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Un éditorial imbécile du journal Le Monde

Vous lirez, après mon commentaire, un éditorial étincelant du quotidien dit de référence – en France -, c’est-à-dire Le Monde. Bien que le cadre ancien ait disparu, bien que la presse ne soit plus ce qu’elle a été, ce journal demeure celui qu’il faut prétendre lire lorsqu’on est responsable de quelque chose. Que l’on soit député ou ministre, haut-fonctionnaire ou journaliste bien sûr, habitué du Cac 40 ou syndicaliste, il convient, assez souvent encore, d’avoir Le Monde sous le bras, si possible une à deux heures après sa sortie des presses, si l’on habite Paris du moins.

Cet éditorial du Monde date du 7 mai, et il est d’une connerie confondante. Entendons-nous : depuis la lecture il y a bien quinze ans du livre d’Howard Gardner, Les intelligences multiples (Retz), je ne crois plus à ce qu’on m’avait seriné avec tant d’application. Disons que je ne crois plus à l’intelligence, car cette imagination sociale désigne en fait une forme particulière, que Gardner nomme fort justement, à mon avis, l’intelligence logico-mathématique. Celle des longues études et des brillants diplômes, celle du pouvoir, celle de la « réussite ». Les autres formes, pourtant fabuleuses, de savoir vivre, comme la capacité à se comprendre soi-même, à comprendre les autres, à se mouvoir, à changer la matière avec un marteau et un burin, tout cela n’existe pratiquement pas aux yeux aveugles de la société officielle.

Reprenons. Quand j’écris que le texte du Monde est d’une stupidité confondante, je sais que c’est cruel pour son auteur, homme ou femme. Seulement, je ne désigne pas une personne, mais un texte. Celui – ou celle – qui l’a écrit est peut-être bien très intelligent, dans le sens donné par Gardner, mêlant à des doses diverses et complémentaires, plusieurs variétés des sept formes d’intelligence qu’il avait définies au début des années 80. Reste que cet éditorial est en tout point ridicule. Car que dit-il, avec cette dose de componction qu’on trouvait jadis dans chaque livraison du quotidien ? Que les activités humaines – en l’occurrence l’industrialisation de la planète entière – nous ont fait changer d’ère géologique. Et je ne parle pas là de cette invention langagière, défendue notamment par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen, connue sous le nom d’Anthropocène, époque succédant à l’Holocène, et créée comme son nom le suggère par l’Homme.

Non, Le Monde parle d’un retour climatique hypothétique à l’ère du Pliocène, qui s’étend, selon les chiffrages couramment admis, de 5,33 millions d’années en arrière à 2, 58 millions d’années. « Ce mois-ci, dit le texte, la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère devrait, pour la première fois depuis quelques millions d’années, dépasser le seuil de 400 parties par million (ppm) dans l’hémisphère Nord ». À ce stade franchement délirant – nous serions donc les contemporains d’un événement jamais vu depuis l’apparition de l’Homme -, de deux choses l’une. Ou cette perspective est sérieuse et crédible, ou elle ne l’est pas.

Si elle ne l’est pas, Le Monde ne vaut pas mieux que Le Journal de Mickey. Mais si elle l’est, voici bien l’un des textes les plus ineptes de ces derniers temps. En effet, la simple logique voudrait alors que l’on trace quelques traits entre l’organisation économique et politique du monde et cette incroyable – qui peut le croire vraiment ? – tragédie qui nous rapproche certainement du pire. Si l’on écrit que le climat n’a jamais changé aussi vite, si l’on assure que « les fenêtres d’action se ferment peu à peu », alors il faut décréter la mobilisation générale. Car d’évidence, même si elle n’est pas déclarée, c’est tout de même la guerre.

Pas pour Le Monde, qui se contente d’insupportables palinodies. Je cite : « La question climatique pèse – et pèsera, plus encore, demain – sur la dégradation économique mondiale ». C’est grotesque. On parle d’un événement cataclysmique, et l’on en retient qu’il aura des effets sur la « dégradation économique mondiale ». En somme, on évoque le Pliocène pour mieux souligner les affres des sociétés riches du Nord au cours des prochains mois, ou années. Ma foi, quel tableau ! Quelle faillite de la pensée !

J’ajoute, comme je l’ai déjà écrit ici, que les pages Planète du Monde viennent de disparaître en tant qu’espace d’information distinct des autres. J’ajoute qu’exactement au même moment, la nouvelle direction du Monde a lancé un cahier quotidien appelé « Le Monde éco&entreprise ». On y vante, comme vous pouvez l’imaginer, l’entreprise, les fusions et acquisitions, les nanotechnologies, les forages pétroliers, demain les gaz de schiste et fatalement donc, la destruction de tout.

