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Claude le preux (un hommage)

J’ai rencontré hier, mercredi 2 avril 2008, Claude Got. Et j’ai aussitôt pensé qu’il était un preux. Je ne détesterais pas faire ici un petit cours d’histoire, car cela en vaut la peine. Mais non, rassurez-vous. Vous pouvez comme moi chercher du côté de Jacques de Longuyon et de ses Neuf Preux de 1312. Un mot encore, ou plutôt deux. Le premier est étymologique : preux nous vient du latin prodesse, qui veut dire être utile. Le deuxième est (peut-être) littéraire. Je crois, mais je ne suis pas sûr – qu’on me corrige, éventuellement -, pouvoir attribuer à Fénelon cette phrase qui s’applique à la perfection à ce que je souhaite vous raconter : « Moi, répondit notre preux chevalier, je ne reculerais pas, quand toute la gent chienne viendrait m’attaquer ».

Claude Got. Un homme né en 1936. Professeur de médecine. Chef du service des accidentés de la route de l’hôpital de Garches entre 1970 et 1985. Conseiller dans le cabinet de Simone Veil en 1978. Conseiller dans le cabinet de Jacques Barrot en 1980. Conseiller officieux de Claude Évin en 1988. Combattant sans trêve ni relâche de certains des lobbies les plus mortifères qui soient. Et diablement sympathique.

J’ai parlé avec lui du passé. De l’époque où il partait en canoé avec son frère, sur la rivière. Où il repérait, sur une carte au 1/80 000, les sites géologiques qu’il parcourrait ensuite avec son marteau de minéralogiste amateur. De la forêt, des champs, de la nature qui fut longtemps son seul vrai compagnon. Nous avons ensuite devisé sur l’écologie, car Claude Got est de ceux qui votèrent Dumont en 1974 – 1,3 % de mémoire – et ne le regrettent pas. Dès 1977, il avait placé près de sa maison des panneaux solaires, qui durèrent jusqu’à la grande tempête de 1999. Avec son épouse, il a mené des raids impressionnants à travers toute l’Europe, en vélo. En moyenne 120 ou 150 kilomètres par jour. Jusqu’aux cols, jusqu’aux Alpes, jusqu’au Nord, jusqu’au Sud. Évidemment, il ne ressemble pas à un homme de 71 ans.

Mais à côté de cela, l’infernale réalité. Got aura bataillé toute sa vie adulte pour la santé publique et contre les accidents imbéciles, souvent liés à l’alcool, à la vitesse, à la (toute-)puissance, qui ruinent tant de vies. Peu de gens auront vu d’aussi près l’horreur des gueules cassées et des corps désarticulés. L’hôpital de Garches, qui accueille les grands traumatisés de la route, est un lieu d’horreur où Got, je l’ai dit, passa une partie de sa vie.

Rien ne l’étonne plus, mais tout continue de l’indigner. Et cela, c’est miraculeux. 71 ans, la flamme, la clarté, l’émotion. Tout intact. Nous avions parlé lui et moi, il y a quelques semaines déjà, du journaliste Airy Routier. J’ai consacré ici un article à cet homme détestable, auteur entre autres d’un livre sur la conduite automobile sans permis. Got a passé des semaines à décortiquer ce monument du mensonge. Et des jours à tenter de convaincre les responsables du Nouvel Observateur – où Routier reste rédacteur-en-chef – de sauver l’honneur de cet hebdomadaire. Sans succès.

Si je rappelle ceci, c’est que Got ne laisse rien passer, et il a bien entendu raison. Je vous invite sans manières à visiter le site qu’il a ouvert, totalement voué à la sécurité routière. Vous y trouverez une analyse remarquable d’un deal honteux que notre gouvernement est en train d’accepter, au mépris évident de la lutte contre le dérèglement climatique et pour la sécurité de tous. Une directive européenne – une loi – est en préparation sur les émissions de gaz carbonique par les véhicules automobiles à l’horizon 2012. L’enjeu est important – n’exagérons rien – pour le climat, mais décisif pour les constructeurs. Les grosses berlines, souvent allemandes, émettent bien plus au kilomètre parcouru que les petites, bien entendu. Une réglementation européenne sérieuse aurait donc des effets foudroyants pour l’industrie. Et ça, pas question, on se doute.

