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Jean Daniel, Denis Olivennes et Lévi-Strauss (Honte !)

L’écœurement n’a rien d’agréable. Je m’en passerais volontiers, mais je mourrai avec quelques-uns de ces sentiments pénibles et pesants à l’intérieur de moi. Tant pis. Il me faut d’abord présenter les protagonistes de ce que je considère, moi, comme un drame. Il passera inaperçu, je le sais, mais il faut néanmoins nommer correctement les choses. Un drame. Et donc des personnages. Le premier, connu de beaucoup, s’appelle Jean Daniel. Né en 1920, il va sur ses 90 ans. Et continue d’écrire inlassablement dans le journal qu’il a contribué à créer en 1964, c’est-à-dire Le Nouvel Observateur.

On ne tire ni sur les ambulances ni sur les vieillards. Malgré mon exécrable éducation, je tâcherai donc d’être modéré. Jean Daniel abuse épouvantablement de son statut d’indéracinable, fondé sur une relation très ancienne nouée avec le propriétaire du journal, Claude Perdriel. Il abuse, car ses éditoriaux, pontifiants et ennuyeux au-delà de ce que je pourrais dire, occupent une place tout à fait disproportionnée. Ce qu’il a à dire, il l’a déjà répété des centaines de fois. Mais il est donc intouchable.

Denis Olivennes doit approcher, sauf erreur, les cinquante ans, et se trouve être depuis l’an passé le directeur général de L’Obs. Sa carrière ? Des sympathies de jeunesse pour le trotskisme, bien sûr, puis pour le socialisme d’État, bien entendu, suivies comme il se doit par une carrière dans l’industrie, d’Air France à la Fnac en passant par Canal +. Le voici donc à la tête de ce que tant de gens continuent, contre l’évidence, à présenter comme un journal intellectuel de gauche. Intellectuel, rions. De gauche, derechef. Quelques amitiés point trop éloignées du monsieur me permettent de vous dire qu’il assouvit le fantasme de tant de nigauds : devenir journaliste, ou du moins faire semblant. Il a tenté à plusieurs reprises d’accompagner des professionnels sur le terrain et s’autorise chaque semaine un semblant d’éditorial. Ajoutons, car il le mérite, que Denis Olivennes est chevalier de la Légion d’honneur, sur le contingent de François Fillon, Premier ministre.

Venons-en au fait. Vous le savez, Lévi-Strauss est mort, et je le pleure. Si les mots conservaient le sens qu’ils ont pu avoir à quelque époque, il me suffirait d’écrire que Jean Daniel, Denis Olivennes et leur hebdomadaire se sont déshonorés en rendant compte de son décès et de son œuvre. Un ou deux courts exemples permettraient alors de convaincre toute personne de bonne foi et de culture raisonnable. L’affaire serait ficelée en quelques minutes. Mais l’inculture comme le sans-gêne absolu ayant gagné la partie, au moins provisoirement, il me faut un peu plus de temps. Réglons tout d’abord le cas Olivennes, le plus simple à n’en pas douter.

Olivennes se moque. De nous tous bien sûr, mais sans se rendre compte, de lui d’abord. Dans le numéro 2349 de L’Obs, en page 3, il signe un texte effarant de sottise sur notre cher disparu (Je le mets à disposition, dans son intégralité, à la suite de cet article, mais dans la partie commentaires, pour ne pas alourdir mon propos). Lévi-Strauss serait une « une telle incarnation du génie national, dans ce qu’il a de composé et de subtil, qu’en cette époque de doute supposé sur notre identité sa “panthéonisation” transmettrait un beau message ». Olivennes, qui ne doit guère avoir dépassé les premières entrées de Google sur l’homme, le rabaisse au rang de génie national, lui l’universel par excellence. Pis, il croit voir dans la mort de Lévi-Strauss la fin d’un « cycle philosophique né au milieu du XVIIe siècle : le sacre du sujet pensant et le rêve de “se rendre comme maître et possesseur de la nature” ». Ce qui s’appelle un total contre-sens de la pensée du maître. Lévi-Strauss abhorrait en effet la culture “humaniste” issue du cartésianisme puis des Lumières, qu’il rendait responsable des pires horreurs passées, dont le colonialisme et le fascisme. Il était tout simplement à l’opposé de celui qu’Olivennes présente comme ayant « poussé à l’extrême le triomphe de la Raison ».

