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Lettre ouverte à Jacques Julliard, du Nouvel Observateur

Si vous aimez la pensée, je crois que vous ne perdrez pas votre temps en lisant le dernier éditorial de Jacques Julliard dans Le Nouvel Observateur (ici, mais attention, seule la première des trois parties est en ligne). J’ai très souvent dit ou écrit le plus grand mal de ce journal, et je ne regrette rien. Le moindre de ses rédhibitoires défauts, c’est qu’il est vendu, au sens propre, à la publicité. Laquelle est l’un des moteurs de la destruction du monde en cours.

Je lis pourtant  Julliard, même s’il m’arrive de m’assoupir sur certains de ses textes, je le confesse. Je ne supporte plus ses ratiocinations sur le parti socialiste, dont il reste un proche. Pour le reste, sa plume est vive, belle, intelligente. Il demeure à mes yeux un homme libre, même si, au fond, il m’apparaît toujours plus entravé. Libre et entravé. Julliard serait-il un oxymoron ?

Il est en tout cas cultivé, connaissant admirablement l’histoire du mouvement ouvrier non stalinien, qui fut une entreprise exemplaire de civilisation humaine. Son papier n’est qu’un cri très inspiré adressé à ce qu’on appela jadis la deuxième gauche pour la distinguer de la première, étatiste et pour tout dire parastalinienne. La deuxième gauche, dans son esprit du moins, englobe Proudhon, les mutuelles et les Bourses du travail, le syndicalisme offensif d’avant 1914, celui – créatif – d’après la Seconde guerre, qui devait conduire à la CFDT. Et bien entendu le défunt PSU et diverses revues intellectuelles, parmi lesquelles il place audacieusement Le Nouvel Observateur. Il en fut un pilier central.

Son article est passionnant, car il nous y délivre le faire-part de décès de cette deuxième gauche. Elle avait accepté le dialogue avec le capitalisme de type rhénan que nous avons connu pendant une quarantaine d’années, capable de vraies discussions sociales avec d’authentiques partenaires, reconnus comme tels. Ce temps n’est plus, nous dit Julliard. Car le capitalisme amoral est de retour, qui ne considère que le fric et la spéculation la plus vile. On ne peut discuter, dit-il, avec des actionnaires.

Quelle solution ? Eh bien, la renaissance d’un socialisme moral – l’actuel ne l’est évidemment plus – et l’annonce de fortes mesures, parmi lesquelles la taxation à 95 % des plus hauts revenus et la nationalisation du crédit. Bon, n’insistons pas : Julliard est loin, très loin, des pontes qui se réunissent à partir de ce vendredi à La Rochelle. Et je l’en félicite, bien entendu. Mais pour le reste ! Misère ! Misère ! Misère ! Comme il m’est pénible de devoir écrire que Julliard a écrit là un texte désespérément français. Comme il m’est désagréable d’ajouter qu’il est totalement aveugle.

Mais il l’est, point de doute sur le sujet. La crise est vue depuis un poste d’observation qui hésite entre le cube pour enfant de trois ans et la moquette profonde des bureaux directoriaux du Nouvel Obs. C’est simple. Et d’un, le Sud n’existe pas. Il y aurait nous, et eux, qui ne sont pas même évoqués. Le monde et ses tragédies réelles sont oubliés. Julliard, fervent catholique de gauche pourtant, sincère évidemment, n’a pas un mot pour ce milliard d’affamés chroniques qui nous déshonorent tous. Et de deux, les autres qu’humains sont oubliés. Nous sommes les contemporains de la sixième crise d’extinction, qui jette dans le néant des milliers d’espèces chaque année, mais Julliard ne consacre pas un mot à ce sujet pourtant décisif. Ce qui se passe n’a probablement pas été vu depuis 65 millions d’années. Au moins ! Et de trois, le changement paradigmatique imposé par la crise écologique n’est évidemment pas envisagé.