Le commentaire de Got est un peu complexe, mais passionnant de bout en bout, car il établit la vérité sur le monde, celle que Monsieur Jean-Louis Borloo et madame Nathalie Kosciusko-Morizet ne nous diront jamais. Vous verrez, si vous allez au bout des textes, que nos deux ministres ont exprimé de sérieuses réserves. Je n’en disconviens pas. Mais où est la bataille publique, devant les citoyens que nous sommes ? Il est certain, certain, qu’il existe un lien d’airain entre la masse des véhicules et les émissions de gaz carbonique. En outre, la gravité des accidents impliquant des engins lourds est incomparablement, incomparablement augmentée.

Ce que pense Got, et qui me paraît évident, c’est que l’industrie automobile allemande – surtout elle – fait le siège de la Commission européenne depuis des années, et qu’elle semble sur le point de gagner. Dans l’état actuel du projet de directive, les grosses conneries du genre BMW ou Mercedes auraient un droit exorbitant au dépassement permanent de la limite de 130 grammes de CO2 par kilomètre parcouru. Leurs modèles n’auraient donc pas à payer les amendes prévues pour les engins dépassant une norme qui, je le dis au passage, ne réglerait rien, évidemment.

J’arrête là. Et je vous pose une question simple : avez-vous déjà lu quelque chose sur le sujet dans la presse française, inondée de pubs pour les grandes bagnoles criminelles ? Si oui, vous avez eu de la chance. Si non, vous êtes comme moi. À un moment de notre discussion, Got m’a parlé, en citant des noms, de ces journalistes spécialisés, qui ne circulent jamais qu’au volant de voitures prêtées, ad aeternam, par les constructeurs. Ne rêvons pas : il y en a dans presque chaque rédaction. Et l’on voudrait qu’ils disent du mal d’un tel système ?

Une ultime parole, pour Claude Got. Tant qu’il y aura des hommes comme lui, aussi rares qu’ils puissent être, je croirai dans l’homme. Et dans la vie. Inutile donc de chercher autre chose : merci.

Le peuple des dunes contre Lafarge

Je vous ai parlé il y a seulement une paire de jours de madame Laurence Tubiana (fabrice-nicolino.com), dont je pense tant de bien. L’Iddri, l’institut qu’elle dirige, compte parmi les membres de son conseil d’administration la noble et vertueuse entreprise Lafarge. Une transnationale d’origine française, leader mondial de la construction, dont le coeur de métier est le ciment. Lafarge a fait du « développement durable » l’un des points forts de son discours publicitaire. Ce qui est bien son droit : qui hésiterait, de nos jours ?

Lafarge va plus loin que certains de ses petits camarades et maintient depuis des années un partenariat de taille avec le WWF, association écologiste mondiale. Argent contre image (des détails ici). Je vous conseille vivement, en complément, l’un des livres les plus drôles de ces dernières années : « Développement durable, 21 patrons s’engagent ». Paru au Cherche-Midi en 2002, il contient, au milieu de bien d’autres, un entretien avec Bertrand Collomb, alors patron de Lafarge. La totalité du propos relève du grand comique involontaire – parfois le meilleur -, mais je me dois de citer un morceau choisi. Quand on demande à Collomb pourquoi il a décidé de s’associer avec le WWF, il répond : « Il s’agit d’une organisation mondiale avec une image de marque très connue dans le monde et axée, entre autres, sur la reforestation ».

Tiens donc. La reforestation. Au Bangladesh (infosdelaplanete.org), Lafarge construit une cimenterie géante, approvisionnée par un tapis roulant de calcaire de 17 km de long. La carrière est en Inde, l’usine au Bangladesh. En avril 2007, le ministère indien de l’Environnement enjoint Lafarge de tout stopper, car le cimentier ne dispose pas des autorisations pour faire passer le tapis roulant au travers d’une forêt primaire. Lafarge conteste aussitôt, clame qu’on ne lui a rien demandé. Que la forêt, au reste, n’est pas primaire. Etc. En novembre, par un miracle comme cette Asie-là les aime, la Cour Suprême de l’Inde donne à Lafarge le droit de continuer.

