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Jacques Le Goff, le Moyen Age et les funambules (gaffe !)

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Je pense que personne ou presque n’aurait pu faire mieux que Jacques Le Goff, dont vous trouverez plus bas une tribune publiée samedi 13 mars 2010 dans Le Monde, sous le titre : Nous ne sommes plus au Moyen Age. Le Goff est un historien de réputation mondiale, un médiéviste, c’est-à-dire un spécialiste du Moyen Age, précisément. J’ai lu, je crois, deux livres de lui. Le premier s’appelle L’imaginaire médiéval, et j’en gardé le souvenir éblouissant d’un savoir global. Je me souviens bien moins, désolé, d’un livre que Le Goff a consacré à François d’Assise, celui qui devait devenir saint. Je précise cela pour vous dire combien je respecte le savant.

Quant à la tribune du journal Le Monde, elle est pitoyable, presque pathétique. Le Goff, né en 1924, a aujourd’hui 86 ans. C’est un homme de gauche, social-démocrate comme ils le sont tous désormais. L’historien est un véritable archétype de cette génération, de ces générations plutôt qui ont cru au « progrès » des sociétés humaines, et qui continuent, par peur du vide. On compte parmi les sectateurs de cette imagerie la quasi totalité de ceux qui monopolisent la parole publique, quel que soit le domaine considéré. On les entend à la télé comme à la radio, on les lit dans les livres et sur les journaux, ils sont de droite comme de gauche. Ils croient. Ce n’est pas une honte, loin s’en faut. Le malheur est qu’ils ne se voient pas croire. Le drame est que, pour eux, c’est toujours l’autre qui est dans l’idéologie et l’indécrottable naïveté, au mieux. Eux, ils savent. Et relèguent aux marges, parfois aux gémonies, ceux qui prétendent penser autrement, et agir de même.

Voici donc la tribune de Le Goff, qui illustre à la perfection le débat absurde sur les élections régionales. D’un côté, il y a un monde qui s’engloutit en pleurant, tempêtant contre les messagers. De l’autre, dansant sur un fil au-dessus des cascades, doutant de tout mais avançant pourtant, une poignée d’olibrius. Il ne peut y avoir d’accommodement et il n’y en aura pas. Peut-être les funambules tomberont-ils à l’eau. Mais les autres seront alors noyés depuis longtemps.

Nous ne sommes plus au Moyen Age, par Jacques Le Goff

Historien du Moyen Age, j’ai consacré l’essentiel de mes recherches et de mes publications à restaurer l’image d’époque des ténèbres que la Renaissance puis l’époque des Lumières avaient donnée à cette période de notre histoire.

Le Moyen Age m’est apparu comme une époque créative et innovante qui, de la croissance agricole à Dante, en passant par les universités et les cathédrales, avait été un grand moment de la construction de notre civilisation européenne. Je n’ai pas caché qu’il présentait des manifestations d’irrationalisme tout à fait dépassées comme la peur du Diable, la peur de l’Antéchrist, ou la peur de la fin du monde.

Or je crois voir et entendre dans la plupart des médias une renaissance de ces côtés arriérés que je croyais disparus. L’écologie, la peur du réchauffement climatique engendrent des propos producteurs de transes et de cauchemars. Certes, nous devons accorder plus d’attention qu’on ne l’a fait en général dans les décennies précédentes au respect de l’environnement, et prendre des mesures de précaution face à d’éventuelles conséquences graves d’un réchauffement climatique. Il faudrait par ailleurs que ces affirmations et ces craintes soient justifiées par l’opinion de personnes compétentes, et il conviendrait que leurs propos ne soient ni déformés ni exagérés.

Puis-je souligner que les peurs qui sont ainsi suscitées d’une façon souvent irrationnelle ont pour conséquence certaine et vérifiée qu’elles frappent encore plus les populations à l’existence difficile et précaire ? L’incroyable assaut à la consommation de la viande contribue largement aux graves difficultés des agriculteurs, une catégorie sociale sur laquelle l’Europe s’est en partie fondée. Le coût élevé de l’alimentation bio écarte un peu plus les pauvres de la table des riches et rajoute aux difficultés des habitants de pays émergents chez qui la famine fait de cruels ravages.

