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Un début de vérité sur la grippe porcine (dite H1N1)

Thibault Schneeberger, de Genève, vient de m’envoyer un cadeau royal, et je l’en remercie chaleureusement. Il s’agit d’un documentaire de la télé suisse romande, remarquable de la première à la dernière image. Vite, vite ! On peut, pour le moment en tout cas, le visionner depuis un ordinateur (ici). De quoi parle-t-il ? De cette grippe porcine que les autorités officielles ont préféré – opportunément – appeler H1N1.

Je vous ai parlé plus d’une fois de cette affaire extraordinaire, dès ce printemps (ici), m’étonnant que personne ne pointe le doigt sur le village mexicain de La Gloria, où se trouve une immense porcherie industrielle, Granjas Carroll,  filiale du géant américain Smithfield Foods, le plus gros producteur mondial de porcs. Smithfield Foods, et je vous souhaite bon appétit, est le propriétaire en France de Justin Bridou et de Cochonou, entre autres. La première victime de la grippe porcine est un gamin de La Gloria, ce que les autorités ont longtemps nié (ce point n’est pas dans le film).

Je crois, et si je me trompe, qu’on me pardonne, que le journaliste Ventura Samara est le seul, en tout cas en langue française, à avoir mené une enquête à La Gloria. Je ne vais pas vous raconter le film, mais vous livrer quelques impressions, brut de décoffrage. On y voit le réel, c’est aussi simple que cela. J’ajoute que je connais le Mexique, et que, quand j’entends Dona Teresa Hernandes Rivera – une petite dame – parler de la corruption généralisée, je n’ai guère besoin de preuves. Quand j’entends le ministre de la Santé José Angel Cordoba dire : « Tous les standards de l’environnement et de l’eau [à la porcherie Granjas Carroll ] sont respectés. Le problème pourrait venir des familles qui détiennent à la maison des porcs, dans des conditions qui ne sont pas les meilleures », je n’ai pas réellement besoin d’une autre démonstration.

Et pourtant ! Et pourtant ce film m’a soufflé. Il y a plus de neuf chances sur dix pour que la grippe qui affole notre système de santé soit né autour de cet élevage concentrationnaire de porcs. Immonde est encore un faible mot. Des centaines de cadavres de porcs croupissent en permanence dans des fosses au contact du sol et de la nappe phréatique. Savez-vous combien cette soi-disant ferme compte de porcs ? 100 000 ! La nourriture OGM vient par trains du Canada ou des États-Unis, aucun officiel, aucun vétérinaire autre que ceux de la transnationale ne pénètrent dans les locaux, où tout est automatisé. Une poignée d’ouvriers règne sur un empire de bidoche. Des lagunes sont emplies de merde de cochons et de seringues qui ont servi à piquer les animaux à coup d’hormones et d’antibiotiques. Les rats prolifèrent, les chiens errants prolifèrent, qui bouffent du porc mort au champ d’horreur, avant d’aller se faire caresser par les gosses du village.

Aucune analyse d’eau, d’air, de poussière n’a été ordonnée. Sur les centaines de prises de sang effectuées sur les villageois, aucune n’a été rendue publique. Officiellement, seul un petit gosse aurait donc été touché par la grippe. C’est crédible. Très. Des centaines d’habitants de La Gloria et des environs ont été touchés, et le sont, par des maladies respiratoires atypiques. Mais tout le monde s’en contrefout car, comme le dit sans ciller le ministre, « les investisseurs étrangers sont les bienvenus ». Tu parles ! Le traité de libre-échange Alena, préparé sous Bush père, mais signé par Bill Clinton, a changé le Mexique en une colonie. À La Gloria, les médecins ne veulent pas parler, car ils ont PEUR. L’un d’eux, masqué, raconte l’incroyable sort sanitaire fait aux habitants, et conclut que, si personne ne veut parler, c’est parce que chacun craint d’être tué. Tué, c’est aussi simple que cela.

Ce que j’appellerai un énième chapitre de l’histoire vraie du monde, au temps du choléra planétaire.

PS : Que faire ? Ce qui précède n’est pas une réponse à cette question obsédante. Je tenterai de donner d’ici peu un article sur le sujet, mais en attendant, réfléchissons un peu. Il faudra de toute façon commencer par quelque chose. En l’occurrence, s’il existait un mouvement réel de la société, il est évident que nous serions une bonne centaine à occuper jour et nuit le siège de Justin Bridou. Et que nous n’en sortirions pas, en tout cas pas volontairement, tant qu’une mission indépendante n’aurait été formée pour enquêter à La Gloria sur la situation des riverains de la porcherie industrielle. Il me paraît qu’une action de cette nature aurait un sens. Mais le mouvement susceptible de lancer ce genre de choses n’existe pas. Il est à inventer.