L’histoire, bien que d’une navrante banalité, est plaisante, ne trouvez-vous pas ? Elle se double d’une autre affaire, française celle-là. Le Peuple des dunes est en colère contre notre grand cimentier. Le Peuple des dunes, pour ce que je peux juger, est une merveille. Il s’agit d’un collectif de plus de 100 associations locales qui refuse tout net un autre projet de Lafarge (allié en l’occurrence à Italcementi). Les deux veulent extraire la bagatelle de 600 000 tonnes de sable au large de la Bretagne, entre Gâvres et Quiberon. Chaque année, et pendant trente ans. Et quand j’écris « au large », ce n’est que formule, car l’extraction se ferait à trois milles marins du plus grand massif dunaire de Bretagne, site en partie protégé par Natura 2000 s’il vous plaît.

Je passe sur les conséquences écologiques probables d’une telle entreprise, si par malheur elle devait voir le jour, car tout est sur ce site. Comme les opposants parlent d’une manière admirable, je vous offre toutefois quelques mots du géographe Yves Lebahy. « Lorsque j’ai eu connaissance de ce projet, il y a quelques mois seulement, et des premiers documents qui circulaient à son sujet, j’ai tout de suite été en alerte pour trois types de raisons au moins. La première, mettait en jeu des documents scientifiques expliquant que l’opération serait sans effets sur le littoral. C’est ignorer que toute action humaine quelle qu’elle soit, où qu’elle soit, génère un déséquilibre des milieux et je suis trop attaché au principe de géosophie cher à certains géographes, c’est-à-dire un rapport profond de sagesse et d’humilité que doit entretenir l’homme à l’égard de la terre qui nous porte et nous nourrit, pour n’avoir pas été immédiatement en alerte, surtout sur un milieu aussi complexe et ignoré que le milieu marin au contact des côtes ».

Et puis, car je ne peux résister non plus, cet extrait d’un magnifique appel de Jean Gresy : « Sachez qu’il n’y a place pour aucune solution négociée avec les cimentiers, car nous ne transigerons pas sur les valeurs qui sont au cœur de notre action. Il n’y a place ni à l’arbitrage, ni à la conciliation, ni à la médiation. Comme on ne peut gagner contre la volonté souveraine du peuple dans une démocratie, il est facile d’anticiper le fait que les cimentiers ont déjà perdu la partie ».

Je peux me tromper, mais je crois qu’il a raison. Lafarge ne réussira pas ici. Heureusement pour lui, il reste madame Tubiana.

Le ridicule ne tuera pas madame Tubiana (ni personne)

Je n’ai jamais rencontré madame Laurence Tubiana, et je dois avouer que cela ne m’a pas trop manqué. Qui est-elle ? Qui n’est-elle pas, plutôt. La totalité de ses titres, auxquels elle semble tenir avec fermeté, dépasse le cadre de cet article. Choisissons, élaguons : elle est la directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), prof à Sciences Po et siège dans un grand nombre de commissions et de conseils d’administration divers et variés.

Elle serait de gauche que je n’en serais pas autrement étonné. Elle a en effet été conseillère de notre excellent Jospin quand il était Premier ministre de la France, ce que des insolents comme moi finissent par oublier. Qu’il a été Premier ministre, je veux dire. Et de gauche, bien sûr. En somme, Laurence Tubiana est une considérable personne, au confluent de la politique, de l’économie, de l’écologie et des relations internationales.

Venons-en aux faits. Cela faisait un moment que l’Iddri et madame Tubiana, ce qui est bien leur droit, préparaient le terrain pour un machin de plus. Un machin sur la biodiversité. Un truc international, sur le modèle plus ou moins fidèle du Giec, ce groupe d’experts sur le climat qui a reçu le Prix Nobel de la paix. C’est vrai, quoi, il n’y a pas que le climat, tout de même. Et les éléphants, et les baleines, et les forêts tropicales ? Pour être complet, l’idée a été exprimée la première fois au cours de la farce grandiose organisée par Jacques Chirac à l’Unesco, en janvier 2005. Je vous en rappelle l’immortel intitulé : « Biodiversité, science et gouvernance ».

