuper le bocage au nez et à la barbe des gardes mobiles. Et de rebâtir, poutres et planchettes en main, ce qui a été détruit. Si la flicaille ne gâche pas cette fête, cela sera sans doute grandiose. Parmi les lecteurs de Planète sans visa, quantité ont déjà demandé : mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Il y a des jours où je ne sais pas quoi répondre, mais en ce matin du 8 novembre 2012, je vous le dis sans hésiter : il faut aller à Notre-Dame-des-Landes. Il faut montrer que nous sommes là, bien là, et que ce lamentable aéroport ne doit pas être construit. Merde ! L’heure n’est pas à la dérobade. Il faut y être. Il faut en être. Pas de mot d’excuse.

Le site des Hobbits : http://zad.nadir.org/

Le site de l’Acipa, la grande association locale : http://acipa.free.fr/

Une vidéo : http://www.laseiche.net/les-chroniques-de-la-seiche/article/si-loin-si-proche-3-en-pays-de

Pascal Canfin, nouveau ministre, face à un putain de barrage

Ne quittez pas de suite cette page, même si le préambule vous paraît long. Je vais bel et bien parler de Pascal Canfin, dirigeant d’Europe Écologie – Les Verts, devenu depuis peu ministre délégué en charge du « développement ». Mais patience, car je dois avant toute chose vous parler de la vallée de l’Omo, en Éthiopie. Je doute que beaucoup d’entre vous connaissent ce lieu, qu’il me faut donc présenter en quelques mots. L’Omo est une rivière, qui coule le long de 760 kilomètres depuis ses sources situées au sud-ouest d’Addis-Abeba, la capitale. La ville est installée sur un haut-plateau dont l’altitude varie de 2300 à 2600 mètres. L’Omo, après avoir taillé sa route là-haut, descend par une vallée sublime qui s’achève en delta dans le lac Turkana, qu’on a longtemps appelé Rudolf. Je laisse aux spécialistes le soin de dire si une rivière se jetant dans un lac est aussi un fleuve.

Cette partie inférieure de la vallée de l’Omo se trouve aux portes du Kenya – le lac Turkana est pour l’essentiel sur son territoire -, très près de cette Rift Valley – la vallée du Rift – où l’aventure humaine a connu de saisissants mouvements. On a découvert ici de nombreux fossiles humains, dont certains d’Homo abilis, un ancêtre qui pourrait bien avoir inventé l’outil. Mais il n’y a pas que les morts, dans cette vallée basse de l’Omo. Il y a les vivants, les survivants du terrifiant développement imposé au monde entier. Huit peuples au moins, 200 000 personnes peut-être, vivent le long de l’Omo. Qui est paradoxalement une zone semi-aride. L’eau est tout.

Les Bodi, les Daasanach, les Karo, les Muguji, les Mursi, les Nyangatom attendent tout des crues de l’Omo, en quoi ils ont raison (ici). Depuis des temps plus anciens qu’internet, ces peuples cohabitent avec la rivière, qui dépose sur ses rives un limon qui apporte, après travail, du sorgho, du maïs, des haricots, et quelques pâturages pour les bêtes. La biodiversité autre qu’humaine ? Ce territoire à peu près unique abrite 300 espèces d’oiseaux, 80 espèces de gros mammifères, sert de refuge aux lions, aux rhinos, aux éléphants, aux chimps, aux buffles, aux léopards, aux girafes. Merde, croyez bien que je n’en rajoute pas.

