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Amis d’Orsenna, bonjour

Je n’ai rien contre Érik Orsenna. Rien de personnel, je veux dire. Je ne l’ai jamais croisé, nul n’en a dit du mal près de moi – au contraire -, puis un homme armé d’une telle bouille ne peut être qu’une très brave personne. N’est-ce pas ?

Eh bien, je ne suis pas sûr. Je découvre en effet ce matin un article de Jérôme Garcin paru la semaine passée (http://bibliobs.nouvelobs). Orsenna a écrit un livre de commande à la gloire de l’Airbus 380, qui sera distribué gratuitement à tous les employés de l’entreprise. Pour les autres, le prix est du genre prohibitif : 37 euros, pas moins.

Garcin, se moquant, constate que ce prix est proche de celui d’une action EADS quand le jeune Lagardère a décidé, au printemps 2006, d’en vendre un énorme paquet à la Caisse des dépôts, censée représenter l’intérêt public. On le sait, le prix des actions devait chuter brutalement après l’annonce d’importants retards dans la livraison de l’avion-roi. Mais le PDG lui-même, Noël Forgeard, miraculeusement inspiré, avait vendu avant la débâcle assez d’actions pour réaliser une plus-value de 3,7 millions d’euros. Croyez-moi, il y a sur terre de beaux métiers.

Et cet Orsenna ? Je dois vous avouer que je n’ai pas lu son livre à la gloire de l’A380. Je ne le ferai pas. La lecture de Garcin, journaliste sérieux, écrivant sous le regard de 500 000 lecteurs au moins, me suffit. Voici d’ailleurs un extrait, qui me semble clore toute discussion : « Avec un lyrisme qui évoque l’enthousiasme de Sartre pour l’exceptionnelle productivité des vaches laitières cubaines et rappelle les odes paysannes au maréchal Tito, Orsenna célèbre ici, outre le sacerdoce du « pèlerin » Noël Forgeard, la geste immémoriale des « compagnons de l’A380 », animés par « cette fièvre joyeuse qu’on appelle le goût du travail » et attelés, jour et nuit, entre Saint-Nazaire et Hambourg, à la sculpture d’un « chef-d’œuvre »».

Je suis bien certain que monsieur Orsenna a touché beaucoup d’argent, car la brosse à habits d’un Académicien, estampillé de gauche, vaut tout de même assez cher. Mais tel ne sera pas mon commentaire principal. Pour commencer, je constate, c’est l’évidence, qu’Orsenna se soucie comme d’une guigne de la crise écologique. Le vraisemblable, c’est qu’il la connaît de fort loin. L’avéré, c’est qu’elle ne l’empêche pas de vivre et de profiter des dernières miettes du festin.

L’A380 est en effet une bombe climatique de plus. Tout le projet, basé sur une multiplication par trois du trafic aérien mondial au cours des 20 prochaines années, mise sur le pire. C’est une aberration écologique absolue. Donc une impasse politique. Donc un crime, il faut parfois dire les choses simplement.

Mais Orsenna choisit pendant ce temps d’écrire une ode désuète à la gloire des ingénieurs et des gros moteurs. Est-ce si étonnant ? Ce qui me surprend beaucoup, vraiment beaucoup, c’est l’image que cet homme continue d’avoir dans une bonne partie de l’opinion « cultivée ».

Car il n’a jamais varié d’un pouce, au long d’une carrière totalement vouée à la défense de ce monde-ci. Ami de Jacques Attali dès les années 70, il enseigne longtemps les arcanes de la finance internationale, à l’époque où d’autres que lui envisageaient sérieusement de la détruire. Puis il se met au service du roi, François Mitterrand lui-même. Et à celui de Roland Dumas, prince des chaussures Berluti.

Cet homme, habile comme peu le sont, parvient à échapper à l’opprobre qui s’attache tout de même un peu au clan mitterrandien. Pensez ! il n’est pas un valet, puisqu’il est un romancier. On le voit donc, année après année, sautiller de prix en prix, et de radio en télé, entrer à l’Académie, et se donner les gants, au passage, d’être un grand ami de l’Afrique.

