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BHL, Roger Anet, la Côte d’Ivoire (une salade au jatropha)

Un pays peut disparaître. Si, je vous jure bien. Ou en tout cas changer si totalement qu’il est devenu autre. Je connais un homme que j’estime au plus haut point, Pierre Pfeffer. C’est à mes yeux un grand naturaliste, spécialiste notamment de l’éléphant, anciennement attaché au Muséum national d’histoire naturelle. Il y a quelque chose entre lui et moi, qu’il est malaisé de définir. Nous ne nous voyons pas, ou plutôt, quand nous nous voyons, nous sommes contents.

Pfeffer a eu un destin que je ne peux raconter, sauf sur le point suivant. Après guerre, jeune, aventureux, il est parti en Afrique en bateau, et s’est retrouvé vivre dans un village forestier de Côte d’Ivoire, partie de ce qu’on appelait alors l’Afrique occidentale française (AOF). Là, il servait de tireur appointé, chargé d’abattre dans les environs les éléphants énervés ou franchement misanthropes. Ce qui ne l’a jamais empêché d’être leur défenseur acharné, hier comme aujourd’hui. Il était un sniper, qualité qu’il avait déployée contre la soldatesque allemande et nazie, dans la Résistance.

Pour en avoir discuté avec lui, je peux vous dire ce que tous les connaisseurs savent : il y a cinquante ans, la Côte d’Ivoire était couverte d’une splendide forêt tropicale. Primaire, bruyante, habitée par quelques hommes et quantité de bêtes. Les chiffres varient beaucoup, car nul ne ait jamais de quoi l’on parle réellement. Une forêt primaire n’est pas une forêt secondaire, qui elle-même ne ressemble pas à ces horribles zones surexploitées où ne subsistent que quelques arbres.

Il est probable qu’en 1900, la Côte d’Ivoire comptait 16 millions d’hectares de vraie forêt. Soit plus de la moitié de la surface totale du pays. Il n’y en aurait plus que 3 millions. Peut-être moins de deux. Et le massacre continue.  Je vous signale au passage que cette déforestation doit beaucoup à un certain André Lévy, patron-fondateur de la Becob en 1946. La Becob, qui emploiera plus tard le chroniqueur bien connu Guy Carlier, a fait fortune en détruisant la forêt. Officier de l’ordre national ivoirien pour services rendus – mais à qui ? -, André Lévy était le papa de Bernard-Henri Lévy, spécialiste des droits de l’homme, tels que vus de Saint-Paul de Vence. Ce dernier vit donc des rentes de cette noble activité, et s’en va répétant à quel point les méchants ne sont pas de gentils garçons. Sauf l’ami Lagardère (défunt). Sauf l’ami Pinault (vivant).

Comme on ne se refait pas, ce qui précède n’était qu’une introduction. J’exagère, ce me semble. Je voulais vous signaler dans ce long préambule que la Côte d’Ivoire, concédée à Félix Houphouët-Boigny par la France coloniale, est l’archétype du pays à la botte. Houphouët, ministre d’État français dès juin 1957, sous la Quatrième République, grand ami d’un certain François Mitterrand, a refusé l’indépendance de son pays jusqu’au moment fatal où il a dû l’accepter. Mais à contrecoeur, croyez-moi !

Dans ce pays soumis, deux cultures d’exportation ont permis de payer les fonctionnaires locaux et d’engraisser jusqu’à l’indécence le clan au pouvoir après « l’indépendance » de 1960 : la cacao et le café. Inutile de préciser que le tout était entre les mains d’industriels de chez nous. Pendant des décennies, la propagande a présenté ce pays comme une réussite exemplaire, un pôle de stabilité au milieu d’un continent chaotique. La preuve que tout restait possible à qui courbait l’échine dans les plantations destinées au Nord.

