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Dupond-Moretti, le beauf de Cabu

On n’insulte pas, du moins en public. Et c’est justifié, mais parfois rageant, comme dans le cas du ministre de la Justice Dupond-Moretti. Car on le traiterait volontiers de gros con. Mais comme on sait se tenir, contentons-nous de dire qu’il est une parfaite illustration du personnage créé par Cabu. Le fameux beauf. Cherchez pas, c’est lui.

Au motif qu’il sait aligner une plaidoirie et terroriser par la gueulante huissiers de justice et présidents de tribunaux, il se croit le meilleur. L’un des meilleurs. Et une petite cour, y compris médiatique, l’entretient dans l’illusion. Dupond-Moretti, c’est l’encanaillement à deux balles. Mais bon, en ce cas, pourquoi parler de lui ? Parce qu’il a commis une préface à un livre du pathétique Willy Schraen, président de la fédération nationale de la chasse, et superbeauf lui-même.

Si vous voulez savoir qui est Schraen, lisez plutôt cela. On n’est plus très loin d’un discours de guerre civile. Il parle volontiers de ces « “Khmers verts” qui pensent que l’homme vaut moins qu’un phoque ». Ou encore : « Les combats de coqs auxquels il a assisté dès l’âge de 4 ans avec son pépé. « Je l’ai regardé pendant des heures installer des aiguilles de 10 à 12 centimètres qui remplaçaient les ergots coupés. C’était la sortie du dimanche, les gens pariaient. » Le sang ? Les cris des bêtes ? « Un coq qui meurt, c’est pas un drame. Ils sont bons à manger, leur chair est meilleure que celle du poulet. »

Cet homme obtient tout de Macron via le lobbyiste Thierry Coste, qui embrasse notre président devant les caméras sans seulement se gêner. Extrait d’un édito de Schraen en décembre 2018, dans la revue qu’il dirige : « Les engagements du Chef de l’État, confirmés encore il y a quelques jours, vont nous permettre de chasser les oies en février. Je sais que vous êtes nombreux à douter de cela après 20 ans de promesses et de déception, mais nous sommes enfin prêts ».

Bon, je me suis éloigné de Dupond-Moretti pour mieux y revenir. Dans sa préface, celui qui est censé incarner l’esprit de justice en France, écrit : « Ce livre, les ayatollahs de l’écologie s’en serviront pour allumer le barbecue où ils cuiront leurs steaks de soja ». Eux, c’est-à-dire nous, nous sommes les intolérants, les ayatollahs, comme il dit. Et lui, la déesse Thémis, insensible aux cajoleries et aux pressions. Tartufe, va !

Et il ajoute pour montrer à quel point il est équanime : « Ils veulent que nous ayons honte d’être chasseur, (…) nous culpabiliser d’être ce que nous sommes, car nous sommes aussi notre passion. Et depuis trop longtemps nous refusons de nous défendre, convaincus sans doute que l’intolérance et l’absurde ne méritent pas de réponse ». Cela paraît un poil cinglé, non ?

Dupond-Moretti, ignare sans l’ombre d’un doute, mais surtout de mauvaise foi, entend oublier comment le monde de la chasse est parvenu à se faire entendre des politiques. Par le biais jadis du parti Chasse, pêche, nature et traditions. Par un lobbying furieux ensuite, qui permet à 1,1 million de chasseurs de faire la loi dans un pays qui ne supporte plus les coups de fusil sur des animaux artificialisés pour leur plaisir. Retenez ce chiffre : 1,1 million ! Dans la France de 1945, qui ne comptait que 39 millions d’habitants, ils étaient 1,8 million. Et encore 2,2 millions en 1975. Âge moyen en 2020 : autour de 55 ans, et seulement…2,2 % de femmes…

Surtout, n’écoutez pas les fariboles de Schraen et Dupond-Moretti, et leurs odes à une ruralité de pacotille. Il n’y a pas 8% de paysans chez les chasseurs, quand les cadres et professions libérales approchent des 40%. Mais qu’importe la vérité à un ministre de la Justice, aux temps d’Emmanuel Macron ? On croit ne pas pouvoir tomber plus bas, mais on se trompe.