Le Centre d’information des viandes (CIV) est un lobby rigolo (si)

Oh, il faudra bien que je raconte un jour certains épisodes de l’écriture de mon livre Bidoche. Il ne faut pas croire qu’on trime sans rigoler. Non pas. Il y a des instants étonnamment plaisants, où l’on rit à gorge déployée. Mais aujourd’hui, je me vois contraint de prendre la mine sérieuse pour vous parler d’un prodigieux communiqué du Centre d’information des viandes (CIV). Le CIV est le noyau central du lobby de la viande industrielle en France. La place a été bonne, elle commence à être moins enviable.

De tous côtés, comme vous le savez sans doute, la critique monte contre la consommation de viande. L’industrialisation de ce qui était, jadis, une nourriture, a été un projet pensé, mené, réalisé par une petite armée de technocrates des années soixante, au premier rang desquels il faut mettre Edgard Pisani, ancien ministre de l’Agriculture de De Gaulle. La critique monte parce que la situation devient folle. La viande industrielle est mauvaise pour la santé humaine, nous menace d’épouvantables épizooties se changeant en épidémies, contribue à la destruction des forêts tropicales et à la violation des droits de l’homme dans des pays comme l’Argentine ou le Paraguay – via le soja – et aggrave la crise climatique par des émissions majeures de gaz à effet de serre. On a connu mieux.

Au passage, les animaux ont été changés en morceaux de barbaque auxquels tous les traitements possibles sont applicables. On appelle cela de la barbarie. Une pure et simple barbarie. Là-dessus, mon livre. Là-dessus, une grève symbolique de la viande pendant Copenhague, lancée par une dizaine de personnes, dont je suis (ici). Pour la toute première fois de son existence, le lobby français de la viande est placé dans une situation où il lui faut défendre son…beefsteak. Dès la parution de mon livre, ses chefs ont décidé de refuser tout débat avec moi. Bien des médias ont proposé des face-à-face : refus indigné. Je sens le soufre. Je suis le diablotin des abattoirs et je le revendique d’ailleurs. Sauf que Copenhague. Sauf que l’élevage mondial émet davantage de gaz à effet de serre que tous les transports humains réunis, dont la sainte bagnole. Sauf que la critique commence à faire mouche.

Alors, un communiqué sublime du CIV, que vous trouverez en annexe de ce texte. Il est sublime pour une première raison. C’est qu’il est patriotard. Dans un univers mondialisé comme l’est celui de la bidoche, il faut avoir un culot d’acier pour prétendre que tout serait pour le mieux à l’intérieur de nos frontières. Ce communiqué nous rejoue le fandango – avec castagnettes – du nuage de Tchernobyl, qui n’avait pas eu le droit de franchir la frontière française sur ordre des autorités publiques. À en croire le texte savoureux du CIV, il y aurait la France vertueuse et le reste du monde, dont ces damnés Américains.

Oh, je suis sûr que cela marche auprès des ignorants. Mais comme écrivit je ne sais plus qui, « si le mensonge règne sur le monde, qu’au moins cela ne soit pas par moi ». Et ce ne sera pas par moi. Évidemment, le communiqué ne parle que du bœuf, le plus présentable de la famille industrielle. Et pour cause ! Voyez le cas du porc, élevé au soja dans des élevages hors sol où se répandent comme la poudre des joyeusetés comme le Sarm (ici). La France est non seulement l’un des principaux producteurs dans le monde, mais ses exportations ne cessent d’augmenter. Entre 2002 et 2006, elles sont passées de 604 900 tec (tonne équivalent carcasse) à 660 700 en 2006. Qui dit mieux ?

Le poulet ? Extrait d’un document du très officiel Institut technique de l’aviculture (Itavi) : « Depuis 1970, le développement de nos exportations de volailles a accompagné le développement du marché mondial caractérisé par une forte hausse des niveaux de consommation et un développement du commerce international. De 1970 au milieu des années 80, le développement des exportations françaises s’est fait essentiellement à destination des marchés du Proche et Moyen Orient. Les ventes à destination du marché intra communautaire ont ensuite pris le relais, elles ont quintuplé de 1985 à 1997 ». En 2008, le solde du seul secteur de l’exportation de volailles de chair était positif de 526 millions d’euros.

Et vers qui ces bons seigneurs exportent-ils ? Entre autres, vers l’Afrique. Reportez-vous à la belle campagne nommée Exportations de poulets, l’Europe plume l’Afrique (ici). Voici un extrait de texte qui accompagne l’action, et vous m’en direz des nouvelles : « Dans presque tous les pays en développement l’élevage de volailles par les familles pauvres, rurales ou urbaines, participe au renforcement d’une agriculture familiale vitale pour les emplois et la sécurité alimentaire. Or, en Afrique, les importations de volaille augmentent depuis 1999 de près de 20 % chaque année, et mettent en péril les filières avicoles locales.