Houphouët, toujours aussi sympathique, a fini par transformer son village natal de Yamoussoukro, situé à 240 km au nord d’Abidjan, en capitale administrative. C’est joyeux. On y a bâti avec l’argent de la corruption un Institut polytechnique, un aéroport international, et surtout la basilique Notre-Dame de la Paix. Entre 1985 et 1989, la société française Dumez y a réalisé une superbe affaire, car cette chose est une réplique en béton de Saint-Pierre de Rome. Le dôme pourrait contenir sans problème Notre-Dame de Paris. Et ne parlons pas du prix, cela serait insultant pour les mânes d’Houphouët. 250 millions d’euros ? 300 ?

Dans ces conditions, on s’étonnerait presque que la guerre civile, commencée en 2002, n’ait pas débuté bien plus tôt. Mais elle est là, aujourd’hui, divisant la zone tenue par Abidjan au sud, et celle aux mains de Bouaké, la ville du nord. Bouaké ! Voilà où je voulais en venir. Un excellent homme, Français d’origine ivoirienne – un petit Houphouët, quoi -, est le président des anciens élèves du lycée municipal de Bouaké. Il s’appelle Roger Anet, et vit en France tant qu’il n’a pas de belles affaires à monter là-bas, en Côte d’Ivoire. Or c’est le cas en ce moment.

Anet a créé une société pleine d’allant qui s’appelle Jatroci (Jatropha alternatifs tropicaux Côte d’Ivoire). Son but unique : planter massivement du jatropha dans le pays, pour en faire un biocarburant. Le jatropha, dont l’huile n’est pas alimentaire, a peu d’exigences écologiques et parvient à se satisfaire de conditions climatiques semi-arides. Les promoteurs des biocarburants actuels le vantent comme un miracle.

Anet aussi. À ce stade, fascinant, deux informations circulent. Selon l’AFP (ici), l’entreprise Jatroci a « déjà planté 5.000 ha de jatropha dans les régions de Toumodi, Taabo et Dimbokro (centre de la Côte d’Ivoire), dont 100 ha servant de banques semencières ». Et 100 000 hectares de plus seraient convoités. Mais d’après le quotidien d’Abidjan Fraternité Matin (ici), pour l’essentiel, rien n’est fait encore. Il n’importe : M. Anet ne semble pas né de la dernière pluie, et il réussira certainement.

Au-delà des ces menues contradictions, je me dis, je vous dis que tout est possible. Oui, on peut, avec l’entregent voulu – à vous d’imaginer, sans que j’insiste – arriver dans un pays ruiné et dévasté, et lancer ex nihilo, sans aucune étude préalable, la culture d’une plante venue d’Amérique latine, que beaucoup de spécialistes jugent invasive. Car elle peut s’échapper, proliférer, menacer la flore locale et d’autres cultures, y compris vivrières. Laissez-moi vous citer un extrait d’une dépêche consacrée à une réunion scientifique importante, qui s’est tenue à Bonn en mai dernier (ici) : « A l’heure où l’Union européenne veut imposer 10 % de biocarburant dans les transports, un nouveau rapport apporte un argument supplémentaire aux opposants à ce projet. En effet, à l’occasion de la conférence sur la biodiversité de Bonn, en Allemagne, le Programme Mondial sur les Espèces Invasives (GISP) a présenté une analyse du niveau de risque, en tant qu’espèce invasive potentielle, de l’ensemble des plantes qui sont actuellement utilisées ou pressenties pour produire des agro-carburants.
Sur les 70 plantes recensées, 59 sont considérées comme envahissantes (elles croissent vite et se multiplient facilement) si elles sont introduites dans de nouveaux habitats, 2 le sont très faiblement tandis que 9 ne présentent pas de risque particulier. Or, selon le GISP, peu de pays ont mis en place des procédures appropriées pour évaluer le risque potentiel, et limiter les dégâts si nécessaire.
Pourtant, pour Sarah Simmons, directrice du GISP, les plantes invasives ‘…sont l’une des principales causes de la perte de biodiversité et constituent une menace pour le bien-être et la santé humaine’. Aussi, le GISP appelle les pays à évaluer les risques avant de se lancer dans la culture de nouvelles variétés et à utiliser des espèces à faible niveau de risque »
.