Mais il y a Addis. Où, comme partout ailleurs dans le Sud de ce monde malade, trône une folle bureaucratie urbaine. Qui réclame les mêmes standards de vie que les nôtres. Qui connaît parfaitement la chanson du « développement » et des aides publiques déversées par la Banque Mondiale et tous ses clones. Ne croyez pas que l’Éthiopie est une vague province oubliée. C’est un immense pays qui compte chaque jour un peu plus. Un pays grand comme deux fois la France, et dont la population dépasse 90 millions d’habitants. 90 millions ! L’Éthiopie fera parler d’elle sous peu, et ce ne sera pas pour jouer de la mandoline. J’ajoute qu’un régime atroce, inspiré par l’expérience soviétique stalinienne, et longtemps soutenue en France par notre si bon parti communiste, a régné en Éthiopie de 1974 à 1990. On appelait cela le Derg – gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste -, puis la République populaire démocratique d’Éthiopie, le tout mené après 1977 par l’une des plus belles crapules du siècle passé, Mengistu Haïlé Mariam. Lequel, après avoir été chassé du pouvoir en 1991, s’est réfugié au Zimbabwe, où sévit Robert Mugabe, un autre salopard qualifié.

C’est dans ce pays éthiopien qu’ont été construits une dizaine de grands barrages, de manière à pouvoir gaspiller l’électricité comme EDF nous a appris à le faire à la maison. L’un d’eux devrait être achevé en 2014, qui s’appelle Gibe III, à environ 300 km au sud-ouest d’Addis. Comme son nom l’indique, il est le troisième. Le troisième d’une série de barrages édifiés sur l’Omo. Mais Gibe III appartient à une race différente, car lorsqu’il fonctionnera – s’il doit jamais fonctionner -, il sera le plus haut barrage hydro-électrique d’Afrique, et permettra en un coup de doubler la capacité électrique installée de toute l’Éthiopie (sur la base des chiffres de 2007).

Ce qui se passera à l’aval des 240 mètres de hauteur du mur de béton, on le devine. Mieux, on le sait. Des peuples entiers – si l’on considère qu’un peuple est aussi sa culture – mourront à jamais. Cette manière si singulière qu’ont les Daasanach ou les Muguji d’habiter le monde partira à la benne. La gigantesque benne à ordures où tout s’entasse à une vitesse désormais stupéfiante. Plus de crue, plus de vie. Plus de pâturages, plus de villages. Est-ce bien compliqué ?

Comme le chantier est avancé, il faut tenter de comprendre ce qui passe par la tête des demeurés habitant aujourd’hui les rives de l’Omo. Pardi ! pour eux, c’est la vie ou la mort. Tout le reste est insignifiance. En ce moment, au moment précis où j’écris ces mots qui se perdront à coup certain, des flics et des militaires éthiopiens ratissent hameaux et villages de la vallée de l’Omo. Sans témoins, ils tabassent, arrêtent et emprisonnent les récalcitrants, volent et tuent le bétail. Vont-ils plus loin ? Je n’en serais pas autrement étonné – je doute fort que CNN et TF1 envoient sur place des équipes rutilantes -, mais je n’en ai aucune preuve. Je me base sur une enquête de terrain d’une des ONG les plus respectées de la planète, Human Rights Watch (ici). Outre le gaspillage d’électricité, le barrage servira à irriguer 100 000 hectares de terres vendues par Addis à l’encan. À des transnationales étrangères, dans le but principal de cultiver la canne à sucre, plante de grand rapport. L’accaparement des terres, c’est-à-dire le vol, c’est cela : s’emparer de vastes surfaces par tous moyens étatiques, puis détourner l’eau, sans laquelle le pillage ne serait pas assez rentable.

Ce barrage coûte très cher. Évidemment. Si le gouvernement éthiopien devait le financer, il ne le pourrait. Et c’est pourquoi, dans sa grande sagesse industrialiste, il a fait affaire avec le club des Grands Destructeurs Associés de la planète, au premier rang desquels la Banque Mondiale. Cette merde globale est une merde globale. Mondialisée, je veux dire. Et je ne me lasserai jamais de rappeler que deux institutions clés de la destruction du monde ont été récemment dirigées par des socialistes français. Plus exactement, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) l’est encore : le socialiste Pascal Lamy, qui serait autrement ministre français, commande à cette association de malfaiteurs depuis 2005. Et M.Strauss-Kahn, qu’on ne présente plus, a dirigé le Fonds Monétaire International de 2007 jusqu’à ses menus soucis sexuels.

