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Anne Lauvergeon, reine de l’ignorance

Cet article a été publié dans Charlie Hebdo le 6 novembre 2013

Les socialos n’en loupent pas une. Quand ils veulent imaginer la France de 2030, ils demandent le boulot à l’ancienne sherpa de Mitterrand, propulsée ensuite à la tête d’Areva. Résultat : un château de cartes. En Espagne.

Comment dire du mal d’Anne Lauvergeon, ancienne cheftaine chez Lazard Frères et Alcatel, ancienne patronne d’Areva ? Elle est si belle et si gentille que ce serait la honte. Après avoir servi de sherpa (elle préparait les conférences internationales) à Mitterrand entre 1990 et 1995, elle remet aujourd’hui le couvert auprès de Hollande, ce qui promet des merveilles. Ne vient-elle pas de remettre au président chéri un magnifique rapport sur l’innovation (www.elysee.fr, puis Lauvergeon)? Chaussons nos lunettes, et lisons.

La France de 2030 devra se concentrer, les amis. Le rapport ne parle ni de biodiversité, ni de dérèglement climatique, ni de nature, ni de crise écologique. En somme, l’avenir est débarrassé de toutes les menaces globales qui font sa si grande incertitude. Mais dans ces conditions, business as usual. On prend les bonnes vieilles recettes, on agite dans un shaker histoire de leur donner des couleurs, et l’on sert bien frais.

Sept priorités ont été définies par madame et ses 19 amis, parmi lesquels des socialos bon teint et ce pauvre monsieur Michel Serres, « philosophe » officiel présent sur toutes les photos. Et la première de toutes, qui scie un peu le cul, c’est le stockage de l’énergie. Certes oui, il y a et il y aura problème si l’on décide par exemple d’utiliser massivement de l’hydrogène, qui devra en effet être conservé dans de bonnes conditions, aujourd’hui absentes. Mais la première priorité ?

Le reste fait carrément flipper. La France doit se mettre à exploiter davantage les océans, qui « contiennent 90% des réserves d’hydrocarbures et 84% des métaux rares ». Ce qu’elle appelle « l’économie marine » a un taux de croissance de 8 % par an, et il faut se précipiter. Les « sulfures hydrothermaux, compris entre 800 et 4000 mètres de profondeur d’eau » ne contiennent-ils pas « du cuivre, du zinc et en général de l’argent et de l’or » ? Si. On imagine la ruée au fond de mers déjà dévastées par les chaluts de l’industrie.

Autre source d’innovation, plutôt paradoxale, le vieux. Citation, qui sent la vieille pisse : « Les plus de 50 ans présentent ainsi une réelle appétence pour les nouvelles technologies. La révolution économique ouverte par les seniors concerne toutes les entreprises ». On devrait donc leur refiler de l’électronique adaptée, de la robotique, de la domotique, sans compter les voyages et les équipements médicalisés. Un marché royal. Celui de la « silver economy ». En français, l’économie des cheveux blancs.

Mais qui dit vieux dit mort. Et pour retarder l’échéance, miser de même sur la « médecine individualisée », resucée scientiste de bas étage, ainsi résumée dans le rapport : « Il est d’ores et déjà acquis que la médecine saura personnaliser son diagnostic en fonction des caractéristiques propres de chaque individu et notamment de son génome ». Une telle vision d’aveugle tourne le dos à toute remise en cause d’un système de soins devenu pourtant ingérable.

Comme le raconte l’excellent toxicologue André Cicolella dans son dernier livre (Toxique Planète, Le Seuil), la crise de la Sécurité sociale n’est pas financière, mais sanitaire. Les maladies chroniques, liées à l’industrialisation du monde et aux méthodes qui l’accompagnent, explosent. Les cancers, les maladies cardio-vasculaires et neurodégénératives – Alzheimer en tête -, les allergies – qui ne connaît un gosse asthmatique ? -, le diabète, l’obésité.

Ces faits n’ont rien d’un délire, et conduisent la si cauteleuse Organisation mondiale de la santé (OMS) à prévenir de l’imminence d’un chaos financier mondial. Mais tout le monde s’en fout, à commencer par cette madame Lauvergeon, reine mère de l’inculture. N’écrit-elle pas, dans une phrase purement idéologique, que « la durée de la vie va continuer de s’allonger » ? Comme le Bourgeois gentilhomme avec la prose, Lauvergeon fait de l’agnotologie sans le savoir. Le terme, inventé par l’historien des sciences Robert Proctor, désigne un secteur en expansion, véritable innovation lui aussi : la science de l’ignorance.