Donc, un lobbying intense autant que durable. Parallèlement, un Borloo et une Kosciusko-Morizet, ministre et secrétaire d’État chargés de l’écologie et du développement durables. Mal en point depuis qu’il apparaît cette évidence que le Grenelle de l’environnement fut une mise en scène dépourvue du moindre acte, ce qui est toujours fâcheux au théâtre.

Des lobbyistes, des ministres en mal de reconnaissance, une idée qui ne mange pas de pain : l’étincelle ne pouvait être très loin. Le résultat des courses s’appelle IMoSEB. Je vous jure que je n’invente pas : l’IMoSEB est né, alleluia ! Il s’agit de l’acronyme anglais de Mécanisme mondial d’expertise scientifique sur la biodiversité. Je ne galèje pas davantage. Tel est notre petit nouveau.

Je ne doute pas qu’il grossira, car toutes les occasions sont bonnes de réunir son monde et de voyager pour la bonne cause. Madame Valérie Pécresse, ministre de la Recherche, a en tout cas confié à madame Tubiana une mission décisive de « pilotage et de coordination ». On verra ce qu’on verra. Dès 2009, l’IMoSEB devra être « opérationnel ». Pour cela, madame Tubiana aura pour tâche, comme l’indique sa fort sérieuse lettre de mission, « d’organiser la contribution de la recherche française au projet d’expertise » et de préparer « les négociations au plus haut niveau avec les gouvernements, les partenaires institutionnels et les ONG ».

Où est le problème ? Je vous le demande. Et j’y réponds dans la foulée. Au moment même où était annoncée cette (petite mais réelle) loufoquerie, on apprenait le résultat d’une étude du Muséum sur l’état des espèces protégées en France. 200 espèces animales et 100 espèces végétales, légalement protégées je le rappelle, ont été étudiées, ainsi que 132 espaces naturels.

Le résultat est simplement fou. 36 % de ces espaces sont dans le rouge, statut dit « défavorable mauvais ». Les espèces qui y vivent voient leur avenir compromis. 29 % sont dans l’orange, statut « défavorable inadéquat », inquiétant mais réversible. Le comble de tout est que le loup est l’un des seuls animaux à sortir son épingle du jeu. Le loup, qui vient de revenir seul chez nous, sans demander son avis à aucune commission !

Je résume et synthéthise : l’état réel de la biodiversité ordinaire d’un pays comme le nôtre est lamentable. Et parmi les causes les plus évidentes, il faut citer, sans surprise, l’agriculture intensive et les projets industriels. Voilà pourquoi il était si urgent de confier une mission à madame Tubiana.

Et en effet ! Le 19 octobre dernier, l’Iddri qu’elle dirige invitait à Paris, pour une conférence, Blairo Borges Maggi, gouverneur de l’Etat du Mato Grosso (Brésil). Titre de la conférence : « Production agricole, commerce et environnement, le cas de l’État du Mato Grosso ». Maggi, directeur du Groupe Amaggi, est considéré comme le roi du soja. Son empereur même. C’est dans son État que sont en train de mourir, encerclés par le soja transgénique, les Enawene Nawe, un minuscule peuple indien de la forêt défunte. Maggi est aussi et fatalement l’un des défenseurs les plus acharnés de la route BR-163, longue de près de 1700 km, qui permet l’acheminement du soja jusqu’à Santarém, un port du fleuve Amazone, via la forêt tropicale. Faut-il être plus explicite encore ? Je doute.

Bien sûr, l’Iddri de madame Tubiana a le droit d’inviter qui elle veut, même des coupables de crimes écologiques. Bien sûr. De même que l’Idri a bien le droit de compter dans son conseil d’administration le cimentier Lafarge, Véolia Environnement, et même Coca-Cola, Arcelor-Mittal, EDF, Rhodia, Dupont de Nemours, Solvay, Renault, Sanofi-Aventis, etc, etc.