La Banque Mondiale est donc au centre de ce maudit barrage éthiopien. Et elle vient de débloquer 243 millions de dollars à l’Ethopie et 441 millions au Kenya pour réaliser le raccordement électrique de ce dernier pays au grand barrage en construction. C’est dégueulasse ? C’est au-delà des mots. Sauf que notre belle Agence française du développement (ici) est dans le coup, qui finance elle aussi ce que les promoteurs nomment « l’autoroute électrique ». Je n’ai pas le temps de détailler ce qu’a été, ce qu’est encore cette AFD, véritable bras armé de l’État français depuis sa naissance en 1941. L’AFD est indissociable de ce qu’on a nommé à juste titre la Françafrique.

Et c’est à cet instant que nous retrouvons Pascal Canfin, membre éminent d’Europe Écologie – les Verts, et nouveau ministre délégué, en charge du « développement ». Je ne connais pas cet homme, que des amis, qui l’ont fréquenté, présentent comme un garçon respectable. Je vais donc faire comme si, et lui adresser la lettre suivante :

» Eh bien, monsieur le ministre, vous voilà d’ores et déjà au pied du mur. Du barrage, si vous me permettez. Je sais, et vous savez mieux que moi que les attributions de votre ministère vous donnent la tutelle de l’Agence française du développement (ici). Ne présidez-vous pas le conseil d’orientation stratégique de cette institution ?

» Aussi bien, votre responsabilité personnelle concernant le barrage sur l’Omo est-elle immense. Certes, vous pouvez vous abriter derrière les décisions déjà prises, et prétendre qu’elles n’engagent vraiment que vos prédécesseurs. Vous le pouvez. Ce serait commode, ce serait aussi suicidaire. Car vous suivriez alors, inéluctablement, le sort de Jean-Pierre Cot, éphémère ministre de la Coopération de Mitterrand après 1981, congédié tel un domestique des temps passés pour avoir osé parler de la Françafrique. Ou, en plus dérisoire encore, celui de Jean-Marie Bockel, « exfiltré » en catastrophe de son poste de secrétaire d’État à la Coopération, en 2008, pour avoir déplu à MM.Bongo et Sassou-Nguesso.

» Faut-il, dans un autre registre, rappeler le sort ministériel funeste fait à votre camarade de parti Dominique Voynet ? Incapable d’œuvrer comme la ministre écologiste qu’elle prétendait être, elle restera dans la (très) modeste histoire récente comme celle qui fut incapable de trouver les mots justes après la marée noire de l’Érika. Vous pourriez bien, mutatis mutandis, vous retrouver rapidement dans une situation proche. En accompagnant une politique indigne et en tournant le dos au vrai changement, lequel vous mettrait forcément en danger. Dans le monde tel qu’il est, monsieur le ministre, celui qui s’oppose à la marche à l’abîme ne finit pas avec une retraite de ministre.

» Il est pour vous une autre voie que celle du déshonneur ou de la démission. Si cela vous semble nécessaire à votre carrière, eh bien assumez donc ce financement, au nom du passé. De la France, si vous préférez. Chargez au passage la barque de ces messieurs de la Sarkozie, qui ne sont plus à cela près. Mais aussi et surtout, dénoncez ! Mais ruez ! Mais criez sur tous les toits que l’aide de la France au barrage de l’Omo est en contradiction totale avec les valeurs qui sont les vôtres. Une forte parole de cette France que vous représentez aurait un effet direct, majeur, sur les autres bâilleurs de fonds, qui se tiennent tous par la barbichette. Dont la présence d’un seul entraîne et rassure tous les autres. En revanche, si par malheur vous deviez rester muet, que vous soyez alors maudit à tout jamais ! Car rien ne vous interdit de poser des limites. Rien ne vous empêche de dire à vos alliés socialistes et au pays que vous ne serez pas une potiche. Une déclaration ferme de solidarité avec les peuples de l’Omo vous vaudrait l’exécration des industrialistes et le soutien définitif de ceux, partout dans le monde, qui savent ce que cache le mot amer de « développement ».