La betterave, le ministre et le « syndicat »

Ce texte a été publié hier le 6 août sur le site https://nousvoulonsdescoquelicots.org

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Nous sommes le 6 août, et il se passe dans la torpeur de cette énième canicule un événement hors du commun : le gouvernement est prêt à remettre en circulation un pesticide interdit, l’un de ces néonicotinoïdes massacreurs d’abeilles et de tant d’autres insectes. Au motif qu’une maladie des plantes, la jaunisse virale, menace le niveau de production de la betterave industrielle. Notons que cet argument, qu’il soit sérieux ou fallacieux, peut être ressorti dans d’innombrables autres occasions. Et constatons qu’il s’agit de modifier la loi de la République pour complaire à des intérêts on ne peut plus particuliers. À ce stade, c’est une déclaration de guerre à ces millions de Français qui ont déjà exprimé, au travers du mouvement des Coquelicots ou par leurs achats quotidiens qu’ils voulaient la fin de ce système criminel.

Inutile ici de trop insister : oui, ce système irresponsable est aussi criminel, car il s’attaque au vivant, à cette chaîne si fragile du vivant, jusques et y compris à la santé des humains. La science, la science vivante – en l’occurrence le CNRS et le Muséum national – documente l’effarante disparition des oiseaux et des insectes. Pas au Penjab ou à Djibouti, en France. Ce désastre repose sur une alliance de longue date entre le ministère de l’Agriculture et ses pseudopodes, les firmes de l’agrochimie et ce si curieux « syndicat » qu’est la FNSEA, dont l’action continue semble être d’accompagner la mort des paysans et le triomphe des grosses machines et de la chimie de synthèse.

Mais revenons aux faits. Ce 6 août, le ministère de l’Agriculture a publié un communiqué par lequel il promet à l’industrie agricole de la betterave un changement de la loi. Celle-ci interdit depuis le 1er septembre 2018 sept pesticides néonicotinoïdes pour la raison certaine qu’ils s’attaquent à l’un des biens communs les plus précieux : les pollinisateurs. Qui a notamment porté cette loi aussi impérieuse que tardive ? Madame Barbara Pompili, alors secrétaire d’État à la biodiversité, aujourd’hui ministre d’État, en charge de la transition écologique. Sur son blog, madame Pompili écrivait en 2018 : « Je suis très fière d’avoir, avec d’autres, obtenu cette grande avancée dans la loi biodiversité‬ en 2016. Une pensée pour celles et ceux qui se sont battus avec moi dans un contexte difficile : Geneviève Gaillard, Jean-Paul Chanteguet, Viviane Le Dissez, Delphine Batho, Ségolène Royal et d’autres que je remercie pour leur courage et leur détermination ».

Il va de soi, dans ces conditions, qu’il n’y a pas de place dans le même gouvernement pour madame Pompili et monsieur Denormandie, le nouveau ministre de l’Agriculture. Ou l’une ou l’autre. Il n’est pas impossible que, sans s’en rendre compte lui-même, Emmanuel Macron se soit mis dans une situation infernale. Nous verrons bien. Mais dès maintenant, il faut essayer de comprendre ce qui se passe. Et la première évidence, c’est que la betterave intensive est, pour le vaste lobby de l’agriculture industrielle, au cœur de cette noble activité.

D’abord parce que c’est la première production agricole française, qui fait de notre pays le deuxième producteur au monde, mais le premier dans le domaine des biocarburants venus de la betterave. Les défenseurs de ce système ne semblent pas gênés, après avoir juré mille fois qu’ils existaient pour nourrir le monde, de distraire des quantités toujours croissantes de plantes alimentaires pour faire rouler des bagnoles. On ne sait pas si la France utilise une autre technique répandue aux États-Unis, mais on n’en serait pas surpris : là-bas, on utilise la betterave comme revêtement routier. Très pratique, paraît-il.

Donc, une industrie centrale. Bien entendu, et comme à chaque fois que le poste de ministre de l’Agriculture change de pensionnaire – M.Guillaume est sans doute en vacances au Pays basque, remplacé par M.Denormandie -, le lobby teste le petit nouveau. Sera-t-il aussi flexible que tant d’autres prédécesseurs ? Jusqu’où pourra-t-on pousser ces multiples avantages accordés à l’industrie de l’agriculture depuis désormais 75 années ?