Peut-on trouver pire ? Non, soyons honnête, cela ne se peut. Mais les deux pages que Daniel consacrent à Lévi-Strauss valent à peine mieux (Voir le texte complet dans les commentaires). Le vieux journaliste y enfile une longue série de perles qui démontrent avec la clarté du cristal qu’il ignore tout de la pensée dont il parle. Et cela s’appelle L’héritage de Claude Lévi-Strauss ! Et cela se trouve publié dans l’un des grands journaux français de cette fin 2009. Eh bien, quelle leçon, et quel héritage ! Je vous passe l’exégèse de ce texte soporifique, que vous pourrez toujours lire quelque soir d’insomnie. Ce qui me choque, ce qui me heurte avec force, ce qui me cloue de stupeur, c’est que Daniel, pour le plaisir du joli reflet de soi dans le miroir, a totalement émasculé Lévi-Strauss.

Oublié le penseur radical de l’altérité. Oublié l’écologiste virulent, qui liait intrinsèquement diversité culturelle et diversité biologique. Oublié l’intellectuel biocentrique, jetant les bases théoriques d’un rapport neuf entre l’homme et les autres créatures partageant la Terre avec lui. Oublié, le révolutionnaire authentique, mettant à bas 250 années d’idéologie du progrès, socle intangible de Jean Daniel comme d’Olivennes. En bref, en un mot comme en cent, L’Obs pratique l’évitement total d’une pensée qui lui demeure étrangère, et d’ailleurs hostile. Je rappelle pour mémoire cette phrase de Lévi-Strauss, prononcée en 2005 : « Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».

Le gras est dans le texte d’origine, je le précise à toutes fins utiles. Ces formulations extraordinaires sont aux antipodes de ce que l’on peut lire chaque semaine dans les colonnes de l’hebdomadaire. Aux antipodes ! Qui oserait le contester ? Et nul lecteur n’aura donc su que Lévi-Strauss était essentiellement un refuznik, un dissident véritable, un opposant définitif aux valeurs marchandes présentes dans chaque publicité, c’est-à-dire sur chaque page de ce présentoir qu’est devenu Le Nouvel Observateur.

Ma foi, il faut conclure. Le Nouvel Observateur n’a pas été fondé par Daniel, quoi que puisse en rapporter la vulgate. Bien entendu, il aura joué un rôle important dans la création du journal. Mais il y en avait bien d’autres, sans lesquels L’Obs n’aurait pas vécu. La manière dont ils ont été effacés du tableau, comme sur les photos sépia du régime stalinien, qui éliminait un à un les vaincus du jour, n’étonne guère. Il reste que, parmi les cofondateurs du Nouvel Obs de 1964, se trouvait un certain Michel Bosquet. Qui n’était autre qu’André Gorz. Qui n’était autre que Gerhard Hirsch, né Autrichien.

Bosquet était un journaliste d’une sagacité proprement inouïe, qui illumina les pages de L’Obs pendant vingt ans. J’ai lu ses ouvrages avec passion dès mes vingt ans, et je les ai presque tous lus. Qui était-il ? L’un des premiers en France à savoir penser la crise écologique. L’un des tout premiers à savoir relier entre eux des fils dispersés, rompus, inconnus même. Pour être sincère, je le considère comme l’un de nos plus beaux intellectuels de l’après-guerre. Le sort fait en 2009 à Claude Lévi-Strauss montre au passage que le mouvement des idées n’a rien de linéaire. D’évidence, L’Obs de 1970 était, notamment grâce à lui, un journal. D’évidence, il est devenu autre chose.

PS : les textes de Denis Olivennes et Jean Daniel sont dans la partie Commentaires ci-dessous

Se sentir si proche de lui (Lévi-Strauss)

Qu’ai-je en commun avec Lévi-Strauss ? Rien, presque rien, presque tout. Au-delà du deuil bien réel qui est le mien, je ressens en profondeur ce que je dois appeler une communion. C’est étrange, troublant, réconfortant dans le même temps. Il a vécu, il a pensé, il a écrit et décrit les mythologies les plus diverses qui soient. Lévi-Strauss était un savant à l’ancienne, qui « faisait du terrain », comme on ne dit plus. Lorsque j’étais jeune, j’étais profondément indifférent à son travail. Peut-être ai-je lu Tristes tropiques une première fois, avant l’âge de 20 ans. Mais en ce cas, possible, je ne m’en souviens pas.