» Arrivé à ce stade, monsieur le ministre, je dois avouer qu’il me vient un doute. Ayant lu certains de vos propos depuis votre nomination, je me demande avec inquiétude si vous avez seulement parcouru ce très grand livre : « Le développement : Histoire d’une croyance occidentale ». Dans cet ouvrage essentiel, Gilbert Rist montre comme l’histoire fait d’une idée une idéologie, puis une force matérielle. Tenez, je suis prêt à vous l’envoyer à mes frais. Que diable entendez-vous nous dire, lorsque vous écrivez (ici): « Vous l’avez noté : en remplaçant le terme Coopération au profit de celui de Développement, l’intitulé du Ministère qui m’a été confié par le Premier ministre est d’ores et déjà un marqueur du changement souhaité par le Président de la République. Un symbole qui révèle aussi la marque de la volonté politique qui anime le Gouvernement dans son ensemble ». Je me répète, pardonnez ma familiarité : il me semble que la lecture de Gilbert Rist s’impose.

» Monsieur le ministre, vous et vos conseillers pouvez bien entendu passer ces mots par pertes et profits. Et suivre la voie si naturelle de ceux qui tiennent le pouvoir, puis s’y accrochent. Il me semble qu’il serait plus noble de commencer par aller faire un tour dans la vallée de l’Omo. Un voyage ministériel auprès des Bodi, Daasanach, Karo, Muguji, Mursi, Nyangatom marquerait réellement le changement dont tout le monde se réclame sans jamais avoir à le prouver. Si le cœur vous en dit – sait-on jamais ? -, je suis tout prêt à vous accompagner. Et je suis on ne peut plus sérieux. Avec mes salutations écologistes,

Fabrice Nicolino

Dites-moi, vous croyez qu’il va répondre ?

PS : L’avocat William Bourdon apparaît comme un proche du nouveau pouvoir (ici). Fort bien.  Grand défenseur des droits de l’homme – c’est sans ironie -, créateur de l’association Sherpa, critique résolu de la mondialisation cannibale dont le barrage éthiopien est comme un étendard, Bourdon peut et doit évidemment défendre les peuples de l’Omo. Et démontrer du même coup qu’il se distingue de tous ceux qui, après 1981, ont oublié c e qu’ils prétendaient être, au motif que la gauche était au pouvoir. Je lui demande, je nous demande à tous un sursaut. Bas les pattes devant la rivière Omo ! Cela semble ridicule ? Ça l’est. Qui s’attaque à l’Everest avec une pelle en plastique est ridicule.

Le coton rouge sang d’Ouzbékistan

Putain, quel monde ! Au détour de mes furetages, ici, là-bas et même ailleurs, je tombe sur un rapport en anglais concernant le coton (lire ici). Le coton dans ce pays appelé Ouzbékistan ou encore, en ouzbek, O?zbekiston. Me permettrez-vous un mot sur ce lieu presque inconnu chez nous ? Il est un peu plus petit que la France – 447 000 km2 – et compte tout de même 28 millions d’habitants. Malgré le souvenir évanescent de Samarcande, on est loin des chromos sur les déserts d’Asie centrale. La région est densément peuplée. Y compris, pour son malheur, par un certain Islom Abdug‘aniyevich Karimov.