Ainsi que des Africains ? C’est un peu plus confus. Car l’amitié pour Attali ne s’est pas démentie. Or Attali a tout de même été mis en examen dans l’affaire Falcone – un marchand d’armes destinées à l’Angola martyr -, pour trafic d’influence. Certes, cela ne concerne en rien Orsenna. Mais démontre tout de même qu’on peut avoir été mêlé à ça, comme Attali, et demeurer un très proche de notre grande et noble conscience.

Encore deux points sans importance, ou presque. Orsenna a commis un livre sur le coton, qui a ajouté à son prestige, et qui lui a valu, au passage, les félicitations enthousiastes des libéraux (http://blogs.lesechos.fr). Officiellement, ce livre est un hommage au Sud. En réalité, c’est une défense et illustration de la mondialisation. Comme le dit d’ailleurs, avec obligeance, Orsenna lui-même, ce voyage de deux années lui a permis de tirer deux enseignements (http://clubobs.nouvelobs.com) : « Le premier, c’est que, franchement, dans les pays comme la France, on est des enfants gâtés. J’ai choqué certains de mes amis en disant que nous ne travaillons pas assez. Mais, pour moi, le travail est une valeur de gauche, contrairement à la rente, qui est de droite. L’ascenseur social, c’est travailler plus pour en tirer plus de bénéfices. Et puis le deuxième enseignement, c’est que la mondialisation profite à des millions de gens dans des pays en développement. On a longtemps vécu sous la protection de barrières douanières, ou grâce à la colonisation. Il faut affronter le monde ».

Affronter le monde. Demandez donc cet effort au paysan malien, en concurrence quotidienne avec le planteur de la vallée du Mississipi, gorgé de subventions fédérales américaines. Demandez-le lui (http://www.monde-diplomatique.fr). Mais enfin, mais voyons, il n’y a pas d’autre solution, puisqu’un Orsenna le dit. La preuve par neuf, c’est-à-dire par la commission Attali, celle qui propose de tout libéraliser en France, terre médiocre, pleine d’entraves et de corsets administratifs.

Je vous l’ai dit : Érick Orsenna, grand homme de gauche, écrivain grandiose, immense figure morale de notre monde chancelant, est aussi un ami fidèle. Quand Jacques Attali, dûment mandaté par son ami Nicolas Sarkozy, a dû dresser la liste de sa future Commission, il n’a pas retenu que des noms de patrons et de hauts fonctionnaires. Que non ! Que faites-vous de l’âme, amis du désordre ? Bien entendu, il a aussi proposé à son ami Orsenna d’en faire partie. Et son ami Orsenna a bien entendu accepté. Parce qu’il le vaut bien.

Le Nouvel Observateur et la bagnole

J’ai lu avec passion, en son temps, Michel Bosquet. C’est-à-dire il y a trente ans et plus, bien que j’ai quelque mal à le croire. Je vous rassure si besoin, j’étais très jeune. Très.

Bosquet avait un autre nom : André Gorz, auteur de fulgurances qui m’ont irrigué le cerveau au long du temps. Je pense à Métamorphoses du travail ou bien encore à Adieux au prolétariat (chez Galilée, les deux). Mais j’ai connu Bosquet avant Gorz. C’est sous ce nom que ce brave signait dans Le Nouvel Observateur, en pionnier de l’écologie. C’est sous ce nom qu’il participa en 1973 à la création du journal Le Sauvage, avec une poignée d’autres, dont Alain Hervé, que je salue au passage.

Bosquet était alors, et il l’est resté jusqu’à sa mort, un critique enthousiaste de la bagnole individuelle. À l’automne 1973, dans Le Sauvage justement, il écrivait ceci, que je vous suggère de déguster à la petite cuiller : « Une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle pas un espace rare ? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cyclistes, usagers des trams ou bus) ? Ne perd-elle pas toute valeur d’usage quand tout le monde utilise la sienne ? Et pourtant les démagogues abondent, qui affirment que chaque famille a droit à au moins une bagnole et que c’est à l’“État” qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à son aise, rouler à son aise en ville et partir en même temps que tous les autres, à 150 km/h, sur les routes du week-end ou des vacances.

