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En hommage à Anil Agarwal (sur une grande idée)

J’ai eu la chance de croiser la route de l’écologiste indien Anil Agarwal. Cet homme, né en 1947, est mort en 2002 d »un cancer rare qui lui aura dévoré le cerveau et les yeux. Mon Dieu ! Il avait été ingénieur mécanicien, avant de devenir correspondant scientifique du journal Hindustan Times.

Mais c’est en 1980 que sa vie a basculé. Il a 33 ans – l’âge d’un autre -, et décide de fonder le Centre for Science and Environment (CSE), qui deviendra célèbre dans le monde entier. Cette structure lance dans la foulée le quinzomadaire Down to earth. Moi, j’ai toujours traduit le titre de ce journal par : Les pieds sur terre. Je m’y suis abonné sur le conseil avisé d’Alain Le Sann, de Lorient, que je salue au passage. Et je ne l’ai pas regretté.

Anil Agarwal, dans la tradition de Gandhi, était passionnément proche de son peuple de pauvres et de paysans. Mais il était également écologiste, et bien entendu, cela compliquait les choses. À ma connaissance, il a été l’un des premiers à penser, à proclamer que les gueux devaient s’emparer de la crise écologique, et chercher leurs propres remèdes. J’ai sous les yeux un petit livre qu’Anil avait écrit avec sa chère amie Sunita Narain, Quand reverdiront les villages (1992 pour la traduction française). On y lit des témoignages fabuleux sur le rôle que peuvent jouer des structures communautaires plus ou moins anciennes dans la restauration des équilibres naturels. Par exemple Chipko. Par exemple les Pani Panchayats. Par exemple l’Association pour la gestion des ressources des collines, dans les villages de Sukhomajri et Nada.

Bref. J’ai rencontré cet homme il y a une vingtaine d’années, et je me souviens de son rire et de ses yeux. Ce qui est déjà beaucoup. Nous avions discuté une paire d’heures, et il avait évoqué devant moi une idée que je n’ai jamais oubliée. Il souhaitait la création d’un salaire minimum mondial. Je dois avouer à ma grande honte que je ne me souviens plus très bien du reste. Mais cette idée a germé, et ne m’a plus quitté.

Il y a un peu plus d’un an, j’ai écrit ici, coup sur coup, deux textes qui comptent davantage que d’autres à mes yeux (ici et ici). Je les reprends en quelques phrases. Pour commencer, je crois qu’il n’y a pas pire désordre moral et même mental que le racornissement de l’Occident sur ses biens matériels. C’est bien sûr une infamie, mais c’est aussi une rare stupidité. Car rien n’arrêtera le flot des réfugiés écologiques. Nous y perdrons ce qui reste de notre âme, nous y perdrons aussi le reste.

Il n’y a rien de plus urgent que de trouver les moyens d’un vrai discours universel, qui relie de façon solide, authentique et sincère, le sort de qui meurt de faim à celui de qui meurt de voracité. Si nous y parvenons, des portes s’ouvriront devant nous. Si nous en restons au cadre de la France, si nous continuons nos défilés Bastille-Nation pour sauver la télévision à écran plasma, nous échouerons, et ce sera le sang rouge des pires batailles.

Donc, un véritable discours universel. Depuis le temps que je pense à cela, j’ai eu le temps d’assembler quelques pièces du puzzle. En voici trois, qui sont majeures. Un, l’économie de casino qui nous plonge en ce moment dans la crise qu’on sait, cette économie a produit des milliers de milliards de dollars qui ne savent où s’investir. Sur cette planète pourtant dévastée. Deux, il existe dans le monde une force de travail colossale qui n’est pas employée. Combien d’humains au chômage ou en situation de sous-emploi ? Plus d’un milliard, j’en jurerais, bien que ne disposant d’aucune statistique précise. Trois, les écosystèmes naturels sont tous menacés d’effondrement à plus ou moins long terme. Sans eux, ni avenir ni société. Pas même de téléphone portable.

Je propose donc de réfléchir au lancement d’un nouveau mouvement. Neuf. Audacieux. Utopiste. Fou. Révolutionnaire ô combien. Ce mouvement proclamera l’unité irréfragable du genre humain. Et créera une coordination planétaire entre groupes du Nord et du Sud. Dont le but premier sera de s’emparer, en s’inspirant des méthodes radicales et non-violentes de Gandhi, d’une fraction des richesses financières de la planète. Moi, je n’ai jamais eu peur de l’expropriation. S’il faut dépouiller un Bill Gates de l’argent qu’un système criminel lui a octroyé, je n’y vois pas l’ombre d’un inconvénient. Et des Bill Gates, il y en a des milliers.