On va essayer de pas insulter un chef d’État en exercice, ce qui ne sera pas facile. Ce type est un apparatchik de la défunte Union soviétique stalinienne. Au passage, vous connaissez sûrement ce mot : URSS (Union des républiques socialistes soviétiques), quatre mots, quatre mensonges. Karimov, né en 1938, l’année des derniers grands procès de Moscou, a gravi bureaucratiquement tous les étages. Un communiste comme lui ferait pâlir de jalousie un fasciste enragé. Premier secrétaire du Parti communiste de l’Ouzbékistan jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique – 1991 -, il se transforme sans trop d’efforts en dictateur à temps plein et à titre privé. Cette même année 1991, il gagne l’élection présidentielle, armé de tout le savoir accumulé au pays du mensonge déconcertant (expression forgée par Ante Ciliga). Il obtient 86 % des voix. En 1995, il fera beaucoup mieux, remportant un référendum avec environ 100 % des voix. Le environ n’est pas une fantaisie personnelle : les services officiels, pris par l’enthousiasme, ont souvent dépassé les 100 %, ce qui posait de menus problèmes de comptabilité.

En 2005, après avoir fait allégeance à l’Amérique impériale, et décidé d’éradiquer l’islamisme dans ce pays profondément musulman, il fait tirer à la mitrailleuse lourde sur de supposés insurgés. Ce qui donne à l’arrivée entre 169 – selon lui – et plus d’un millier de morts selon des ONG présentes sur place. N’est pas Kadhafi qui veut. En 2007 enfin, il est réélu pour sept ans avec plus de 88 % des voix. Il y a trois autres candidats, qui se rallient – ce sont des gars malins – à Karimov. Cela devrait suffire à situer notre hôte involontaire, n’est-il pas ?

Venons-en au coton. Ce qui était jadis une merveilleuse plante cultivée est devenue, pour cause de surexploitation industrielle et de mondialisation, une folle tueuse d’hommes et d’espaces. Dans le document que j’ai lu (de nouveau ici), on apprend quantité de choses. Pour commencer, vraiment désolé, on voit la photo de corps suppliciés par les flics du dictateur. L’un d’eux a été atrocement torturé. La suite s’appelle le coton, de loin la plus grande richesse du pays, qui est probablement aujourd’hui encore le second exportateur mondial. Les ventes représentent en tout cas des milliards de dollars chaque année, qui passent entre les mains du clan installé dans la capitale, Tachkent, mais aussi dans celles des barons régionaux sans lesquels on ne pourrait pas cultiver là-bas autant de coton. Rappelons en deux mots qu’il faut gâcher tant d’eau d’irrigation pour faire pousser cette manne que la mer d’Aral,  jadis un immense lac salé de 66 458 km2, a été réduit des trois quarts. Essentiellement par détournement des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria. Essentiellement pour le coton d’Ouzbékistan et du Kazakhstan. Les 24 espèces endémiques de poissons présents dans cette merveille ont disparu à jamais. Aucun humain, aussi longue que durera notre aventure, ne les reverra plus.

Mais il ne suffit pas de détruire la nature à sa racine. Encore faut-il, du moins pour le moment, une main d’œuvre bon marché, nombreuse, efficace. Ce n’est pas facile, surtout que le tyran n’entend pas payer. Il lui suffit d’être payé, lui et sa clique. Aussi bien a-t-il recours à ce que la propagande stalinienne appelait lorsqu’elle s’imposait les samedis et les dimanches « communistes ». On se faisait chier à l’usine toute la semaine, et le week-end, en hommage au Chef, on remettait le couvert. Gratuitement, cela va de soi.

Le système n’a que peu changé – rires préenregistrés -, et les flics de Karimov sillonnent les routes pour arrêter qui ils peuvent, et les envoyer au charbon. Pardon, au coton. Et quand je dis sillonnent, c’est à prendre au sens premier. Les flics de la route, comme le note le site moscovite Fergana.ru, se planquent avant d’arrêter les voitures imprudentes. Le système est incroyablement huilé, au point que des usines pourtant américano-ouzbèkes, comme General Motors, envoient « volontairement » et « gratuitement » travailler une partie de leurs employés dans les champs de coton. J’allais oublier – je blague – que deux millions d’enfants ouzbeks sont eux aussi envoyés au coton en septembre et octobre. Y compris des mioches de six ou sept ans. Faut remplir le bas de laine de Karimov.