Ce marché africain porteur est convoité par les entreprises multinationales qui contrôlent des filières industrielles totalement intégrées, de l’élevage à la transformation, jusqu’au consommateur final. Parmi elles, des entreprises européennes, en particulier françaises, intensifient toujours plus la production, délocalisent au Brésil ou en Thaïlande pour réduire leurs coûts de production et tirer les prix à la baisse ».

La France, cette France dont ne parle pas le CIV, est le cinquième producteur mondial de volaille, le deuxième producteur mondial de canard, le deuxième producteur mondial de dinde, mais aussi le premier producteur de volaille de l’Union Européenne et le premier producteur européen de dinde et de pintade. Mais heureusement pour le lobby, il y a donc les bovins. Ce qu’il ne peut écrire, c’est  que la France est le premier producteur européen de cette noble marchandise, et qu’elle abat le quart des vaches de l’Union européenne. Ni qu’elle est le premier consommateur de cette viande en Europe. Ni qu’elle exporte pour 1 044,8 millions € de bovins vivants en 2008. Ni qu’elle exporte 1 022,1 millions € de viande déjà abattue, en 2008 toujours. Ni que ces animaux profitent de certaines des plus belles avancées de l’industrie, comme l’usage massif d’antibiotiques et l’ajout de compléments alimentaires comme les tourteaux de soja ou de maïs ensilé dopé aux engrais et pesticides. Ni bien entendu que les veaux sont retirés à leur mère un ou deux jours après leur naissance – laissés libres, ils téteraient au moins huit mois -, puis contraints dans des espaces qui leur interdisent à peu près tout mouvement. La viande de veau doit être blanche, savez-vous ?

Mais alors, que dit le CIV ? N’importe quoi. Des chiffres sans aucune référence – pour cause -, des rapprochements, des têtes-à-queue, des proclamations. Concernant les questions de santé publique évoquées dans le communiqué ci-dessous, vous m’excuserez de ne pas développer, car je l’ai longuement fait dans mon livre, et ce coup-ci, ce n’est pas de la publicité, mais plus simplement que j’ai un travail, rémunéré, à terminer. Je note deux détails, qui révèlent le tout. Le premier : l’usage si commode du mot moyenne. Les nourrissons, les grabataires, les végétariens, les gens raisonnables – ils existent – sont enrégimentés dans les chiffrages fantaisistes du CIV. Deuxième détail : le CIV note avec une kolossale finesse qu’au « au regard de ces chiffres, comment peut-on rendre les viandes de boucherie responsables, en France, de l’augmentation des maladies chroniques (cancer, obésité, maladies cardio-vasculaires…) ? ».

Ce truc est vieux comme le monde. Personne, à ma connaissance en tout cas, n’écrit que « les viandes » seraient « responsables » de l’augmentation des maladies chroniques. Il s’agit d’une manière évidente de disqualifier avant qu’il ait ouvert la bouche le moindre contradicteur. Personne ne l’écrit, mais des études, fort nombreuses, publiées dans les meilleures revues scientifiques de la planète, mettent en évidence des liens entre forte consommation de viande rouge et de charcuterie et ces fameuses maladies.

What else ? Je me marre à nouveau, car quand on en est réduit à de si pauvres arguments en face d’une telle mise en cause globale, argumentée, documentée, c’est qu’il y a le feu au lac pour l’industrie de la bidoche. Peu m’importe, vous pouvez me croire, que le lobby oublie volontairement de parler de Bidoche, mon livre. Ou plutôt, sérieusement, je dois dire que je m’en félicite. Car c’est la preuve, à mes yeux décisive, que le lobby n’a rien à répondre. Rien d’important. Rien de convaincant. D’un côté mon travail, qui pointe des dizaines de questions sans réponse. Et de l’autre le vide.

Les Tupamaros s’emparent du fleuve Uruguay (À l’abordage !)

Et si on parlait d’élections présidentielles, les amis ? Je vois que vous êtes d’accord et j’en profite pour évoquer le sort d’un pays inconnu, l’Uruguay, où un nouveau président vient de naître. Mais avant cela, comme vous en avez peut-être l’habitude, un léger détour. La Asamblea Ciudadana Ambiental de Gualeguaychú – L’Assemblée environnementale et citoyenne de Gualeguaychú – ne veut pas de l’usine de cellulose Botnia, propriété d’une transnationale finlandaise. Gualeguaychú est une petite ville argentine juste au-dessus de Buenos Aires, qui borde le fleuve Uruguay. De l’autre côté, l’Uruguay, précisément. Et cette énorme usine destinée à la pâte à papier, qui représente le plus important investissement privé jamais réalisé dans ce petit pays. Plus d’un milliard de dollars au total.