Mais oui, je vous le dis : madame Tubiana a tous les droits. Dont celui de faire croire qu’elle luttera efficacement pour la biodiversité sans jamais toucher à l’industrie – qui finance gentiment ses activités – ou à l’agriculture industrielle. Quant à moi, je me réserve le droit des bras d’honneur, et du rire dévastateur, en attendant mieux. L’écologie officielle, celle des salons dorés et des conférences endimanchées, je vous la laisse volontiers, madame.

PS : dans la série Rions un peu sait-on jamais, je vous signale ce compte-rendu (involontairement) hilarant d’une réunion au cours de laquelle madame Tubiana estime que « la biodiversité est un concept difficile à saisir » (www.lapeniche.net).

Puisqu’il faut parler du cancer

Pas drôle du tout. J’aimerais bien parler d’autre chose. Des bourgeons par exemple, qui me rendent fou. Et qui, soit dit entre nous, sont fous, puisqu’ils éclosent en février. Des bourgeons, oui, et des fleurs, et du printemps qui emportera tout une fois encore. J’aimerais.

Au lieu de quoi, je me lance dans un article sur le cancer, cette sale bête qui mord et fouaille. Cet assassin perpétuel qui blesse et tue nos amis, nos amours, et nous-mêmes. Allons, et vite, que je puisse aller voir ailleurs. Le cancer, donc. Des chiffres saisissants de l’Institut national de la veille sanitaire (InVS), agence sanitaire publique, viennent d’être rendus publics.

En deux mots, voici : en 1980, la France enregistrait 170 000 cas de cancer par an. En 2005, 320 000. Une augmentation de 93 % pour les hommes, et de 84 % pour les femmes. Dément. N’hésitons pas une seconde devant le mot : une telle explosion est si démente que tous, TOUS les journaux devraient en faire leur « Une » plusieurs jours d’affilée. Évidemment. Comparez avec moi la place accordée à une épidémie de légionellose frappant une maison de retraite de Wattrelos, et celle donnée à cet événement fracassant concernant toutes les familles. Vous y êtes ? On se moque. La presse se moque, la presse joue les perroquets des institutions, la presse sous-informe et désinforme. Pas toujours, non, mais là, oui, certainement.

Je ne vais pas critiquer un à un les articles de Ouest-France, Libération, Le Monde et tous autres. Tous ceux que j’ai lus, reposant sur une source unique autant qu’univoque – l’InVS -, euphémisent à qui mieux mieux et font assaut de sornettes. Prenons la dépêche de l’AFP, qui sera certainement servie à toutes les sauces dans la presse quotidienne régionale (afp.google.com).

L’AFP raconte la fable commune. Plus de cas, moins de morts. Formellement, c’est vrai. La mortalité par cancer augmente, mais moins vite que le nombre de cas. Seulement, est-ce bien l’information principale ? Que non, que non, que non ! Le point crucial, c’est que l’incidence de cancers a pratiquement doublé en 25 ans. L’InVS met en avant, avec audace, l’augmentation de la population et son vieillissement constant. Je vais vous surprendre : je suis d’accord.

N’étant ni épidémiologiste, ni cancérologue, ni même vaguement scientifique, je me lance : l’InVS a raison. Quand un peuple voit sa population augmenter et vieillir, il a toutes chances de voir augmenter en son sein le nombre de cancers. Mais jusqu’où ? Car comment expliquer tout le reste ? L’InVS reconnaît en fait qu’il existe une augmentation massive du risque d’attraper un cancer en France. Entre 1980 et 2005, ce qui est une durée incroyablement faible dans l’histoire d’une maladie comme le cancer. Lisez avec moi cet extrait du communiqué de l’InVS (www.invs.sante.fr) : « 52% des cas supplémentaires chez l’homme et 55% chez la femme sont dus à l’augmentation du risque ».