Dans cet autre extrait, tiré d’un bon article du New York Times, (ici), traduit par mes soins, on lit ceci : «Le jatropha, qui est la petite chérie des promoteurs de biocarburants de deuxième génération, est désormais largement cultivé dans l’est de l’Afrique, dans de toutes nouvelles plantations pour biocarburants. Mais le jatropha a été récemment interdit par deux États d’Australie parce qu’il est une espèce invasive. Si le jatropha, qui un poison, envahit les champs et las pâturages, il pourrait être désastreux pour l’accès local à la nourriture sur le continent africain ».

J’ajoute que ce toxique secrète un vrai poison, dangereux pour les animaux. Mais pensez-vous que de si menus questionnements vont arrêter la main du commerce ? Croyez-vous naïvement qu’après avoir détruit un pays entier à la racine, les marchands vont faire la pause sur le bord de la route, et réfléchir ne serait-ce qu’une seconde aux conséquences de leurs actes ? Ce serait bien mal les connaître. Tout merde ? Alors, accélérons, et tentons d’éviter les éclaboussures.

La prochaine fois que vous entendrez parler de la Côte d’Ivoire à la télé, ayez une pensée pour Roger Anet. Et pour ce grand philosophe éternel appelé Bernard-Henri Lévy.

L’industrie du mensonge vous salue bien

J’ai eu l’occasion, il y a quelques jours, de participer à un débat entre journalistes et photographes, à Paris. À l’invitation de l’association Ça presse, j’ai bredouillé quelques mots sur le sujet de la soirée, qui était la censure. Et je me suis retrouvé un peu seul pour évoquer l’incroyable abdication de la presse devant le poids de la publicité.

Je ne veux pas surtout pas vous perdre dans des détails. La question n’est pas de savoir, à mes yeux, quelle part de publicité est acceptable. Car un principe évident est en cause, et je m’étonne encore, malgré mon grand âge, qu’il soit à ce point négligé. La publicité n’est autre que l’industrie du mensonge. Ni plus ni moins. Elle est là pour manipuler et convaincre de l’intérêt qu’auraient les humains à détruire ce qui tient encore de guingois.

Je ne déteste pas la publicité, je la hais. Je ne rêve que de sa disparition totale et définitive, même s’il est préférable en ce domaine de se montrer patient. Et je dois constater que l’immense majorité des journalistes n’osent pas même rêver d’un pays dans lequel le mensonge industriel et l’information seraient séparés de manière étanche. En bref, je plaide pour l’interdiction de toute forme de pub dans quelque support d’information que ce soit.

Accepter la moindre exception, c’est au bout du compte, fatalement, avaler toute leur merde. À la petite cuiller peut-être, mais toute. Voyez l’exemple qui suit, tiré de mes lectures de journaux les plus récentes. Dans le numéro 2276 du Nouvel Observateur – du 19 au 25 juin -, je compte dix pages de pub couleur pour les bagnoles les plus lamentables du marché. Par exemple la Toyota Land Cruiser, dont on ne donne pas le prix – ce serait vulgaire, non ? -, mais (en tout petit) les émissions de gaz à effet de serre au kilomètre parcouru. Eh bien, amis du climat ! Ce carrosse balance dans l’air entre 236 et 243 grammes de CO2 par km. Abstrait ? Oui, abstrait. Sachez que la Commission européenne prépare une directive, d’ailleurs ridiculement pleutre, qui prévoit d’imposer une norme à 130 grammes en moyenne. La Toyota  en est au double !

Donc, dix pages de pub du même genre, qui font de la bagnole, si j’ose cette image baroque, la vache à lait indiscutable du grand journal de la gauche intellectuelle française. Les 4×4 et les Mercedes, qui précipitent le monde dans un chaos prévisible, permettent à ces grandes consciences universelles que sont MM. Jean Daniel et Jacques Julliard de nous livrer chaque semaine leurs états d’âme sur le Proche-Orient et le sort de Bertrand Delanoë. Aucune autre industrie que celle de l’automobile n’est plus décisive pour les comptes du Nouvel Obs. Mais chut !