On ne saurait mieux résumer la régression en cours : d’une main on se libère des pages traitant – plus ou moins bien, souvent mal – de la crise écologique; de l’autre, on ouvre un vaste et précieux territoire « à un système de développement fondé sur la combustion des ressources fossiles et reposant sur les idées du XIXe siècle ». Je crois pouvoir écrire que je préfère encore de francs négationnistes de la crise climatique. Car il est reposant, car il est nécessaire de reconnaître adversaires ou ennemis. En revanche, il est épuisant de croiser à chaque coin de rue tant de mascarade, où le matois se cache derrière le jocrisse. Revenons-en à l’essentiel. En 2010, alors qu’il était en faillite, Le Monde a été racheté par trois capitalistes dont la fortune repose précisément sur le désastre.

Pierre Bergé, 120 millions d’euros de fortune personnelle.

Xavier Niel, 6,6 milliards de dollars de fortune personnelle (selon Forbes).

Matthieu Pigasse est directeur général délégué de la banque Lazard, après avoir été membre de cabinets ministériels auprès de DSK et Fabius.

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Changement climatique : retour au pliocène ?

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LE MONDE | 07.05.2013 à 12h08 • Mis à jour le 07.05.2013 à 15h40

 

Une centrale électrique à Venise, en juillet 2010.

Une centrale électrique à Venise, en juillet 2010. | REUTERS/ALESSANDRO GAROFALO

Indifférent aux controverses ou à l’embarras qu’il suscite, le changement climatique de notre planète poursuit son cours, inexorablement. Ce mois-ci, la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère devrait, pour la première fois depuis quelques millions d’années, dépasser le seuil de 400 parties par million (ppm) dans l’hémisphère Nord.

Pour être symbolique, ce cap n’en est pas moins alarmant. Il nous rappelle que, du fait des activités humaines, le climat terrestre s’altère à une vitesse sans équivalent dans l’histoire de notre espèce. Quelques jalons permettent de fixer les idées : les premiers fossiles d’humains anatomiquement modernes (Homo sapiens) sont vieux de quelque 200 000 ans, mais il faut remonter au début du pliocène, il y a plusieurs millions d’années, lorsque aucun être du genre Homo n’arpentait la surface du globe, pour retrouver de tels niveaux de CO2 dans l’atmosphère.

Les effets de cette mutation sur le changement climatique sont bel et bien tangibles : élévation du niveau des océans, destruction d’écosystèmes d’intérêt économique, augmentation de la fréquence et de la gravité des événements extrêmes – par exemple la récente sécheresse qui a frappé l’Amérique du Nord ou l’ouragan Sandy, qui, à l’automne 2012, a ravagé New York et la Côte est des Etats-Unis.

La communauté scientifique compétente prêche dans le désert depuis de nombreuses années. Elle est unanime. Elle ne cesse de prévenir des graves dangers qu’il y a à ignorer la science et à s’en remettre aveuglément à un système de développement fondé sur la combustion des ressources fossiles et reposant sur les idées du XIXe siècle – lorsque le monde paraissait encore infini au petit milliard d’êtres humains qui le peuplait.

Les fenêtres d’action se ferment peu à peu. Le seuil de stabilité climatique à très long terme, situé à 350 ppm par certains climatologues parmi les plus galonnés, est déjà loin derrière nous. Il a été franchi peu avant 1990. Quant à l’objectif de limiter à 2 °C le réchauffement d’ici à la fin du siècle, il est déjà presque intenable.

Que risque-t-on ? L’altération du climat est souvent perçue en termes de désagréments individuels. Le risque va bien au-delà. La question climatique pèse – et pèsera, plus encore, demain – sur la dégradation économique mondiale. Car, à l’heure où il est fortement question de dettes en tout genre, il faut le rappeler : le développement économique actuel ne se poursuit qu’en contractant une dette énorme vis-à-vis du système climatique.

Ce n’est pas une dette financière, mais géophysique. La première est contractée entre des hommes ou des institutions. Elle peut se renégocier, elle peut être annulée, le créancier peut toujours passer l’éponge.

La seconde est plus dangereuse : elle est contractée avec un monstre froid gouverné par les seules lois de la nature – la Terre. Nous n’aurons d’autre choix que de la rembourser, avec ce désagrément supplémentaire que personne n’a, aujourd’hui, la moindre certitude sur le taux de l’emprunt. La communauté internationale serait bien avisée de ne pas feindre de l’ignorer.

40 articles sur la bouffe industrielle

 Amis lecteurs de Planète sans visa, je ne pouvais manquer de vous signaler le hors-série de Charlie Hebdo qui vient de paraître. Au moins pour deux raisons. La première, c’est qu’il parle de l’industrialisation de la bouffe, phénomène inouï qu’il est très difficile – je dirais : impossible – d’appréhender dans toutes ses dimensions. En un peu plus d’un siècle, ce qu’on appelait jadis la nourriture est devenu une abstraction, une activité transnationale dont l’un des piliers est l’amoralité.

