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Sur la crise en cours et ce qu’elle révèle malgré elle

Pouvais-je trouver un titre plus alambiqué ? Celui-là n’est pas si mal. Je ne vais pas jouer au devin, ni au derviche tourneur. Je constate comme vous que la crise du capitalisme mondialisé fait trembler les gouvernements, qui réussissent comme par miracle à mobiliser ensemble des milliers de milliards de dollars. Étrange, mais vous n’avez pas besoin de moi pour le savoir.

Étrange, car les mêmes tentent de nous faire croire, courbes et chiffres à l’appui, que tout cela ne serait que récession, de courte durée, et qu’elle nous conduirait in fine, quand les bons nigauds que nous sommes seront repartis emplir leurs charriots chez Carrefour, au retour de la croissance, notre sainte mère à tous (lire ici). Là oui, je me permets un grand éclat de rire. La croissance, ah, ah, ah !

Tout ce système, tous ces Attali et Minc, tous ces pitres qui occupent la totalité de l’espace public, tout repose sur la croissance sans fin et sans but de la consommation matérielle. Leur planète s’affole à l’idée que la machine puisse seulement reculer d’un millimètre. Tenez, pour vous montrer que je n’invente rien : Le Nouvel Observateur du 22 au 26 novembre interroge l’économiste Jacques Delpla. Et que dit-il ? Ceci : « L’activité risque de reculer de 2 % en France l’an prochain. Nous sommes entrés dans la pire crise depuis 1929. Plus sévère que celles de 1975 ou de 1993, qui avaient vu un recul de l’activité de 1 % ».

N’est-ce pas réellement sublime et indépassable ? Je le crois. Tous, je dis tous nos beaux esprits défendent donc une entreprise qui n’a d’autre choix que d’avancer. Il n’y a aucune élasticité possible, aucune capacité d’adaptation au mouvement, principe pourtant élémentaire de la vie. On voit sans l’ombre d’un doute qu’un simple soubresaut de l’activité générale mène au gouffre, au chômage de masse, à la menace d’affrontements meurtriers entre communautés et peuples.

Bravo. Oui, ce chef d’œuvre de l’art éphémère qu’est l’économie parvient encore à surprendre le monde. Dans le temps même où ce monstre parfait réclame aux écosystèmes épuisés qu’ils continuent, eux et eux seuls, à produire, à donner même, car ces biens-là sont d’un certain point de vue gratuits. La crétinerie de l’économie lui est consubstantielle. Autrement dit, si vous prenez l’une, vous aurez l’autre, et pour le même prix. Elle entend donc se développer jusqu’à la fin des temps humains, sans jamais se permettre de redescendre d’un cran, et en exigeant des soubassements essentiels que sont l’air, l’eau, les forêts, les sols, qu’ils se tiennent au garde-à-vous et obéissent à tous les ordres fous de la Bourse planétaire.

Je vais vous dire sincèrement ce que je pense. Comme de toute façon cette pacotille finira par se révéler pour ce qu’elle est, j’aimerais que cela arrive vite. Vite. Immédiatement serait parfait, mais mes pouvoirs sont un peu limités, je le crains.

Quand Laurent Joffrin déconne à pleins tubes

Attention, les mots qui suivent n’ont rien à voir avec la crise écologique, objet plus qu’essentiel de ce rendez-vous. Ce n’est qu’un coup de gueule, un cri de rage contre Laurent Joffrin, directeur du journal Libération.

Je lis avec vous la une de Libé du mercredi 12 novembre 2008. Surtitre : Sabotages du réseau TGV. Titre : L’ultra gauche déraille. Et c’est à cet instant précis que mon titre prend son sens : oui, Laurent Joffrin déconne, et à plein tubes. Je ne le connais ni ne l’ai même jamais vu. Et j’ajoute que je le vise là en tant que responsable du journal. Il est bien possible qu’il n’ait joué aucun rôle dans cette insupportable désinformation. Peut-être était-il à l’étranger ou au lit ou au restaurant.