Un mouvement planétaire. Si fort qu’il permettrait la création d’un Fonds mondial, doté de 500 milliards de dollars pour commencer. Juste pour commencer. Cet argent serait bien entendu dévolu, pour l’essentiel, aux communautés locales et paysannes du Sud. Pas pour nous faire plaisir. Pas pour nous rassurer. Pas pour leur faire acheter notre bimbeloterie.

Non, pas pour cela. Pour que ceux qui n’ont ni travail ni pitance puissent être payés dignement afin de restaurer les écosystèmes dont dépendent si directement leurs vies. Ici une rivière. Là un coteau, une forêt, une mangrove, un banc de corail. Ailleurs une barrière végétale contre l’érosion, la diffusion de connaissances agro-biologiques, ou des travaux de génie écologique.

Un tel mouvement uni du Nord au Sud changerait, dès ses premiers pas concrets, la face du monde et de la crise écologique. Car il secouerait de fond en comble les pouvoirs corrompus du Sud. Car il redonnerait de l’espoir. Car il montrerait le chemin. Car il nous élèverait tous au-dessus de nous-mêmes. Il n’y a aucun doute que la constitution d’une telle force nous aiderait, lentement mais sûrement, pas après pas,  à susciter de nouveaux enthousiasmes, de nouveaux engagements. La jeunesse du monde, tellement désabusée, y trouverait matière à redresser la tête, et à avancer enfin.

Voilà. Ce que je dois à Anil Agarwal. Cette idée un peu vague de salaire minimum mondial me poursuit depuis vingt ans. Et elle m’a conduit au point que je viens de décrire. Aussi bien, je peux vous l’avouer : Anil était l’un de mes frères. Et il l’est encore.

L’adresse de Down to earth : ici

L’adresse du  Centre for Science and Environment : ici

Une idée de printemps (ou presque)

Assez de vilenies pour un moment. Je vous tiendrai au courant de la suite des événements concernant France Nature Environnement (FNE). Mais pour l’heure, je préfère vous parler d’une idée. Il m’est arrivé de l’exprimer sous une forme ou une autre ici-même, mais la crise économique qui déferle d’un bout à l’autre de la planète me pousse à récidiver, d’une manière plus nette.

Nous les humains devons imaginer une révolution sans précédent. Non, ce n’est pas cela l’idée, car celle-là, tout le monde la connaît. Je pense, je souhaite, je suis sûr que le bouleversement à venir passera par une Déclaration universelle des devoirs de l’homme. Elle serait le pendant de cette Déclaration universelle des droits de l’homme, proclamée en 1948 et largement inspirée par celle de 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’article 1 de 1948 stipule : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

C’est beau, c’est grand, mais c’est bancal. Car il y manque le chapitre des devoirs, sans lesquels la destruction continuera sans fin. En y réfléchissant bien, ne peut-on voir dans ces textes le prolongement laïque de ces visions religieuses qui font de l’homme une créature divine, au cœur de la création ? Car que fait-on des autres, en ce cas ? Que fait-on des autres espèces que nous-mêmes ? Et de ce vivant qui meurt ?

Non, je vous le dis, il faut accepter la responsabilité qui est la nôtre. Nous sommes les plus forts, nous détruisons sans trêve, mais nous devons également arrêter. Il faut au plus vite imposer aux hommes le devoir de protéger tout ce qui vit à côté de lui. Le devoir impérieux. Le devoir légal, aussi, qui implique un changement radical des catégories de droit. Qui nécessite un code pénal et un code civil adaptés à la tragédie dans laquelle nous sommes plongés.

On ne pourra pas proclamer la Déclaration universelle des devoirs de l’homme à froid. C’est impossible. Celle de 89 est liée à la Révolution française. Celle de 1948 à la guerre. Celle dont nous avons tant besoin attendra un événement historique susceptible de vaincre tous les conservatismes. Mais au moins, soyons prêts. Oui, soyons prêts. Répétons, radotons jusqu’à plus soif. L’homme a conquis des droits qui se révèlent absurdes, puisqu’ils se retournent contre lui et tous les autres. Il lui faut de toute urgence admettre que la vie est sacrée et que les atteintes au vivant sont une offense sans excuse au mystère le plus profond qui soit. Sacrée ? Sacrée. Je n’ai pas peur du mot. Vous, peut-être ?