Non, Jacques Julliard, nous n’assistons nullement à un retour au capitalisme dur d’antan. Je crois, malheureusement, que vous faites partie de ces intellectuels qui ne conçoivent les problèmes que sous la forme d’un quelconque déjà-vu. Or nous sommes les contemporains d’événements jamais advenus. D’une complexité et d’une intrication telles qu’elles commandent bien entendu une complète révolution intellectuelle et morale. Et non pas ce retour à des sources définitivement taries. Je suis bien désolé de vous l’écrire, moi qui vous respecte, mais vous vous plantez d’une façon stupéfiante. Croyant montrer le chemin du courage à ceux qui vous font confiance, vous nous désignez à tous une route de déréliction sur laquelle aucun secours ne viendra jamais.

Je suis désolé de devoir dire cela, mais c’est, comme on l’imagine, ce que je pense. Il n’y a plus qu’une voie, qu’aucun garde-corps ne sépare du vide. Et c’est pourtant celle qu’il faut suivre. Elle porte un nom : rupture.

Quand Régis Debray et Hubert Védrine papotent au coin du feu

J’ai fait de la voiture. Des heures, je veux dire, ce qui m’arrive bien rarement. En tout cas, chemin faisant, dans la nuit, j’écoutais France-Culture. Je suis loin d’être un habitué, mais ce soir-là, j’écoutais donc. Et j’ai pu ainsi suivre un long échange entre Régis Debray et Hubert Védrine. Le premier, je le précise pour la jeunesse, est né en 1940. Philosophe de formation, il a connu le Cuba du tout début des années 60 et il est devenu très proche de Castro, l’apprenti dictateur d’alors. Dans la foulée, il a écrit un petit texte exécrable qui allait devenir le bréviaire de nombre de guerillas latino-américaines de cette époque : Révolution dans la révolution ?

Je ne me moque pas de Debray, car il a payé de sa peau. En 1967, il rejoint dans son maquis bolivien Ernesto Che Guevara, avant d’être capturé par les militaires locaux. Il passera au total quatre années dans des geôles que j’imagine peu propices à la joie de vivre, avant d’être libéré par un coup d’État providentiel. Son courage n’est donc nullement en cause, mais je constate qu’il aura adoré au long de sa vie Castro, Allende, Mitterrand, De Gaulle, et j’en oublie, bien obligé, quantité d’autres.

Quant à Védrine, qui n’a lui pas beaucoup bougé des bureaux à ors et velours, il a été secrétaire général de l’Élysée sous Mitterrand, puis ministre des Affaires étrangères. Il se considère, la gauche mollassonne qui règne le considère comme un grand diplomate. Peut-être l’est-il ? J’avoue me désintéresser pleinement de la question.

Revenons à leur entretien. Ces deux personnages se jugent et se traitent comme des gens cultivés dans un milieu – la politique, au sens large – qui ne l’est pas. Ils n’ont d’ailleurs pas manqué de le souligner et de le répéter sur France-Culture. Eux font partie du cercle enchanté du livre. Védrine tient Debray pour un grand intellectuel, dont le travail sera tôt ou tard reconnu comme de premier plan, etc. Au fait, de quoi parlaient-ils ? D’Europe, ce me semble, d’une manière qui m’a paru soporifique. Mais je suis de parti pris, je le reconnais. Quoi qu’il en soit, ni l’un ni l’autre n’ont seulement évoqué la crise écologique planétaire, car celle-ci ne fait bien entendu pas partie de leur si profonde « pensée ». De leur paradigme, si vous voulez.

Elle n’existe pas, dans leur esprit du moins. Deux hommes de premier plan, se rencontrant en 2009, démontrent que l’événement le plus important advenu dans l’histoire des hommes n’existe pas. Védrine a pourtant fait quelques déclarations dans lesquelles il plaidait pour une « conversion des modes de vie » à l’écologie. Rien que cela. Et ? Que dalle. Comme Fabius et quelques autres de la joyeuse troupe, Védrine a compris que quelque chose se passait. Mais quoi ? Mystère. Debray pour sa part, auteur d’une bonne trentaine de livres – de mémoire – n’en a écrit aucun qui parle de la sixième crise d’extinction des espèces, du bouleversement des océans, de la crise climatique, de la déforestation, de la question de l’eau, etc. Il n’aura pas même trouvé le temps de s’intéresser aux paysans du Sud, au nom desquels – mais sans jamais leur demander leur avis – il prit jadis les armes. Aucun des deux compères n’a écrit quoi que ce soit de notable sur le sujet central de toute politique humaine.