Mais ce test habituel, ô combien réel, ne doit pas masquer une autre réalité : M.Denormandie et son cabinet étaient au point de départ (très) favorables au lobby agro-industriel, et c’est d’ailleurs pour cela et rien d’autre qu’ils sont en place. Voyons d’un peu plus près, ce sera éclairant. Qui est M.Denormandie ? Un ingénieur du génie rural et des eaux et forêts, grand corps technique d’ingénieurs d’État qui a fusionné avec celui des Ponts et Chaussées. Et que trouve-t-on dans son cabinet ? Des ingénieurs du génie rural et des eaux et forêt, comme Carole Ly ou Pierre Marie, et même un ancien employé du plus vaste lobby agro-industriel de la planète appelé ILSI – Bayer-Monsanto, BASF, Syngenta, DuPont, Dow -, Pierre Dussort. En charge au cabinet de la…souveraineté alimentaire.

Ces gens-là ne possèdent qu’une vision, quelles que soient leurs éventuelles qualités personnelles. Le corps du génie rural et des eaux et forêts truste depuis des décennies tous les postes de responsabilité publique dans le domaine de l’agriculture, et il est le grand responsable technique de l’industrialisation des campagnes et de la mort des paysans. Tout a été entrepris sous son contrôle, et souvent à son initiative : le drainage des zones humides, le remembrement et donc la disparition des bocages et des talus boisés, le « recalibrage » des rus et ruisseaux, l’usage massif des gros engins et de la chimie de synthèse. Il serait vain de demander à de telles personnes de miser sur le chant de l’alouette et le bonheur de l’agro-écologie.

Une anecdote pour finir. Nous sommes en 1970 et Jean-Claude Lefeuvre – il deviendra l’un de nos plus grands écologues – emmène ses étudiants dans le haut-bassin de la Vilaine. Ils constatent la présence dans l’eau de 10 mg de nitrates par litre d’eau. C’est tout nouveau, et cela intervient – tiens – après une opération de remembrement. Génial précurseur, Lefeuvre comprend que l’élevage industriel qui déferle et l’agriculture intensive qui s’étend vont fatalement farcir les eaux de Bretagne de ce poison. Il alerte. En 1970. Et le directeur régional de l’Agriculture, ingénieur du génie rural comme M.Denormandie, lui rétorque : « Monsieur, vous ne devriez pas affoler les populations avec des problèmes qui n’en sont pas. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter pour les nitrates ».

En 1976, la situation est déjà dégradée, et Lefeuvre récidive devant les quatre directeurs départementaux de l’Agriculture de Bretagne, tous ingénieurs du génie rural comme M.Denormandie. Le directeur régional de l’Agriculture qui les commande – un autre que celui de 1970, mais tout autant ingénieur du génie rural – lui lance cette fois : « Monsieur Lefeuvre, s’il y a un problème, nos ingénieurs sont là pour s’en occuper ».

Ce projet de modification de la loi française en faveur des betteraviers est une pure et simple infamie

Wargon = Macron

Franchement, le dégoût monumental. Faut-il que Macron vive dans un sentiment de totale impunité. Faut-il que ces gens ignorent tout des frontières morales, des limites que la décence la plus élémentaire exige pourtant. Macron a donc donné un secrétariat d’État à l’Écologie à une lobbyiste de Danone, Emmanuelle Wargon. Laquelle, vous le savez déjà, vantait cet été encore les « bienfaits » de l’huile de palme : c’est ici.

C’est une insulte profonde. Elle ne sera pas oubliée ici. J’espère qu’elle ne le sera pas en quelques autres points de la si vilaine scène française. Avec ces gens-là, il n’y a rien à faire que combattre. Et que ceux qui préfèrent les mots vains et les enflammades de cafés du commerce mettent leur bonnet de nuit. S’il est encore un peu de sacré, je dirais qu’ils viennent de franchir une ligne invisible mais réelle. Dans les plantations maudites d’Indonésie, où les mafieux découpent la forêt par lot de 100 00 hectares, il n’y a pas que mes frères orangs-outans. Il y a aussi mes frères humains qui triment pour une misère en roupies. Et qui ramassent sur leur dos du paraquat, cet herbicide pourtant interdit, et pour cause, en Europe. Qui les tue.

Emmanuelle Wargon complice du crime ? Evidemment. Emmanuelle Wargon criminelle ? Evidemment. Elle est secrétaire d’Etat.