Voilà ce qu’auraient dû titrer les journaux de notre pays, qui s’en sont bien gardés. Je vous ai parlé plus haut de désinformation. N’imaginez pas un plan, et des manipulateurs de marionnettes. Non. La désinformation, comme la censure, peut aisément venir du fin fond de la conscience. Sans s’avouer telle. En l’oocurrence, il s’agit d’une désinformation objective, résultat de la rencontre entre deux désirs inavoués. D’un côté l’InVS, qui présente des chiffres affolants en prenant bien garde de ne pas inquiéter. C’est-à-dire en insistant avant tout sur la diminution relative de la mortalité. Et de l’autre, des journalistes qui n’osent pas poser des questions qui fatalement mettraient le feu aux poudres. Qui préfèrent rassurer en se rassurant. Qui préfèrent colporter les maigres arguments en faveur d’une vision lénifiante de la réalité.

Mais la réalité sans fard, c’est que nul ne peut prétendre savoir ce qui se passe. Nul. Moi non plus ? En effet, moi non plus. Si vous avez le temps de consulter le dossier de presse de l’InVS, qui accompagne le petit communiqué que je viens de citer, vous trouverez cette phrase inouïe : « Pour autant, l’évolution de la démographie et des pratiques médicales n’expliquant pas à eux seuls l’augmentation constatée, l’hypothèse que les modifications de l’environnement en soit responsable en partie doit faire l’objet d’un effort de recherche constant portant à la fois sur l’existence et la nature du lien causal et sur la mesure de l’exposition des populations à des cancérigènes avérés ou probables ».

Je ne vais pas vous faire injure : vous savez lire. À mots à peine couverts, l’InVS reconnaît qu’il faudrait produire un « effort de recherche constant » sur l’exposition des hommes à des produits cancérigènes. Car ce n’est pas le cas. Et telle est bien l’explication de l’accueil scandaleux, frauduleux fait à ce qu’il faut bien appeler les révélations de l’Institut national de veille sanitaire.

Je ne sais pas, non je ne sais pas quelle part des nouveaux cancers relève de l’empoisonnement universel dont nous sommes les victimes. Quelle est la part, dans ces chiffres, de l’exposition aux cancérigènes massivement présents dans les lieux de production, de la pollution générale des sols, des eaux, de l’air, des aliments par des molécules toutes nouvelles, dont les pesticides ? Personne ne peut répondre à cette question de fond.

J’affirme néanmoins, haut et fort, que l’hypothèse d’un lien direct et massif entre les deux phénomènes est fondée sur le plan scientifique. J’affirme de même qu’il faudrait de toute urgence débloquer des fonds publics, de manière à permettre une recherche libre. Totalement libre. Mais bien entendu, cela n’arrivera pas. Cela n’arrivera pas, car dans le cas où cette hypothèse se vérifierait, ce serait une Apocalypse. Pas pour ceux qui vont mourir ou souffrir, non. Car ils vont mourir ou souffrir. Mais pour l’armée de falsificateurs qui continuent à prétendre que tout va bien. Cette armée d’innombrables se battra jusqu’à la dernière seconde, et elle nous surprendra encore. J’en jurerais.

Notre vieux pays perclus trouve aisément neuf milliards d’euros pour le « bouclier fiscal » offert par Son Altesse Sérénissime à ses bons amis. Mais rien pour prévenir l’avalanche de cancers qui frappe une à une la presque totalité des familles françaises. Est-ce réellement bon signe ? Je m’interroge.

Que pour les trous du cul (le portable)

Le combat est désespéré, et je ne le mène plus que rarement. Je tiens néanmoins à rappeler un très mauvais souvenir : il fut un temps où le téléphone portable n’existait pas. Si. Il fallait se contenter du téléphone fixe. Si.

Et puis il y eut le bi-bop, que tout le monde a oublié. Lancé à grands sons de trompe publicitaire, cet ancêtre arriva à Paris en 1993. Et peu de temps après, je le découvris dans les mains d’un ami avocat. Un bon ami, un grand avocat, fort connu. Il était depuis toujours d’extrême-gauche, et ne se privait pas de donner des leçons à bien des gens. Je dois ajouter qu’en règle très générale, j’étais d’accord avec lui. Il n’empêche que le jour où je le vis avec un bi-bop, en plein Palais de Justice, je le moquai.