Où veux-je en venir ? À ce point très simple : la pensée dominante, y compris celle qui ne se donne pas pour telle, est incapable d’aider les hommes à y voir plus clair. Ceux qui se prétendent des intellectuels sont des aveugles, des aveugles comme on en rencontra peu depuis que l’homme est l’homme. Voilà qui (me) fait songer.

La moitié d’un pain et un livre (sur Federico García Lorca)

J’ai la chance insolente d’aimer de passion Federico García Lorca. Elle est insolente, car je n’ai rien fait pour cela. J’aime, voilà. Dans la langue castillane qu’utilisait le poète, les mots sont des nuages, des ombres et des silhouettes, des regards ou des caresses, d’innombrables émotions. On rencontre Séville, on traverse des ponts, on se laisse mener par le bout du museau de chevaux noirs. Tout y est beau. Par prodige, celui qui entre dans l’univers pourtant fracassé de García Lorca n’y trouvera ni laideur ni bassesse. Il lui faudra penser à la grandeur de l’âme, à ce que peut bien signifier une existence humaine.

Fracassé. Oui. Tout le monde (ou presque) sait que Lorca a été assassiné en 1936 dans les rues de Grenade, cette ville qu’il adorait. Par la canaille fasciste qui se levait alors contre la République. Lorca était né en 1898 dans un village non loin de Grenade, Fuente de Vaqueros. En septembre 1931, alors que la deuxième République espagnole n’a que cinq mois, et que se répand l’espoir fou d’une vie neuve, il revient chez lui pour un discours, à l’occasion de l’inauguration d’une bibliothèque. La foule réunie est de pauvres et de gueux. Federico pourrait lâcher quelques mots sur les monarchistes honnis, les fascistes qui, déjà, menacent l’Espagne, les patrons qui exploitent leurs ouvriers agricoles jusqu’à la mort. Mais non.

Non, car ce poète ne pouvait jamais dire que la quintessence. Et ce jour-là, il explique à des miséreux qu’un livre est essentiel à toute vie digne d’être vécue. Car il est horizon. Car il est liberté. Il dit ainsi : « L’homme ne vit pas seulement de pain. Et si j’avais faim, si j’étais désemparé dans la rue, je ne demanderais pas un pain. Non, je demanderais la moitié d’un pain et un livre ». Et encore ceci : « Tous doivent jouir des fruits de l’esprit humain, faute de quoi ils seront changés en machines au service de l’État, en esclaves d’une terrible organisation sociale ». Enfin, insistant sur l’importance cruciale de la culture, Lorca conclut : « C’est seulement au travers d’elle que pourront être résolus les problèmes dont discute aujourd’hui le peuple, plein de foi, mais pauvre de lumières ».

Je vous laisserai lire plus bas le texte original, pour ceux qui aiment être bercés par la musique de cette langue si singulière. Un dernier mot. Pourquoi ? Parce que. Parce que juillet a toujours été pour moi, et demeurera, le mois de l’été et celui du golpe criminel du général Francisco Paulino Hermenegildo Téodulo Franco y Bahamonde. Les noms de Buenaventura Durruti, Andreu Nin et bien entendu Lorca, continuent de vivre en ma compagnie.

Faut-il oser un mot sur la crise écologique ? Pour sûr. Sans culture, sans la création d’un vrai mouvement culturel des profondeurs, dont nul ne peut encore prévoir les contours, rien ne changera. Rien. Les pitres que nous connaissons tous, dont certains affublés d’oripeaux « écologistes » continueront de régner sur ce monde qui agonise. Oui, Lorca a raison. Des livres, des vrais ! De la culture, et non les épouvantables succédanés qu’on nous oblige à ingurgiter ! Des penseurs ! De la pensée ! Et de la poésie. « ¡Libros! ¡Libros! Hace aquí una palabra mágica que equivale a decir : “amor, amor” .»