Lévi-Strauss était aux antipodes de mes espoirs de révolution complète de l’homme et des structures sociales. Si j’ai entendu parler de lui dans ma banlieue, dans mes voyages ensuite, ce fut certainement en mal. Car il contredisait à n’en pas douter les mythes enfantins auxquels je croyais tant, dont celui de l’homme nouveau. Celui qui naîtrait des décombres de l’affrontement final. Je me moquais à ce point des études que je n’en fis pas. Quel imbécile j’étais !

Aujourd’hui que le temps a passé, je suis ému en profondeur de constater que j’ai rejoint ce maître. Oui, moi. Non que je puisse prétendre à la hauteur pénétrante de son regard. Bien sûr que non. Mais en tout cas rejoint, passant par des chemins que je ne devinais même pas, et rejoint sur l’essentiel. Lorsque je lis ces jours certains entretiens qu’il accorda au long de sa si fabuleuse existence, je ressens parfois comme un frisson. Je me dis, oui je me dis que j’ai forgé de mon côté, avec les armes minuscules qui sont les miennes, des pensées proches et si voisines des siennes qu’elles les touchent bien souvent.

Tenez ce seul exemple, tiré d’un texte de 1979. Lévi-Strauss est interrogé par le journal Le Monde, et il déclare ceci : « On m’a souvent reproché d’être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création.

J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction.

Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle ; l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même ».

Eh bien, je crois pouvoir dire que, directement ou non, je n’ai guère cessé depuis deux ans, sur Planète sans visa, de dire à ma façon exactement la même chose. Est-ce que j’en suis heureux ? Oui, j’en suis extrêmement heureux.

Erik Orsenna me demande de trouver des solutions (vrai)

J’avoue tout : le titre de ce papier ne trouve son explication qu’à la fin de mon texte. Tout le reste n’est qu’une mise en condition. On n’est obligé à rien, mais vous voilà en tout cas prévenus. Et j’ajoute que cet article n’est jamais que la continuation du précédent. Orsenna est en effet Robert Lion. Et inversement. Les deux doivent l’essentiel de leur carrière publique à la victoire de la gauche française en 1981. Que serait aujourd’hui Érik Orsenna, sans son empressement dans tant de cabinets socialistes d’alors ? Que serait Lion sans les appuis glanés à Matignon, auprès de Pierre Mauroy ? Sans Mitterrand et ses serviteurs, Lion comme Orsenna nous seraient vraisemblablement inconnus. Ce n’est pas même polémique.

D’Orsenna, que vous dire ? Son sens de l’opportunité, au moins aussi puissant que celui de Lion, le pousse, un peu tardivement, à se proclamer écologiste. Il aime l’eau, c’est fou ce qu’il aime. Son livre L’avenir de l’eau, publié chez Fayard, aura réussi à me faire glousser plusieurs fois. Il faut lire les passages qui embêtent l’auteur, qui sont autant de friandises. Comme il s’agit d’un voyage planétaire, Orsenna ne peut éviter tout à fait les questions gênantes. Mais comme Orsenna est un défenseur émérite du monde réellement existant, il se tortille pour ne pas avoir à porter de jugement. Par exemple,  sur le barrage chinois des Trois Gorges, désastre absolu en la matière. Il lui suffirait d’ânonner ce que de grands scientifiques chinois ont pris le risque de clamer il y a un quart de siècle. Orsenna a-t-il seulement entendu parler du physicien Zhou Peiyuan, qui lança l’alerte dès 1986, au risque évident de sa carrière ?

Vous n’y pensez pas. Aux Trois-Gorges, Orsenna se fait accompagner – je n’invente rien – par un ingénieur d’Alstom, Maurice Casali. Alstom a vendu à la Chine 17 des turbines géantes du barrage, n’est-ce pas miraculeux pour le vieux pays ? Orsenna ne dit pas un mot, pas un mot sur la destruction irrémédiable d’un des plus importants écosystèmes de la Chine. De même invente-t-il, ce brave garçon, la fable d’un gouvernement central – Pékin – vertueux dans le domaine écologique, affronté à des provinces qui n’en feraient qu’à leur tête. C’est beau, l’imagination du romancier. Orsenna me fait penser à un autre académicien, Paul Bourget. Ce n’est pas ce que j’appellerais un compliment.

