L’écœurement n’a rien d’agréable. Je m’en passerais volontiers, mais je mourrai avec quelques-uns de ces sentiments pénibles et pesants à l’intérieur de moi. Tant pis. Il me faut d’abord présenter les protagonistes de ce que je considère, moi, comme un drame. Il passera inaperçu, je le sais, mais il faut néanmoins nommer correctement les choses. Un drame. Et donc des personnages. Le premier, connu de beaucoup, s’appelle Jean Daniel. Né en 1920, il va sur ses 90 ans. Et continue d’écrire inlassablement dans le journal qu’il a contribué à créer en 1964, c’est-à-dire Le Nouvel Observateur.
On ne tire ni sur les ambulances ni sur les vieillards. Malgré mon exécrable éducation, je tâcherai donc d’être modéré. Jean Daniel abuse épouvantablement de son statut d’indéracinable, fondé sur une relation très ancienne nouée avec le propriétaire du journal, Claude Perdriel. Il abuse, car ses éditoriaux, pontifiants et ennuyeux au-delà de ce que je pourrais dire, occupent une place tout à fait disproportionnée. Ce qu’il a à dire, il l’a déjà répété des centaines de fois. Mais il est donc intouchable.
Denis Olivennes doit approcher, sauf erreur, les cinquante ans, et se trouve être depuis l’an passé le directeur général de L’Obs. Sa carrière ? Des sympathies de jeunesse pour le trotskisme, bien sûr, puis pour le socialisme d’État, bien entendu, suivies comme il se doit par une carrière dans l’industrie, d’Air France à la Fnac en passant par Canal +. Le voici donc à la tête de ce que tant de gens continuent, contre l’évidence, à présenter comme un journal intellectuel de gauche. Intellectuel, rions. De gauche, derechef. Quelques amitiés point trop éloignées du monsieur me permettent de vous dire qu’il assouvit le fantasme de tant de nigauds : devenir journaliste, ou du moins faire semblant. Il a tenté à plusieurs reprises d’accompagner des professionnels sur le terrain et s’autorise chaque semaine un semblant d’éditorial. Ajoutons, car il le mérite, que Denis Olivennes est chevalier de la Légion d’honneur, sur le contingent de François Fillon, Premier ministre.
Venons-en au fait. Vous le savez, Lévi-Strauss est mort, et je le pleure. Si les mots conservaient le sens qu’ils ont pu avoir à quelque époque, il me suffirait d’écrire que Jean Daniel, Denis Olivennes et leur hebdomadaire se sont déshonorés en rendant compte de son décès et de son œuvre. Un ou deux courts exemples permettraient alors de convaincre toute personne de bonne foi et de culture raisonnable. L’affaire serait ficelée en quelques minutes. Mais l’inculture comme le sans-gêne absolu ayant gagné la partie, au moins provisoirement, il me faut un peu plus de temps. Réglons tout d’abord le cas Olivennes, le plus simple à n’en pas douter.
Olivennes se moque. De nous tous bien sûr, mais sans se rendre compte, de lui d’abord. Dans le numéro 2349 de L’Obs, en page 3, il signe un texte effarant de sottise sur notre cher disparu (Je le mets à disposition, dans son intégralité, à la suite de cet article, mais dans la partie commentaires, pour ne pas alourdir mon propos). Lévi-Strauss serait une « une telle incarnation du génie national, dans ce qu’il a de composé et de subtil, qu’en cette époque de doute supposé sur notre identité sa “panthéonisation” transmettrait un beau message ». Olivennes, qui ne doit guère avoir dépassé les premières entrées de Google sur l’homme, le rabaisse au rang de génie national, lui l’universel par excellence. Pis, il croit voir dans la mort de Lévi-Strauss la fin d’un « cycle philosophique né au milieu du XVIIe siècle : le sacre du sujet pensant et le rêve de “se rendre comme maître et possesseur de la nature” ». Ce qui s’appelle un total contre-sens de la pensée du maître. Lévi-Strauss abhorrait en effet la culture “humaniste” issue du cartésianisme puis des Lumières, qu’il rendait responsable des pires horreurs passées, dont le colonialisme et le fascisme. Il était tout simplement à l’opposé de celui qu’Olivennes présente comme ayant « poussé à l’extrême le triomphe de la Raison ».