Quand les pesticides tuent massivement

Il me semble bien que voici une réponse – parmi mille autres – à la désinformation sur les pesticides. L’article que je mets ci-dessous est normalement réservé aux abonnés du journal Le Monde, mais je prends sur moi de le publier ici. Vous lirez ou pas. C’est extraordinaire. Certes, les champignons sont de toujours. Tortotubus n’aurait-il pas 440 millions d’années ?

Si la plupart sont inoffensifs pour les hommes – voire délicieux -, quelques-uns sont redoutablement toxiques. Les grandes familles dangereuses de champignons, souvent microscopiques, tueraient autant, à l’échelle planétaire, que la tuberculose ! Et les attaques fongiques contre les cultures de blé font chuter leur rendement de 20 %. La bagarre contre les « mauvais » champignons est une urgence mondiale.

Or l’on assiste à une poussée peut-être irrésistible de ces champignons-là. Les cinq principales cultures vivrières sont de plus en plus menacées. Ainsi que quantité de plantes et d’animaux, dont certains seraient poussés vers l’extinction par des champignons, comme les batraciens.

L’une des causes essentielles de ce phénomène est probablement « l’émergence mondiale de résistance aux antifongiques ». Le dérèglement climatique favorise les champignons et l’agriculture industrielle balance de plus en plus de pesticides sur les cultures, accélérant dans un cercle fou la résistance des champignons dangereux à tous les traitements. Cette année, dans le sud de la France, les vignerons avec pesticides ont traité de 15 à 17 fois leurs parcelles contre 11 en moyenne d’habitude.

Les pesticides ne sont pas la solution, évidemment. Ils sont le problème. Rejoignez l’Appel des coquelicots (https://nousvoulonsdescoquelicots.org) ! Et le 5 octobre à 18h30, tout le monde se retrouve devant les mairies des villes et des villages. Attention, il y aura quelques exceptions. A Lyon, par exemple, ce sera place Bellecour. Avec coquelicots, instruments de musique, gosses et cracheurs de feu.

 

Aspergillus fumigatus fungus. Coloured scanning electron micrograph (SEM) of fruiting bodies of the fungus Aspergillus fumigatus. This fungus causes aspergillosis in humans. The round structures (conidia) are covered in tiny spores, about to be released into the air. A. fumigatus grows in household dust and decaying vegetable matter. Although harmless to healthy people, the fungus can cause complications in people with respiratory complaints or weakened immune systems. Inhalation of the spores may lead to aspergill- osis, infection of the lungs and bronchi, which can be fatal in some cases. Magnification unknown.

Les champignons, une menace silencieuse sur la santé et l’alimentation humaine

Par Nathaniel Herzberg

Enquête
Publié le 17 Septembre 2018

Les pesticides épandus pour protéger les récoltes des attaques fongiques ont engendré des résistances, y compris chez des souches qui infectent l’homme.

Faites le test : demandez autour de vous quel champignon présente le plus de danger pour l’humain. Neuf personnes sur dix choisiront l’amanite phalloïde. Erreur on ne peut plus funeste. Avec ses quelques dizaines de décès en Europe les pires années, le « calice de la mort » devrait faire figure d’amateur dans la planète mycète. De même que le moustique surpasse de loin tous les animaux réputés féroces, les vrais tueurs, chez les champignons, sont microscopiques, méconnus et autrement plus meurtriers que notre vénéneuse des forêts.

Cryptococcus, pneumocystis, aspergillus et candida : chaque année, chacune de ces grandes familles tue plusieurs centaines de milliers de personnes. Selon les dernières estimations du Gaffi (le Fonds global d’action contre les infections fongiques), les pathologies associées feraient au moins 1,6 million de victimes annuelles, soit presque autant que la tuberculose (1,7 million), la maladie infectieuse la plus meurtrière au monde. « Des estimations basses », précise le professeur David Denning, directeur exécutif du Gaffi et chercheur à l’université de Manchester.

D’autant qu’elles ne prennent nullement en compte le poids des attaques fongiques dans les désordres alimentaires mondiaux. Les deux principales pathologies du blé, la septoriose et la rouille noire, toutes deux provoquées par un champignon, feraient baisser la production mondiale de 20 %. La production ainsi perdue suffirait à nourrir 60 millions de personnes. Etendues à l’ensemble des cultures agricoles, c’est 8,5 % de la population mondiale, soit environ 600 millions de personnes, selon des chiffres publiés en 2012, qui pourraient garnir leurs assiettes si les lointains cousins de la truffe épargnaient les récoltes.