Où qu’on suive Orsenna dans son voyage sur L’avenir de l’eau, on est partagé entre fou rire et stupéfaction. Voici donc où nous en sommes. Un pompeux cornichon réussit en deux temps et à peine trois mouvements à faire croire aux médias gogos-gogols qu’il est devenu écologiste. Et le pompeux cornichon se trouve du même coup légitime pour parler en notre nom. Encore un mot sur le livre, pour un passage qui me tient à cœur, et qui concerne le Bangladesh.

Il y a vingt ans, j’ai consacré une longue enquête à une ignominie française (ici). Sur ordre, Jacques Attali avait proposé un plan d’endiguement démentiel des principaux fleuves du Bangladesh. Si par malheur ce plan s’était réalisé, le sort de dizaines de millions de culs-terreux en aurait été abominablement aggravé. Orsenna, en visite sur place en 2008, ne voit évidemment rien du pays réel. On dirait Tintin au Congo, en moins plaisant. L’un de ses courts chapitres s’appelle Paroles de chars. Les chars, au Bangladesh, ce sont des bancs de sable et de limon, très fertiles, dont la forme comme la durée dépendent des crues rituelles. Rituelles et nécessaires à l’alimentation de ce peuple paysan. Car elles apportent la nourriture, ni plus ni moins.

Rien de cela n’existe chez Orsenna. Ce qu’on lit sous sa plume n’est que décor d’opérette. Rien sur l’écologie et les liens complexes entre l’inondation et les cultures. Rien sur le système féodal régnant sur le pays, où les propriétaires imposent une loi atroce, qui explique en grande part l’extrême dénuement des pauvres. Du carton pâte. Un tel carton, une telle pâte qu’on peut décemment se demander si Orsenna a vraiment mis le pied sur des chars. Je précise qu’il est ami de trente ans de Jacques Attali. Et qu’il a fait partie de la fameuse commission créée par ce dernier pour la « libération de la croissance » en France. Mais à part cela, il est écologiste. Arrête ton char, Érik, on t’a reconnu !

Y a-t-il un rapport avec moi ? Eh bien oui. Figurez-vous qu’Orsenna a parlé de moi. Pas directement, vous vous en doutez. Un académicien ne se commet pas avec une valetaille de mon espèce. Mais n’empêche. Le 20 octobre, la transnationale philanthrope de l’eau Veolia organisait à Metz un raout destiné aux élus et « décideurs ». Tiens, Orsenna était le grand témoin de la parade. Et, tiens, une journaliste présente lui a posé cette question épouvantable (ici) : « Que pensez-vous d’ouvrages comme Le Monde selon Monsanto de Marie-Monique Robin ou Bidoche. L’industrie de la viande menace le monde de Fabrice Nicolino ? ».

Suspense, hein ? Qu’a bien pu répondre Orsenna ? Il suffit de demander : « Je n’aime pas quand c’est uniquement à charge, les gens qui ne donnent pas de solutions. Le cauchemar de Darwin, pour moi, c’est de la malhonnêteté intellectuelle. On mélange tout, les perches du Nil et le trafic d’armes. Mais quelle espèce faudrait-il introduire dans le lac Victoria pour que les gens mangent à leur faim? Le film ne propose pas de solutions ». Le plus affreux n’est pas dans le ridicule du charmant personnage. Il en a vu d’autres, il en verra de pires, car c’est un spécialiste. Non, le pénible pour moi est de penser aux « solutions » que ce monsieur et ses amis ont mis en œuvre quand ils étaient au pouvoir. Car ils l’ont été. Et longtemps. Et le sont encore, car quelle différence persiste entre un Orsenna, un Attali, un Sarkozy, un Balkany ?