La monstruosité de cette démagogie saute aux yeux et pourtant la gauche ne dédaigne pas d’y recourir. Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens “privatifs”, n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? »

J’aimerais m’arrêter, et me contenter d’applaudir, ce serait mérité. Mais Bosquet a été l’un des fondateurs du Nouvel Observateur, en 1966, avec Jean Daniel. Et ce dernier, au moment du suicide de Bosquet-Gorz le 24 septembre dernier, lui a rendu un hommage ému, et sincère je n’en doute pas une seconde. Mais comme je suis un très mauvais sujet, je me demande si Michel Boquet ne méritait pas une épitaphe différente.

Le Nouvel Observateur est en effet devenu l’organe central de la défense du monde réel et de ses objets. Je dois reconnaître que le mot central est polémique, car la place est convoitée. Je le conserve néanmoins : je lis chaque semaine ce journal, du moins je parcours ses pages, et je ne parle pas à la légère.

Passons rapidement, car c’est en fait le moins important, sur le propos général des articles. Il semble, mais cela m’est totalement indifférent, que l’hebdomadaire soit social-démocrate rose pâle. Sarkozy est vilain, mais Cécilia est si belle. Jean Daniel est grand, mais les humains sont à ce point des nains que c’en est navrant. Le Nouvel Observateur est par ailleurs, ce qui est d’une autre portée, totalement aveugle face à la question primordiale de notre époque : la crise écologique, bien sûr. Ses journalistes peuvent être de bons professionnels – cela se voit, je ne citerai pas de noms – ou d’authentiques faiseurs, et même parfois, rarement, des faisans, mais un lien les réunit tous. Et ce lien, c’est la manière dont, au cours des vingt dernières années, ce journal n’aura pas parlé de la crise de la vie sur terre.

Sans doute y reviendrai-je. Mais dès ce matin, je vous propose de feuilleter avec moi le numéro 2244, qui couvre la semaine du 8 au 14 novembre 2007. Oublions les pubs pour les montres de luxe, Vuitton, Roche-Bobois et même EDF, ne soyons pas chien. Pages 20 et 21, entre deux sanglots de zeks de l’ancienne Union soviétique, rescapés du Goulag, une belle pub pour BMW (le plaisir de conduire). Page 23, de nouveau, une réclame pour la TDI BlueMotion de BMW, « ce beau paradoxe ». Page 25, un coucou à Michelin (Une nouvelle façon d’avancer), tandis que sur la page 24 qui lui fait face, Soljenitsyne nous regarde depuis la lointaine année 1960, abrité sous sa veste rapiécée de prisonnier politique.

Page 27, la nouvelle Laguna de Renault n’est « jamais trop exigeante ». Page 41, Toyota veut absolument « préserver l’équilibre délicat entre l’homme et la nature ». Page 43, on est « charmé ou ébloui ou émerveillé ou fasciné ou subjugué » par la C6 de Citroën. Page 45, grâce à « un coup de pouce à vos envies d’évasion », vous êtes – et je suis – invité à acheter le nouveau 4X4 Freelander 2 de Land Rover. Page 46, innovation. Jusque là, les pages de pub étaient toutes sur la partie droite du magazine, de manière à mieux les valoriser auprès des annonceurs. Mais la page 47 étant déjà prise par l’immortel éditorial du patron, Jean Daniel soi-même, et pour bien marquer qui commande à bord, la pub se contente de la partie gauche. Page 46, donc, en regard d’une photo où Jean Daniel a miraculeusement rajeuni de vingt-cinq ans au moins, la nouvelle Mazda 2, qui « bouscule les traditions ».

Page 49, nous retrouvons cet excellent principe de la page de droite. Vexant pour l’autre éditorialiste maison, Jacques Julliard, qui doit se contenter de la page 48. Mais enfin, quel souffle, tout de même ! Julliard prend la défense du droit humanitaire, partant de l’exemple du Darfour. Page 49, pour y revenir, la Captiva Art Brut de Chevrolet (le modèle en photo vaut 34 780 euros) est « un vrai plus ».