Taches de septoriose sur des feuilles de blé tendre, en France.

Taches de septoriose sur des feuilles de blé tendre, en France. NICOLE CORNEC / ARVALIS

Il faut dire que les champignons sont partout. Sur nos poignées de porte et au bord de nos baignoires, à la surface des aliments que nous ingérons comme dans l’air que nous respirons. Essentiels au cycle du vivant, ils digèrent les déchets et les recyclent en énergie disponible. Sans eux, pas de compost ni d’engrais naturels, pas de roquefort ni de vins doux. Encore moins de pénicilline, ce premier antibiotique né de l’appétit des moisissures penicillium pour les bactéries. Précieux pour l’ordre végétal, donc, et pour la plupart sans danger pour les humains.

« Sur les quelque 1,5 million d’espèces estimées, quelques centaines ont la capacité de survivre dans notre organisme, souligne le professeur Stéphane Bretagne, chef du laboratoire de mycologie de l’hôpital Saint-Louis, à Paris, et directeur adjoint du Centre national de référence (CNR) des mycoses invasives de l’Institut Pasteur. En plaçant notre corps à 37 degrés, l’évolution nous a mis à l’abri de la plupart des champignons. Les autres, quand tout va bien, sont éliminés par notre système immunitaire. »

« Plus complexe qu’une bactérie »

En avril 2012, pourtant, un inquiétant « Fear of Fungi » (« La peur des champignons ») barrait la « une » de la prestigieuse revue Nature. Sept scientifiques britanniques et américains y décrivaient l’explosion d’infections virulentes parmi les plantes et les animaux. On croyait, depuis la grande famine irlandaise (1845-1852) et les épidémies d’oïdium (1855) puis de mildiou (1885) qui détruisirent l’essentiel de la vigne française, que les grands périls agricoles étaient derrière nous. Eh bien non, répondaient-ils : la pression fongique sur les cinq principales cultures vivrières ne cesse de s’intensifier. Le blé, donc, mais aussi le riz, assailli dans 85 pays par la pyriculariose, avec des pertes de 10 % à 35 % des récoltes.

Idem pour le soja, le maïs et la pomme de terre. « Si ces cinq céréales subissaient une épidémie simultanée, c’est 39 % de la population mondiale qui verrait sa sécurité alimentaire menacée », explique Sarah Gurr, du département des sciences végétales de l’université d’Oxford, une des signataires de l’article.

Les champignons ne s’en prennent pas qu’à l’agriculture, rappelaient les chercheurs. Reprenant la littérature, ils constataient que 64 % des extinctions locales de plantes et 72 % des disparitions animales avaient été provoquées par des maladies fongiques. Un phénomène amplifié depuis le milieu du XXe siècle : le commerce mondial et le tourisme ont déplacé les pathogènes vers des territoires où leurs hôtes n’ont pas eu le temps d’ériger des défenses. Les Etats-Unis ont ainsi perdu leurs châtaigniers, l’Europe a vu ses ormes décimés. Les frênes sont désormais touchés : arrivée d’Asie il y a quinze ans, la chalarose a ainsi frappé la Pologne, puis toute l’Europe centrale. Elle occupe désormais un tiers du territoire français. Seule chance : Chalara fraxinea ne supporte pas la canicule. La maladie a donc arrêté sa progression et commencerait même à reculer.

Les animaux sont encore plus durement atteints. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), 40 % des espèces d’amphibiens sont aujourd’hui menacées, des dizaines auraient disparu. Premier responsable : Batrachochytrium dendrobatidis, alias Bd. Depuis vingt ans, le champignon venu de Corée a décimé grenouilles et crapauds en Australie et sur l’ensemble du continent américain. Son cousin Bsal, lui aussi arrivé d’Asie, cible salamandres et tritons européens avec une mortalité proche de 100 %. Aux Etats-Unis, un autre champignon, le bien nommé Geomyces destructans, poursuit son carnage auprès des chauves-souris. La maladie du museau blanc touche près de la moitié du pays et aurait tué plusieurs millions de chiroptères.

Dans le Vermont, aux Etats-Unis, des chauves-souris brunes sont frappées par la maladie du museau blanc.