Si vous avez envie de lire deux bricoles sur le sujet en français, je vous conseille l’adresse suivante (ici). L’agence Fergana assure le service d’infos fiables venues d’Asie centrale, parfois dans notre langue. Allez-y voir ! Et comme je suis un sadique accompli, je ne terminerai pas sans noter cette évidence : nous sommes des acteurs de ce désastre, qui touche, à des degrés certes divers, tant d’autres pays du Sud, en Asie et en Afrique surtout. Car partout, pour que l’on puisse acheter ici des cotonnades à deux balles, l’on fait travailler des gosses, l’on pressure les rivières, l’on épand des pesticides mortels sur des milliers et millions d’hectares. La solution ? Je l’ai déjà écrit tant de fois : la destruction de ce système fou, criminel, et parfaitement suicidaire. La prochaine fois que vous achèterez un tee-shirt, regardez, si toutefois l’origine est indiquée, d’où il vient. Que ce soit de Chine, du Cameroun, du Bangladesh ou d’Ouzbékistan, le coton est de nos jours rouge sang.

L’Égypte, le Nil et nos menues imbécillités

Au fait, comment va la « révolution » égyptienne ? Bien entendu, l’histoire ne s’arrête pas le 11 avril 2011, et de fatales surprises nous attendent. Lesquelles ? Ce sont des surprises. Reste, pour l’heure, que la plupart des commentaires sur les événements récents magnifient ce qui demeure une révolution de palais menée par l’armée, elle-même retenue par mille liens au pouvoir politique américain. Les États-Unis ne pouvaient pas « perdre » l’Égypte au profit d’autres intérêts que les leurs. Même si le chaudron bouillonne encore, et pour longtemps, le pouvoir d’État, qui se confond au Caire avec la puissance militaire, est entre de bonnes mains.

Mais ce n’est pas de cela que je voulais vous parler. Il existe, pour s’en tenir à la langue française, des milliers d’articles récents consacrés à la chute du tyran Moubarak. Combien auront seulement évoqué le véritable drame biblique de l’Égypte, sa plaie, sa si terrible maladie ? Je veux bien entendu parler du Nil, qui est peut-être le fleuve le plus long de notre petite planète. Peut-être, car sa taille réelle est contestée. On parle tantôt de 6 500 km, tantôt de 6 700. Et du coup, il devance – ou pas – l’Amazone.

Il a deux branches principales, dont l’une part du lac Victoria, qu’on appelle Nil blanc. Et l’autre des hauts-plateaux d’Éthiopie, que l’on nomme Nil bleu. Au total, il traverse le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie, l’Ouganda, l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte. Mais il longe également, par les lacs Victoria et Albert, le Kenya et la République démocratique du Congo, c’est-à-dire l’ancien Zaïre. Et il serait absurde d’ignorer l’Érythrée, qui contribue aux flots du Nil  grâce à la splendide rivière Tekezé, l’un de ses affluents.

Dans ces conditions, à qui appartiennent les eaux du Nil ? En 1929, un traité inique, signé et garanti par l’immense puissance coloniale de l’époque – la Grande-Bretagne – a tranché : l’eau irait à l’Égypte et au Soudan, qui ne formaient alors qu’une entité sous stricte influence britannique. Les nègres n’avaient qu’à se contenter du tam-tam. En 1959, l’Égypte signe avec le Soudan nouvellement indépendant un deuxième traité de partage des eaux du Nil, qui reprend et même aggrave les termes de celui de 1929. Sur les 80 milliards de mètres cubes du débit annuel moyen du Nil, 55 sont alors octroyés à l’Égypte, et 18,5 milliards au Soudan. Tous les pays de l’amont se partagent le reste. Trois gouttes.