Locución de Federíco García Lorca al Pueblo de Fuente Vaqueros 

 « Cuando alguien va al teatro, a un concierto o a una fiesta de cualquier índole que sea, si la fiesta es de su agrado, recuerda inmediatamente y lamenta que las personas que él quiere no se encuentren allí. ‘Lo que le gustaría esto a mi hermana, a mi padre’, piensa, y no goza ya del espectáculo sino a través de una leve melancolía. Ésta es la melancolía que yo siento, no por la gente de mi casa, que sería pequeño y ruin, sino por todas las criaturas que por falta de medios y por desgracia suya no gozan del supremo bien de la belleza que es vida y es bondad y es serenidad y es pasión.

Por eso no tengo nunca un libro, porque regalo cuantos compro, que son infinitos, y por eso estoy aquí honrado y contento de inaugurar esta biblioteca del pueblo, la primera seguramente en toda la provincia de Granada.

No sólo de pan vive el hombre. Yo, si tuviera hambre y estuviera desvalido en la calle no pediría un pan; sino que pediría medio pan y un libro. Y yo ataco desde aquí violentamente a los que solamente hablan de reivindicaciones económicas sin nombrar jamás las reivindicaciones culturales que es lo que los pueblos piden a gritos. Bien está que todos los hombres coman, pero que todos los hombres sepan. Que gocen todos los frutos del espíritu humano porque lo contrario es convertirlos en máquinas al servicio de Estado, es convertirlos en esclavos de una terrible organización social.

Yo tengo mucha más lástima de un hombre que quiere saber y no puede, que de un hambriento. Porque un hambriento puede calmar su hambre fácilmente con un pedazo de pan o con unas frutas, pero un hombre que tiene ansia de saber y no tiene medios, sufre una terrible agonía porque son libros, libros, muchos libros los que necesita y ¿dónde están esos libros?.

¡Libros! ¡Libros! Hace aquí una palabra mágica que equivale a decir: ‘amor, amor’, y que debían los pueblos pedir como piden pan o como anhelan la lluvia para sus sementeras. Cuando el insigne escritor ruso Fedor Dostoyevsky, padre de la revolución rusa mucho más que Lenin, estaba prisionero en la Siberia, alejado del mundo, entre cuatro paredes y cercado por desoladas llanuras de nieve infinita; y pedía socorro en carta a su lejana familia, sólo decía: ‘¡Enviadme libros, libros, muchos libros para que mi alma no muera!’. Tenía frío y no pedía fuego, tenía terrible sed y no pedía agua: pedía libros, es decir, horizontes, es decir, escaleras para subir la cumbre del espíritu y del corazón. Porque la agonía física, biológica, natural, de un cuerpo por hambre, sed o frío, dura poco, muy poco, pero la agonía del alma insatisfecha dura toda la vida

Ya ha dicho el gran Menéndez Pidal, uno de los sabios más verdaderos de Europa, que el lema de la República debe ser: ‘Cultura’. Cultura porque sólo a través de ella se pueden resolver los problemas en que hoy se debate el pueblo lleno de fe, pero falto de luz ».

Septiembre de 1931

 


Patience et suspense (à propos de quelque chose)

Navré de jouer les imbéciles, à moins que cela ne soit pas un jeu. Vous jugerez. Je ne vous dirai pas aujourd’hui de quoi je veux vous parler au juste, car j’ai pensé qu’il me fallait une introduction de nature un peu personnelle. Le tout, malgré les apparences qui suivent, a un rapport vivant avec la crise écologique. Je vous l’assure.

Donc, moi. Je n’ai jamais été baptisé, et à bien des égards, je suis un parfait mécréant. J’ai longtemps vu les institutions religieuses du monde comme autant d’instruments de pouvoir temporel, comme des ennemies de la liberté, comme des alliées de l’obscurantisme. Au reste, il ne faut pas me pousser beaucoup pour que je retrouve ce qui ressemble bel et bien à une culture profonde. Vue de ma fenêtre personnelle, lorsque j’étais enfant, l’église catholique était une inconnue qui sentait fort, et mauvais. Je ne veux blesser personne, mais telle est la vérité. Les rares hommes en noir que j’apercevais dans ma banlieue me faisaient peur. Mais le plus souvent, je m’en foutais royalement. Sauf quand ils nous couraient aux fesses, bien sûr.