Edgardo et l’obsolescence programmée des ordinateurs

Disons donc Edgardo, bien que cela ne soit pas son nom. Admettons qu’il habite Maisons-Laffitte, bien que cela ne soit pas vrai. Ajoutons à ces précautions qu’il ne doit pas déclarer beaucoup ses activités, ce qui est un euphémisme. Et maintenant, allons-y. L’autre soir, traînant avec moi un lourd sac de voyage à roulettes, rembourré à l’intérieur d’un copieux oreiller, je me suis rendu chez lui. Code, vieil immeuble déglingué, cinq étages sans ascenseur. Trois portes sur le palier, dont la sienne, face à l’escalier, mais à main gauche.

Edgardo n’est pas français, et bricole, au noir. D’où ma venue. Je sors de mon sac à malices, outre ses protections et rembourrages un ordinateur acheté en 2005, IMac dans sa version 10.4.11. À l’époque préhistorique de son arrivée chez moi, c’était une sorte de Rolls-Royce dont 90 % des accessoires étaient, comment dire ? Accessoires, précisément. Je n’en avais nul besoin, mais comme ces charmants industriels – Steve Jobs, le fondateur défunt d’Apple n’a-t-il pas été constamment acclamé dans les gazettes ? – pratiquent la vente forcée, je n’avais pas le choix. Ou cet IMac, ou ballepeau.

Je me suis servi de l’appareil pendant des années, glanant ici ou là des mises à jour des logiciels qui me sont indispensables, par chance fort peu nombreux. Avec de plus en plus de difficultés. Réellement. Des messages apparaissaient avec une fréquence rapprochée sur l’écran, m’avertissant que bientôt, les versions utilisées ne serviraient plus à rien, ou presque. Or, comme dans un ballet chorégraphié, je me heurtais à un mur de plus en plus haut, sachant bien qu’il ne pourrait pas être franchi. Il me fallait « moderniser » mes logiciels, mais je ne le pouvais plus avec un appareil de cette puissance-là. Un Mac 10.4.11 est en effet, en ce mois de novembre 2013, une vieillerie, qu’on exposera bientôt dans les musées de leur monde délétère.

Il devenait ardu de télécharger au format PDF certains documents, ou d’ouvrir des textes Word trop récents. D’une façon générale, tout me poussait à acheter un nouvel ordinateur, dont les derniers-nés atteignent la hauteur 10.9. Une vague rumeur m’est parvenue, selon laquelle Apple vend désormais des machines dont le système d’exploitation commande – comme c’est pratique – de nouvelles machines. En bref, je crois pouvoir dire que j’étais coincé. J’allais devoir acheter, moi qui achète si peu. Ce n’est certes pas la somme qui me préoccupait le plus, malgré sa rondeur, mais plutôt la victoire proclamée de l’industrie dans ma petite vie de chaque jour.

Et puis Edgardo. À qui je raconte au téléphone ce qui se passe. Qui me suggère d’abord d’acheter une barrette de mémoire pour ma vieille bique d’ordinateur. Ce que je fais aussitôt, pour un prix de 29 euros. Qui me propose ensuite – Edgardo, bien sûr -, d’apporter mon ordinateur chez lui, ce que je fais, déballant devant lui, comme on a vu plus haut, mon vaste sac noir à roulettes. Edgardo devant sortir, il m’engage à revenir le lendemain. Et le lendemain, me voici de retour, intéressé, intrigué, déjà satisfait de n’avoir pas été tout à fait inerte.

Cette fois, j’y suis. L’opération du Saint-Esprit est terminée, et mon ordinateur, allumé, n’affiche plus 10.4.11, mais 10.6.8, ce qui le relance pour des années au moins dans la course folle au gigantisme électronique. La totalité du contenu est intact, Edgardo m’a ajouté une version 2011 de Word, le fonctionnement est incomparablement plus aisé, plus rapide, et le tout m’aura coûté 80 euros. 30 pour la mémoire, 50 pour Edgardo.