Aussi incroyable que cela paraisse, nous en sommes toujours là. Entre-temps, l’Égypte s’est dotée du barrage d’Assouan, profitant de l’aide « désintéressée » de l’Union soviétique. En deux mots, cet ouvrage de 3,6 km de long est une monstruosité. Il produit certes de l’électricité, et il a contraint le fleuve à plus de « régularité » en soutenant artificiellement son cours en période d’étiage. Il a également permis l’irrigation de zones bien trop sèches pour porter des récoltes. Mais aussi, mais surtout, quel désastre ! Le lac de retenue – le Nasser – laisse s’évaporer au-dessus du désert 10 milliards de mètres cubes d’une eau refusée aux pays des sources. Quant au mur de béton, il retient désormais limons et sédiments, qui s’accumulent – jusqu’à quand ? -, privant d’engrais naturel les paysans de l’aval.

Ces paysans ont bien dû trouver d’autres solutions : des engrais de synthèse et, tant qu’on y est – cela va évidemment de pair -, des pesticides. Le coton irrigué adore les pesticides. Ce n’est hélas pas tout. Assouan est en train de détruire irrémédiablement le fabuleux delta du Nil, qui assure pourtant près de 45 % de la production agricole du pays. L’eau douce n’arrive plus sous la forme de crues fonctionnant comme de formidables chasses d’eau. Et les sédiments étant, par ailleurs, bloqués plus haut, le combat éternel entre la mer et le trait de côte entretenu par les apports de terre et de limon, bascule. Le delta recule, et les remontées d’eau salée stérilisent des surfaces croissantes. Le delta est en train de périr.

Revenons au Nil. L’Égypte compte environ 83 millions d’habitants, dont près de 95 % vivent au bord du Nil. Leur nombre et leurs besoins vont croissant. Mais les autres pays veulent aussi puiser dans cette manne. La seule Éthiopie, totalement écartée au moment du partage, compte elle 88 millions d’habitants. Je ne crois pas que l’on vous parle bien souvent des bruits de botte qui résonnent là-bas, et qui se multiplient d’ailleurs. Pour l’Égypte, toute atteinte à ses droits usurpés sur l’eau est un casus belli. Pour les autres nations, à l’exception du Soudan, qui a pour le moment d’autres soucis, le statu quo est intenable. And so what ?

Je rappelle le sous-titre de Planète sans visa : une autre façon de voir la même chose. J’essaie de m’y tenir. Quant à ces imbécillités – les nôtres – évoquées dans le titre, elles renvoient à ce que vous voulez, car elles sont innombrables. L’intervention actuelle de nos armées à Abidjan. L’intervention actuelle en Libye. L’intervention actuelle en Afghanistan. Dans ces trois cas, une manière ancienne autant qu’aveugle de voir le monde et d’y agir. Notez qu’on peut et qu’on doit ajouter à la liste notre dérisoire conception de la politique. La préparation de l’élection présidentielle de l’an prochain. Nicolas Hulot. DSK. Hollande. Mélenchon. Besancenot. Borloo. Sarkozy, etc.

Mutatis mutandis, nous sommes plongés de force dans un avatar de La drôle de guerre. Celle qui dura de septembre 1939 à mai 1940. Nos responsables de l’époque, bardés de leurs certitudes, affirmaient que l’armée française, bien à l’abri dans les fortins de la ligne Maginot, ne pouvaient être vaincue par cette armée allemande que quelques défaitistes surestimaient. Ils n’avaient pas compris que 1939 n’était pas 1914. Ils refusaient l’idée du mouvement, de la vélocité, et traitaient le char blindé comme un simple intrus. Ils ont été balayés.

Ceux qui ne parlent pas du Nil seront balayés.