Vous en avez marre ? Moi aussi. Je laisse tomber la Volvo V50, EgyptTravel, Iberia, la croisière aux Caraïbes pour 7 jours, Srilankan Airlines, qui dessert trois fois par semaine les Maldives. Je laisse tomber, car cela ne sert à rien de s’énerver contre l’involution obscène du Nouvel Observateur. Mais au moins, qu’il me soit permis d’écrire ici que ce journal jouit, chaque semaine, de l’état du monde tel qu’il est. Qu’il en profite, qu’il en redemande, qu’il se battra jusqu’à la mort pour que tourne encore une fois, encore un jour de plus, la roue gigantesque qui écrase les gueux, les arbres, les bêtes. Je ne sais plus qui a écrit : « Si le mensonge règne sur le monde, qu’au moins cela ne soit pas par moi ». Je ne sais plus. Peut-être m’enverrez-vous la réponse ? En tout cas, telle est bien l’une de mes devises. Pas par moi.

Accoyer et les lobbies

Accoyer, vous voyez qui ? En ce cas, vous avez de la chance, mais je dois penser à tout le monde. Bernard Accoyer est le président de l’Assemblée nationale, poste on ne peut plus prestigieux. C’est, comme disent les commentateurs, dont je ne suis pas, “le troisième personnage de l’État”. En outre, c’est un comique-troupier qui s’ignore. Dans le genre “j’ai la rate qui s’dilate”, ou peu s’en faut.

Il y a quelques jours, n’écoutant que son courage, il annonçait sa ferme intention d’encadrer par la loi le travail des lobbies au Parlement. Et puis, constatant qu’il n’y avait aucune urgence véritable, il est passé à l’opération rétropédalage. L’affaire est momentanément enterrée. On en reparlera aux alentours de la Saint Glin-Glin.

C’est un brin fâcheux pour nous, pauvres humains. Car les lobbies font largement la loi, ne vous y trompez pas. Au moins cinquante entreprises et organismes décisifs pour notre avenir disposent de badges qui permettent à leurs hommes d’entrer librement à l’Assemblée, d’aller boire un coup avec les députés, d’entreprendre une amicale causette dans les couloirs, et bien davantage en cas de véritables affinités.

Parmi eux, TotalFinaElf, Air France, EDF, le Medef bien entendu, et même la FNSEA. Ces lobbyistes sont constamment épaulés par une partie notable des assistants parlementaires, dont une centaine au moins complètent leurs revenus en travaillant pour des cabinets de conseil. Et même de conseils avisés. C’est splendide.

Il faut dire que Jean-François Copé, député-maire UMP de Meaux et chef de groupe parlementaire, trouve encore le temps de consacrer deux jours par semaine à l’un des plus importants cabinets d’avocats d’affaires français : Gide Loyrette et Nouel. Copé ne se trouble pas une seconde en avouant qu’il mettra son plantureux carnet d’adresses, constitué dans le cadre de ses fonctions électives, au service de ses patrons privés.

Il ne se trouble pas, car tout le monde s’en contrefout. En 2005, Vincent Nouzille et Hélène Constanty ont publié un livre tout de même étonnant, Députés sous influence (Fayard), sans que cela ne change quoi que ce soit aux moeurs parlementaires qui, il est vrai, ne tombent pas de la lune. La corruption de l’esprit public est générale, chaque personne de bon sens peut s’en rendre compte au fil de sa vie quotidienne.

Se souvient-on seulement que le président en titre du Sénat – il serait Président en cas d’empêchement de Sarkozy – est mêlé à deux très vilaines affaires ? Christian Poncelet a, d’une part, fait salarier sa secrétaire personnelle par La Poste, puis France Telecom pendant de longues années. Et d’autre part, il serait intervenu à plusieurs reprises en faveur de Jean-Claude Bertoldi, représentant en l’occurrence la Sogea, une entreprise de BTP filiale de Vinci. Ces interventions auraient pu favoriser l’obtention de marchés publics, mais bien entendu, la présomption d’innocence, etc.

Les questions restent heureusement légales, et je me demande donc, avec vous je l’espère, combien de décisions de routes, de barrages, de centrales diverses, de remembrements et de drainages, de lotissements bien sûr, ont pu être influencées par nos admirables amis les lobbyistes.

Vous, je ne sais pas, mais moi je bous quand j’entends l’expression “lobby écologiste“. Je bous, car s’il est une chose dont je suis convaincu, c’est que les écologistes ne sont ni ne seront jamais un lobby. Un lobby, c’est la poursuite d’un but mercantile, au service d’intérêts particuliers. Et le point de vue écologiste, du moins celui auquel je pense en écrivant ce mot, représente l’intérêt de tous et de chacun, y compris des espèces non humaines, pour aujourd’hui mais aussi demain.