Morale de cette historiette ? L’industrie est par essence voleuse et gaspilleuse. S’entendre avec elle, comme veulent le faire tant de prétendus écologistes, est simplement bouffon. L’esprit public est à ce point à terre que nul ne voit, apparemment du moins, ce qui crève les yeux. Une société qui produirait des biens en fonction de l’intérêt général, pour ne pas dire universel, se comporterait évidemment d’une autre manière. Un ordinateur n’a aucune raison valable de mourir. Sa coque acier-plastique peut durer des siècles, et les pièces de l’intérieur pourraient facilement être numérotées de 1 à 20, ou si l’on veut compter très large, de 1 à 50. Chaque pièce, dotée d’une petite coque et de son numéro, pourrait être extraite par un enfant de six ans et changée après achat de sa remplaçante à la boutique du coin. Tout cela ne demande en vérité que des aménagements subalternes, mais mettrait à bas, il est vrai, tout l’édifice. Car la démonstration vaut pour la bagnole, la musique, la télé, le téléphone et le reste, presque tout le reste.

Avons-nous besoin de toutes ces merdes ? Non. Les achetons-nous ? Oui. Tel que délimité, voilà un gigantesque territoire politique, pratiquement neuf, qui nous permettrait, à condition d’y prendre pied, d’enfin mener de vrais combats d’avenir, prometteurs, émancipateurs. Il ne vous aura pas échappé qu’aucune force ne pose même la question des objets, de leur utilité, de leur usage, de l’aliénation massive qu’ils provoquent, du malheur et de la frustration qui accompagnent si souvent leur convoitise ou leur possession. Aucune force politique ne s’intéresse à ce qui serait pourtant un considérable levier pour commencer d’entrevoir une façon nouvelle d’habiter ce monde. Aucune.

À ce stade, que saurais-je ajouter ? Il faut inventer. Des formes neuves et des actions différentes. Ou des actions neuves et des formes différentes, dans le sens que vous voudrez. Je ne souhaite pas insister, mais vous, amis lecteurs, qui confiez vos espoirs à tel ou tel parti, pourquoi diable, alors qu’à l’évidence, rien ne vient ni ne viendra de ce côté-là ?

Les beaux mystères de l’écotaxe

Ce texte a été publié par Charlie Hebdo le 30 octobre passé. Mais il a été écrit le 24 du même mois, soit voici deux semaines. À cette date, pour ce que je sais en tout cas, nul ne parlait de l’un des dessous cinglés de l’affaire de l’écotaxe : la dévolution du contrat à Écomouv. C’est à cette aune, me semble-t-il, qu’il faut lire ce qui suit.

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Les paysans. Baladés par la droite, qui leur a fait miroiter formica, bagnole et télé, ils sont bananés par la gauche, qui poursuit sur la même route. Dernière trouvaille : l’écotaxe. Inventée par Sarkozy, elle plonge Hollande dans la fosse à lisier.

Le bordel ne fait que commencer, car l’écotaxe prélevée sur les camtars de plus de 3,5 tonnes ne peut pas être acceptée. Autrement dit, les manifs paysannes de la semaine dernière reprendront, sous une forme ou sous une autre, si le gouvernement ne modifie pas en profondeur le dispositif du nouvel impôt. Et s’il le fait, il sera encore un peu ridicule qu’il n’est, ce qui paraît presque impossible.

Mais reprenons dans l’ordre. En 2007, le grand Sarkozy réunit sur la photo une palanquée de dupes, pour la séance « Grenelle de l’environnement ». En 2009, le Parlement à sa botte vote à la suite une loi instituant une taxe sur les camions, qui devra s’appliquer en 2011, avant d’être retardée à 2012, puis 2013, puis janvier 2014. On en est là, et le très cocasse est bien sûr que la taxe est un pur héritage de Sarkozy, qui se foutait totalement et de l’écologie, et des pedzouilles, et de l’état des routes.

La bouffonnerie ne s’arrête pas là, car Sarkozy a laissé aux socialos un deuxième cadeau : Écomouv’. Sur le papier, cette charmante société écolo est chargée par l’État de « la mise en œuvre efficace et correcte du projet », ce qui ne semble pas tout à fait gagné. Nom du proprio d’Écomouv, qui n’est jamais qu’une filiale : Autostrade per l’Italia. Cette dernière, ritale comme son nom le suggère, a construit et gère une grande part du réseau italien d’autoroutes. Depuis 1999, elle fait partie de l’empire Benetton.

Et c’est là qu’on s’autorise un pouffement, car l’écotaxe mise en musique par Écomouv’ épargne totalement les autoroutes françaises. Imaginons un gros-cul de 38 tonnes espagnol qui va livrer ses fraises frelatées au Danemark, passant par l’A9, l’A7, l’A6, l’A4. Il ne paiera pas un rond de taxe, car seules sont concernées les routes nationales et départementales. En revanche, comme cela a été calculé, le bon couillon qui va livrer ses tomates de Chailly-en-Brie (Seine-et-Marne) au marché de Rungis – la distance est de 40 kilomètres – devra banquer 15 euros. Hum, cela sent bon la grosse connerie.