Je suis obligé de résumer à grands traits. Les premiers à s’inquiéter des conséquences écologiques prévisibles pour le fleuve ont été des Uruguayens de la bourgade située en face de Gualeguaychú, de l’autre côté du fleuve, Fray Bentos. Des membres de l’association Movimiento por la Vida, el Trabajo y el Desarrollo Sustentable, ou Mouvement pour la vie, le travail et le développement durable. Comme ils ne sont pas crétins, ils se doutaient bien que l’usage massif de dioxyde de chlore et de peroxyde d’hydrogène pour blanchir le papier aurait des effets désastreux sur l’état écologique du fleuve. Et quelles que soient les méthodes de contrôle retenues. Isolés dans leur propre pays, l’Uruguay – apparemment ravi de l’installation de Botnia -, ceux de Fray Bentos traversèrent simplement le pont sur le fleuve, tentant d’entraîner des habitants de la ville argentine de Gualeguaychú dans cette bagarre éminemment écologiste.

Et alors, miracle. À Gualeguaychú se crée un mouvement populaire qui reçoit des soutiens de toute l’Argentine. Un mouvement enraciné, puissant, constant, qui occupe à maintes reprises le pont sur le fleuve, organisant même un blocus routier. L’Argentine porte l’affaire devant la justice internationale, l’Uruguay se fâche et dépose une plainte devant l’Organisation des États américains, le prix Nobel de Paix argentin Adolfo Pérez Esquivel propose pour sa part une médiation, etc. Depuis que dure l’affaire, commencée pour de bon il y a cinq ans, la tension est à peine descendue. À une autre époque, nul doute que cet affrontement géant se serait achevé par une guerre entre les deux voisins.

Mais les temps ont changé. La preuve immédiate par José Alberto Mujica Cordano, dit El Pepe. Pepe Mujica vient d’être élu hier président de la République d’Uruguay. Un tout petit pays – à l’échelle de ce continent – de 176 000 km2, qui ne compte que 3,5 millions d’habitants, dont une bonne part à Montevideo. Seuls les chenus de mon espèce savent encore ce que veut dire Tupamaro. Ou même, car ma mémoire va jusque là, MLN-T, soit El Movimiento de Liberación NacionalTupamaros (MLN – T). Moi, dans cette autre vie qui fut la mienne, les yeux enamourés, je les appelais les Tupas. Et j’avais alors tout dit. Tupamaro vient, par je ne sais quelle adaptation, du nom d’un rebelle indien, Túpac Amaru. Un sacré petit gars, à ce qu’il semble. Ce guerrier Inca, moins naïf que d’autres, décida dans la deuxième moitié du XVIème siècle de faire la peau aux Espagnols, quarante ans après leur arrivée dans l’Empire inca. Bon, on se doute bien que les Espagnols l’emportèrent finalement. Túpac Amaru, chopé puis emprisonné à Cuzco, ville du Pérou d’aujourd’hui, fut écartelé sur la place centrale en 1572.

Et puis après, bien longtemps après, les Tupamaros, un mouvement armé d’extrême-gauche. L’affaire se déroule en Uruguay, où il n’y a, à ma connaissance, aucun  Indien. Il y a bien des métis, mais des Indiens, point. Ce pays est peuplé de descendants d’Européens, et dans mon jeune temps, on l’appelait « la Suisse de l’Amérique du Sud ». Jusqu’au surgissement des Tupas dans le paysage national de la fin des années soixante. Quand précisément ? Je ne sais plus. L’époque était à la guerilla.  Guevara écrivait par exemple, citant le poète José Martí : « Es la hora de los hornos y no se ha de ver más que la luz ». Ce qui veut dire : « C’est l’heure des brasiers, et il ne faut voir que la lumière ». Très con. Mais j’étais un jeune con.

En moins de cinq ans, les Tupas transformèrent de fond en comble l’atmosphère de ce petit pays. Après 1970, ils multiplièrent les coups d’audace, dont la prise d’une ville de province, ridiculisant les flics et les militaires. Mais la drôlerie fut bientôt remplacée par la guerre. Les Tupas enlevèrent un homme des services secrets américains, Dan Mitrione, qui fut tué. Ils capturèrent ensuite l’ambassadeur britannique, qui fut, lui, libéré. Pendant des années sanglantes, les Tupas semblèrent invincibles, avant d’être réduits à presque rien par la répression. Il y eut beaucoup de morts et de disparus, mais aussi des survivants, dont Pepe Mujica.