Les solutions du monsieur, on a fini par les bien connaître. La Françafrique et le soutien aux génocidaires du Rwanda. Les banlieues rejetées au plus profond des ténèbres intérieures. La télé vendue à la canaille privée. L’agriculture industrielle promue et soutenue jusqu’à plus soif, pesticides et biocarburants compris. Les oiseaux fourgués aux chasseurs. Le nucléaire fourgué aux Chinois et aux Pakistanais. Et le champagne par-dessus le flot d’immondices, pour oublier ce qui fut fait. En notre nom.

Monsieur Érik Orsenna me connaît. Je ne sais trop pourquoi, mais il m’a repéré. Ne me demandez pas comment, faites-moi confiance. Bien entendu, il n’a jamais ouvert le moindre de mes livres. Mais il y a quinze ans déjà, et ces gens ont la mémoire tenace quand elle touche à leur personne, je commis un petit papier très acide sur lui, lors qu’il défendait publiquement son cher vieil ami Attali. Sur Planète sans visa, le 21 novembre 2007, je récidivai, le moquant encore plus complètement. Le journaliste Jérôme Garcin avait alors écrit à son propos, suite au livre de commande qu’Orsenna avait écrit sur la bombe climatique appelée A380 : « Avec un lyrisme qui évoque l’enthousiasme de Sartre pour l’exceptionnelle productivité des vaches laitières cubaines et rappelle les odes paysannes au maréchal Tito, Orsenna célèbre ici, outre le sacerdoce du “pèlerin” Noël Forgeard, la geste immémoriale des “compagnons de l’A380?, animés par “cette fièvre joyeuse qu’on appelle le goût du travail” et attelés, jour et nuit, entre Saint-Nazaire et Hambourg, à la sculpture d’un “chef-d’œuvre”».

Donc, et parce que je le sais, Orsenna a repéré le petit crétin que je me vante d’être. Érik Orsenna, ci-devant conseiller du ministre socialiste Jean-Pierre Cot, ci-devant conseiller culturel de François Mitterrand, ci-devant conseiller de l’ineffable Roland Dumas – notamment en matière de démocratisation de l’Afrique -, bien entendu conseiller d’État, membre du Haut-Conseil de la francophonie, membre du conseil de surveillance de Canal Plus, membre du conseil de surveillance de Telfrance – « créateur d’audience » audiovisuelle -, membre du conseil d’administration de l’École normale supérieure, évidemment Académicien, donc immortel.

De fait, un tel homme est immortel. Comment lui répondre ? Comment oser répondre à une telle autorité morale et littéraire ? Tant pis, je me lance, non sans avoir vérifié que ce mot figure bien dans le dictionnaire. En tout cas, voici ce que j’ai trouvé dans la sixième édition du dictionnaire de l’Académie française, daté 1835. Une très bonne année, soit dit en passant, où l’on croyait encore avec force à l’émancipation universelle. Mais voici la citation exacte du grand manuel de notre si chère langue : « Merde,prov., fig. et bassem., Il y a de la merde au bâton, au bout du bâton, se dit d’une affaire où il y a quelque chose de honteux ». Il n’y a plus à hésiter, je pense : Merde ! Je me répète sans fatiguer : merde. Et même merdre.

Hugo Chávez est un salaud (2)

Certains d’entre vous, qui me lisent de près, estimeront que je radote. Vrai. Et peut-être même que je devrais mieux me tenir ici, sur Planète sans visa. Peut-être. J’écris peut-être, car je pense peut-être. Mais finalement, tout bien considéré, je me sens comme obligé. Pourquoi ? Parce que nous devons inventer une manière neuve de penser, faute de quoi rien ne sera possible. Or, des centaines de milliers de personnes, en France, sont en rupture de ban avec le monde tel qu’il va. Mais ils sont entravés.

Parlons, pour simplifier, de mouvement altermondialiste. Pour aller vite. Des centaines de milliers de personnes sont donc en route, mais le chemin qu’ils parcourent est semé de mines qui s’attaquent à la partie de leur cerveau la plus utile au changement que j’attends et que j’espère. Des mines, qui explosent ou non. Mais qui, dans tous les cas, creusent des trous et laissent des traces. Je n’ai pas le temps de détailler ici tout ce que je voudrais vous dire. L’un des drames de la pensée critique, chez nous, tient à l’existence d’un puissant mouvement d’opinion parastalinien.