Voilà, me semble-t-il, le type de problème qui réclame toute l’énergie des nantis : la lutte contre la faim, les maladies, la mort, pour l’équilibre social et pour la mise à niveau des pays émergents. Qu’on n’oublie pas non plus que l’excès dans la malédiction peut aller à l’encontre de son objet. Les critiques énoncées posément et rationnellement justifiées sont les plus efficaces.Comment peut-on réduire à l’écologie le programme économique, social et politique que doit présenter tout parti en démocratie ? Le souci de l’environnement ne doit être qu’un des sujets d’un programme plus large et plus profond. Cet abus me semble se rattacher à la regrettable obsession que je cherche par ces lignes à faire rentrer dans le cadre de la raison, sans pour cela rester les bras croisés devant les réels efforts que demande l’environnement. Il m’est souvent arrivé de m’insurger contre les personnes parfois éminentes qui disaient « nous ne sommes plus au Moyen Age ». Aujourd’hui, face à ces transes, j’ai envie de dire moi aussi : nous ne sommes plus au Moyen Age.

PS : la peur. La peur. Un long traité ne suffirait pas. Je me contenterai de quelques mots. D’abord, elle est humaine. Il est certain qu’elle souvent irraisonnée. Qu’elle prend chez beaucoup d’humains des formes extraordinaires, extravagantes, folles. Mais d’où vient-elle ? Telle est l’une des questions que j’aurais, moi Fabrice Nicolino, aimé poser à Jacques Le Goff. Lui préfère s’en prendre à ce qu’il nomme l’irrationnel. Lui, si fier manifestement de la conquête du monde réalisée par la raison technique, ne voit pas ce qui crève les yeux du premier observateur venu. Depuis qu’elle a triomphé – disons depuis le siècle dit des Lumières -, cette Raison a unifié le monde selon ses règles. Créé les conditions de guerres mondiales plus dévastratrices qu’aucun crime de masse de notre vieux passé « barbare ». Inventé des outillages, telle la bombe nucléaire – qui donnent la possibilité de tout anéantir. Sapé les bases d’éléments aussi essentiels que le climat lui-même. Vidé ces océans que les Le Goff du passé croyaient inépuisables. Etc, ad nauseam. Bref, la peur, quelle que soit la forme qu’elle prend et prendra, est justifiée sur le plan choisi par Le Goff lui-même. Elle peut présenter des formes déconcertantes. Elle peut paraître folle. Mais elle est aussi, profondément et malgré tout, rationnelle. Oui, nous avons bien raison d’avoir peur.

Tout est à nous ? (à propos du NPA et de quelques autres)

Je ne pense pas que l’on puisse m’accuser de vouloir plaire. Mais je dois tourner cela autrement, car bien entendu, on veut toujours plaire. Disons que, si tel était mon but principal, j’aurais sans doute choisi depuis longtemps une autre voie. Et comme je suis sur celle-ci, et que je n’ai pas l’intention d’en changer, il faut bien croire un peu que mon engagement est profond. Il commande, tel que je le conçois, une certaine vérité. Bordée si l’on veut, limitée pour sûr, mais authentique.

Je dois reconnaître que le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ne hante pas mes nuits. Je vois cette structure et ceux qui la soutiennent comme les spectres d’une histoire à jamais engloutie. Ce qui ne m’empêche pas de trouver d’épatantes qualités à des piliers du NPA, comme l’ornithologue Pierre Rousset (ici), davantage il est vrai pour son amour des oiseaux que pour ses positions politiques. Mais j’ai fait mieux en soulignant le caractère démocratique d’un mouvement, la LCR, qui a entrepris ce que nul autre n’aurait osé : la disparition dans un ensemble plus vaste, menaçant pour les vieilles lunes (ici).

Cela me met plus à l’aise pour ce que je vais écrire. L’autre matin, me rendant au métro – j’habite en région parisienne -, j’ai croisé le chemin d’une poignée de militants du NPA, qui distribuaient des tracts et vendaient le journal de leur parti, Tout est à nous. Je n’aurai peut-être pas fait attention si une amie, quelques jours plus tôt, ne m’avait parlé de ce titre, en le moquant un peu. L’occasion étant là, j’en ai profité pour réfléchir. Tout est à nous. Cette expression renvoie à un slogan scandé dans les cortèges de l’après-68, et qui disait : Tout est à nous, rien n’est à eux/Tout c’qu’ils ont, ils nous l’ont volé/Nationalisation, sous contrôle ouvrier/Sans rachat ni indemnité. C’était entraînant, c’était plaisant. Si plaisant que le gamin de ce temps – moi – reprenait cela à pleins poumons. Voyez, je m’en souviens.