Dans ma banlieue, ou on faisait le con, ou on jouait au foot. Certes, il arrivait qu’on fît les deux. Mais en général, ces deux activités majeures étaient séparées. Dans les années 60 du siècle enfui, les enfants d’une cité HLM de banlieue ne savaient pas, le plus souvent, où trouver un terrain digne de courses folles et de tirs tendus. Il y avait certes la cour de notre immeuble, où nous nous battions autour de balles en papier renforcé par du scotch. Mais comme nous beuglions et devenions aveugles à tout ce qui n’était pas l’affrontement « sportif », les voisins se mêlaient de la partie en hurlant. Tantôt le père Odelli. Parfois madame Dubois. De temps à autre, les Fabre, les Benoît et peut-être madame Liévaux. Possible.

De toute façon, rien ne valait le terrain de foot de l’école Saint-Louis. Une école privée. Catholique. La preuve manifeste qu’un autre monde est possible. Le jeudi, l’école faisait relâche, mais pas nous. Et ce terrain de foot était si tentant que nous prenions des risques mesurés, mais réels, pour nous en emparer. Il fallait escalader, sauter deux grillages, cabrioler un petit peu avant de se retrouver à pied d’œuvre. Une fois franchis les obstacles, nous étions d’un coup et d’un seul les rois de la piste, et pour des matinées entières. Je vous décris : un vrai terrain de foot – modèle réduit, tout de même -, au beau milieu de la cour de récréation de l’école catho. On voyait derrière un préau et même, comme en ombre chinoise, le clocher de l’église.Vous souvenez-vous qu’on peut brûler ses poumons sans s’en rendre compte ? Le rire aux lèvres au cœur aux pattes ?

Bon, par ailleurs, ce terrain de foot et d’aventures est toujours resté pour moi un mystère. Un mystère, car jamais au cours des ans nous n’avons vu personne. Les gosses de la Catho devaient rester chez eux, le jeudi, à manger du chocolat en récitant des prières. Sûrement, car ils n’étaient JAMAIS en train de taper dans la balle. Quant aux curés, nib. J’écris nib non pour épater le bourgeois, qui s’en fout, mais parce qu’il est venu spontanément. Nib. On ne voyait non plus les hommes en noir. Peut-être ai-je oublié un épisode ou deux. Il n’est pas exclu que nous ayons été poursuivis par l’un d’entre eux. Maintenant que je me concentre, je revois les grandes enjambées d’un prêtre et son doigt menaçant. Oui, je revois la scène, et nos sauts de cabri par-dessus le grillage pour tenter de lui échapper. Avec cette trouille au ventre qui nous aurait changés en champions olympiques de saut en hauteur.

La vérité, c’est que nous n’avons jamais été chopés. En peut-être cinq ans de squat acharné du terrain de foot. L’heure étant à la prescription, je dénonce formellement mes complices. Il y avait mon grand frangin Régis, cela va de soi. Il était très bon dans les buts, mais il faut dire que, vu sa taille, il était aidé, le salaud. Il y avait les frères Hanck. Il y avait une flopée d’Odelli, dont Serge et Boudou. Il y avait bien entendu Bouboule Méchiche et son frère Jacky. Et plus rarement Serge Juteau. Sans compter les occasionnels. Un jour, Jean-Pierre Lemonnier est parvenu à entrer dans l’école avec sa grosse mobylette pétaradante. Une Flandria. Elle me semblait un monstre. Elle l’était, avec son siège passager qui permettait à Jean-Pierre d’emmener les filles en goguette. Mais ce garçon à bottines était un blouson noir, et je m’égare.

Or donc, le foot clandestin à l’école Saint-Louis. Et à part cela ? Je l’ai dit, je n’ai pas été baptisé. Mais curieusement, ma sœur Annie a fait sa communion solennelle. En l’église Saint-Louis, pardi. C’était avant les années foot, car moi, je n’avais guère que cinq ans, par là, et je n’ai pas tout compris de l’extraordinaire événement. Mon père vivait encore – cela ne durerait plus beaucoup -, et ce que je retiens du jour de fête est l’interminable ennui du repas, cette insupportable obligation de rester à table. Et les bonbons. Ne crachons pas sur les bonbons.