Peut-on trouver pire ? Non, soyons honnête, cela ne se peut. Mais les deux pages que Daniel consacrent à Lévi-Strauss valent à peine mieux (Voir le texte complet dans les commentaires). Le vieux journaliste y enfile une longue série de perles qui démontrent avec la clarté du cristal qu’il ignore tout de la pensée dont il parle. Et cela s’appelle L’héritage de Claude Lévi-Strauss ! Et cela se trouve publié dans l’un des grands journaux français de cette fin 2009. Eh bien, quelle leçon, et quel héritage ! Je vous passe l’exégèse de ce texte soporifique, que vous pourrez toujours lire quelque soir d’insomnie. Ce qui me choque, ce qui me heurte avec force, ce qui me cloue de stupeur, c’est que Daniel, pour le plaisir du joli reflet de soi dans le miroir, a totalement émasculé Lévi-Strauss.
Oublié le penseur radical de l’altérité. Oublié l’écologiste virulent, qui liait intrinsèquement diversité culturelle et diversité biologique. Oublié l’intellectuel biocentrique, jetant les bases théoriques d’un rapport neuf entre l’homme et les autres créatures partageant la Terre avec lui. Oublié, le révolutionnaire authentique, mettant à bas 250 années d’idéologie du progrès, socle intangible de Jean Daniel comme d’Olivennes. En bref, en un mot comme en cent, L’Obs pratique l’évitement total d’une pensée qui lui demeure étrangère, et d’ailleurs hostile. Je rappelle pour mémoire cette phrase de Lévi-Strauss, prononcée en 2005 : « Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».
Le gras est dans le texte d’origine, je le précise à toutes fins utiles. Ces formulations extraordinaires sont aux antipodes de ce que l’on peut lire chaque semaine dans les colonnes de l’hebdomadaire. Aux antipodes ! Qui oserait le contester ? Et nul lecteur n’aura donc su que Lévi-Strauss était essentiellement un refuznik, un dissident véritable, un opposant définitif aux valeurs marchandes présentes dans chaque publicité, c’est-à-dire sur chaque page de ce présentoir qu’est devenu Le Nouvel Observateur.
Ma foi, il faut conclure. Le Nouvel Observateur n’a pas été fondé par Daniel, quoi que puisse en rapporter la vulgate. Bien entendu, il aura joué un rôle important dans la création du journal. Mais il y en avait bien d’autres, sans lesquels L’Obs n’aurait pas vécu. La manière dont ils ont été effacés du tableau, comme sur les photos sépia du régime stalinien, qui éliminait un à un les vaincus du jour, n’étonne guère. Il reste que, parmi les cofondateurs du Nouvel Obs de 1964, se trouvait un certain Michel Bosquet. Qui n’était autre qu’André Gorz. Qui n’était autre que Gerhard Hirsch, né Autrichien.
Bosquet était un journaliste d’une sagacité proprement inouïe, qui illumina les pages de L’Obs pendant vingt ans. J’ai lu ses ouvrages avec passion dès mes vingt ans, et je les ai presque tous lus. Qui était-il ? L’un des premiers en France à savoir penser la crise écologique. L’un des tout premiers à savoir relier entre eux des fils dispersés, rompus, inconnus même. Pour être sincère, je le considère comme l’un de nos plus beaux intellectuels de l’après-guerre. Le sort fait en 2009 à Claude Lévi-Strauss montre au passage que le mouvement des idées n’a rien de linéaire. D’évidence, L’Obs de 1970 était, notamment grâce à lui, un journal. D’évidence, il est devenu autre chose.
PS : les textes de Denis Olivennes et Jean Daniel sont dans la partie Commentaires ci-dessous