35 ans plus tard, les mots ont à peine changé. On ajoute désormais, je crois : Partage des richesses, partage du temps de travail, etc. Mais revenons au nom de ce journal. Tout est à nous. Vous me direz que je coupe les cheveux en quatre – travail fort délicat pour moi – et que je vois le mal partout. Mais sérieusement, cela me dégoûte purement et simplement. Ce Nous est typiquement, sans que ses défenseurs l’imaginent, dans la tradition léniniste et trotskiste. Eux et nous. La classe ouvrière et la bourgeoisie. Les purs et les autres. Ce Nous trace une frontière simpliste et redoutable entre les bons qui seront sauvés et les méchants qu’il faudra bien achever. Et cette idée a fait ses preuves dès la fin de 1917, d’abord contre l’opposition dite « bourgeoise » au parti bolchevique – les Cadets du Parti constitutionnel démocratique – , puis contre le parti socialiste révolutionnaire et les anarchistes.

Je ne prétends aucunement que la société de classe n’existe pas. Et j’ai affirmé, écrit des centaines de fois que le pouvoir réel est entre les mains d’une oligarchie capitaliste qui mène les sociétés au désastre, quand celui-ci n’est pas déjà consommé. Mais je récuse cette dramatique indigence qui consiste à croire que le combat opposerait un petit groupe à une immense majorité. Ce fut la base de quantité de tyrannies, ce le serait demain. Le vrai combat unit ceux qui comprennent leur rôle, évident, dans la destruction des formes de vie. Il n’est pas vrai que nous serions seulement les victimes d’un système, les marionnettes de l’aliénation. Nous sommes tous, TOUS, les acteurs du drame, et nous serons TOUS amenés à jouer certain rôle pour qu’il ne se termine pas en tragédie.

Puis, cet autre mot, plus insupportable encore à mes yeux : Tout. Ce fantasme dit l’essentiel. L’homme est au centre, et tout doit lui être subordonné. Le NPA réinvente l’eau chaude, à savoir ce bon vieux précepte de Descartes selon lequel « L’homme doit se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Dans l’essai Art révolutionnaire et art socialiste, publié au milieu des années 20 du siècle passé, Léon Trotski, qui demeure tout de même l’un des inspirateurs du NPA, écrivait ceci : « L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans ».

Rien n’a donc fondamentalement changé au NPA, comme on pouvait légitiment le supposer. Et rien ne changera, car le cadre de la pensée de ces militants est pour l’essentiel le même que toujours. Produire plus – et mieux, admettons-le -, distribuer davantage. Aucune remise en cause du paradigme commun à la gauche et la droite  – appelons cela le progrès – n’est à l’ordre du jour ni ne le sera. Quant à oser prétendre que tout pourrait appartenir à des humains, je considère cela comme une offense terrible au monde, à la planète, à ses habitants non humains, à ses mystères, à ses promesses, à son avenir. Rien ne saurait m’être plus étranger.

600 000 milliards de dollars qui volent au vent

On va commencer par prendre ses gouttes, pour se calmer, car ce qui suit va sans doute achever pépé, et filer une maladie de cœur à tous les autres. Permettez-moi de vous présenter le site internet Slate. Slate signifie ardoise et a été créé aux États-Unis, où il semble gagner de l’argent. Je n’en sais guère plus, et préfère vous renvoyer à la source (ici). Depuis février 2009, Slate a une édition française, mais bien distincte de l’américaine, qui ne possèderait que 15 % du capital. On compte parmi les fondateurs l’ancien patron du journal Le Monde – Jean-Marie Colombani -, l’ultralibéral Éric Le Boucher, l’ultra Jacques Attali (ici).