Demain ou après-demain, je vous parlerai de l’Indien Anil Agarwal que j’ai eu la chance de rencontrer il y a une vingtaine d’années. Au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui, il a évoqué une grande idée, loufoque en apparence, mais qui a fait son chemin dans ma tête. Ce qui veut dire qu’elle s’est transformée, qu’elle a mûri, qu’elle est devenue grande et majeure. En tout cas, à mes yeux. Je crois que cela vaut la peine d’y réfléchir ensemble. À tout bientôt, donc.

Faut-il soutenir ? (sur les Antilles)

Rapide, rapidos, deux mots. Patrick et Thibault ont évoqué en commentaire un appel d’intellectuels antillais à propos de la grève en Guadeloupe et en Martinique (ici). Thibault propose de réconcilier les points de vue – social et écologique, j’imagine – autour de ces mots en effet très frappants.

Que dire ? Je me sens une proximité totale avec les grévistes de là-bas. Et j’espère chaque matin qu’ils ne céderont pas. Je suis donc solidaire. Mais de quoi ? Voilà bien une question embarrassante. Car ces îles sont des artifices nés de la colonisation par la France, qui n’ont pour l’heure aucune autonomie économique ou énergétique. Il me semble que tout part de là. Il me paraît que l’urgence est de penser un embryon de production locale sans laquelle il n’est pas d’avenir souhaitable. Pour l’heure, la France et les intermédiaires commerciaux tiennent les Antilles par les couilles. Et ça fait mal. L’expression a son poids masculin, j’en ai conscience. Mais je n’ai rien trouvé de mieux.

Tout est importé à prix d’or. Et sur place, la camarilla des anciens maîtres blancs continue de dominer les circuits. Ce qui impliquerait, pour avancer réellement, de dynamiter le système social intérieur – on appelle ça une révolution – et de modifier en profondeur les relations avec la métropole. Jusqu’à l’indépendance ? Pourquoi pas ?

Mais il y a un hic. Le texte des intellectuels, lyrique, me fait penser à des montagnes de littérature politique élevées partout dans les années 70. Pour le moment, j’en suis désolé, rien n’indique que ce mouvement saura trouver une voie d’avenir. S’il s’agit de relancer massivement la production agricole vivrière, d’accord ! Il faudra au passage poser la question atroce de la pollution par le chlordécone – un pesticide – qui rend dangereux pour des siècles des milliers d’hectares de bananeraies. S’il s’agit de séparer les besoins en effet essentiels – un toit, une alimentation de qualité, des soins de santé appropriés – de tout le reste, d’accord ! S’il s’agit de clamer que la vie humaine doit tourner le dos à la prolifération d’objets matériels qui détruisent, aliènent et désespèrent, d’accord !

Mais s’il s’agit de combattre pour que les Antillais surconsomment de manière aussi stupide que la France métropolitaine, merde ! S’il s’agit d’arracher 200 euros pour payer la dernière facture du téléphone portable, merde ! S’il s’agit de surinvestir dans la bagnole individuelle, comme je l’ai tant vu sur place, merde encore !

Bref et malgré tout, ce mouvement me plaît beaucoup. Même si je demeure sceptique quant à la direction qu’il prendra finalement. En un dernier mot, je suis convaincu que l’avenir des Antilles passe par une réduction importante de biens importés et la chasse aux gadgets matériels. Par un recentrage sur la culture profonde du peuple créole, et sur une agriculture sans laquelle il faudra toujours tendre la main en direction de Paris. En somme, moins de supermarchés, mais plus de liberté. Moins de télé, mais plus de « cases à palabres ». En attendant de voir, et comme on dit dans des îles voisines de celles-là : suerte ! Bonne chance, bon courage, bons vents.

Julien Dray (Glucksmann, Kouchner, Sollers, etc.)

Ne fuyez pas encore. Je jure que je ne tente pas un saut périlleux arrière retourné. Si je vais parler brièvement de quelques célébrités politico-médiatiques, c’est bien pour évoquer finalement la crise écologique, comme on verra. J’essaierai d’être bref, tout en sachant que je n’y parviendrai pas.