Dans le Vermont, aux Etats-Unis, des chauves-souris brunes sont frappées par la maladie du museau blanc. RYAN VON LINDEN / US Fisheries and wildlife / SPL/ BIOSPHOTO

Coraux et tortues dans les mers, abeilles, oies et perroquets dans les airs… la liste est longue. « Il ne fait guère de doute que ces pathologies sont de plus en plus nombreuses, affirme, statistiques à l’appui, Matthew Fisher, du département des maladies infectieuses de l’Imperial College de Londres, premier signataire de la publication de 2012. Depuis notre article, il y a eu une prise de conscience, mais la situation s’est détériorée. »

Aussi en mai, Matthew Fisher et Sarah Gurr ont récidivé, cette fois dans Science, en s’adjoignant les services du Suisse Dominique Sanglard. Biologiste à l’université de Lausanne, il traque « l’émergence mondiale de résistance aux antifongiques » en incluant dans le tableau les pathologies humaines. Des maladies « longtemps négligées, souligne-t-il. D’abord, elles étaient moins fréquentes que les pathologies bactériennes ou virales. Ensuite, elles frappent des patients immunodéprimés dont les défenses ne sont plus capables de contenir les champignons , pas des sujets sains. Enfin, un champignon, c’est beaucoup plus complexe qu’une bactérie, beaucoup plus proche de nous aussi, donc plus difficile à combattre sans attaquer nos propres cellules. »

L’épidémie de sida, dans les années 1980, a commencé à modifier la donne. « Les patients immunodéprimés se sont mis à mourir massivement de pneumocystoses ou de cryptococcoses », se souvient Olivier Lortholary, chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l’hôpital Necker et directeur adjoint du CNR mycoses invasives à l’Institut Pasteur. Si l’accès aux trithérapies a permis de limiter l’hécatombe dans les pays occidentaux, il n’en va pas de même ailleurs dans le monde. Selon les dernières statistiques du Gaffi, plus de 535 000 malades du sida meurent encore chaque année, victimes d’une infection fongique associée. « C’est sans doute plus, insiste David Denning. Certaines pathologies fongiques pulmonaires sont prises pour des tuberculoses. »

Mycologue au CHR de Cayenne, Antoine Adenis en sait quelque chose. La forte présence de la leishmaniose dans le département avait conduit le service de dermatologie à analyser toutes les plaies des patients séropositifs. « Nous avons découvert la présence de l’histoplasmose un peu par hasard », raconte-t-il. Les médecins ont alors systématiquement recherché le champignon histoplasma et découvert qu’il constituait la première cause de décès des malades du sida en Guyane. Au Suriname voisin, réputé vierge de champignons, il a découvert que « 25 % des hospitalisés VIH étaient touchés ». Le médecin a ensuite étendu son étude à toute l’Amérique latine. Le résultat a stupéfié la communauté : selon un article publié en août, dans The Lancet, le champignon y tuerait quelque 6 800 personnes par an, plus que la tuberculose, réputée première cause de mortalité associée au sida.

Les champignons et leurs spores ne se contentent pas d’attaquer les porteurs du VIH. « Ils compliquent toutes les pathologies respiratoires quand ils ne les provoquent pas », explique David Denning. Asthme sévère, aspergilloses broncho-pulmonaires allergiques ou chroniques… « Cela représente plus de 14 millions de personnes dans le monde et au moins 700 000 décès par an », assure le médecin britannique.

Un adolescent anglais atteint par une teigne résistante aux antifongiques.

Un adolescent anglais atteint par une teigne résistante aux antifongiques. D.DENNING/LIFE

Enfin, il y a les pathologies dites « hospitalières ». « Chimiothérapies, greffes de moelle, transplantations d’organes, biothérapies… La médecine moderne, comme l’augmentation de la durée de la vie, multiplie la quantité de malades immunodéprimés dans les hôpitaux, analyse Tom Chiller, chef de la branche mycoses du Centre de contrôle des maladies américain (CDC). Beaucoup ont déjà en eux des champignons qui trouvent là l’occasion de prospérer, ou ils les rencontrent à l’hôpital. Tous représentent des cibles idéales. »

Une fois les pathogènes dans le sang, le pronostic devient effrayant. A l’échelle mondiale, le taux de mortalité parmi le million de malades traités avoisinerait les 50 %. « En France, depuis quinze ans, le taux reste entre 30 % et 40 % pour les candidoses, entre 40 % et 50 % pour les aspergilloses, indique Stéphane Bretagne. Désespérément stable. » « Et l’incidence des candidoses systémiques augmente de 7 % chaque année, renchérit son collègue Olivier Lortholary. Même si c’est en partie dû à l’augmentation de la survie des patients de réanimation aux attaques bactériennes, c’est une vraie préoccupation, ma principale inquiétude avec les champignons émergents souvent multirésistants. »