En veut-on un peu plus ? Promenons-nous un trop court instant sur le site internet d’Écomouv’ (http://www.ecomouv.com). La pédagogie y est reine, et les explications sont par conséquent limpides. Par exemple, concernant la tarification : « Le réseau taxable est découpé en sections, à savoir des tronçons de route taxée compris entre deux intersections successives avec d’autres voiries publiques. Lorsque ces intersections sont très proches l’une de l’autre, les sections de tarification peuvent faire l’objet d’un regroupement ».

Qui paiera ? Là encore, la joie domine le tableau. La facture sera acquittée par le routier, obligé de s’équiper d’un boîtier GPS relié à Écomouv’. Mais le payeur sera à l’arrivée le donneur d’ordre, car le transporteur répercutera intégralement le montant de la taxe sur la douloureuse. Est-ce bien clair ? Le tout est censé inciter les « acteurs économiques » à privilégier le transport fluvial ou le train, ce qui est évidemment une blague grandiose, puisque dans la presque totalité des cas, nul n’a le moindre choix. En 2011, la route représentait 88,3 % des transports de marchandises, contre 2,2 % par péniches et 9,5 % par le train.

Dans ces conditions délirantes, où ira le fric collecté ? L’écotaxe pourrait rapporter 1,2 milliard d’euros par an, ce qui n’est plus une goutte d’eau. En toute certitude, ce tas d’or ne servira pas à changer de système de transport. Mais comme le fisc a horreur du vide, on peut parier qu’une partie sera donnée aux collectivités locales pour éternellement refaire le macadam. Quant au reste, il y a d’autres trous à boucher, dans le budget général cette fois. On parie ?

Un dernier point qui laisse songeur. On se rappelle peut-être la privatisation des autoroutes sous le règne Chirac-Villepin, en 2005. Le cadeau fait à Eiffage, Vinci et Abertis était si somptueux qu’à l’époque, Bayrou y avait vu un vol pur et simple. Et il avait raison. La rente que l’État pourrait toucher chaque année avec les péages est grossièrement de 1,2 milliard d’euros. Comme cette foutue écotaxe.

Encadré

L’écœurement des pedzouilles

Honneur aux ancêtres. Dans L’identité de la France, livre paru en 1986, un an après sa mort, le grand historien Fernand Braudel raconte : « Le chambardement de la France paysanne est, à mes yeux, le spectacle qui l’emporte sur tous les autres (…) La population a lâché pied, laissant tout en place, comme on évacue en temps de guerre une position que l’on ne peut plus tenir ».

C’est simple : il y avait 10 millions d’actifs agricoles en 1945, sur une population de 40 millions d’habitants. Il en reste moins d’un million pour 66 millions d’habitants. Entre les deux, une entreprise parfaite, qui a conduit des millions de pedzouilles – surtout leurs enfants – des champs à l’usine, via la banlieue. Ce qu’on appelle le progrès.
Boostée par le plan Marshall en 1947, puis la volonté de « grandeur » chère à De Gaulle, à partir de 1958, l’industrialisation a totalement remodelé les campagnes, à coup de remembrement, de pesticides et de tracteurs. Il fallait produire pour nourrir, avant de produire pour faire du fric, par exemple avec les sinistres biocarburants.

Les pedzouilles ont avalé toutes les couleuvres. Ils ont intensifié, dégueulassé les sols et les eaux, et les voilà autant à poil que l’Empereur du conte d’Andersen. La Bretagne, que Pisani avait promis en 1965 de transformer en « atelier à viande et  à lait », est proche de la faillite. On parlait d’un « miracle économique », et voilà qu’on découvre un vaste désastre écologique. Les pedzouilles sont endettés, écœurés. L’écotaxe, bâclée, jamais expliquée, est la goutte d’eau de trop. On les plaint ? Ouais, quand même, on les plaint.

L’éternel retour des gaz de schiste

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 16 octobre 2013

Le Conseil constitutionnel valide la loi sur l’interdiction de la fracturation hydraulique. Derrière cette « victoire » à la Pyrrhus, tout est prêt, chez les socialos comme à droite, pour le grand voyage vers l’Eldorado.