Il y a bien d’autres choses dans les soutes surchargées de ma mémoire, mais certaines d’entre elles me feraient passer pour un tel voyou que je préfère en rester là, pour le moment en tout cas. Tout ce qui précède n’a en vérité qu’un but caché : montrer sans détour que le monde catho et moi, cela fait deux. Plus que deux, si ça se trouve. Disons dix. Et pourtant, il m’est venu une idée que vous découvrirez demain, mais qui commande encore quelques mots. La crise écologique frappe la vie et les êtres maintenant. Je ne doute pas une seconde de la prophétie du vieux Léo (Ferré) : « Il n’y a plus rien/Et ce rien, on vous le laisse !/Foutez-vous en jusque-là, si vous pouvez,/Nous, on peut pas./Un jour, dans dix mille ans,/Quand vous ne serez plus là,/Nous aurons TOUT/Rien de vous/Tout de nous/Nous aurons eu le temps d’inventer la Vie, la Beauté, la Jeunesse,/Les Larmes qui brilleront comme des émeraudes dans les yeux des filles,/Le sourire des bêtes enfin dé-traquées (…)/NOUS AURONS TOUT/Dans dix mille ans ».

Je suis sérieux autant que sincère. Aux plus opiniâtres d’entre vous, je le dis sans hésitation : rendez-vous dans dix mille ans. Mais en attendant ? Je vois comme vous qu’il faut imaginer des formes d’action et de rapprochement qui n’ont encore jamais été tentées. Je vois comme vous que nous devons par force trouver un terrain commun avec des gens qui ne nous ressemblent pas. Que, dans une autre vie, nous aurions probablement ignorés. Mais je vous parle de cette vie-là. De notre vie commune qui file si vite. Et je sais que si nous ne parvenons pas à parler à d’autres que nous-mêmes, nous serons perdus à jamais. Aujourd’hui, dès aujourd’hui, il faut abolir certaines frontières mentales que je n’aurais jamais franchies, fût-ce clandestinement, il y a quelques années. Nous sommes en face d’une peste noire planétaire. Nous sommes devant un gouffre sans fond. Moi, je ne veux pas tomber dedans avant d’avoir essayé ce que je pouvais.

Et vous saurez donc la suite demain ou après-demain au plus tard. À ce moment, vous aurez le droit de me critiquer ou de vous détourner. Au moins, j’aurai pris soin de m’expliquer. Pues, compa, claro que nuestros enemigos serán barridos por los anarquistas. Mais dans dix mille ans seulement. Alors.

Emmanuel Todd ou l’intelligence dans le vide (sur la mort des abeilles)

Vous avez dû vous en rendre compte depuis le temps : les systèmes médiatiques ont besoin de ce que le jargon appelle des « bons clients ». Le bon client parlera bien dans le poste, avec une ou deux formules claires, sans éclaboussure s’il vous plaît. En télé par exemple, où la caricature atteint des sommets, un sujet de journal excède rarement 1 minute 30. Dans ce format, la pensée n’existe pas. Il faut idéalement avoir une gueule et faire mouche avec des phrases mille fois entendues et pourtant tournées comme si l’on vous offrait une première.

À ce jeu, la sélection est rude et sans appel. On n’invitera pas à nouveau quelqu’un qui s’y reprend à deux ou trois fois pour préciser une idée complexe. On raillera les bafouilleurs, ceux qui ont peur, ceux qui ne disent pas merci, ceux qui crient ou s’énervent. Cela vaut aussi, un peu moins, à la radio. Autrement dit, et vous le saviez, les personnages publics sont standardisés de manière quasi-industrielle. Même les quelques bouffons de service le sont.

Emmanuel Todd est « un bon client ». Je n’ai rien contre lui. Il m’indiffère. Mais on le voit dans quantité de gazettes, mais on l’entend régulièrement. Politologue, sociologue, historien, démographe à ses heures, Todd est associé pour le temps qui reste à cette formule utilisée par Jacques Chirac au cours de sa campagne électorale de 1995 : la « fracture sociale ». Todd avait utilisé cette expression dans un article que personne n’avait lu, sauf un obscur conseiller chiraquien qui l’avait aussitôt transmise à son bon maître. Lequel en avait fait le songe-creux de sa campagne pour les présidentielles.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Rien. Ce que l’on voulait. Ce que l’on entendait. Apparemment, cela aura marché. Jusqu’à quel point ? Nul ne le saura jamais. Pour comble, le mot n’était pas de Todd, mais de Marcel Gauchet, à qui il l’avait empruntée. Voyez l’admirable circuit : Todd utilise Gauchet avant d’être récupéré par Chirac, et la rumeur médiatique sacre le premier de la liste, qui n’a strictement rien fait pour mériter la récompense. Bah ! faut pas s’en faire pour si peu.