À la vérité, je suis bien incapable de distinguer, parmi les insulteurs, ceux qui, sont honnêtes de ceux qui ne le sont pas. Dieu reconnaîtra (peut-être) les siens. Mais je ne vous lâcherai pas sans vous inviter à cliquer sur ce lien : http://www.worstlobby.eu. Cette information, grâce à laquelle vous aurez un aperçu de ce qui se passe en Europe, me vient d’Édith Wenger, que je remercie chaudement. Bruxelles ne vaut pas mieux que Paris, hélas. L’affaire, notre grande affaire de la protection de la vie est européenne. Et même mondiale, mais je ne vous ferai pas l’injure de croire que vous l’ignorez. Salut !

Au-delà de la condition humaine

Connaissez-vous le transhumanisme ? Ah, quelle histoire ! Je lisais la semaine passée dans Le Canard enchaîné un article de Jean-Luc Porquet sur le sujet, bien intéressant. Et si vous me pardonnez de me vanter, je souhaite vous offrir le bout d’un article que j’ai écrit sur la question à l’extrême fin de 2001. Voyez, le sujet m’intéresse depuis quelque temps déjà.

Voici l’extrait : « Avec les transhumanistes, vous ne risquez pas de vous ennuyer, soyez-en sûr. Qui sont-ils ? Une poignée pour l’heure, mais dont tout permet de penser qu’ils forment l’avant-garde d’une armée immense. Le transhumanisme est une sorte de théorie, née chez certains scientifiques et concepteurs de nouvelles technologies. Selon eux, la nature humaine, loin d’être inaltérable, ne cesse d’être modifiée en profondeur par les découvertes, le changement, le neuf. Elle est malléable, à volonté ou presque.
Or de glorieux horizons se découvrent, grâce notamment aux nanotechnologies moléculaires, aux machines intelligentes, aux « médicaments de la personnalité », à la vie artificielle, à l’extension devenue possible du corps par la machine, etc. Qu’allons-nous faire de ces miraculeuses vendanges ? Mais en profiter, bien entendu, pour sortir de nous-mêmes. C’est là l’occasion d’aller au-delà –
trans – de notre misérable enveloppe. De l’audace, de l’audace ».

Le décor est planté, mais il faut revenir à l’actualité, telle que décrite par Porquet. Que nous apprend-il ? Au cours d’une conférence transhumaniste auquel il a assisté, de notables personnages ont promis de belles avancées, dont l’ouverture prochaine, à Grenoble, d’une clinique appelée Clinatec. Attention, prodiges garantis : grâce aux techniciens et scientifiques du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le professeur Alim-Louis Benabib interviendra sur de graves maladies du cerveau, dont l’horrible Parkinson, appuyé une armada de nanotechnologies, lesquelles agissent à l’échelle moléculaire, ce qui est, quoi qu’on en pense, une complète révolution.

Qui diable accueille ainsi en plein Paris un tel événement ? Fondapol, mes aïeux, qui signifie bizarrement Fondation pour l’innovation politique. Pour le cas où cela vous intéresserait, sachez que Fondapol est un joujou de notre vieux Chirac. Mais oui, l’immense écologiste que la planète nous envie. Et que raconte Fondapol sur son site internet (http://www.fondapol.org) pour présenter cette inoubliable conférence ? Ceci, que je vous conseille de savourer : « L’humanité est à l’aube d’un changement radical. La capacité de manipuler la matière au niveau de l’atome, y compris à l’intérieur du corps humain, crée une médecine nouvelle, qui n’a plus seulement la vocation de réparer le corps et d’en soulager les souffrances, mais d’augmenter les performances “naturelles” de l’homme.
Va-t-on réellement vers un nouvel être “supérieur”, peut-être même immortel ? Comment la science et la fiction se nourrissent-elles mutuellement ?
Une éthique nouvelle doit répondre à cette situation inédite ».