La seconde raison, c’est que j’ai écrit la totalité de la quarantaine d’articles que contient ce hors-série. Les dessins sont de Charb, de Luz, de Catherine, d’Honoré, de Cabu, de Riss, de Tignous, et les textes sont de moi. Autrement dit, en bien ou en mal, tout me revient.

Dois-je faire de la réclame pour mon propre travail ? Ben oui, quand même un peu. Et puis, il serait curieux que je ne parle pas de ce qui m’a occupé un peu et parfois beaucoup au cours des mois écoulés. Si vous voulez en savoir (un peu) plus, je vous renvoie à un site qui donne à lire un des quarante articles dans sa totalité (ici). À ceux qui achèteraient ce hors-série, qui le liraient et qui finalement l’apprécieraient, il n’est pas interdit d’en parler. Sans hypocrisie, je dois écrire ici que cela me ferait plaisir.

PS : Je continue à réfléchir à l’avenir de Planète sans visa, mais soyez sûrs que cela ne durera pas dix ans.

La Chine, Hollande et Le Monde de Natalie Nougayrède

Un mot pour remercier tous ceux qui ont envoyé ici – ou sur ma boîte de courrier électronique personnelle – des commentaires. J’en ai été profondément touché, bien plus que je ne saurais l’exprimer. Je n’ai pour autant pas pris de décision concernant l’avenir de Planète sans visa. Ce n’est certes pas pour obtenir encore davantage de soutien. Je crois que j’en ai assez. Seulement, je réfléchis, ce qui prend du temps.

Je vous laisse ci-dessous un mot concernant la visite que François Hollande mène en Chine en compagnie de huit ministres et de patrons. Je ne saurais trouver meilleure illustration du sous-titre de Planète sans visa – « une autre façon de voir la même chose » – que cet événement, qui fait comme de juste délirer les commentateurs. Tous ne rêvent que d’une chose : fourguer massivement à la Chine tout ce que nos usines peuvent fabriquer d’un peu compliqué. Et coûteux. Ainsi, pensent-ils, la balance commerciale retrouvera des couleurs. Ainsi, imaginent ces benêts, le chômage arrêtera peut-être ses bonds ce cabris.

Je laisse de côté une critique pourtant nécessaire de ces folles perspectives, préférant vous dire deux mots de la Chine réelle. L’industrialisation de l’Occident, qui fut le plus grand désastre humain de tous les temps – les crimes de masse sont une autre affaire, quoique -, disposait d’un hinterland. Un immense arrière-pays appelé Amérique, appelé Afrique, appelé Océanie, et même, dans une moindre mesure, appelé Asie. Sans ces espaces, sans les ressources en apparence infinies de ces continents, croyez-vous sérieusement que nous aurions de rutilantes voitures et des vacances à la neige ?

Ce monde de la profusion n’existe plus. Et la Chine – ses 1 milliard et 400 millions d’habitants – s’est jetée il y a trente ans dans un remake qui ne peut que conduire au collapsus écologique global. Ses besoins en terres, en eau, en bois, en pétrole, en acier, en gaz, sont simplement démesurés. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Seul le charbon est présent massivement dans le sous-sol chinois, ainsi que les terres rares, enjeu stratégique il est vrai. Pour l’essentiel, la fantastique croissance chinoise en cours ne peut exister sans un siphonnage stupéfiant par son ampleur des ressources d’autres pays, conquis par la diplomatie, la corruption, la politique, souvent les trois.

Je crois que très peu de gens en France ont conscience que le « miracle » chinois sur lequel glosent politiques, journaleux galonnés et patrons signifie en réalité la destruction accélérée du monde. Je ne vous accablerai pas de chiffres, non. Ils existent, soyez-en certains, et ils sont implacables, inouïs par certains aspects, mais il me faudrait la moitié d’un livre pour les présenter comme il le faudrait.

La Chine signifie la destruction du monde, je me répète volontairement. Et il n’est pas indifférent que l’ancien Premier ministre de droite Raffarin – il accompagne Hollande en Chine -, tous ses amis de l’UMP bien sûr, le PS en totalité évidemment, ne voient dans la dictature postmaoïste que la possibilité de conclure des contrats. Même mon si notable ami Mélenchon a pour Pékin les yeux aveugles de Chimène (ici). Faut-il ajouter que Le Pen en ayant le moyen, elle ferait exactement ce que tente Hollande en ce moment ? Autrement dit, notre misérable classe politique, incapable de voir la Lettre volée, celle d’Edgar Poe, bien en évidence sur la table, est globalement d’accord pour profiter de l’infernale croissance chinoise, espérant en retirer quelques menus avantages.