Dans ce même numéro 2276, pages 50 et 51, deux larges bandeaux enserrent l’article d’ouverture sur notre inépuisable Sarko. Bandeau de gauche : « Les biocarburants sont-ils efficaces dans la lutte contre l’effet de serre ? ». Bandeau de droite : « Oui, le diester lutte contre le réchauffement climatique ». Là, tout de même, je ris. Amèrement, mais à gorge déployée. Car la propagande est souvent plus imaginative. Or en ce cas précis, rien d’autre qu’une affirmation, à prendre ou à laisser. Pas de preuves, pas de référence à une obscure étude. Rien. Et le Nouvel Obs empoche, lui qui n’a jamais rien écrit d’important sur un phénomène pourtant planétaire, qui ravage peuples et nature. Heureusement que l’hebdo est de gauche !

Dans Le Monde daté du 24 juin 2008, page 11, autre vaste publicité. Abengoa Bioenergy, The Global Ethanol Company, vous parle. Et vous éclaire, pardi, puisqu’une « information manipulée » prétend que « la production de bioéthanol risque d’aggraver la pauvreté et la faim dans le monde ». Par parenthèses, apprécier la forme verbale utilisée, qui renvoie à un futur improbable ce qui n’est pas un risque, mais déjà une réalité.

Et poursuivons. Cela ira vite, car le reste n’est que mensonge global. L’éthanol aiderait au développement des économies locales, et profiterait aux petits paysans. D’ailleurs, il existerait de considérables zones cultivables, à cultiver justement. Enfin, les biocarburants de deuxième génération achèveraient de transformer l’affaire en un conte de fées. En « remplaçant » ceux de la première génération, tirés de plantes alimentaires. Eh bien, j’ai la preuve absolue de la manipulation, ce qui n’est pas si fréquent. Reportez-vous à un article que j’ai écrit il y a seulement trois jours (ici), nommé opportunément : Oh ! les salauds. Un certain Robert Wooley, l’un des directeurs de la compagnie Abengoa, a révélé devant une commission du Congrès américain que les biocarburants de deuxième génération ont besoin, pour éventuellement émerger un jour, du développement massif de ceux de la première génération. Le jatropha, les arbres transgéniques à cellulose, les algues de la propagande n’existeront jamais que si on laisse les marchands cultiver du palmier à huile, du maïs ou du colza destinés à la bagnole.

C’est ce qu’on appelle un flagrant délit. En France, dans la publicité du Monde, une gentille farce. Et aux Amériques, la vérité. Les tartuffes du Monde – et de tout autre journal vivant des mêmes expédients – prétendront faire confiance au lecteur, capable de faire la différence, de lire, de comprendre, de « contextualiser ». Mais qui ignore que ces stratégies visent à saturer l’espace public de fausses indications, d’emplir les cerveaux rendus disponibles d’une petite musique qui retentira toujours au bon moment ? Qui oserait nier, au passage, que cet argent apporté par l’industrie des biocarburants est chaque jour plus nécessaire pour boucler les fins de mois ? Qui ne s’interrogerait sur l’absence, dans le journal de référence qu’est hélas Le Monde, du moindre article complet sur le lobby mondial en faveur des carburants végétaux ?

C’est affreux, c’est insupportable, c’est réellement une infamie. Des journalistes parisiens surpayés – du point de vue qui est le mien, TOUS les journalistes (*) sont surpayés – acceptent que leur revenu soit assuré par l’argent du crime. Du crime, je contresigne ce propos grave. Car derrière cette propagande, il y a des gens à terre, affamés, désespérés. Et leur vie vaut la nôtre. Évidemment.

Je ne rêve pas, malgré certaines apparences. La vérité de la presse est la vérité du monde qu’elle commente. Il y a eu, dans les années Trente du siècle passé, une presse vénale, qui acceptait des valises de billets des ambassades parisiennes les plus diverses. L’Italie de Mussolini – mais tant d’autres ! – achetait régulièrement la « ligne » de grands quotidiens à son endroit, surtout après les aventures militaires en Afrique. L’élan illusoire mais vif de la Résistance fit surgir des journaux tant soit peu différents, qui furent un à un avalés par la machine.