Monique Lang et Anne Hidalgo (paso doble)

C’est le hasard. Je rouvre sans y penser le très remarquable livre intitulé Histoire secrète du patronat (sous la direction de Benoît Collombat et David Servenay, La Découverte, 720 pages, 25 euros). Vraiment, si vous avez de l’argent, a fortiori  si vous conservez des illusions, lisez ! Et faites lire. Il y a de cela treize années, j’ai vu comme bien d’autres – nous étions en 1997 – un papier du Canard Enchaîné concernant l’emploi accordé par la Lyonnaise des Eaux à l’épouse de Jack Lang. Vous situez le monsieur ? Un grand rebelle, qui a abandonné Blois parce que les électeurs le boudaient, et qui, n’ayant pas obtenu l’investiture socialiste à Paris – ce Delanoé, quelle crapule ! -, a dans son immense bonté accepté une circonscription législative acquise de toute éternité à la gauche, Boulogne.

J’espère vivement que les trajets entre Le Marais – Paris – et le Pas-de-Calais sont tout de même moins fatigants que les allers simples de son ami Jacques Mellick entre Paris et Lille en 1993 (ici). Je vous confirme au passage que Wikipédia sait être une excellente fille avec les excellents citoyens comme Lang (ici). Nulle trace de sa campagne acharnée contre Delanoé. Nulle trace de son amitié incandescente avec Mellick, le roi de la conduite à 300 à l’heure. Nulle trace bien sûr de la faveur faite à son épouse Monique.

Ce n’est pas seulement étrange. C’est directement stupéfiant. Si vous tapez sur Google : « monique lang » lyonnaise des eaux, il n’y a que 20 occurrences. Je n’ai aucune preuve, et n’en cherche d’ailleurs pas, mais je ne serais pas étonné d’apprendre un jour que les Excellences de ce monde ont trouvé le moyen d’agir sur ces moteurs de recherche. Quoi qu’il en soit, voici un extrait du livre cité en préambule, en sa page 582 :

« Fin 1992, alors que se profilait un désastre pour le Parti socialiste aux législatives de mars 1993, une de ses filiales [ de la Lyonnaise] a embauché Monique Lang, épouse de Jack Lang, jusque-là chargée de mission au cabinet de son époux, ministre de l’Education nationale de 1992 à 1993. La filiale en question, la Compagnie auxiliaire de services et de participations (Caspar), lui a versé de janvier 1993 à 1994 un salaire de 25 000 F nets par mois (3 800 €). Interrogée en 1997 par le Canard enchaîné qui avait révélé l’affaire, Monique Lang avait admis n’avoir « jamais avoir mis les pieds au siège de la Caspar » et ne pas avoir de traces écrites de ses prestations. Elle mettait en avant un travail de mise en relations, de prises de contact…».

Dans le même genre, pour faire penser. Un coup de chapeau à l’ami Marc Laimé, dont je retrouve un article – oublié, je le confesse – publié en mars 2005 dans Le Monde Diplomatique (ici). Il y revient, entre autres, sur les excellentes relations nouées entre l’ancienne Compagnie Générale des Eaux (CGE), devenue Veolia, et ceux que l’on appelle les socialistes, sans doute par sens de l’humour. Je le cite : « Ainsi Mme Anne Hidalgo était la numéro 2 de la direction des ressources humaines de la Générale des eaux de 1995 à 1997, avant de devenir en 2001 première adjointe au maire de Paris, M. Bertrand Delanoë. Ex-responsable du Parti socialiste (PS) de la région de Lille, membre du cabinet de Mme Martine Aubry, M. François Colin deviendra responsable des affaires sociales de Vivendi Universal (VU), ex-Générale des eaux, de 1998 à 2003. Le porte-parole pour l’économie et les entreprises de l’état-major de campagne de M. Lionel Jospin en 2002, M. Eric Besson, député PS de la Drôme, dirigeait, quant à lui, la Fondation Vivendi, de 1998 à 2002. Ancien conseiller technique de Charles Hernu au ministère de la défense, M. Jean-François Dubos deviendra secrétaire général de Vivendi Universal en 1997 ».

Vous savez quoi ? Je crois que je n’ai pas davantage de goût pour ces gens que pour les autres. Mais je ne veux décourager personne d’accomplir un si noble travail civique que le dépôt d’un bulletin dans une urne.