Mais la Chine, amis lecteurs, et j’y reviens pour la troisième fois, détruit ce qui reste du monde à une vitesse sans précédent. Ce qu’elle réalise en quelques années, ni les Pionniers de la Frontière américaine, ni les soldats de Sa si Gracieuse Majesté en Inde, ni les colons français en Afrique n’auraient pu y prétendre. Ils en auraient eu la volonté, assurément, mais les moyens, non. Car le machinisme radical – pensez aux machines géantes à dessoucher les arbres les mieux plantés – a transformé les activités humaines en un pur et simple massacre de la vie. Si vous avez l’occasion de vous rendre au Cambodge, au Laos, en Sibérie, au Guyana, au Liberia, et dans quantité d’autres pays que j’ignore, vous verrez, avec un peu de curiosité, ce que la demande chinoise laisse de forêts jadis sublimes.

Les missi dominici chinois sont en Afrique, où ils pompent le pétrole du Soudan, du Gabon, de l’Angola, du Cameroun, du Nigeria, du Congo, en se foutant on ne peut davantage de la bombe climatique qu’ils contribuent si magnifiquement à amorcer. Ils accaparent partout où c’est possible des terres agricoles – elles sont trop rares chez eux – pour que leurs petits-bourgeois, qui découvrent la viande, puissent continuer à bouffer du bœuf. Ils s’emparent de même de millions d’hectares, peu à peu transformés en biocarburants destinés à leurs putains de bagnoles. La Chine n’est-elle pas devenue le plus grand marché automobile de la planète ? Le salon de Shanghai, qui a ouvert ses portes le 21 avril, n’a pas assez de place pour accueillir les constructeurs occidentaux, ces imbéciles accourus la langue pantelante. Citation du journal La Croix (ici) : « Le président du constructeur américain General Motors, Bob Socia, est encore plus optimiste. Selon lui, le marché automobile chinois, déjà le premier du monde, devrait peser entre 30 et 35 millions de véhicules par an en 2022. « La croissance dans ce pays est tout simplement sans précédent. C’est très compétitif et chacun veut sa part du gâteau, a-t-il déclaré ».

Or tout se paie, quand on parle d’écologie, car tout se tient de manière définitive. La moitié des fleuves – parmi eux le Fleuve jaune ! – ne parviennent plus à la mer une partie de l’année, pour cause de surexploitation. Commentaire du ministre des Ressources en eau, Wang Shucheng, en 2004 : « Là où il y a une rivière, elle est à sec; là où il y a de l’eau, elle est polluée ». L’air des villes est devenu si dangereux que les chiffres des enquêtes sont un secret d’État. De même que l’Atlas des cancers, qui montrerait sans doute avec trop de clarté comment des millions de citoyens sont destinés à la mort pour cause d’industrialisation. Ne parlons pas des pâturages, qui deviennent poussière. Ne parlons pas du désert, aux portes de Pékin. La Chine est une Apocalypse.

Je pensais tout à l’heure à un affreux éditorial du journal Le Monde, signé par la nouvelle directrice, Natalie Nougayrède. Vous le trouverez ci-dessous, et même s’il est réservé aux abonnés, je prends sur moi ce modeste écart de conduite, car il le mérite. Sous le titre absurde Le XXIe siècle se joue en Asie – qui aurait imaginé en 1913 les totalitarismes, les guerres mondiales, la décolonisation, la bombe nucléaire ? -, madame Nougayrède joue les Pythies. C’est affreux à chaque ligne. Vous lirez par vous même. En tout cas, et alors qu’il est question de la Chine tout de même, pas un mot sur le cataclysme planétaire en cours, pourtant provoqué par la folie économique des bureaucrates au pouvoir. Cela n’existe pas. Dans l’univers de madame Nougayrède, la crise écologique n’existe pas. Et du même coup, son auguste quotidien se met au service du faux, cette vaste entreprise qui consiste à prétendre qu’il fait jour à minuit.

Preuve s’il en était besoin du destin du Monde : le 29 avril, dans quelques jours donc, les pages Planète du journal vont disparaître, comme avant elles, celle du New York Times (ici). Voici quelques lignes écrites par les journalistes de ce service : « À partir du lundi 29 avril, il n’y aura plus de pages quotidiennes Planète dans Le Monde. Cet espace dédié permettait, depuis 2008, de traiter des sujets majeurs – climat, transition énergétique, démographie, urbanisation, santé et environnement, alimentation, biodiversité, etc. – dont les déclinaisons régionales et nationales sont innombrables (…)  L’équipe de Planète (…) considère que la disparition de ces pages quotidiennes dédiées, qui constituaient un espace original par rapport à l’offre des autres médias, est en totale contradiction avec la volonté affirmée de vouloir faire un journal qui se distingue de sa concurrence ».