Nous sommes de nouveau au fond du trou. La publicité et l’industrie, notamment militaire, ont provisoirement gagné la partie, et commandent aux gazettes. Je n’oublierai jamais que le journal Le Monde – et ses équipes – a accepté sans broncher l’arrivée de Lagardère dans ce quotidien jadis vivant. Non. Jamais, même si je devais vivre 110 ans. Lagardère, présenté par un Colombani – que soutenait alors Edwy Plenel – comme un magnifique aristocrate, raffiné, esthète, libéral bien sûr, était aussi un marchand d’armes. Surtout, essentiellement un homme qui vendait de la mort partout où les biocarburants n’avaient pas encore passé leur lance-flammes.

Je sais bien qu’il vaut mieux être propre sur soi pour être écouté. Bien élevé. Calme et pondéré. Surtout ne jamais paraître un dangereux excité ! Damned, je m’ai encore trompé.

(*) Je mets de côté les nombreux précaires, qui font tourner les machines, et que tous les insiders oublient si facilement.

Sur ce qui se passe en Argentine (grave !)

Il ne fait aucun doute que le soja s’attaque au principe de la vie. Les informations sur le sujet sont si massives, tant et tant de fois recoupées, que la messe est dite. Dans le bassin amazonien, cette saloperie industrielle, souvent transgénique, est en train de changer la structure même des pays qu’elle a infestés. Je vous renvoie à la campagne menée en France par nombre d’associations, dont le Comité catholique contre la faim (CCFD), le réseau Cohérence et la Confédération paysanne (ici).

Le soja est une arme de destruction massive des écosystèmes et des paysans. Rien ne lui résiste, car un marché géant existe. L’Europe, d’abord, et ses consommateurs fous de viande. De quoi sont nourris nos bestiaux, sinon de soja débarqué à Lorient ou Brest ? L’Europe donc, et désormais aussi la Chine et l’Inde, dont les petits-bourgeois on ne peut plus provisoires veulent aussi goûter de la viande de boeuf avant l’extinction des feux. Savez-vous quelle part du soja produit en Argentine est exportée ? Pratiquement 100 %.

La production mondiale de soja a augmenté de 495 % de 1970 à 2005. De 44 millions de tonnes à 216 millions. On prévoit – pourquoi pas, puisque la folie règne ? – 303 millions de tonnes en 2020. Ces chiffres ne disent rien de la réalité, évidemment. Rien de l’expulsion des petits paysans. Rien de la fin de l’agriculture vivrière. Rien des millions d’hectares matraqués par les pesticides. Rien du recul de la forêt tropicale. Rien des profits des transnationales. Rien.

J’ai déjà eu l’occasion de parler du soja, du journal Le Monde et des activités de madame Tubiana, écologiste bien connue dans certains quartiers de la capitale française (ici et ). Vous retrouverez, si vous regardez, l’un des personnages clés du drame en cours, le gouverneur brésilien du Mato Grosso, Blairo Borges Maggi, par ailleurs « roi du soja ». Cela vaut le temps d’une lecture, je crois.

Mais si j’y reviens ce jour, c’est pour une autre raison qui me fait mal, simplement mal. En Argentine, pays martyr du soja industriel, des associations écologistes jouent un jeu écoeurant. Pardonnez-moi, je vais encore dire du mal du WWF et de Greenpeace. Le WWF a pris la lourde responsabilité de réunir dès mars 2005, à Foz do Iguaçu (Brésil) une table-ronde sur le soja prétendument « soutenable », avec des industriels et des banques.

D’autres rendez-vous du même genre ont suivi, dont le dernier, en Argentine cette fois, a eu lieu en avril 2008. Je ne crois pas dans la bonne foi de ce WWF-là (ici, en anglais). Non, on ne me fera pas avaler cette couleuvre. La logique qui pousse les transnationales à détruire, et les gouvernements à exporter, cette logique de mort est connue depuis des lustres, et ceux qui ne la combattent pas sont fatalement des collaborateurs du système. Tel est le choix qu’a fait en conscience le WWF d’Argentine.