J’aimerais bien me contenter de rire, mais je sais trop que ces transhommes-là ne sont que des estafettes. Derrière eux piaffent des armées encore invisibles de clones décidés à tout pour échapper à l’étau. Ceux-là, et je crains qu’ils ne soient légion, ne peuvent accepter la réalité terrible de la crise écologique mondiale. Tout leur sera préférable au face-à-face désormais inévitable avec les limites de l’aventure humaine. Soyez assurés qu’ils trouveront quantité de trucs pour croire et faire croire que l’homme peut sortir de sa condition. Je peux me tromper, mais je redoute déjà les effets de tels discours sur des esprits tourneboulés par les tragédies à venir.

Dans l’histoire, ceux qui ont imaginé l’avenir le plus scintillant sont également ceux qui ont organisé le présent le plus insupportable. Voici ce que j’écrivais en conclusion de mon papier d’il y a six ans, et je n’ai pas changé d’avis : « La technoscience pourrait bien devenir le dernier refuge de ceux qui, incapables de changer la réalité, et n’y songeant d’ailleurs pas, entendent en changer la perception. Adieu effet de serre et bidonvilles, adieu misère et déforestation. Et place à l’homme nouveau. Supérieur ? On aimerait se tromper, mais on croit retrouver des effluves transhumanistes chez des auteurs comme Maurice G.Dantec, récemment encensé jusqu’au grotesque, ou Michel Houellebecq. Annoncent-ils une nouvelle poussée de régression ? Ce serait une mauvaise nouvelle, mais elle n’étonnerait guère ».

PS : Ce rajout est écrit dans l’après-midi du 8 novembre. J’ai oublié ce matin de vous signaler un entretien avec l’écrivain Ray Bradbury, paru dans Le Monde daté 4-5 novembre 2007. Bradbury est un vieux cinglé de 87 ans, et j’en suis d’autant plus marri que je fus un lecteur enthousiaste de Farenheit 451 et de Chroniques martiennes. Mais la vieillesse est un naufrage, comme on sait. Dans l’entretien, Bradbury apparaît comme un furieux transhumaniste. Il clame son amour du nucléaire et assure que « les voyages dans l’espace nous rendront immortels ». En somme, il ne regrette qu’une chose : mourir au moment où la technologie promet à l’humanité de devenir une autre qu’elle même. Misère !

Bouffons, puisque c’est un ordre

Un coup de chapeau confraternel ne devrait pas nuire à ma (mauvaise) réputation. Permettez-moi de saluer Joelle Stolz, correspondante à Mexico du journal Le Monde. Dans un article du 1er novembre 2007 (http://www.lemonde.fr), elle raconte comment les Mexicains sont devenus obèses. Et pourquoi. Vous me direz que l’explication générale vous est connue, et j’en tomberai aisément d’accord. Mais il y a la manière, et cette manière-là, concrète, reste assez hallucinante.

À la base de tout, il y a ce que les Mexicains appellent la comida chatarra. On pourrait traduire cela d’une manière assez violente, mais restons-en aux bonnes manières, et parlons de malbouffe. Comme chez Bové ? Comme chez Petrini et son fabuleux mouvement en faveur de la slow food ? Admettons, mais nous parlons là d’une véritable épidémie qui frappe en priorité absolue les pauvres d’un pays pauvre, ce qui change la perspective.

Ayant lu le papier de Stolz, j’ai eu l’envie d’aller lire ce que les Mexicains eux-mêmes disaient de la chose. Et je suis vite tombé sur un article du bon quotidien La Jornada (http://www.jornada.unam.mx), en espagnol, certes. Il date du printemps 2007, mais les choses n’ont pu que s’aggraver depuis. À cette date le Mexique entier était atteint d’une maladie sociale gravissime appelée obésité. Attention, le chiffre qui suit fait mal, car nous parlons bel et bien d’un pays du Sud, émergent peut-être selon les critères du FMI de DSK, mais décidément du Sud. Où les Indiens restent des Indiens. Où le Chiapas reste le Chiapas. Où le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a pu conserver le pouvoir plus de 70 ans grâce à ses pistoleros. Où le Parti d’action nationale (PAN) a pu empêcher le Parti révolutionnaire démocratique (PRD), de gagner les élections par la fraude massive.