Ne poussez pas les hauts cris ! Oui, je remets ça une fois de plus. Mais il est certain qu’un journal comme Le Monde Diplomatique incarne parfaitement cet état d’esprit, qui absout une crapule dès lors qu’elle se réclame de la gauche et s’oppose aux États-Unis. Le président vénézuélien Hugo Chávez est l’icône de quantité de gens pourtant respectables, qui reviennent perpétuellement aux logiques qui ont prévalu lorsque l’Union soviétique s’opposait à l’Amérique. Et Chávez, je ne le dirai jamais assez, est un salaud.

Tant pis pour l’injure à chef d’État. Tant pis. Le 5 septembre, il y a exactement un mois, Chávez commençait une tournée triomphale dans le monde arabo-musulman. Il aura ainsi félicité le Libyen Khadafi, roi des droits de l’homme, avant d’aller saluer l’Algérien Bouteflika, maintenu au pouvoir par l’épouvantable camarilla des généraux de l’ombre, puis le despote qui règne sur Damas. La correspondante de la chaîne de télévision Al Jazeera, Dima Khatib, qui suivait le voyage, note dans un de ses papiers consacrés à l’Algérie : « Chávez parle d’une nouvelle autoroute que l’Algérie est en train de construire entre l’est et l’ouest du pays. Il se demande pourquoi le Venezuela ne fournit pas l’Algérie avec l’asphalte dont il a besoin pour achever l’autoroute ». J’ajoute que l’Algérie pourrait devenir un pays de passage pour le pétrole vénézuélien à destination de l’Europe. Beau cadeau, ne pensez-vous pas ?

Ce n’est rien ? En effet, rien encore. Voici la suite. Chávez a achevé son parcours à Téhéran, la ville des mollahs, des élections truquées, et de cette bombe nucléaire qui risque de tout faire exploser. Au moment du passage de Chávez, tout l’Iran était sous le choc du verdict électoral et des émeutes en faveur de la liberté. Mais pas Chávez. Non, pas le noble héros altermondialiste. Surtout pas lui. L’AFP, agence de presse française, rapporte comme suit le séjour sur place du Vénézuélien. J’avais d’abord songé à un extrait. Et puis non. Je vous livre la dépêche entière.

« TEHERAN — Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad et son homologue vénézuélien Hugo Chavez, principal allié de Téhéran en Amérique latine, se sont engagés samedi à soutenir les « nations révolutionnaires » et les « fronts anti-impérialistes », a rapporté l’agence officielle Irna.

« Venir en aide aux nations révolutionnaires et opprimées et développer les fronts anti-impérialistes sont les deux missions principales de l’Iran et du Venezuela », a déclaré le président iranien à l’issue d’une rencontre avec M. Chavez, en Iran pour une visite de deux jours.

Téhéran et Caracas « doivent aider les nations révolutionnaires en renforçant leurs liens bilatéraux », a ajouté. M. Chavez.

Auparavant, ce dernier avait apporté son soutien au programme nucléaire civil de l’Iran. Vendredi, M. Ahmadinejad avait annoncé que son pays se moquait d’éventuelles sanctions internationales supplémentaires et poursuivrait son programme nucléaire à des fins énergétiques.

« Nous sommes sûrs que l’Iran, comme il l’a montré, ne renoncera pas à ses efforts visant à obtenir tous les équipements et structures pour utiliser l’énergie atomique à des fins civiles, ce qui est le droit souverain de chaque peuple », a dit M. Chavez cité par la télévision vénézuélienne.

« Il n’y a pas une seule preuve que l’Iran fabrique une bombe atomique », a dit M. Chavez à la télévision après son arrivée dans la capitale iranienne, dans la nuit de vendredi à samedi, en provenance de Damas.

« Bientôt, ils vont nous accuser nous de fabriquer une bombe atomique! », a-t-il lancé en allusion aux Occidentaux, en tête desquels les Etats-Unis.

Ces derniers soupçonnent l’Iran de chercher à se doter de l’arme nucléaire sous couvert de son programme civil, ce que Téhéran dément.

Le Venezuela travaille à un projet préliminaire pour la construction d’un « village nucléaire » avec l’aide de l’Iran, « afin que le peuple vénézuélien puisse compter à l’avenir avec cette extraordinaire ressource utilisée à des fins pacifiques », a poursuivi M. Chavez, l’un des premiers à féliciter M. Ahmadinejad pour sa réélection contestée en juin.