Quand à l’association Greenpeace, bien plus critique pourtant, elle poursuit là-bas une politique scandaleuse, et vaine bien sûr. Dans le texte en espagnol que je vous invite à lire si vous connaissez un peu cette langue (ici), elle mendie auprès de la présidente de l’Argentine, Cristina Fernández de Kirchner. Greenpeace demande en effet à la dame, aussi favorable au soja que l’était le président précédent – son mari -, de prononcer une ou deux phrases au cours d’un sommet latino-américain (qui s’est tenu en mai). Lesquelles ? Des voeux pieux concernant les biocarburants, et donc le soja transgénique (ici, en espagnol). Ce serait tout de même mieux, écrivent ces étranges « écologistes », si les biocarburants cessaient d’affamer les gens et de dérégler le climat tout en détruisant les forêts. Eh oui ! ce serait mieux. Et ma tante en serait aussitôt changée en mon oncle.

Je préfère quant à moi lire la prose du Grupo de Reflexión Rural, créé en Argentine dans les années 90 (ici, en espagnol). Voilà des gens qui disent ce qui est, et qui agissent. Dans un de ses derniers communiqués, le GRR attaque bille en tête un certain Moisés Burachik. Ce monsieur Bucharik a été lobbyiste de grandes firmes de l’agrobusiness, et a joué un rôle clé dans la révolution des paysages agricoles argentins. Et alors ? Eh bien, il est devenu par la grâce des affaires le chef de la délégation argentine – officielle et publique – à la Cop-Mop 4. Si ce sigle vous semble mystérieux, tant pis pour vous. Le Cop-Mop 4 est un bastringue mondial auquel les peuples ne sont pas invités, soit le Protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques. Pigé ?

Le GRR, considérant le rôle passé et présent du personnage, et le fait que la présidente, auprès de qui pleurniche Greenpeace, est l’otage de l’agro-industrie, tranche comme j’aime : « Nous considérons cette personne comme incompétente pour représenter notre pays ». ¡Arriba y adelante!

Pour finir, je dois reconnaître que l’attitude de Greenpeace et du WWF m’atteint. Car nous avons besoin de forces, tout de suite. Mais pas de celles-là, oh non, pas de celles-là !

Oh ! les salauds

Connaissez-vous la cameline ? Si oui, bravo. Et sinon, quelques mots. C’est une plante peu exigeante, originaire des steppes asiatiques, mais bien acclimatée en Europe. Sa tige monte à un mètre, et on ne l’appelle pas le Petit lin pour rien, car elle produit une huile alimentaire de qualité, riche en Oméga 3. Chez nous, pour des raisons de rentabilité, qui n’ont pas de rapport comme on sait avec la santé, on ne la cultive plus, préférant le tournesol.

Bon, la suite. Le Congrès américain – attention, je ne suis pas spécialiste – fait défiler devant lui quantité de personnages dans le cadre de ce qui ressemble à nos commissions parlementaires. Il s’agit de séances officielles et enregistrées. L’une d’elles a entendu un monsieur Robert Wooley, l’un des directeurs de la compagnie d’éthanol Abengoa. L’éthanol est, je le rappelle, un biocarburant qu’on tire essentiellement du maïs, aux États-Unis du moins. Ce pays puritain autant que vertueux consacre plus de 30 % de sa production de maïs à la fabrication d’un carburant végétal, ce qui pourrait bientôt atteindre 100 millions de tonnes par an.