C’était spontané, irrépressible. Je crois bien que j’exècre la prolifération des objets matériels, par quoi s’affirme chaque jour davantage le vide du monde. Spontané. Et il le prit mal, arguant – déjà ! – de l’extraordinaire intérêt qu’il y avait pour lui à pouvoir être joint partout, et toujours.

Avant que la victoire de l’objet ne soit totale, peu après ce fait divers, en somme, une amie me donna un splendide autocollant sur lequel est écrit en lettres noires, sur fond blanc : LE TÉLÉPHONE PORTABLE, C’EST VRAIMENT QUE POUR LES TROUS DU CUL.

Je l’ai toujours, et le tiens à la disposition des collectionneurs (fortunés). L’amie donatrice acheta bientôt un portable, comme environ 95 % de la population générale, mais pas moi. Attention, je ne suis pas un héros de bande dessinée, et je vous écris ce mot grâce à une machine (trop) performante. Simplement, je déteste qu’on me siffle. Je déteste que quiconque s’empare d’un espace public – un train, un trottoir, une soirée dansante – à des fins de privatisation. Sur un plan plus général, je suis convaincu que nous n’avancerons plus jamais sans une mise en cause radicale de l’addiction aux choses, extraordinaire moteur de la dévastation écologique.

Et pour finir, je vous glisse ci-dessous une mienne chronique parue le 16 novembre 1994 (dans Politis). J’y ai repensé en vous écrivant ces mots, et ma foi, cela tient encore passablement la route. Je l’ai écrite peu après l’accrochage avec l’avocat. Eh, on ne se refait pas !

Bi-bop et fin des haricots

Une même passion unit les députés italiens, qu’ils soient berlusconiens, fascistes ou progressistes, voire écologistes : le bi-bop. La présidente de la Chambre leur ayant interdit de l’utiliser en séance, nombre d’entre eux préfèrent tout simplement déserter leur poste. On les retrouve dehors, accrochés à leur béquille de plastique noir, et lancés dans d’interminables conversations. À qui parlent-ils ?

On peut le dévoiler : à leur dentiste, à leur épouse, à leur maîtresse, à leur banquier, à leur journaliste favori, etc. Rien qu’ils ne puissent faire de leur bureau ou de la cabine la plus proche. Et en France ? C’est le rush : pas moins de 700 000 personnes se sont abonnées ces dernières années aux différents circuits de téléphones portables ou portatifs. L’affaire est extrêmement juteuse et la présence sur ce terrain de philanthropes comme Bouygues, Alcatel, la Lyonnaise ou la Générale dispense de faire des dessins trop précis.

On rencontre ces jours-ci à Paris de plus en plus de zombies avec prothèse, montant dans un autobus, remontant les boulevards, patientant dans une queue de cinéma, sirotant – si peu – un verre en terrasse. Ont-ils bien le sentiment de faire ainsi de la politique ? Sont-ils conscients qu’en clamant de la sorte leur glorieuse liberté d’individus, ils soutiennent, de la façon la plus militante qui soit, la société marchande ?

On peut penser que non, mais c’est pourtant le cas. Car pour ces adorateurs des choses et des objets futiles, il n’y aura jamais de fin. Leur quête se poursuivra par-delà les siècles des siècles et la machine continuera de les servir, sans se demander pour qui ils votent, car elle sait bien que c’est pour elle. Après avoir installé dans les mœurs la bagnole, la télé, le tac o tac, la couche-culotte, la cocaïne, le fax, la vidéo, et l’informatique, elle nous fourguera demain les autoroutes de l’information, les cathédrales de la connaissance interactive et les satellites de la liberté tridimensionnelle.

Pour cela, dame, il faudra bien continuer d’ouvrir des routes, de brûler du pétrole, de saloper quelques océans, et d’effacer de la carte une demi-douzaine d’Irak. Une consolation tout de même : quand ce sera la fin des haricots, on pourra en être prévenu partout. Dans la rue, au bistrot, et même chez le boulanger. Le bi-bop est une belle invention.