J’aimerais bien dire du mal de ce Slate-là, mais voilà : je ne l’ai encore jamais lu. Ou plutôt, je n’ai lu pour l’heure qu’un seul article, mais qui aura fait son effet (ici en ligne, et dans son intégralité dans les commentaires). Il est signé Diogène, pseudonyme collectif utilisé par un groupe d’économistes distingués, parmi lesquels Patrick Artus, entre autres directeur de la recherche et des études de Natixis et professeur à Polytechnique. J’imagine que ces braves ont choisi Diogène en pensant à celui de Sinope, car celui-là était fils de banquier. Il y en eut d’autres, dont le Diogène de Séleucie ou celui d’Appolonie. Non, bien entendu, celui de Sinope. Celui-ci, on s’en souvient peut-être, cherchait en plein jour, dans les rues d’Athènes, aidé d’une lanterne, un homme véritable. Mais on aura probablement oublié qu’il passait un temps important à se masturber, ce qui n’est évidemment pas le cas du Diogène de Slate. Ceux de Slate sont tout, sauf des branleurs, à ce qu’on raconte en tout cas.

Alors, cet article. Je ne vais pas le paraphraser. Sachez qu’il est très clair, fluide, simple en apparence du moins. Diogène nous rapporte que le marché mondial financier des produits dits dérivés  représente environ 600 000 milliards de dollars de transactions chaque année. C’est tellement beaucoup que cela représente en fait dix fois la valeur du Produit intérieur brut (PIB) mondial. C’est-à-dire dix fois l’ensemble des biens et services produits par la totalité des pays du globe. Où l’on voit pour commencer, où l’on constate une nouvelle fois sans grande surprise que le jeu de roulette planétaire n’a plus aucun rapport avec une quelconque économie réelle, gagée sur des biens matériels existants.

La suite ? Bah ! vous vous doutez bien qu’une telle frénésie est également une bombe thermonucléaire. 90 % de ces échanges échappent au circuit de la Bourse classique et se traitent de gré à gré, empêchant toute vue d’ensemble de ce qui se passe et passera. Où est l’argent ? Où va-t-il ? Que fait-il ? Personne n’est en mesure de le dire. Oh, ne sautez pas tout de suite par la fenêtre ! Des réformes sont en cours, qui obligeraient les produits dérivés à passer devant des Chambres de compensation. Mais celles-ci ne seraient pas de taille, en toute hypothèse, à faire face à d’éventuelles défaillances massives.

La morale d’une telle leçon ? La première crève les yeux : nous y allons droit. Mais vous le saviez déjà. J’en ajouterai deux plus personnelles. La première est que cette machine géante à faire du fric quoi qu’il en coûte ne peut qu’accélérer la ruine des écosystèmes. Car la défense des équilibres sur quoi repose la vie n’a que peu de rapport avec l’univers du casino. Elle nécessite du temps, elle commande de dépenser beaucoup d’argent dans un but général et abstrait. Il s’agit de défendre la vie au motif qu’on la préfère à la mort. Nos amis aux 600 000 milliards de dollars sont assez étrangers à ces fumeuses interrogations. Quand ces gens-là auront tout détruit – perspective qui se rapproche à grands pas -, combien nous auront-ils coûté, sinon tout justement ?

La seconde question est destinée, sans espoir d’aucune réponse, à ce pauvre Diogène de Slate. Si j’étais eux, je crois bien que je me tairais un peu, tout de même. Car cela fait au moins vingt ans que moi, qui m’intéresse si peu à l’économie – cette économie-là -, je sais que les marchés dérivés nous mènent au chaos. Seulement, lorsque des critiques de leur monde le disaient ou l’écrivaient, ils avaient tort. Ils étaient idéologues. Ils étaient contre la marche triomphale du monde. Maintenant que le désastre est patent, c’est à qui – chez eux – se montrera le plus critique, le plus lucide, le plus inquiet.

Tenez, Chantal Jouanno, sous-ministre à l’Écologie, n’est-elle pas devenue, par quelque miracle, une pasionaria de la taxe Tobin, qui révulsait les siens naguère ? Que Diogène explique plutôt comment il a pu passer à côté d’une telle révolution dans le domaine qui était pourtant le sien ! Où avait-il mis sa lanterne ? Où se cachaient l’homme, les hommes et le monde ? Ceux qui se couvrent du manteau de Diogène n’auront jamais tort, car ce sont eux qui fabriquent jour après jour le vrai de l’instant. Ce qu’ils sont ? D’habiles artisans du ministère de la Vérité, celui de George Orwell. Slate, Attali, Colombani, Le Boucher. Et 600 000 milliards de dollars qui tournent de plus en plus vite. Pas drôle ? Non, pas trop.