Et ce Wooley (ici,mais en anglais) ? Eh bien, il dit la vérité. Que j’ai dite il y a déjà bien longtemps, mais que personne ne veut entendre : les biocarburants de deuxième génération, s’ils voient jamais le jour sur un plan industriel, ne remplaceront pas ceux de la première génération, qui tuent les hommes, aggravent la crise climatique et prennent la place des forêts tropicales. Devant le Congrès, Wooley n’a pas finassé, et froidement déclaré que le passage à la deuxième génération impliquait fatalement de poursuivre l’extension de la première. Pour des raisons de profit, de savoir-faire et d’infrastructures. Et croyez-moi, on écoute là-bas ce genre de propos.

Un autre personnage – Scott Barnwell, patron de l’usine Blue Ridge d’Asheville, a ajouté une autre phrase admirable : « La seule limite au potentiel des biocarburants, c’est l’accès à de nouvelles matières premières ». J’aimerais croire qu’une humanité meilleure que la nôtre jugera un jour ces propos barbares alors que la famine déferle sur le monde. J’aimerais le croire, mais j’en doute. Ce qui est manifeste, c’est que la barbarie est là. Et que nous en sommes les contemporains.

Et la cameline ? Ces gens ont trouvé un nouveau truc. Cette plante, disent-ils, est une excellente matière première pour les biocarburants de deuxième génération. En somme, laissons-les détruire le monde, et souhaitons dignement la bienvenue à ce nouveau miracle, après les algues, l’herbe à éléphant, le jatropha et la cellulose des arbres transgéniques.

Par amour des objets (sur une décharge alsacienne)

J’ai jadis crié sur les quais de la Seine : « La voiture, ça tue, ça pollue et ça rend nerveux ». C’était au printemps 1972, et j’avais 16 ans. Cela arrive, de plus en plus rarement me semble-t-il. L’occasion était trop belle : je crois qu’il s’agissait de la première manifestation publique contre la bagnole. Et j’étais venu de ma banlieue en tandem, avec un copain de l’époque, Jean-Paul Navenant. Si quelqu’un le connaît – il est de Paris -, faites-lui signe !

Ce jour-là, j’ai retrouvé sur place mon ami Kamel, qui avait apporté une sorte de bateau pneumatique qu’on gonflait à la bouche, car il ne valait pas mieux que cela. La manif à vélo défilait le long de la Seine, et nous deux, imbéciles comme nous étions, nous avons mis l’engin à l’eau, et tenté de suivre à la rame. Il est fâcheux qu’aucune image n’ait été prise ce jour, car nous avons bien failli couler. Ensuite, les choses ne se sont pas arrangées, car à peine à quai, la chose à moitié vidée installée sur nos deux têtes, nous avons couru comme des dératés : des CRS nous poursuivaient.

Pourquoi ? Mais je m’en souviens plus, moi ! Je sais que nous nous sommes retrouvés tout près du Louvre et que j’ai manqué prendre un coup de bidule – ainsi ne nommaient les matraques – sur mon jeune crâne. Kamel riait à gorge déployée. À moins que ce ne fût l’inverse ?

Si je pense à ce moment précis du passé, c’est que je viens de lire une dépêche de l’AFP consacrée à un grand projet de décharge en Alsace (ici). Je le reconnais, il n’y a pas de rapport. Simplement, dans ma tête chenue, je me disais qu’une décharge, « ça tue, ça pollue, mais ça remplit les poches ». Et qu’on ne me dise pas le contraire !

Il y a près de vingt ans, j’ai commencé une interminable série d’articles sur la décharge de Montchanin, en Saône-et-Loire. Qui a duré des mois. Qui m’a mené au tribunal, ce que je ne regrette pas, d’autant qu’on m’a donné raison. Qui m’a fait rencontrer des gens formidables, comme Pierre Barrellon ou Fernand Pigeat. Ce n’était plus une enquête, mais une épopée, qui a secoué toute la France des déchets industriels, ainsi que les pontes du ministère de l’Environnement. J’en ris encore.

Je crois sincèrement que cet impensable scandale – on avait enfoui à quelques mètres des maisons près d’un million de tonnes de déchets, dont quelques unes venues de Seveso, charmante bourgade italienne refaite à la dioxine en 1976 – a conduit à la loi de 1992 sur les déchets. Une certaine Ségolène Royal était alors à la place de Borloo.