El Pepe est une légende à lui seul. L’ancien guerillero a été blessé à plusieurs reprises au temps qu’il était Tupamaro – six balles au total dans le corps -, emprisonné de nombreuses fois – 15 ans de prison en tout -, et s’est évadé à deux reprises. De mon point de vue, il a mal vieilli. Si vous voulez mon avis sincère, bien plus mal que moi. Pourquoi ? Parce que, comme ses ultimes déclarations de candidat l’ont annoncé, sa première visite de chef d’État sera pour Buenos Aires, afin de « normalizar y fraternizar las relaciones con la Argentina (ici) ». Où l’on revient à l’usine Botnia du départ, car c’est bien entendu la pomme de discorde majeure entre les deux États.

Mujica aura passé sa vie dans l’erreur politique, incapable qu’il est de modifier, ne fût-ce qu’un peu, son point de vue « industrialiste » et « développementiste ». Comme les tenants de la gauche social-démocratisée – Lula -, comme ceux de la gauche soi-disant radicale – Chávez -, il ne voit l’avenir que dans la poursuite de la destruction des écosystèmes. Ces écosystèmes dont il n’a jamais entendu parler, et dont, par définition, il ne sait rien. Mujica est si borné, si dramatiquement borné, qu’il souhaite demander à Botnia, l’entreprise papetière finlandaise, qu’elle investisse dans le tourisme à Gualeguaychú, la ville argentine (ici). Les opposants parlent écologie, avenir du fleuve et du monde, et Mujica leur répond aumône et aliénation touristique. Pis encore, il a fini sa campagne en déclarant: « Espero venir a Fray Bentos como presidente para poder darnos un abrazo con el pueblo argentino en ese puente y hacer una fiesta en este pueblo, para enterrar el odio y mirar hacia adelante como dos pueblos hermanos ». En deux mots, il compte aller donner l’accolade au peuple argentin, faire une fête, et regarder devant, en conservant bien entendu l’usine. On se doute.

Y a-t-il plus belle preuve que les gauches, qui situent leur pensée dans un cadre mort – comme il est des astres morts – ne sont pas ni ne seront jamais écologistes ? Ce n’est pas affaire de bonne ou mauvaise volonté. C’est affaire de culture et de paradigme. Il n’y a rien d’autre à faire que tenter de dépasser au plus vite ces formes moribondes du projet humain. Il n’y a rien de plus urgent que de créer un cadre neuf, mais réellement, permettant enfin de mobiliser les forces disponibles, qui sont plus nombreuses qu’on ne croit. Mujica est un dinosaure, et les dinosaures sont désormais des fossiles.

PS : Nous sommes concernés par l’usine Botnia à plus d’un titre. Le Crédit Agricole, par l’intermédiaire de sa filiale Calyon, a contribué au financement du monstre. Le Crédit Agricole, ou le bon sens loin de chez vous.

La réponse d’Érik Orsenna à Thierry Ruf

Je me suis encore avancé trop vite. Je pensais ne faire aucun commentaire à la lettre de monsieur l’académicien, mais je n’y parviens pas. Je sais qu’on peut lire ce qui suit de toutes sortes de manières. Moi, j’y vois un concentré de mesquinerie tel qu’il m’étonne tout de même un peu. Orsenna n’ayant rien à dire sur les critiques de Ruf – pour cause, elles sont fondées -, entreprend comme le mauvais joueur qu’il est de le disqualifier. Ce n’est pas compliqué, il y a une tradition pour cela.

La vie de Ruf serait de frustration, son salaire coûterait cher au contribuable, alors qu’il n’en foutrait pas une rame, il serait incapable d’écrire de manière à être lu, etc. Ad nauseam. Ces petits marquis vous attrapent de ces colères, on les entend trépigner du fond de leur sixième arrondissement parisien. Tandis que Ruf parle sérieusement de l’eau, s’appuyant sur des cas bien documentés, Orsenna utilise de bonnes vieilles ficelles de grand-mère. Au reste, relisez plus lentement sa lettre si vous l’avez déjà fait, et vous comprendrez tout. Elle est factice.

Elle est factice, car elle ne s’adresse nullement à Ruf et aux connaisseurs du dossier de l’eau, qu’Orsenna méprise souverainement, mais bien plutôt au microcosme qui l’a fait roi sans seulement le lire. Et, certes, à quoi bon lire de telles sottises ? Orsenna, archétype de l’intellectuel petit-bourgeois germanopratin, soigne sa clientèle. C’est à elle qu’il dédie sa pauvre lettre. C’est à elle, à ces gens sous-cultivés pour qui lire est une souffrance impossible, qu’il s’adresse en clignant grossièrement de l’œil. En résumé : hé, les mecs, vous avez vu ce que j’ai mis au “directeur de recherche” ?