J’ajoute que cette disparition est cohérente avec l’aveuglement total, et légèrement pitoyable, des nombreuses oligarchies coalisées qui mènent notre société. Politiques, journalistes, économistes, patrons sont de la race de ceux qui menèrent les peuples au désastre en 1914 et en 1939. Ne rêvons pas, nous sommes dans ces mains-là.

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L’éditorial de Nathalie Nougayrède

Le XXIe siècle se joue en Asie

• Mis à jour le

En mars, le dernier char d’assaut américain a quitté l’Allemagne. Le premier était arrivé en 1944. Se clôt ainsi, comme l’a fait remarquer la revue Stars and Stripes de l’armée américaine, « tout un chapitre d’histoire ». Le 25 avril, François Hollande entame sa première visite en Chine, avec comme principal objectif, semble-t-il, une quête de réassurances économiques.

Quel rapport entre ces deux faits ? Le basculement d’une époque. La fin d’un monde, celui du XXe siècle et de ses ombres portées sur l’agencement des puissances. Se poursuit le reflux américain d’Europe, suite logique du « pivot » (réorientation) vers l’Asie-Pacifique voulu par le président Obama. Se poursuivent aussi les affres européennes, dans le lancinant sentiment de déclassement lié à la crise. Voilà que le président d’une France agitée de turbulences politiques et de débats sociétaux acharnés, au coeur d’une Europe saisie de doutes identitaires et monétaires, donne l’impression de solliciter quelque réconfort auprès d’une nouvelle direction chinoise dont les intentions, sur la scène mondiale, restent, à ce stade, assez énigmatiques.

La Chine a la particularité d’offrir depuis deux décennies le spectacle de transformations économiques d’une dimension et d’un rythme sans précédents dans l’histoire de l’humanité. Tout en s’en tenant, sur le plan politique, et avec une régularité de métronome, à un changement de casting à la tête de l’Etat et du parti tous les dix ans environ – pas plus. M. Hollande est à Pékin avec des préoccupations d’investissements et de commerce. Cela n’étonnera personne en ces temps où la quête des marchés et des capitaux chinois bat son plein. C’est à peine si la presse britannique, en l’occurrence le Financial Times, relève le « traitement tapis rouge » réservé par les dignitaires chinois au chef d’Etat français, alors que David Cameron se trouve mis à l’index par ce même régime pour avoir osé, en 2012, réserver bon accueil au dalaï-lama.

La Chine suit de très près les tourments des Européens, la fragilité de la monnaie unique et d’une Union au projet politique en panne. Elle suit tout aussi attentivement la façon dont pourrait se former un nouveau canevas transatlantique dédié au libre-échange. On veut parler, ici, du projet d’accord Etats-Unis – Union européenne sur la création d’un grand ensemble tarifaire et normatif, que le président Barack Obama a décidé de placer parmi ses priorités internationales sitôt réélu. Un projet annoncé lors de son discours sur l’état de l’Union, en février, et qui mériterait plus de débat public en Europe..

Ce grand ensemble de libre-échange regrouperait 50 % du PIB mondial, aiderait la croissance, et consoliderait Américains et Européens face au grand défi chinois du XXIe siècle. La logique est la suivante : si l’ensemble transatlantique ne s’organise pas mieux, la Chine ne finira-t-elle pas, un jour, par imposer ses normes en arguant de son poids de deuxième économie mondiale ?

M. Hollande, qui avance à pas de loup sur ce terrain comme sur d’autres, n’a pas placé la France en force motrice de ce projet. Sans, non plus, chercher à s’en démarquer ostensiblement.

Les états d’âme français bien connus s’agissant d' »exception culturelle » ou de questions agricoles, bref, la réticence à s’aligner sur les conceptions américaines, n’auront certainement pas échappé à Pékin. Le pouvoir chinois sait bien que, même si l’accord de libre-échange est négocié avec Washington par la Commission de Bruxelles, les sensibilités nationales figurent inévitablement au tableau.

En matière commerciale, plus le projet est ambitieux, plus le diable se niche dans les détails. Le risque d’un trop grand effacement français sur ce « front »-là est que la chancelière allemande, Angela Merkel, prenne les devants et fasse la pluie et le beau temps dans cette négociation, en ligne directe avec les Américains, qui aimeraient que les choses aboutissent au pas de charge : en deux ans. On imagine cependant les tiraillements outre-Rhin, où la viande américaine aux hormones n’est pas exactement populaire, et où s’impose surtout une réalité nouvelle : depuis 2012, le premier partenaire commercial de l’Allemagne est la Chine.