Julien Dray, actuel député socialiste de l’Essonne. Il a mon âge, ce qui fait que nous avons eu 15 ans, et même 16 ans en même temps. Étonnant, non ? J’ai connu Juju – on l’appelait déjà ainsi – vers le début de 1971, car l’école où je me trouvais alors n’était pas éloignée de la sienne. Et nous étions pareillement saisis par la fièvre de la révolution. Je ne dirais pas ce que je pensais alors de lui,  car on m’accuserait d’inventer ou de lui faire un procès rétrospectif. Ce que je peux certifier, c’est qu’il me faisait rire, involontairement je dois ajouter. Je le revois penché à l’une des fenêtres de la mairie de Bondy (Seine-Saint-Denis), mégaphone en mains. Ce jour-là, nous avions décidé une grève contre « l’impérialisme français au Tchad ». Oui, j’ai fait fait grève contre cela.

Juju, donc. Vous devez savoir qu’il a de gros ennuis. Un rapport d’une structure de surveillance des comptes bancaires, Tracfin,  a découvert ce qu’il faut bien appeler des mouvements de fonds stupéfiants sur les comptes personnels du député. Il n’a pas été interrogé, et j’en resterai donc là. À un détail près, qui n’a rien de pénal. Qui n’a rien d’illégal. Juju est bourré de thunes, comme je dis quand vous n’êtes pas là. Et il n’est jamais comblé. Et il a acheté une maison à Vallauris (Alpes-Maritimes) grâce à de l’argent que lui a passé le grand homme de gauche à la sauce Mitterrand – et petit homme de droite – qu’est Pierre Bergé, richissime comme on sait. Mais Juju rembourse, affirme Bergé. Sûr, il rembourse. De cela, je ne saurais douter. Il rembourse.

Pour le reste, madonna !  Juju reçoit chaque mois, pour le cumul de ses charges publiques, autour de 15 000 euros. Sans compter les revenus de sa femme. Sans compter le bel argent que tant de gens s’acharnent à lui prêter ou à lui donner. Et cela ne suffit pas. Cela ne suffira jamais. Si je n’aime pas du tout ce garçon, ce n’est même pas pour cela. Cela suffirait, notez, mais non, je pense à autre chose. Pas même à ses liens amicaux noués à la buvette de l’Assemblée nationale avec des figures de la droite, dont Charles Pasqua, dès le milieu des années 80. Pas même le fait que Juju, si Royal avait gagné les élections, serait devenu ministre de l’Intérieur, et grand flic de France.

Il y a autre chose. SOS Racisme. Cette invention politicienne, manoeuvrée depuis l’Élysée par Mitterrand, et suivie pour le compte de son maître par Juju et Harlem Désir. Cette guignolade des années 80, quand par ailleurs les socialistes réhabilitaient le capitalisme extrémiste, mettaient sur orbite Tapie, donnaient les clés d’une télé à Berlusconi, cette guignolade a aggravé dans des proportions inouïes la crise ontologique des banlieues. Au moment où il aurait fallu lancer un plan national majeur pour empêcher à toute force la formation des ghettos, Juju and co, si délicieusement « modernes », préféraient les concerts « antiracistes », les petites mains « Touche pas à mon pote », les passages à la télé, et les grosses subventions publiques et privées. Dont acte, comme il m’arrive aussi de dire. Dont acte.

Deuxième cas : le bon docteur Kouchner. Une seule chose m’intéresse dans le mauvais livre que Pierre Péan vient d’écrire sur lui (Le monde selon K, Fayard). Une seule, qui n’est pas contestée. Ni contestable. Kouchner a noué des liens d’affaires, fructueux pour lui, avec Omar Bongo, président du Gabon, et Denis Sassou Nguesso, président de la République du Congo. J’arrête là, car chacun peut savoir aisément qui sont ces hommes et comment ils traitent leurs peuples. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus sur Kouchner, « médecin humanitaire » et porteur de sacs de riz sous les sunlights. Tiens, c’est un grand, grand copain de Cohn-Bendit. Mais je m’égare.

Troisième cas, André Glucksmann. Si je pense à ce « philosophe » aujourd’hui rallié – il a 71 ans – à Sarkozy, c’est que je suis tombé sur un petit film qu’on peut regarder en ligne (ici). Nous sommes en 1978, et on y voit  Glucksmann opposé au responsable du parti communiste français René Andrieu. Dédé – oui, certains le nomment ainsi – a toutes les apparences d’un soixante-huitard sur le retour. Jean, baskets, cheveux longs. Et il attaque avec violence Andrieu – qui le mérite cent fois, certes -, lui reprochant cinquante ans de mensonges sur l’Union soviétique.