Bon, à l’arrivée, faut-il en rire ? Bien obligés. Avons-nous le choix ? Mais tant qu’à faire, je verrais bien cet incident se terminer par un entartage (ici). Ce qui fut possible pour Bill Gates me semble sans nul doute faisable avec Orsenna. Je ne connais pas Noël Godin, hélas, mais un lecteur aimable voudra peut-être lui passer ce message de ma part : « Cher monsieur Godin, je crois tenir un personnage de choix pour un prochain envol de crème pâtissière. Il va de soi que vous pouvez compter sur moi pour aider à la réalisation de cette jolie confiserie. Bien à vous, Fabrice Nicolino ».

La lettre d’Orsenna à Thierry Ruf

Monsieur le directeur de recherche et cher « spécialiste »,

Laissez-moi vous dire combien votre long, si long article me concernant m’a réjoui. Et honoré. Qu’un savant tel que vous, si considérable, prenne autant de soin pour accabler mon modeste ouvrage ne peut que m’enorgueillir en même temps qu’il me rassure : allons, il reste encore aux directeurs de recherche de l’IRD quelque loisir pour s’amuser un peu !

Votre aigreur, en revanche, m’ a peiné pour vous. Les acidités de cette sorte indiquent, le plus souvent, une existence pleine de frustrations. J’espère que vous me détromperez un jour. Oui, drôle d’aigreur ! Et d’autant plus étrange que votre méchante, très méchante montagne accouche d’une plutôt bienveillante souris: vos conclusions ne sont pas loin des miennes. Et si vous aviez préféré le dialogue a l’injure, nous aurions pu trouver un large terrain d’entente.

Il aurait d’abord fallu que vous compreniez mon propos. Non pas écrire une thèse. Je sais faire. J’en ai déjà soutenu deux. Au passage, je voudrais vous signaler que mes titres universitaires valent bien les vôtres. Et j’ai, comme vous, écrit des milliers de pages indigestes, lestées de centaines de notes. Cette fois, je voulais autre chose, je voulais rencontrer, je voulais écouter, je voulais raconter, je voulais confronter. Avant de présenter certaines convictions.

Si j’écris plus aimablement que vous, monsieur le directeur de la recherche, vous n’avez pas le monopole de la rigueur. Des hommes et des femmes d’aussi grand savoir que le vôtre ont accepté de me relire. Vous en trouverez la liste a la fin de mon livre. Si Ghislain de Marsily, hydrologue de réputation mondiale et membre de l’Académie des Sciences méprisait mon voyage, m’aurait-il choisi pour écrire la préface de son grand livre à paraître en mai prochain «L’eau, un trésor en partage» (éditions Dunod) ?

C’ est vrai, un point nous sépare, monsieur le directeur de recherche : à la différence de vous, je ne diabolise pas les entreprises privées, ni celles et ceux qui y travaillent. Je sais ce que nous leur devons. A commencer par leur création de valeur. Sans elle, comment financer l’administration à laquelle vous et moi appartenons (moi sans rien coûter au contribuable puisque je suis en disponibilité) ?

C’est vrai, j’ai mentionné certaines réalisations de Véolia et de Suez, car je les ai admirées. Mais prêtez moi quelque lucidité. Je sais bien que de nombreux contrats privés passés avec des municipalités ne sont ni transparents ni équilibrés. Mais je sais aussi que de nombreuses régies publiques sont pléthoriques, inefficaces et n’ignorent pas plus la corruption. Un secteur public, monsieur le directeur de recherche, n’est pas toujours la garantie d’un bon service public. Et voyez vous, monsieur le directeur de recherche, aux vertueux et confortables principes je préfère, en cette matière comme en beaucoup d’autres, le pragmatisme : les êtres humains ont un droit imprescriptible à l’eau et à l’assainissement, qu’importe la méthode.

A ce propos, votre soupçon m’a chagriné, monsieur le directeur de recherche, et quelque peu fait douter de votre sérieux dans l’investigation. Vous insinuez je ne sais quels liens, sans doute pécuniaires, avec ces sociétés privées. Sachez que je n’ai pas besoin d’elles, monsieur le directeur de recherche, pour parcourir et guetter le monde et que ma liberté et mon indépendance valent largement les vôtres. C’est un salaire qui rétribue vos travaux, moi ce sont des droits d’auteur. Pardonnez moi d’en être fier.

Bref, dommage, monsieur le directeur de recherche ! N’était cette mauvaise aigreur, nous aurions pu faire un bout de chemin ensemble puisque nos objectifs sont bien sur les mêmes, a commencer par ceux du millénaire. Pour terminer je puise dans mon âge plus grand que le vôtre,  le droit de vous adresser un conseil. Écrivez-le, ce livre sur l’eau que vous portez forcément en vous, oui écrivez-le, écrivez-le vite, au lieu de taper rageusement sur ceux des autres, écrivez le et vous verrez comme c’est difficile d’écrire, je veux dire écrire un livre lisible par le plus grand nombre.

Alors, j’en fais le pari, monsieur le directeur de recherche, votre aigreur s’en ira. De même que votre morgue.