Les responsables chinois ont tiré un trait depuis belle lurette sur les terrifiantes chimères du maoïsme, mais ils entretiennent, s’agissant de la France, une nostalgie marquée pour les années 1960, quand de Gaulle se démarqua des Américains en reconnaissant la Chine populaire. Le Général qualifiait sans hésiter le régime de Pékin de « dictature », mais fixait du regard les horizons larges et l’histoire des nations – « la Chine de toujours », disait-il. La stratégie de la France et de l’Europe face au « pivot » est inexistante. Le regard plutôt tourné vers leur nombril, les Européens laissent les Etats-Unis déployer seuls un jeu compliqué, qui hésite entre engagement et endiguement, face à l’ascension chinoise.

On peut évaluer politiquement l’accord de libre-échange qu’ambitionne Barack Obama : une relance de la relation transatlantique un peu moribonde pendant son premier mandat, avec, comme pendant, la création d’un autre ensemble de libre-échange, « transpacifique », que le Japon vient de rejoindre. Un bloc euro-atlantico-asiatique face à la Chine ? Pas si simple. Washington a fait savoir que si la Chine acceptait d’entrer dans un système de règles communes, la porte lui serait ouverte.

L’enjeu est de trouver la manière dont la puissance chinoise pourra être insérée dans un ordre mondial en transition. Le commerce et la sécurité vont de pair. La France, pas plus que l’Europe, n’a les moyens d’être acteur stratégique de poids en Asie-Pacifique. Mais elle doit afficher un choix clair. Pour accroître les chances de renouer avec la croissance, pour afficher un ancrage dans un grand ensemble où, derrière les questions tarifaires, se forgeront rien de moins que l’architecture et les normes du monde de demain, la France de François Hollande doit s’engager de plain-pied. Elle doit soutenir avec détermination ce projet. Le voyage à Pékin est l’occasion à ne pas rater pour sortir des ambiguïtés. Le XXIe siècle se joue en Asie.

Natalie Nougayrède

Que crèvent ces pauvres cons d’Indiens

Publié dans Charlie Hebdo le 3 avril 2013 (depuis cette date, l’Atlantic Star a changé de route, et se trouverait en Turquie)

Bateau sur l’eau. L’Atlantic Star, un navire de 241 mètres de long, part se faire démanteler en Inde. Le fric pour les armateurs, l’amiante et le cancer pour les peigne-culs au pied nu.

Le Karaboudjan ! Dans Le Crabe aux pinces d’or, Tintin est prisonnier à bord de ce foutu cargo au nom arménien. Or l’Arménie n’a pas d’accès à la mer, ce qui n’est pas bien grave, car le navire sera bientôt rebaptisé, après un faux naufrage, Djebel Amilah. La suite de l’histoire s’appelle l’Atlantic Star. Ce bateau de croisière immensément étiré – 241 mètres de longueur, 1585 passagers possibles – a été construit aux chantiers navals de La Seyne (Var) en 1982, et livré en 1984 à une compagnie italienne, sous le nom de FairSky. Il s’appellera aussi Sky Princess, Pacific Sky, Sky Wonder, changeant au moins quatre fois d’armateur.

Le dernier, l’Espagnol Pullmantur Cruises, est une filiale – attention, ça devient complexe – d’une énorme boîte américano-norvégienne, Royal Caribbean International, basée à Miami mais inscrite au registre du commerce de Monrovia, charmante capitale de l’État fantôme appelé Liberia. Mais simplifions. Après divers suicides à bord, le viol et l’assassinat d’une passagère, une méningite mortelle, et diverses pannes très graves, le navire manque s’échouer sur les côtes turques après une collision en 2008. L’affaire est devenue de moins en moins rentable. Le 13 septembre 2010, portant enfin le nom d’Atlantic Star, il jette l’ancre dans le port de Marseille, où il devient, dans le jargon maritime, un navire ventouse, car il ne bouge plus.

Et soudain, le 18 mars 2013, l’Atlantic Star se fait la malle. Ses moteurs sont-ils en si mauvais état ? En tout cas, il est tiré par un remorqueur panaméen, Ionion Pelagos. Et il ne s’appelle plus Atlantic Star, mais seulement Antic : les proprios se sont contentés de faire effacer quelques lettres sur la coque. À Paris, l’un des meilleurs connaisseurs du transport maritime, Jacky Bonnemains, sursaute. Le président de Robin des Bois voit immédiatement l’embrouille, car l’Antic est bourré jusqu’à la gueule d’amiante, et probablement de quantité d’autres saloperies, très dangereuses à manipuler. Des leurres sont lancés comme bouteilles à la mer, probablement par l’armateur. Le navire irait en Turquie, pour s’y faire démantibuler. Ce bon Antic, ne donne pas sa position, mais le remorqueur, si.