Vendredi passé, le Conseil constitutionnel, saisi par le Conseil d’État après d’une plainte de l’industriel américain Schuepbach, a validé toute la loi de 2011 sur l’interdiction des gaz de schiste. C’est donc fini, et les cocoricos n’ont pas manqué de s’élever dans le ciel tricolore, de José Bové au ministre de l’Écologie, Philippe Martin. Encore une victoire française !

La décision du Conseil, heureuse à n’en pas douter, cache au passage son lot de très mauvaises surprises. Rappelons pour commencer le contexte du vote de la loi de 2011. À l’extrême fin de l’année 2010, le mouvement contre les gaz de schiste commence ses manifestations, qui font rapidement craindre une jacquerie générale dans les régions les plus concernées, de l’Ardèche à l’Aveyron, en passant par les Cévennes. Le printemps 2011 fait flipper tous les politiques, qui comptabilisent les centaines d’élus locaux, maires en tête, qui montent au front. Sarkozy, déjà lancé dans la campagne de 2012, ne veut pas de bordel dans ses meetings électoraux, et décide de calmer le jeu. De leur côté, les socialos de Hollande pensent tenir un levier supplémentaire en surfant sur la colère du sud de la France.

La loi de 2011 sera votée pratiquement à l’unanimité, mais sur la base d’une incompréhension totale des enjeux de l’affaire. Car le sous-sol français fait maladivement saliver les transnationales du pétrole et de la chimie. Pour la raison simple que les estimations des réserves de gaz et de pétrole de schiste – il y a les deux – sont franchement foldingues, même si elles ont souvent été faites au doigt mouillé. L’Institut français du pétrole, public, parlait en 2011 d’un Eldorado de pétrole de schiste sous le Bassin parisien : de quoi assurer entre 70 et 120 années de production d’un pays comme le Koweït.

La droite, qui s’est ressaisie, cassera à coup sûr la loi en cas de retour au pouvoir. Mais la gauche, pour le moment coincée par ses engagements solennels, attend le moment favorable pour ouvrir les vannes. Ce qui dépendra de l’état des lieux mondial et notamment des prix du pétrole et du gaz. Il se murmure raisonnablement fort que le sujet est suivi par Hollande, qui a une ligne directe avec le patron de Total, Christophe de Margerie, via son cousin par alliance Jean-Pierre Jouyet, très vieux pote de notre président et patron de la surpuissante Caisse des dépôts et consignations.

Comme le note Sylvain Lapoix sur le site Reporterre, l’industrie française est prête à bondir sur la moindre occase. Et elle a d’ailleurs commencé. Total a injecté la bagatelle de 2,32 milliards de dollars dans l’entreprise Chesapeake, deuxième producteur américain de gaz de schiste. Vallourec, notre « leader mondial des solutions tubulaires » fournit outre-Atlantique une part croissante des tuyaux nécessaires à la fracturation, et vient d’ouvrir sur place une usine à plus de 1 milliard de dollars. Lafarge, qui refile plein de fric au WWF, fournit une partie du ciment destiné au bétonnage des puits de forage.

Question formatage des esprits, tout se met également en place. Anne Lauvergeon, socialo-compatible virée d’Areva, s’occupe pour le compte de Hollande d’une pittoresque Commission pour l’innovation. Il fallait l’entendre sur France-Info, le 11 octobre, insistant sur l’importance des recherches et explorations du gaz de schiste, pour mieux comprendre ce qui se profile. Jetons ensemble un œil sur une photo officielle publiée en avril par notre beau gouvernement. On y voit de gauche à droite, annonçant du haut d’une tribune la création de la Commission, Fleur Pellerin, Geneviève Fioraso, Jean-Marc Ayrault, Anne Lauvergeon et Arnaud Montebourg. Une brochette de scientistes militants, sertie d’au moins un(e) complet(e) nigaud(e). Saurez-vous le (la) reconnaître ?

Montebourg a réclamé sans rire une « exploitation écologique » des gaz de schiste. Pellerin a défendu à mort les ondes électromagnétiques des portables, tumeurs comprises. Fioraso est une croisée des nanotechnologies et même de la biologie de synthèse. Lauvergeon a dirigé le nucléaire français. Et Ayrault est Ayrault. On ira. On y va.