ERIK ORSENNA

Erik Orsenna me demande de trouver des solutions (vrai)

J’avoue tout : le titre de ce papier ne trouve son explication qu’à la fin de mon texte. Tout le reste n’est qu’une mise en condition. On n’est obligé à rien, mais vous voilà en tout cas prévenus. Et j’ajoute que cet article n’est jamais que la continuation du précédent. Orsenna est en effet Robert Lion. Et inversement. Les deux doivent l’essentiel de leur carrière publique à la victoire de la gauche française en 1981. Que serait aujourd’hui Érik Orsenna, sans son empressement dans tant de cabinets socialistes d’alors ? Que serait Lion sans les appuis glanés à Matignon, auprès de Pierre Mauroy ? Sans Mitterrand et ses serviteurs, Lion comme Orsenna nous seraient vraisemblablement inconnus. Ce n’est pas même polémique.

D’Orsenna, que vous dire ? Son sens de l’opportunité, au moins aussi puissant que celui de Lion, le pousse, un peu tardivement, à se proclamer écologiste. Il aime l’eau, c’est fou ce qu’il aime. Son livre L’avenir de l’eau, publié chez Fayard, aura réussi à me faire glousser plusieurs fois. Il faut lire les passages qui embêtent l’auteur, qui sont autant de friandises. Comme il s’agit d’un voyage planétaire, Orsenna ne peut éviter tout à fait les questions gênantes. Mais comme Orsenna est un défenseur émérite du monde réellement existant, il se tortille pour ne pas avoir à porter de jugement. Par exemple,  sur le barrage chinois des Trois Gorges, désastre absolu en la matière. Il lui suffirait d’ânonner ce que de grands scientifiques chinois ont pris le risque de clamer il y a un quart de siècle. Orsenna a-t-il seulement entendu parler du physicien Zhou Peiyuan, qui lança l’alerte dès 1986, au risque évident de sa carrière ?

Vous n’y pensez pas. Aux Trois-Gorges, Orsenna se fait accompagner – je n’invente rien – par un ingénieur d’Alstom, Maurice Casali. Alstom a vendu à la Chine 17 des turbines géantes du barrage, n’est-ce pas miraculeux pour le vieux pays ? Orsenna ne dit pas un mot, pas un mot sur la destruction irrémédiable d’un des plus importants écosystèmes de la Chine. De même invente-t-il, ce brave garçon, la fable d’un gouvernement central – Pékin – vertueux dans le domaine écologique, affronté à des provinces qui n’en feraient qu’à leur tête. C’est beau, l’imagination du romancier. Orsenna me fait penser à un autre académicien, Paul Bourget. Ce n’est pas ce que j’appellerais un compliment.

Où qu’on suive Orsenna dans son voyage sur L’avenir de l’eau, on est partagé entre fou rire et stupéfaction. Voici donc où nous en sommes. Un pompeux cornichon réussit en deux temps et à peine trois mouvements à faire croire aux médias gogos-gogols qu’il est devenu écologiste. Et le pompeux cornichon se trouve du même coup légitime pour parler en notre nom. Encore un mot sur le livre, pour un passage qui me tient à cœur, et qui concerne le Bangladesh.

Il y a vingt ans, j’ai consacré une longue enquête à une ignominie française (ici). Sur ordre, Jacques Attali avait proposé un plan d’endiguement démentiel des principaux fleuves du Bangladesh. Si par malheur ce plan s’était réalisé, le sort de dizaines de millions de culs-terreux en aurait été abominablement aggravé. Orsenna, en visite sur place en 2008, ne voit évidemment rien du pays réel. On dirait Tintin au Congo, en moins plaisant. L’un de ses courts chapitres s’appelle Paroles de chars. Les chars, au Bangladesh, ce sont des bancs de sable et de limon, très fertiles, dont la forme comme la durée dépendent des crues rituelles. Rituelles et nécessaires à l’alimentation de ce peuple paysan. Car elles apportent la nourriture, ni plus ni moins.

Rien de cela n’existe chez Orsenna. Ce qu’on lit sous sa plume n’est que décor d’opérette. Rien sur l’écologie et les liens complexes entre l’inondation et les cultures. Rien sur le système féodal régnant sur le pays, où les propriétaires imposent une loi atroce, qui explique en grande part l’extrême dénuement des pauvres. Du carton pâte. Un tel carton, une telle pâte qu’on peut décemment se demander si Orsenna a vraiment mis le pied sur des chars. Je précise qu’il est ami de trente ans de Jacques Attali. Et qu’il a fait partie de la fameuse commission créée par ce dernier pour la « libération de la croissance » en France. Mais à part cela, il est écologiste. Arrête ton char, Érik, on t’a reconnu !