Et alors ? Eh bien, ce que personne ne sait alors, ce que tout le monde a évidemment oublié depuis, sans s’y être intéressé d’ailleurs, c’est que Glucksmann, en cette année 1978, traîne lui-même un épouvantable passé stalinien. Il a adhéré au parti communiste en 1950, au pire de cette histoire de sang et d’horreur. Certes, et je n’ai aucune raison de le cacher, il a quitté le monstre après l’intervention de Budapest. Mais il a remis le couvert dès les années 60, en devenant un maoïste, plutôt un maolâtre déchaîné. Jusque vers 1973 ou 1974, il a soutenu de toutes ses forces le régime de Pékin, qui avait tué ses citoyens par dizaines de millions. Et la révolution culturelle de 1966, qui est probablement l’acte de manipulation politique le plus achevé de l’histoire humaine. Or donc, quand il engueule Andrieu à la télé en 1978, il vient à peine de quitter la grande famille de la dictature. Mais il a un visage si expressif ! Si sincère ! Des ailes blanches ajoutées à ses épaules ne dépareraient pas dans ce si joli chromo.

Sollers enfin. Il y a de quoi se les mordre, pardonnez-moi, je suis souvent aux limites de la vulgarité quand je m’énerve. Cet écrivain de troisième ordre règne – ou a régné – sur une partie des journaux qui sont censés faire la critique littéraire de ce pays. Il commentait ces derniers jours, dans Le Nouvel Observateur (ici), un ouvrage posthume de Roland Barthes (Carnets du voyage de Chine, Christian Bourgois). En avril 1974, Barthes, Sollers et une poignée d’autres de la revue Tel Quel – joli nom, tel quel, pour une pareille entreprise -, partent en Chine pour une tournée de propagande en faveur du régime.

À cette date, Mao, qui n’est pas encore tout à fait mort, dévaste une ultime fois son pays, au cours d’une purge géante, et sanglante cela va sans dire. Mais Sollers est lui aussi, après avoir été stalinien de souche au PCF, un stalinien pékinois passionné. Enthousiaste. En cette année 1974 où René Dumont commence sa campagne électorale des présidentielles, et parlera bientôt d’eau, de pétrole et de nourriture devant des caméras de télévision médusées, Sollers est donc à Pékin.

Il soutient encore, publiquement, une dictature extraordinaire, et d’ailleurs en place 35 ans plus tard. Il a 38 ans, ce n’est donc pas tout à fait un perdreau de l’année. Tout rapprochement avec les crapules « intellectuelles » qui firent le voyage de Berlin en pleine guerre mondiale, en octobre 1941 – entre autres Chardonne, Jouhandeau, Fernandez, Brasillach, Drieu La Rochelle, Bonnard – serait très déplaisant pour Sollers. Mais ne se fout-il pas de tout ? À commencer par nous ?

Il est temps de conclure, et je remercie les vaillantes et vaillants qui m’auront suivi jusqu’ici. Ces itinéraires, divers sans nullement être variés, auraient-ils un rapport avec la crise écologique ? Mais oui, pardi. La misérable génération que je viens d’évoquer, narcissique, indifférente à l’injustice, au malheur humain dans sa dimension universelle, cette génération exprime bien entendu une décadence des valeurs morales essentielles. Il est bien certain que des gens pareils ne pouvaient en aucune manière considérer l’effondrement des systèmes naturels, bien plus grave que celui des bourses et des économies. Le plus drôle, dans le genre grinçant, c’est que ces personnages n’auront cessé de parler d’autre chose, toute au long de leur vie sans but ni vérité, quand l’évidence s’imposait pourtant qu’il fallait réagir. La crise de la vie, massive, obsédante, angoissante, si déroutante aussi, leur sera restée inconnue.

Cette génération encore au pouvoir, qui inclut évidemment Sarkozy et sa bande, entretient avec nous des liens complexes. Ne mentons pas. Cette fois du moins, regardons les choses en face. Sans les lecteurs de leurs niaiseries, sans les électeurs qui ont garni leurs comptes bancaires, sans cette complicité diffuse et massive, pas de pitres, pas de pantins, pas de turlupins. Ces tristes figures sont aussi les nôtres.