Reste que depuis, Todd est servi à toutes les sauces. On ne sait pas trop s’il est de gauche, d’une gauche volontiers patriote voire souverainiste, ou d’une droite gaulliste et populaire. Je vous avouerai que je m’en fous royalement. Le fait est qu’il passe à la télé, qu’il avait jadis son rond de serviette au journal Politis – peut-être encore, je ne sais – et qu’il est constamment sollicité pour dire de quoi le monde de demain sera fait. Un dernier détail qui n’en est pas un, avant d’en venir à l’essentiel : Todd est entré au Parti communiste en 1968, alors que les chars staliniens écrasaient le Printemps de Prague. Il semble donc qu’il lui arrive de se tromper.

En tout cas, il n’est plus communiste, je vous rassure aussitôt. Il y a quelques jours, le journal Le Monde organisait en grandes pompes un débat comme il les aime. Creux comme un authentique tambour, ennuyeux jusqu’à s’endormir devant les lignes. Car bien sûr, je n’y ai pas assisté. Je me suis contenté d’en lire le compte-rendu, qui m’aurait d’ailleurs échappé si on ne me l’avait pas signalé. Le débat, comme c’est étrange, rassemblait plusieurs personnages que j’ai eus à présenter ici, de la manière un peu voyoute qui est la mienne. Chantal Jouanno, secrétaire d’État à l’écologie, était là, la pauvre. Érik Orsenna était là. Jacques Attali – si, lui – était là. Et Todd aussi.

À un moment, du haut de sa notable intelligence d’excellent élève, Emmanuel Todd a dit exactement ceci : « Le problème, aujourd’hui, ce n’est pas la disparition des abeilles, c’est la disparition des emplois ! ». Au premier abord, je vous avoue que j’ai pensé du mal de notre politologue. Peut-être ai-je lâché dans le silence de mon antre :  « Quel con ! ». Mais je vous assure que je me suis repris. Car ce n’est pas de la connerie, du moins je ne pense pas. C’est une illustration flamboyante de ce qu’est la classe intellectuelle en France. Ces gens, tous ces gens pensent, certes plus ou moins bien, mais à l’intérieur d’un petit bocal de verre où ils se tiennent chaud. Ce bocal, c’est un paradigme, qui est le cadre général de la pensée en 2009.

On y trouve toutes les données d’un monde qui disparaît, dominé par le souvenir du progrès sans fin et sans but, l’exaltation de l’individu, l’illusion d’une aventure humaine sans limites, l’habitude de débats sans le moindre intérêt. Par exemple : faut-il que la Turquie entre dans l’Union ? Obama nous sauvera-t-il du krach final ? Avons-nous besoin d’un président européen ? Enverra-t-on des troupes en Afghanistan ? Jean-Claude Trichet est-il un bon banquier ? La CGT gardera-t-elle la majorité à la SNCF ? La liste est si longue que chacun peut s’amuser chez soi à la poursuivre.

Emmanuel Todd ne comprend pas, en tout cas, que la disparition des abeilles signifie que tout a changé. Que la terre n’est plus la terre. Que les menaces sur la vie même commandent de tout repenser. De sortir pour commencer la tête du bocal, où tout le monde vous connaît, pour affronter les vraies difficultés de l’univers, où vous n’êtes plus qu’un être parmi d’autres. Mais il ne le fera pas. C’est trop tard pour lui et la plupart des autres. Todd, s’il avait la moindre idée de ce qu’est devenu le monde, aurait précisément dit : « Mais attendez, de quoi discutons-nous, au juste ? Le problème, ce n’est pas la disparition des emplois. C’est la disparition des abeilles ! ». Et il aurait été grand, et il serait devenu en une seconde un penseur authentique. Au lieu de quoi il est et reste un « bon client » du bazar médiatique. Ma foi, on voit qu’il y prend plaisir. Toujours ça de pris.