Le temps, c’est long, surtout vers la fin

Le propos, parfois critique, revient souvent dans les commentaires. Que faire ? Comment faire ? Par quel moyen parvenir à des actions porteuses d’espoir et d’avenir ? Je suis, comme vous l’imaginez, très sensible à de telles interrogations, et je tâcherai de répondre comme je le peux d’ici quelque temps. Notez que je l’ai déjà fait ici, depuis les débuts de Planète sans visa, en août 2007. Mais, bien entendu, vous n’êtes heureusement pas tenu de lire ces innombrables papiers jetés comme autant de bouteilles à la mer.

J’y viendrai sous peu. Mais je souhaite aujourd’hui revenir sur un point clé, qui est très peu abordé. Celui du temps. Celui des temps. Car il y en a plusieurs. Ne vous étonnez pas de retrouver ici des parties d’un texte écrit en octobre 2007. Il serait bête de réécrire ce que je pense toujours dans les mêmes termes. Donc, les temps. L’une des plus grandes difficultés  tient à l’entrechoquement. Au moins trois temps se télescopent, sans que nous puissions y faire grand-chose. Parlons d’abord du nôtre. Notre temps d’individus se déploie sur un territoire microscopique. Une vie est un spasme, je ne vous apprends rien. Toute l’intelligence supposée de notre espèce ne peut rien contre cette dimension-là. Ce que nous voulons vivre doit l’être dans un temps imparti. Comble de tout : pour des raisons mystérieuses, tout indique que nous sommes incapables de nous projeter dans un futur lointain. S’il est encore assez simple de songer au sort de nos enfants, il devient difficile, incertain, impossible souvent, d’évoquer celui de nos petits-enfants. Quant au reste… Il existe certes de grandes différences d’un individu à l’autre, mais la même barrière clôt notre univers mental. Disons qu’elle est chez certains un peu plus éloignée des yeux.

Le temps écologique est une (relative) nouveauté. Bien entendu, les écosystèmes, leur évolution, leurs crises, leur disparition même ont toujours existé. Mais nous sommes les contemporains d’une nouveauté radicale : devenue agent géologique en quelques décennies – tout au plus, si l’on y tient, deux siècles -, l’humanité agit sur ce temps immensément long, étiré jusqu’aux portes de l’univers. Le temps écologique, longtemps immobile – à l’échelle humaine -, s’est mis en mouvement, d’une manière angoissante. Nul n’est plus sûr de rien. Ni du climat. Ni de la survie des requins. Ni de celle des forêts. Ni de la qualité d’une eau saisie au creux de la main, dans le lit d’un ruisseau.

Reste la question de la perception de ces incontestables révolutions. Pouvons-nous comprendre ? Oui, sommes-nous bien capables de saisir la nature de tels événements ? La question est, et demeurera ouverte. Mais il me faut de toute façon évoquer un troisième temps, celui des idées. Dans une société humaine, le mouvement des idées a son rythme. Assez déconcertant, il faut le reconnaître. Nous pensons le monde avec des conceptions perpétuellement décalées. La bonne image est celle de ces étoiles qui continuent d’éclairer le ciel, malgré leur mort certaine.

Le monarchisme – en tant que projet politique – a survécu un siècle à la décapitation de Louis Capet, pauvre roi pathétique. Le marxisme incarnait l’espoir dans la France révoltée de 1968, lors qu’il tirait en fait son ultime révérence. Les exemples sont innombrables d’un décalage entre le réel existant et ses représentations. D’un certain point de vue, le discours public actuel est une folie certaine. Tous les responsables, je dis bien tous, ne rêvent au fond que d’une chose : que la croissance déferle une nouvelle fois et inonde notre société vieillissante. Que donc la destruction s’accélère encore. Faut-il leur pardonner au motif qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ? Je vous laisse répondre.