Cela changera-t-il ? Oui, bien entendu. Quand ? Nul ne peut savoir. Comment ? Personne ne nous le dira non plus. Mais je dois affirmer ici ma conviction qu’il faudra un sursaut inédit pour nous débarrasser de ces négateurs de la destruction du monde. Je ne souhaite nullement leur mort, on s’en doute. Je rêve que des humains un peu meilleurs que ceux qui les laissèrent triompher leur tournent le dos à jamais. J’espère le voir de mes yeux. J’espère que l’esprit nouveau qui lève enfin, malgré les grandes incertitudes de l’heure, obligera notre société à se choisir d’autres porte-parole que ces insupportables médiocrités. Je sais. Je suis en plein rêve.

Élisabeth Badinter, Publicis et les Précieuses ridicules

Ce qu’est l’esprit d’escalier. Acte un : il y a quelques jours, j’entends sur France-Inter un matin la philosophe Élisabeth Badinter. Et je dresse l’oreille, bien que n’ayant jamais lu le moindre livre d’elle par le passé. J’ouvre l’oreille, car je sais qu’elle représente au mieux l’idéologie « progressiste » de gauche – caviar, s’entend – et féministe. En outre, comme il s’agit apparemment d’une émission consacrée à sa personne, madame Badinter s’en donne à cœur joie sur elle-même et son destin sur terre.

N’ayant pas pris de notes alors, il est possible que je me montre imprécis, mais l’essentiel est dans ce qui suit, il n’y a pas de doute. Madame Badinter disait combien elle regrettait le Siècle des Lumières et des salons intellectuels. Comme cette époque avait été brillante. Comme on y avait pensé pour le plus grand bien de l’homme et des sociétés. Elle déclarait même une flamme posthume à D’Alembert, ce philosphe co-auteur de l’Encyclopédie. Bref, elle avait le sentiment que vivaient alors des géants.

Et maintenant ? Ah, maintenant. Madame Badinter trouvait notre temps et ses usagers médiocres. Très médiocres. Elle se sentait, elle la philosophe quasi-officielle, comme un borgne au royaume des aveugles. Cette dernière expression est d’elle, je l’assure. Elle estimait que notre siècle aurait dû savoir penser la mondialisation – au moins – et qu’il s’en montrait incapable. On lui aurait offert un remontant.

Acte deux, Kempf. Hervé Kempf, journaliste au Monde. C’est un homme que je connais depuis vingt ans et que j’apprécie beaucoup sur le fond, même s’il m’arriva plus d’une fois de me heurter à lui. Hervé est un excellent homme, et un journaliste de grande qualité. Je viens de recevoir son dernier livre ( « Pour sauver la planète, sortez du capitalisme », Le Seuil), dont j’essaierai de faire la critique plus tard. Je précise, et c’est une incise, que c’est un bon livre, très agréable à lire par ailleurs. Un bon livre, même si je pense très différemment de lui.

Kempf, donc. Page 62 de son livre, il attaque madame Badinter. Il y écrit exactement ceci : « On ne verra pas une coïncidence dans le fait qu’une philosophe favorable à la liberté de prostitution, Élisabeth Badinter, se trouve détenir 10,32 % du capital d’une des plus grandes compagnies de publicité du monde – Publicis – au conseil d’administration duquel elle a sa place ». Pour Kempf, que je rejoins intégralement, la publicité a joué un rôle clé dans la marchandisation du corps humain, exploitation sexuelle y compris. Je me souviens de ces féministes qui défilaient aux cris de : « Notre corps nous appartient ». Je criais alors avec elles. Je ne le ferai plus, car nos corps appartiennent désormais à TF1, à Coca, à la pub en général, à tous ces foutus salopards ivres d’eux-mêmes.

Acte trois : je découvre avec près de cinq ans de retard un échange épistolaire entre l’association écologiste Les Amis de la Terre – salut, au passage – et madame Badinter. Il s’agit d’une polémique et je vous invite à lire les courriers (ici), car ils ne manquent pas d’intérêt. En deux mots, nous sommes au début de 2004 et Métrobus – Publicis – réclame un million d’euros à 62 rebelles qui ont osé tagguer quelques saloperies publicitaires dans le métro parisien au cours de l’automne 2003. Un million d’euros. Publicis, où madame Badinter joue un rôle premier. Les Amis de la Terre envoient un courrier précis à la philosophe, dans lequel ils notent « la disproportion manifeste entre les sommes plusieurs fois supérieures aux revenus de toute une vie qui leur sont réclamées et la situation matérielle de ces citoyens souvent très modestes (…) Ce harcèlement judiciaire est d’autant plus choquant que les “barbouillages” qui justifieraient, selon Publicis, cette action, posent des questions légitimes sur la dégradation croissante du service public des transport en terme de cadre de vie, de développement durable et de liberté d’expression ».