La loi de 1992, qui prévoyait de réserver la mise en décharge, dès 2002, aux déchets ultimes, triturés, valorisés, etc., n’avait aucune chance d’aboutir, comme je l’ai écrit tant de fois dès cette époque, et cela n’a pas manqué. Le flot d’ordures continue de déferler, et les administrations cherchent toute solution pour enfouir et léguer ainsi notre merde à la belle descendance qui nous attend.

Comme vous avez peut-être lu sur la dépêche AFP évoquée plus haut, tel est le projet à Hirschland (Bas-Rhin), en pleine Alsace bossue. La Coved, filiale de la Saur, anciennement propriété de Bouygues – mes hommages -, chercherait à acheter 95 hectares à une famille de paysans locaux. Le terrain est proche de la Moselle, ce qui serait excellent pour nourrir les poissons de molécules diverses et nettement variées. Celui qui croit pouvoir confiner une décharge de plusieurs centaines de milliers de tonnes de déchets est bon pour remplacer PPDA à la télé.

Les gens, sur place, ne sont pas chauds, ce qui est le moins. Et j’ai vu sur des photos qu’ils refusaient les décharges, qu’elles soient là ou ailleurs. Ce qui est parfait. Peut-être gagneront-ils, d’autant que les élus de droite qui dominent la région les soutiennent. Je le leur souhaite ardemment, mais.

Mais il y a un sérieux hic. Comme à Toulouse naguère, quand les habitants voulaient chasser la chimie de la ville après l’explosion géante d’AZF. Ces Toulousains, traumatisés, refusaient la présence de la chimie en ville, mais sans relier ce refus ô combien justifié à un rejet décidé des usages concrets de l’industrie, qui nous concernent tous dans la vie la plus quotidienne.

En Alsace de même, il s’agit de rejouer cette scène mille milliards de fois vue : « Cachez ce sein que je ne saurais voir ». On refuserait les décharges du côté gauche de l’hémisphère cérébral avant d’aller chercher chez le marchand, avec le droit, la télé aux coins carrés ou n’importe quel objet suremballé. Mais dans ces conditions, il y aura un jour tant de décharges dans notre pays qu’on pourra traverser la France à pied, d’un bout à l’autre, en marchant sur des fûts, des matelas éventrés et des grosses télés.

Non, ce n’est pas drôle. Si je vous ai parlé de Montchanin, outre que c’est un bon souvenir, c’est que le combat avance à pas si lents que je ne le vois pas bouger. Il faudrait, il faut imaginer un mouvement national cohérent qui prenne en compte tout le processus de production-destruction des choses et des objets. Nous devons certes contester le principe même des décharges et du pourrissement des sols et des eaux, mais à partir d’un point de vue clair.

Ce point de vue est le suivant : À BAS LES OBJETS ! À BAS LA MULTIPLICATION DES CHOSES INUTILES ! Cela implique de dire la vérité sur le monde dans lequel nous sommes de force. Et de le combattre autrement que par des paroles vaines. Un exemple, un seul exemple : le téléphone portable. Cette nouveauté de quinze ans d’âge, probablement dangereuse pour la santé, a révolutionné la vie sur terre. Enchaîné des centaines de millions d’humains. Provoqué d’innombrables faits divers, accidents, vols, meurtres peut-être. Détruit un peu plus l’espace privé concédé à la personne humaine dans des lieux publics comme le train. Démultiplié les effets ravageurs de l’individualisme, maladie mortelle de notre temps. Vous ajouterez vos propres commentaires.

Et pourtant, rien. Pas la moindre réflexion critique. Nulle action bien sûr. Tout au contraire, un immense assentiment général, qui dévoile un fois de plus le vrai ciment de notre société vieillissante et malade : la soif de consommer jusqu’à la dernière seconde. On connaît le mot du condamné : « Encore cinq minutes, monsieur le bourreau ». Je vous le dis comme je le pense : aucun combat digne d’être mené ne saurait faire l’économie d’un affrontement avec les objets et leurs racines en nous.