Quoi qu’il en soit, la quasi-totalité de ceux qui parlent ignorent l’existence de la crise écologique, qui est également ontologique. Leurs références sont ailleurs, dans un monde à jamais englouti, comme disparu en mer. Je me permets un court rapprochement, qui ne vaut pas comparaison. Ce qu’on a appelé le mouvement ouvrier, entreprise de civilisation admirable, a émergé à partir de 1830 en France. La surexploitation des ouvriers et l’étonnant essor économique donnaient à penser, comme vous pouvez imaginer.

Mais il aura fallu au moins soixante ans pour que surgissent de cet univers en explosion des syndicats dignes de ce nom, des mutuelles, des bourses du travail. Et plus d’un siècle pour que notre premier gouvernement de gauche, celui de Blum, décrète les congés payés et la semaine de 40 heures. Les idées commandent une certaine lenteur, qu’on appelle maturation. Elles diffusent d’une génération à l’autre, en hésitant, en trébuchant, en reculant parfois. Ne voyez-vous que la première vague de critique écologiste, après 1968, a échoué sur l’estran, avant de refluer ? Ma conclusion sera limpide : le temps, c’est long, surtout pour celui qui n’en a pas.

Hugo Chávez est un salaud (3)

Je ne sais si vous connaissez l’Acrimed, autrement dit Action-Critique-Médias (ici). Née après les grandes grèves de 1995, cette association altermondialiste de la gauche radicale observe d’un œil attentif le fonctionnement de la presse. Et ne manque pas de distribuer des mauvais points à ceux qui faillissent aux règles de l’honnêteté. J’ai eu l’occasion, il y a quelques années, d’échanger avec Henri Maler, l’un des créateurs de l’Acrimed, des courriels au sujet du président vénézuélien Hugo Chávez. Je ne connaissais pas Maler, et ne le connais toujours pas. Mais des amis m’avaient dit qu’il n’était pas aussi fermé que la plupart de ses proches à l’Acrimed. Et moi, je voulais que des vérités sortent sur ce salaud de Chávez (ici et ).

J’ai perdu mes échanges avec Maler, qui au reste n’ont mené nulle part. Et l’Acrimed, au lieu que d’enquêter à fond sur les liens pourtant avérés entre Chávez et le fasciste argentin Ceresole, a comme il était écrit, attaqué le journal Libération, accusé d’avoir présenté Chávez comme un antisémite, ce qu’il est (ici). Eh bien, quoi de neuf sur le front ? Avant de répondre, je précise une nouvelle fois que je parle de ce salopard pour la raison qu’il détourne de combats bien plus importants une masse de jeunes qui voient en lui un révolutionnaire à la manière de. L’écologie, l’épuisante bagarre contre la crise écologique perdent des combattants qui préfèrent passer leur temps à disserter sur les mérites supposés de ce bas caudillisme qu’est le chavisme.

Et maintenant, le neuf. Pouah !  Chávez vient de clamer son amour de cette ignoble crapule de Carlos, poussah terroriste vénézuélien emprisonné en France. Je n’ai ni le temps ni l’envie de rappeler qui est Carlos, à quoi ressemble son lamentable itinéraire. Ou vous le savez, ou vous le saurez bien sans moi. Mais ce n’est pas tout. Incapable de s’arrêter en si bon chemin, Chávez a pratiquement réhabilité feu le dictateur ougandais Idi Amin Dada. Pas si mal, non ? Et qualifié le satrape Robert Mugabe, qui condamne son pays, le Zimbabwe, à la famine et à la terreur, de « frère » (ici). Mugabe le raciste, qui a ruiné l’agriculture de son pays, qui était jadis l’un des greniers à blé de l’Afrique australe. Mugabe, qui a truandé massivement les présidentielles et les législatives de 2008, comme l’a fait à Téhéran cet autre frère de Chávez – raciste, lui aussi – qu’est le tyran Ahmadinejad.

Sûr, sûr, sûr que l’Acrimed, Le Monde Diplomatique et Daniel Mermet vont rouvrir le dossier Chávez. Sûr, sûr, sûr qu’ils vont nous dire pourquoi ils se sont à ce point trompés, une fois encore. Pourquoi ils ont à ce point trompé leur monde. Sûr, sûr, sûr.