Eh bien, dans ce pays merveilleux à plus d’un titre, écrit La Jornada, davantage que la moitié des adultes sont désormais en surpoids ou carrément obèses. Je vous fais grâce des conséquences sanitaires, c’est-à-dire de l’explosion inévitable de diabètes, de gastrites, d’hypertension artérielle. Ce n’est pas un désastre, c’est un changement d’état civil. Un peuple était ce qu’il était, et il est devenu un autre en l’espace d’une génération. Car telle est peut-être l’information principale : tout s’est passé le temps d’un clignement d’yeux.

Il y a vingt-cinq ans, les Mexicains buvaient encore du jus d’agave dans les pulquerias, ces bars des rues où la propreté n’était pas, il s’en faut, la préoccupation première. Et puis les pulquerias ont été interdits, officiellement pour des raisons d’hygiène. Je dis officiellement, car je dois confesser comme un doute. Leur interdiction a coïncidé avec l’installation au Mexique d’une gigantesque merde appelée refrescos. Des boissons gazeuses. Du Coca. Du Pepsi, et tout ce qui s’ensuit. Je n’ai pas l’ombre d’une preuve, mais je ne serais pas étonné d’apprendre que des services spécialisés ont su frapper aux bonnes portes en usant des bons arguments.

Le fait est que le jus fermenté d’agave, si mauvais pour quelques très rares intestins, a largement disparu. Et que les sodas, si bons pour le coeur, l’âme, et les pompes funèbres, ont déferlé d’un bout à l’autre du pays. Aujourd’hui, selon la Banque du Mexique, les Mexicains dépensent autant d’argent pour les refrescos que pour la tortilla de maïs et les frijoles, les haricots. Autant pour boire ce qui tue que pour manger ce qui fait vivre.

Nous en sommes donc là. Kellogg’s, Nestlé, Coca-Cola, PepsiCola – Danone ne doit pas être bien loin – ont changé les règles de base de la vie en société d’un pays de 108 millions d’habitants, sans provoquer la moindre révolte collective. Cela laisse fatalement songeur. On pourrait se rassurer une seconde en rappelant que Vicente Fox, l’un des grands chefs du PAN au pouvoir, a longtemps été le directeur de Coca-Cola Mexique. Serait-ce l’explication, au moins partielle, de ce triomphe de la bouffetance industrielle ?

J’aimerais presque le croire. Mais ce phénomène est mondial, et touche aussi des nations comme la nôtre, livrée pieds et poings liés à l’industrie agroalimentaire. Vous souvenez-vous du scandale du sel, révélé en 2001 par Le Point ? Alerté par le chercheur Pierre Meneton, l’hebdo écrivait textuellement ceci (n°1483 en date du 16 février 2001) : « Il est arrivé à notre rendez-vous avec un gros dossier sous le bras. Ce jour-là, Pierre Meneton, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), mondialement reconnu pour ses travaux sur l’implication des facteurs génétiques dans le développement des maladies cardio-vasculaires, avait décidé de briser le silence : “Les Français sont empoisonnés de façon chronique par le sel que rajoute en excès l’industrie agroalimentaire au moment de la fabrication de ses produits !” ». Et Le Point ajoutait que 75 000 accidents cardiovasculaires sont provoqués en France par un excès de sel, chaque année.

Nous sommes à la fin de 2007, et je lis cet entretien avec Meneton, qui date de septembre et annonce un procès de l’industrie du sel contre le chercheur en janvier 2008 (http://www.lanutrition.fr). Notez en attendant cet extrait saisissant : « Le lobby du sel s’appuie depuis 15 ans sur les déclarations d’un tout petit nombre de scientifiques en ignorant les quelques 40 expertises collectives nationales ou internationales qui depuis 40 ans disent toutes la même chose, à savoir que le sel en excès est un facteur de risque de l’hypertension et des maladies cardiovasculaires. L’objectif est de maintenir l’illusion qu’il existe un débat scientifique et qu’il n’y a pas de consensus sur le sujet ».

Désespérant ? Un peu, mais pas totalement. Nous avançons, je crois, dans la perception globale de ce qui nous menace. Au premier rang de ce savoir (relativement) neuf, une idée essentielle : l’industrie a échappé à tout contrôle social, et dans sa forme actuelle, elle ne doit pas seulement être combattue, mais repensée depuis les fondations. Cela commande une attitude. Cela implique une façon nouvelle de parler et d’agir. Non ?