Un suspect : les horticulteurs

Résistances et émergences : l’hôpital de Nimègue, aux Pays-Bas, et son équipe de recherche en mycologie, en sont devenus les références mondiales. En 1999, le centre y a enregistré le premier cas de résistance d’une souche d’Aspergillus fumigatus aux azoles, la principale classe d’antifongiques. Puis les cas se sont multipliés. « Et ça ne cesse de croître, souligne Jacques Meis, chercheur au centre néerlandais. Dans tous les hôpitaux des Pays-Bas, la résistance dépasse les 10 %, et atteint jusqu’à 23 %. » Avec pour 85 % des patients infectés la mort dans les trois mois.

L’inhalation des spores d’« Aspergillus fumigatus » peut entraîner une infection invasive des poumons et des bronches, souvent fatale.

L’inhalation des spores d’« Aspergillus fumigatus » peut entraîner une infection invasive des poumons et des bronches, souvent fatale. JUERGEN BERGER / SPL/ COSMOS

Les scientifiques n’ont pas mis longtemps à désigner un suspect : les horticulteurs. Aux Pays-Bas, champions de l’agriculture intensive, le traitement standard des tulipes consiste à en plonger les bulbes dans un bain d’azoles. Longtemps, les organisations agricoles ont plaidé non coupables. Mais à travers le monde, les preuves se sont multipliées. A Besançon, où ont été mis en évidence les deux premiers cas français d’aspergilloses résistantes chez un agriculteur et un employé de la filière bois, les mêmes souches mutantes ont été trouvées dans les champs du malade et dans plusieurs scieries de la région.

« Les agriculteurs ne visent pas les mêmes champignons, mais les fongicides qu’ils emploient ne font pas la différence, ils rendent résistants les pathogènes humains », explique Laurence Millon, chef du service de parasitologie-mycologie du centre hospitalier de Besançon. « L’histoire se répète, soupire Matthew Fisher. L’usage massif des antibiotiques par les éleveurs a développé les résistances des bactéries humaines. L’emploi à outrance des fongicides par les cultivateurs fait de même avec les champignons. »

Le monde agricole se trouve pris entre deux menaces. D’un côté, la résistance toujours plus importante de champignons dopés par le changement climatique conduit à multiplier les traitements phytosanitaires. « Cette année, dans les vignes du sud de la France, la pression fongique était telle qu’au lieu des onze traitements annuels moyens ce qui est déjà beaucoup , les vignerons en ont délivré entre quinze et dix-sept », constate Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture de l’Institut national de la recherche en agronomie (INRA). La faute à un printemps exceptionnellement pluvieux et un été particulièrement sec. Mais aussi à l’adaptation des champignons à tout ce que le génie humain invente de produits phytosanitaires.

Depuis les années 1960, l’industrie s’en est pris successivement à la membrane des cellules du champignon, à leur paroi, à leur ARN ou à leur respiration… Cinq classes d’antifongiques ont ainsi été mises au point. « Trois étaient vraiment efficaces, résume Sabine Fillinger, généticienne à l’INRA. Les strobilurines rencontrent des résistances généralisées. De plus en plus de produits azolés connaissent le même sort. Il reste les SDHI [inhibiteur de la succinate déshydrogénase], mais ils commencent à y être confrontés et ça va s’aggraver. »

De plus en plus impuissants face aux pathogènes, les fongicides agricoles se voient aussi accusés de menacer la santé humaine. Des chercheurs de l’INRA et de l’Inserm ont ainsi lancé un appel dans Libération, le 16 avril, afin de suspendre l’usage des SDHI. Le dernier-né des traitements n’entraverait pas seulement la respiration des cellules de champignons ; par la même action sur les cellules animales et humaines, il provoquerait des « encéphalopathies sévères » et des « tumeurs du système nerveux ».