Selon l’agence iranienne Mehr, il s’agit de sa septième visite en Iran. Il s’était rendu auparavant en Libye et en Algérie et doit encore visiter le Belarus, la Russie, le Turkménistan et l’Espagne.

Lors de son dernier voyage en Iran en avril, M. Chavez avait signé un accord pour la création d’une banque binationale destinée à financer des projets irano-vénézuéliens. Les deux pays ont des projets de coopération dans plusieurs secteurs (défense, industrie, technologie) ».

Mon commentaire ? Tant que la maladie contagieuse appelée stalinisme – que j’appelle stalinisme – n’aura pas été réellement vaincue dans les esprits, nous errerons. L’opposé de ce stalinisme mental, c’est la liberté. Et l’écologie est synonyme de liberté. De libre recherche des meilleures solutions humaines pour que continue la vie. Et voici pourquoi je ressens le besoin d’attaquer une fois de plus Chávez la ganache.

Antonio Gramsci et le salon agricole de Rennes

J’ai eu jadis un intérêt, mêlé de tendresse, pour la figure d’Antonio Gramsci. Ce communiste italien, né en 1891, est mort dans une prison mussolinienne au printemps de 1937, après onze années de réclusion. Nous ne saurons jamais comment il se serait situé face au stalinisme, qui  déferlait au moment de sa mort dans le monde entier, après avoir dévasté l’Union soviétique.

Pour vous dire le vrai, cela ne m’intéresse pas plus que cela. Et même le Gramsci d’avant la geôle fasciste me laisse aujourd’hui indifférent. J’ai pourtant pensé à lui tout à l’heure en regardant un supplément du journal Ouest France. C’est ainsi, ce n’est pas autrement. Pour bien comprendre ce que je souhaite vous dire, il me faut rappeler que Gramsci, qui était un intellectuel raffiné,  avait forgé en son temps l’expression « hégémonie culturelle ». Il pensait que les travailleurs des pays comme le sien ne gagneraient la partie qu’à la condition d’exercer, dans la société, une hégémonie culturelle. Que leurs valeurs, leurs conceptions, leurs choix apparaissent enfin comme meilleurs que ceux de la bourgeoisie. Faute de quoi, celle-ci garderait indéfiniment le pouvoir.

Cette hégémonie signifie donc la victoire des signes et symboles. Et de ce point de vue, la défaite de ce qu’on appela le mouvement ouvrier, est patente. Il n’aura pas su imposer sa vision de l’avenir, et tous ses points d’appui cèdent un à un sous nos yeux. Le mouvement ouvrier, splendide ouvrage de civilisation au moins jusqu’en 1914, est moribond.

Et le mouvement écologiste ? Je n’ai pas le temps de détailler tout ce qui lui manque, qui pèse si lourd. Il n’a par exemple aucune organisation digne de ce nom, ce qui lui interdit de peser du poids qui est déjà le sien. C’est un grand dommage, auquel nul ne peut beaucoup. En tout cas, il me semble que l’écologie est en train de réaliser le vieux rêve gramscien. Oui, j’ai l’impression que son hégémonie culturelle se profile désormais à l’horizon. Nous en sommes loin encore, mais cela se rapproche.

Témoin ce supplément de Ouest France, que je juge historique. Inséré dans l’édition du 15 septembre 2009 du journal de Rennes, il s’appelle Paysans de l’Ouest. Le quotidien Ouest France a été l’un des principaux vecteurs de la révolution agricole complète que la Bretagne a connue entre 1950 et nos jours. Il a accompagné, applaudissements compris, le remembrement, la fin du bocage et le triomphe du maïs, les épandages, les pesticides, les porcheries, les poulaillers géants, la puanteur, la nourriture industrielle, etc. Ouest France est le medium par lequel se sont senti exprimés des centaines de milliers de paysans modernes.

Et patatras. Le « miracle économique breton » se retourne tel un gant, et se change en un cauchemar. C’est un peu, à une autre échelle, le fameux conte d’Andersen, où seul un gosse ose crier : « Le roi est nu ! Le roi est nu ! ». Nous sommes, en Bretagne, juste au moment où le roi – l’agriculture industrielle – sort à poil dans la rue, pensant qu’il est paré des plus beaux habits de la terre. Nul n’a encore osé l’outrage.