« Il est entre la Sicile et l’île de Malte, raconte pour Charlie Christine Bossard, de Robin des Bois [le 28 mars], et il devrait être en vue de Port-Saïd, sa nouvelle destination, le 30 mars. Juste à l’entrée dans le canal de Suez ». Pour les détectives de Robin des Bois, il n’y a pas de doute : le navire pourri part en direction des chantiers navals d’Alang, en Inde, où atterrissent la plupart des bateaux de croisière en fin de vie. « Ce n’est pas certain, mais c’est désormais le plus probable, ajoute Christine Bossard. L’Antic risque de rejoindre, dans l’indifférence générale, quantité de navires européens, et par exemple un fleuve entier de porte containers allemands, qui vont se faire démanteler en Inde ».

À l’automne 2012, la merveilleuse revue de photojournalisme 6 mois publie une enquête du cinéaste bangladais Shaheen Dill Riaz. Dans les chantiers navals de Chittatong, le grand port du Bangladesh, les vrais pauvres du monde éventrent les navires du Nord les pieds nus dans la boue et les déchets de métal, sans aucune des protections conquises au Nord. Ils n’ont pas le temps de se plaindre, car ils meurent, remplacés par d’autres candidats au suicide.

Comme c’est étrange ! En 2006, un vaste show avait permis à Greenpeace de monter une opération héliportée contre le porte-avions Clemenceau, qui partait se faire désosser en Inde. Farci d’amiante, le bateau était revenu piteusement à Brest. Et aujourd’hui, total silence de la galaxie écologiste.

Comme c’est étrange ! Charlie vous gardait le meilleur pour la fin. L’Antic n’appartient plus, en fait, à Pullmantur Cruises, qui l’a opportunément revendu à STX France, juste avant son départ de Marseille. Or STX, c’est nous : l’État est actionnaire à hauteur de 33,34%. Pourquoi Hollande et Ayrault ont couvert l’opération ? Parce que Pullmantur a promis d’acheter à la France un mégapaquebot de la classe Oasis of the Seas, qui remplira les carnets de commande de Saint-Nazaire. Que crèvent donc ces connards d’Indiens au pied nu.

Anecdote sur Marion Bougeard et Cahuzac (donc Stéphane Fouks)

À l’été 2010, j’ai pris conscience de ce qui se préparait autour des gaz de schistes. J’y ai été aidé par la chance, et j’ai écrit le premier papier qui annonçait la grande bagarre (Charlie Hebdo du 6 octobre 2010). J’avais alerté dès avant cela José Bové, et même si je n’oserai prétendre que tout est venu de là, le fait est que je me suis retrouvé en toute première ligne quand commençaient les tirs de barrage. Ici même, sur Planète sans visa, j’ai écrit une flopée d’articles, y compris quand personne ne se préoccupait encore du sujet. Je vous renvoie à la lecture de ceux qui parlent de Julien Balkany (ici, ici, ici, ici, ici,  et là).

La suite est très plaisante, si toutefois on se bouche le nez avant de rire. Évidemment, il convient de vous resituer la personne de Julien Balkany. Il est le demi-frère de Patrick Balkany, grand ami de Nicolas Sarkozy. Lequel Patrick, malgré ses ennuis avec la justice, est redevenu maire de Levallois-Perret après avoir été patron de radio sur l’île antillaise de Saint-Martin, où il s’était réfugié. Je n’invente rien. Julien, bien plus jeune, a monté des affaires autour du pétrole au Texas, où il a connu des déboires et de viles attaques sur sa manière de concevoir le business.

Au moment où je m’intéressai à lui, en décembre 2010, il était vice-président de la société Toreador, et sur le point de réussir un deal extravagant en s’appuyant sur une grande société américaine, farcie d’anciens pontes de l’administration (W) Bush, Hess. Hess était apparemment tentée d’investir 200 millions de dollars dans des projets d’extraction de pétrole de schiste en Île de France, où l’on disait que dormaient dans le sol 70 années de production pétrolière d’un pays comme le Koweit. Je vous passe les détails, qui figurent dans les articles précités. Un mot encore pour le contexte : deux grands milliardaires, Albert Frère et Paul Desmarais, étaient visiblement intéressés par les perspectives françaises. Deux hommes décorés des mains de Sarkozy de la plus haute distinction française, la grand-croix de la Légion d’honneur, qui compte moins de 65 personnes en vie. Singularité supplémentaire : cette décoration ne peut pas être donnée à plus de deux étrangers chaque année. Or Desmarais est Canadien, Frère est Belge.