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) a décidé d’examiner l’alerte. Elle s’est d’autre part autosaisie afin de vérifier l’éventuelle toxicité humaine de l’époxiconazole. « Cet azole est l’une des dernières substances actives sur le marché, nous en utilisons 200 tonnes par an en France, mais c’est également un reprotoxique de catégorie 1 [affecte la fertilité], la plus préoccupante, et un cancérigène de catégorie 2 », indique Françoise Weber, directrice générale déléguée au pôle produits réglementés de l’Anses. Un avis négatif de la France pourrait peser en vue de la réévaluation du produit au niveau européen, prévue en avril 2019.

Hécatombe mondiale

A l’INRA comme à l’Anses, on jure avoir comme nouvel horizon une agriculture sans pesticide. Développement de nouvelles variétés, diversification des cultures, morcellement des paysages et « anticipation des pathologies nouvelles que le changement climatique fait remonter vers le nord et que le commerce mondial apporte d’Asie », insiste Christian Huyghe. Du blé tendre aux laitues ou aux bananes, nombre de cultures font face à des pathogènes émergents. Des champignons nouveaux frappent également les humains. Dans les services hospitaliers, le dernier diable s’habille en or. Découvert au Japon en 2009 et intrinsèquement résistant à tous les traitements, Candida auris flambe particulièrement dans les hôpitaux indiens, pakistanais, kényans et sud-africains. La France semble jusqu’ici épargnée. Mais cinq autres champignons à « résistance primaire » y ont fait leur nid, totalisant 7 % des infections invasives à Paris, là encore chez les immunodéprimés.

Plants de banane attaqués par la fusariose au Cameroun.

Plants de banane attaqués par la fusariose au Cameroun. T. LESCOT / CIRAD

Plus inquiétant peut-être, de nouvelles infections invasives touchent des patients dits immunocompétents. Aux Etats-Unis, la « fièvre de la vallée » ne cesse de progresser. Pour la seule Californie, les coccidioïdes cachés dans la terre, relâchés à la faveur de travaux d’aménagement ou agricoles, ont contaminé 7 466 personnes en 2017. Au CDC d’Atlanta, on ne dispose d’aucune statistique nationale mais on parle de « centaines » de morts.

Moins meurtrière mais terriblement handicapante, une nouvelle forme de sporotrichose touche des dizaines de milliers de Brésiliens. Partie de Rio, elle a conquis le sud du pays et gagne le nord, essentiellement transmise par les chats. « L’épidémie est hors de contrôle », assure Jacques Meis. Et que dire de ces ouvriers de Saint-Domingue qui nettoyaient une conduite d’usine remplie de guano de chauves-souris ? « Ils étaient 35, jeunes, aucun n’était immunodéprimé, raconte Tom Chiller, qui a publié le cas en 2017 dans Clinical Infectious Diseases. Trente sont tombés malades, 28 ont été hospitalisés. » Le diagnostic d’histoplasmose n’a pas tardé. Neuf ont été admis en soins intensifs. Trois sont morts.

Cette hécatombe mondiale n’a rien d’une fatalité, assurent les scientifiques. « La médecine moderne augmente les populations à risque, admet David Denning. Mais en améliorant le diagnostic et l’accès aux traitements, en développant la recherche, en réservant à la santé humaine les nouvelles molécules qui finiront par apparaître, on doit pouvoir réduire considérablement la mortalité des infections. »

Doux rêve, répond Antoine Adenis. « La mycologie reste le parent pauvre de la microbiologie », regrette-t-il. Ainsi, pour la première fois cette année, Laurence Millon n’aura pas d’interne dans son service de Besançon. Et David Denning, qui gère son Gaffi avec des bouts de ficelle, de soupirer :

« Quand un malade leucémique meurt d’une infection fongique, tout le monde parle du cancer à l’enterrement, personne des champignons. Et à qui pensez-vous que l’on fait les dons ? »
Nathaniel Herzberg

Quelques mots sur Christian Troadec, maire de Carhaix

Tout d’abord, un immense merci à Alban, qui est parvenu à terrasser les intrus qui s’étaient infiltrés jusqu’ici.

Je vous mets ci-dessous le reportage fait en Bretagne pour Charlie. Il s’agit d’une virée à Carhaix, où règne le maire Christian Troadec, régionaliste bon teint, ci-devant chef des Bonnets Rouges. Vous verrez comment il a donné les clés de sa ville à une usine chinoise effarante, qui fabrique du lait en poudre destiné au marché chinois. Lisez, et je crois que vous m’en direz des nouvelles. Sur ce, compte tenu de la touffeur autour de moi, salut !

Le reportage sur Carhaix et Troadec est ici