Pierre Gattaz dit MERDE à l’écologie

Cet article a paru dans Charlie Hebdo le 7 août 2013

Gattaz, c’est du lourd. Président du Medef depuis le départ de Laurence Parisot, le « patron des patrons » conchie avec une belle vigueur toutes les contraintes. L’écologie ? Encore une invention des ennemis de l’industrie.

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Qui a dit sur RTL : « Je dis non à toute fiscalité écologique » ? Lui, Pierre Gattaz, nouveau chefaillon du Medef depuis que la Parisot a été balancée à la benne. Gattaz n’est pas la moitié d’un idiot. La preuve immédiate avec le diesel, qui ne tue jamais – prématurément – que 42 000 personnes par an en France (chiffres OMS). Selon lui, le taxer serait un crime contre la bagnole et ses acheteurs, qui perdraient du pouvoir d’achat. Sans compter que le coût du transport de la pacotille ne pourrait qu’augmenter. Il est mieux de mourir que de voir ça.

Les gaz de schiste ? C’est évidemment « une filière d’avenir », et il faut autoriser de toute urgence son exploration en France. La vieille croûte nucléaire de Fessenheim ? Il ne faut surtout pas fermer la centrale en 2016, comme l’a promis Hollande, car il ne s’agit, tout bien considéré, que d’une « décision politique ». En somme, carton plein. Parisot se foutait de l’écologie, Gattaz aussi, mais avec en plus la bave aux lèvres.

Ne pas croire pour autant qu’il serait un simple gogol. La « fiscalité écologique » est, sur le papier du moins, une bombe thermonucléaire susceptible de détruire l’édifice industriel tout entier, ce qui embêterait un chouïa le Gattaz. Essayons la simplicité, et citons pour commencer André Gorz, penseur défunt de l’écologie politique. On trouve dans Écologie et liberté (Galilée, 1977) ceci : « L’homo œconomicus (…) ne se pose jamais de questions de qualité, d’utilité, d’agrément, de beauté, de bonheur, de liberté et de morale, mais seulement des questions de valeur d’échange, de flux, de volumes quantitatifs et d’équilibre global ».

On aura reconnu pas mal de gens. L’industrie est intrinsèquement incapable de s’interroger sur le sens. Elle produit, vend, crache du flouze pour ses maîtres, et aimerait bien que la police de la pensée débarrasse le monde de ses détracteurs. Dans ces conditions, Gattaz a bien raison de refuser des taxes écologiques, car ce serait pour lui mettre le doigt dans l’engrenage.

La bagnole individuelle, pour ne prendre que cet exemple, n’existe que parce que ses innombrables coûts cachés ne sont pas pris en compte. Si l’on commence à demander des comptes pour les poumons des subclaquants du diesel, où s’arrêtera-t-on ? La bagnole enchaîne des foules au crédit, tue les villes du monde, contribue massivement au dérèglement d’un climat à peu près stable depuis 10 000 ans. La taxer sérieusement, c’est l’interdire. Un programme irrésistible.

Voilà où en est le Medef en cet été 2013 : surtout, on ne lâche rien. Gattaz, pour en revenir un instant à lui, est l’héritier de son bon papa Yvon, lui aussi « patron des patrons » entre 1981 et 1986, quand le Medef s’appelait le CNPF. Les deux, très proches, partagent une même vision du monde, qui nous ramène à des temps disons controversés. Le vieux, Yvon, a signé à l’été 2010, dans la revue Commentaires, un article réclamant gentiment la suppression des syndicats. Car en effet, écrivait-il, « les syndicats, menaçants, tragiques, démolisseurs, démoralisateurs, gréviculteurs, sont plus médiatiques que le bon patron caché dans sa province sans syndicat, à la recherche du bonheur social ». On a le droit de songer aux beaux discours de Vichy, qui rendaient les ouvriers tellement patriotes.

Quant à son fiston, Pierre, on sait qu’il arrive à la tête du Medef accompagné d’un revenant, Denis Kessler, auteur – décidément – d’un très remarquable article (Challenges, 4 octobre 2007), qui s’achève sur ces mots : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ».

Avec de tels maîtres de la pensée, l’écologie est en de bonnes mains. Hollande, qui se moque du tiers comme du quart, a refilé le 2 avril la grand-croix de la Légion d’honneur au vieux. Et le jeune, de son côté, est raccord. Comme il le dit avec simplicité (Les Échos, 29 octobre 2010), « Nous disposons, en France, de tous les atouts. Mais pour retrouver la croissance, il faut renouer avec le temps des bâtisseurs et des conquérants ». Tout détruire, c’est forcément rebâtir.