Paysans de l’Ouest, supplément de Ouest France, est entièrement consacré au salon de l’agriculture intensive SPACE, qui s’est déroulé à Rennes du 15 au 18 septembre. Plus de 100 000 visiteurs se sont comme chaque année pressés autour des stands où l’on fait tonner les moteurs des plus gros engins. Mais Ouest France est déjà passé de l’autre côté. Mais Ouest France a déjà reconnu l’hégémonie culturelle de l’écologie. Sans le claironner, on s’en doute.

Que trouve-t-on dans Paysans de l’Ouest ? Deux ensembles parfaitement contradictoires. D’un côté, des articles remarquables, coordonnés par le journaliste Patrice Moyon. Tout y passe : la bio, la fertilité menacée des sols, les cultures sans labour, le rôle des bactéries, des vers, la nécessité des rotations, le danger des gros engins agricoles, qui tassent la terre. Parmi les invités, les Bourguignon, héros encore méconnus (ici), un maraîcher bio, Sjoerd Wartena, fondateur de Terre de liens (ici), Najat Nassr, qui défend depuis son laboratoire de Colmar l’équilibre entre la faune du sol et les pratiques agricoles.

Que ne trouve-t-on pas dans Paysans de l’Ouest ? Ce qui était auparavant omniprésent : des odes aux capitaines d’industrie de la bidoche, comme Doux. Des portraits de potentats, prompts à déverser du lisier sur la tête du premier écolo venu. Des visites parapublicitaires d’exploitations folles où l’on entasse par milliers des porcs, leur interdisant jusqu’à la mort le moindre mouvement. De cela, de cet univers tant vanté au fil des décennies, plus rien. Rien.

En revanche, et c’est je crois ce qu’on peut appeler un point de bascule, des pages entières de publicités pour les tracteurs John Deere, les tapis élévateurs Lucas, les toits de hangars Éternit – longtemps champion de l’amiante -, la coop de Garun, où l’on traite la truie comme elle le mérite, la tonne à lisier Demarest, les équipements d’élevage Lactalis Sotec, les racleurs à câble CRD, qui permettent de « séparer les fèces et l’urine » des cochons, chez qui tout est bon, etc.

Et voilà le travail. Gramsci serait content. La Bretagne me semble mûre pour un mouvement collectif sans précédent en France. Un mouvement qui unirait des forces disparates, en apparence opposées parfois. Mais qui serait poussé par l’irrésistible pression d’une autre vision de l’avenir. La Bretagne pourrait bien, dans les années qui viennent, nous surprendre. Gramsci dans le texte : «La supremazia di un gruppo sociale si manifesta in due modi, come dominio e come direzione intellettuale e morale. Un gruppo sociale è dominante dei gruppi avversari che tende a liquidare o a sottomettere anche con la forza armata, ed è dirigente dei gruppi affini e alleati. Un gruppo sociale può e anzi deve essere dirigente già prima di conquistare il potere governativo (è questa una delle condizioni principali per la stessa conquista del potere); dopo, quando esercita il potere ed anche se lo tiene fortemente in pugno, diventa dominante ma deve continuare ad essere anche dirigente ».

Cet extrait est tiré de Quaderni del carcere, Il Risorgimento. Ce qu’il dit s’applique assez bien à notre situation bretonne, mine de rien. En trois phrases : la suprématie d’un groupe social peut s’exercer sous la forme de la domination, mais aussi sous celle de la direction intellectuelle et morale. Un groupe social peut devenir dirigeant avant même d’avoir conquis le pouvoir politique, et c’est même l’une des conditions pour la prise de pouvoir. Ensuite, quand il exerce réellement le pouvoir, ce groupe, même s’il tient les rênes d’une main ferme, devient du même coup dominant, mais doit aussi continuer à être dirigeant .

En somme, voilà. Gramsci, se penchant sur le supplément de Ouest France écrit 72 ans après sa mort, nous signale l’importance de définir le cadre – ce que nous appelons le paradigme – et de tenir la barre de façon à montrer la voie à tous. Ma foi, Antonio, siamo d’accordo. Nous sommes d’accord.