Ayant écrit de la sorte sur Planète sans visa, j’ai fatalement attiré l’attention de ces excellentes personnes, qui paient des professionnels pour surveiller ce qu’on dit d’eux. Et quand j’ai appelé plusieurs fois la société Toreador pour demander à rencontrer Julien Balkany, je n’ai d’abord eu droit qu’au silence. Soyons franc, cela n’a pas duré. Le 28 février 2011, j’ai reçu le mail suivant :

Le 28 févr. 11 à 18:00, bougeard.+++@+++.com a écrit :

> Bonjour
> Comme dit dans mon message, il serait mieux de se rencontrer autour
> d’un cafe.
> Julien vous propose demain a 18h, mercredi a 8h30 ou 17h ou 18h ou
> jeudi matin entre 8h30 et 11h30.
> Confirmez moi quel creneau vous convient.
> Marion Bougeard

Son contenu signifie que j’avais eu un premier échange avec madame Bougeard, que je n’ai pas conservé. Mais qui était Marion Bougeard ? Je l’ignorais totalement. Je pensais qu’elle était la secrétaire de Balkany, en quoi j’avais tort. À tout prendre, l’inverse aurait été plus vrai. En tout cas, le 1er mars, à 18 heures, je me trouvais au café de la Paix, à Paris, où le rendez-vous avait été fixé. Si je me souviens bien, nous ne sommes pas restés café de la Paix, pour une raison de place, et sommes allés dans un bistrot calme du quartier de l’Opéra. Oh, un détail : Balkany était accompagné. Par Marion Bougeard, qui n’était pas sa secrétaire.

Quand ai-je su qu’elle était salariée d’Euro RSCG ? Je ne sais plus. Probablement ce soir-là. Je me rappelle deux choses saisissantes, ou plutôt trois. Un, j’ai demandé confirmation auprès de Balkany d’un voyage express en Falcon – un coûteux avion privé – entre Paris et Brazzaville, pour fêter l’anniversaire du fils du chef bien-aimé du Congo, Denis Sassou-Nguesso. Denis, c’est le père, au centre aujourd’hui d’une enquête sur les biens mal acquis, c’est-à-dire payés par le vol des ressources naturelles du pays. Denis, c’est le père, et Denis Christel le fils, qui tient le pétrole, et donc les milliards de dollars. Je rappelle en un coup de vent sinistre qu’une guerre civile a fait là-bas en 1997 peut-être 40 000 morts, peut-être plus sur une population de moins de 4,5 millions d’habitants. Cela ferait 650 000 morts chez nous. Et le pétrole, ainsi que notre compagnie nationale Elf étaient au centre des affrontements entre « Zoulous » et « Ninjas ».

Un donc, j’obtins la confirmation des belles relations entre Denis Christel et Julien Balkany. Je ne serais pas venu pour rien. Mais, deux, j’appris ce soir-là jusqu’à quel point l’on peut être ventriloque. Car ce n’était pas Julien Balkany qui parlait, avec des phrases pratiquement apprises par cœur, sans oublier une gestuelle parfaitement rodée. Non, c’était Marion Bougeard, qui coachait son jeune poulain en feignant d’être une nunuche. Le numéro, sans doute testé bien d’autres fois, était vraiment au point. Trois enfin, je compris physiquement ce que je savais intellectuellement : cette affaire de pétrole dans le Bassin parisien était incroyablement sérieuse. On m’envoyait une manipulatrice, mais d’autres, ailleurs, dans des circonstances moins « démocratiques », auraient certainement employé d’autres moyens. Je m’en tirais bien.

J’ai repensé quelquefois à Marion Bougeard, surtout depuis les débuts de l’affaire Cahuzac. Car cette experte était jusqu’à ces dernières semaines la conseillère en communication du ministre déchu. Tout en étant l’une des plus haut responsables de cette agence de pub appelée Euro RSCG, devenue l’été passé Havas Worldwide. Je ne suis pas sûr de devoir insister. Ou si ? La pub est-elle autre chose que l’industrie du mensonge ? Bougeard, après avoir conseillé Liliane Bettencourt – mais oui, je vous assure -, formatait en vue de grands horizons Julien Balkany avant de servir la cause de Cahuzac. Ne pas y voir la parabole de notre monde malade serait une faute contre l’esprit.

Oh ! pourquoi au fait avoir évoqué la noble figure de Stéphane Fouks dans le titre de cet article ? Parce que Fouks est lui aussi l’un des patrons de Euro RSCG. Si vous avez lu mon papier précédent, vous savez le rôle qu’il a joué dans le courant rocardien du PS. Et ses liens d’amitié puissants avec le ministre de l’Intérieur Manuel Valls et l’ancien conseiller sarkozyste Alain Bauer. Oh ! ne pas oublier que Fouks et sa petite bande étaient les grands conseillers permanents de DSK jusqu’au moment de sa chute finale. Preuve qu’on ne gagne pas à tous les coups ? En effet. Mais c’est la loi du genre pour ceux qui misent à tous les coups et sur tant de chevaux à la fois.