C’est net, n’est-ce pas ? Le 1er mars 2004, madame Badinter répond. Et c’est beau comme l’antique. Pas comme D’Alembert, mais presque : « Quand vous parlez de dégradation de la qualité de vie dans le métro, note–telle, je suis obligée de vous répondre, que la Régie, depuis quelques années, rénove l’ensemble de ses stations et modernise de manière évidente, pour qui les utilisent, les transports en commun, les matériels comme les stations. Je ne crois pas par ailleurs que les voyageurs de la ligne Météor trouvent que le cadre de vie du métro se dégrade ».

Un premier commentaire : génial. Madame Badinter, qui n’a pourtant aucun rapport autre que commercial – les affiches – avec la RATP, se sent obligée de prendre la défense de l’entreprise. Deux, et même si je n’ai pas la moindre preuve, j’avancerais audacieusement l’hypothèse que madame Badinter ne prend jamais le métro. Ou peut-être de temps à autre entre Saint-Placide et Odéon ?

Deuxième extrait : « De manière plus générale, votre courrier manifeste un rejet de la publicité pour tout ce qui ne convient pas à votre éthique personnelle. On peut certes regretter que notre société produise des biens jetables plutôt que durables. Je pense contrairement à vous, que le consommateur n’est pas dénué de discernement, qu’il a le sens de ses intérêts et sait très bien choisir ce dont il a besoin. Enfin, il me semble qu’il faille rendre grâce à la liberté du commerce et de l’industrie car je ne connais pas de pays démocratiques où elle n’existe pas, même si l’inverse n’est pas toujours vrai ».

Deuxième commentaire, et derechef : génial. Sans publicité, sans désorganisation voulue et accélérée de l’esprit humain, pas de démocratie. N’ouvrez plus la bouche, petits imbéciles des Amis de la Terre, car vous n’êtes en réalité que des fantoches au service de l’entreprise totalitaire. Et comme c’est moi qui vous le dis, moi l’icône du Nouvel Observateur et de toute la gauche bien-pensante, eh bien c’est vrai. Quelqu’un aurait-il l’audace d’ajouter un mot ?

Oui, quand même. Cette pauvre madame Badinter fait franchement pitié. Elle qui aimerait tant que les gens bien élevés réfléchissent ensemble, dans le VIème arrondissement de Paris, à ce que signifie la mondialisation, n’est pas même capable de seulement évoquer la crise écologique. L’événement le plus colossal de l’histoire de l’homme se déroule sous son nez même, et elle ne l’entrevoit pas ! Seulement borgne, vraiment ? On se rapproche ainsi, sans bien s’en rendre compte soi-même, de la sottise la plus fate qui se puisse concevoir.

Je vous invite à relire, madame – à lire, peut-être ? -, une pièce de l’admirable Jean-Baptiste Poquelin, alias Molière. Je sais, il n’est pas du siècle de votre gôut. Il a cent ans de moins. N’importe, Molière a assez bien décrit le monde réel, ce me semble. Quelle pièce ? Mais Les Précieuses ridicules, bien entendu ! Je vous raconte, pour le vif plaisir de me remémorer les scènes elles-mêmes. Soit ce couillon de Gorgibus, père de Magdelon et oncle de Cathos, deux jeunes filles en âge de se marier. Mais les deux se moquent cruellement de leurs prétendants officiels, La Grange et Du Croisy.
Ils ne conviennent pas, car comme elles sont influencées par les salons littéraires qu’elles fréquentent, Magdelon et Cathos attendent mieux. Et trouvent, en la personne du marquis de Mascarille et du vicomte de Jodelet. Lesquels sont faux, faux, FAUX. Ce sont en réalité les valets de La Grange et Du Croizy, que leurs maîtres ont déguisés pour mieux tromper les Précieuses ridicules, qui s’amourachent donc d’ectoplasmes.

Toute ressemblance avec madame Badinter, grande, noble, haute, admirable, miraculeuse figure de l’intelligentsia française de ce début du XXIème siècle, serait à n’en pas douter une curiosité. Mais le monde n’est-il pas curieux, ces temps-ci ?