Y a-t-il un rapport avec moi ? Eh bien oui. Figurez-vous qu’Orsenna a parlé de moi. Pas directement, vous vous en doutez. Un académicien ne se commet pas avec une valetaille de mon espèce. Mais n’empêche. Le 20 octobre, la transnationale philanthrope de l’eau Veolia organisait à Metz un raout destiné aux élus et « décideurs ». Tiens, Orsenna était le grand témoin de la parade. Et, tiens, une journaliste présente lui a posé cette question épouvantable (ici) : « Que pensez-vous d’ouvrages comme Le Monde selon Monsanto de Marie-Monique Robin ou Bidoche. L’industrie de la viande menace le monde de Fabrice Nicolino ? ».

Suspense, hein ? Qu’a bien pu répondre Orsenna ? Il suffit de demander : « Je n’aime pas quand c’est uniquement à charge, les gens qui ne donnent pas de solutions. Le cauchemar de Darwin, pour moi, c’est de la malhonnêteté intellectuelle. On mélange tout, les perches du Nil et le trafic d’armes. Mais quelle espèce faudrait-il introduire dans le lac Victoria pour que les gens mangent à leur faim? Le film ne propose pas de solutions ». Le plus affreux n’est pas dans le ridicule du charmant personnage. Il en a vu d’autres, il en verra de pires, car c’est un spécialiste. Non, le pénible pour moi est de penser aux « solutions » que ce monsieur et ses amis ont mis en œuvre quand ils étaient au pouvoir. Car ils l’ont été. Et longtemps. Et le sont encore, car quelle différence persiste entre un Orsenna, un Attali, un Sarkozy, un Balkany ?

Les solutions du monsieur, on a fini par les bien connaître. La Françafrique et le soutien aux génocidaires du Rwanda. Les banlieues rejetées au plus profond des ténèbres intérieures. La télé vendue à la canaille privée. L’agriculture industrielle promue et soutenue jusqu’à plus soif, pesticides et biocarburants compris. Les oiseaux fourgués aux chasseurs. Le nucléaire fourgué aux Chinois et aux Pakistanais. Et le champagne par-dessus le flot d’immondices, pour oublier ce qui fut fait. En notre nom.

Monsieur Érik Orsenna me connaît. Je ne sais trop pourquoi, mais il m’a repéré. Ne me demandez pas comment, faites-moi confiance. Bien entendu, il n’a jamais ouvert le moindre de mes livres. Mais il y a quinze ans déjà, et ces gens ont la mémoire tenace quand elle touche à leur personne, je commis un petit papier très acide sur lui, lors qu’il défendait publiquement son cher vieil ami Attali. Sur Planète sans visa, le 21 novembre 2007, je récidivai, le moquant encore plus complètement. Le journaliste Jérôme Garcin avait alors écrit à son propos, suite au livre de commande qu’Orsenna avait écrit sur la bombe climatique appelée A380 : « Avec un lyrisme qui évoque l’enthousiasme de Sartre pour l’exceptionnelle productivité des vaches laitières cubaines et rappelle les odes paysannes au maréchal Tito, Orsenna célèbre ici, outre le sacerdoce du “pèlerin” Noël Forgeard, la geste immémoriale des “compagnons de l’A380?, animés par “cette fièvre joyeuse qu’on appelle le goût du travail” et attelés, jour et nuit, entre Saint-Nazaire et Hambourg, à la sculpture d’un “chef-d’œuvre”».

Donc, et parce que je le sais, Orsenna a repéré le petit crétin que je me vante d’être. Érik Orsenna, ci-devant conseiller du ministre socialiste Jean-Pierre Cot, ci-devant conseiller culturel de François Mitterrand, ci-devant conseiller de l’ineffable Roland Dumas – notamment en matière de démocratisation de l’Afrique -, bien entendu conseiller d’État, membre du Haut-Conseil de la francophonie, membre du conseil de surveillance de Canal Plus, membre du conseil de surveillance de Telfrance – « créateur d’audience » audiovisuelle -, membre du conseil d’administration de l’École normale supérieure, évidemment Académicien, donc immortel.

De fait, un tel homme est immortel. Comment lui répondre ? Comment oser répondre à une telle autorité morale et littéraire ? Tant pis, je me lance, non sans avoir vérifié que ce mot figure bien dans le dictionnaire. En tout cas, voici ce que j’ai trouvé dans la sixième édition du dictionnaire de l’Académie française, daté 1835. Une très bonne année, soit dit en passant, où l’on croyait encore avec force à l’émancipation universelle. Mais voici la citation exacte du grand manuel de notre si chère langue : « Merde,prov., fig. et bassem., Il y a de la merde au bâton, au bout du bâton, se dit d’une affaire où il y a quelque chose de honteux ». Il n’y a plus à hésiter, je pense : Merde ! Je me répète sans fatiguer : merde. Et même merdre.