Il n’importe. Son journal a donc accusé un courant politique sur la foi des seules affirmations policières, aussi solides, on le sait, que le béton des fers utilisés contre les lignes du TGV. Je ne suis pas d’ultra gauche, certes non. Et ceux qui ont jeté des plaques sur les voies, au risque de faire dérailler un train, sont de sinistres brutes. Mais cela n’excuse pas Joffrin.

Ce Libération-là a été bouclé hier vers 22 heures, quand la plus extrême prudence s’imposait évidemment. Ce mercredi soir, vers 19 heures, le site de l’Express publiait au reste un papier au titre limpide : Prudence judiciaire dans l’enquête sur les sabotages à la SNCF (ici). Mais qu’en a donc à faire le grand journal de gauche que plus personne ne nous envie ?

PS1 qui n’a pratiquement rien à voir : en février 1984, Antenne 2 – son nom, je n’y peux rien – proposait une grande émission entre politique et désordre mental. Sous le nom générique de Vive la crise !, on y entendait ce pauvre couillon d’Yves Montand vanter les mérites de ce qu’on appellerait plus tard le libéralisme. Le capitalisme, quoi. Et Joffrin, journaliste au service Économie de Libération – qui s’était fendu d’un hors-série Vive la crise ! pour l’occasion – avait joué un rôle central dans la mise en boîte de l’émission. Interrogé d’ailleurs par Joffrin et July pour ce hors-série, Montand déclarait tout de go qu’il était « de gauche tendance Reagan » et qu’il attendait un « capitalisme libéral ». Être de gauche, pour ces excellentes personnes-là, c’était soutenir Tapie et briser les reins des pauvres. Ce qui fut d’ailleurs réalisé.

Il n’est pas exagéré d’écrire que cette émission de merde est une butte-témoin. Comme le tournant dit de la rigueur en 1983. La fin d’une illusion. Le début des folles années de la spéculation, de la Bourse, du déchaînement de la destruction. Dans un éditorial, Joffrin écrivait sans gêne : «De l’Etat, encore de l’Etat, toujours de l’Etat. Relance, nationalisations, impôts nouveaux, plans industriels : tout allait à l’Etat, tout y revenait. Mais tout a raté, ou presque. Dans les douze mois qui ont suivi cette année illusoire [ 1981], il a fallu brûler à la sauvette ce qu’on avait adoré ».

Cela n’a rien à voir avec le titre de ce matin ? P’t-êt’ ben qu’oui, p’t-êt’ ben qu’non. On fait comme on veut.

PS 2 : Je vous donne l’adresse où l’on peut lire la prose d’un type en cabane depuis des mois. Assurément un partisan de cette ultra gauche que Libération vomit, bien que ce journal soit né des pires sornettes de cette Gauche Prolétarienne où Serge July pourfendait sans état d’âme le notaire (désolé pour les non-initiés). Je ne connais pas Juan, mais il a le droit à la parole, ce me semble : ici.

L’université d’Oxford perd le Nord

Tellement fou que je ne résiste pas. Oxford vient de perdre 30 millions de livres (38 millions d’euros) que la noble université avait placées dans trois banques islandaises, lesquelles, on le sait, sont en situation de faillite (lire ici, en anglais). Pour être totalement sincère, cette perte reste virtuelle, mais l’université a d’ores et déjà appelé au secours.

Quel symbole ! La plus ancienne université d’Angleterre – on trouve la trace d’un enseignement là-bas dès 1096 – a lamentablement spéculé en Islande. Et perdu. La culture la plus essentielle d’un des pays les plus civilisés de l’histoire humaine aux mains de la finance. Entre les mains de ruffians qui ne sont même pas sûrs de savoir qui est Shakespeare. Nous en sommes bien là, il n’y a aucun doute sur la question.

516 000 milliards de dollars (plus ou moins)

Bien sûr, que cela ne peut pas durer. Et cela ne durera donc pas. Maintenant, comme je ne suis pas devin, je ne saurai rien dire du rythme de l’implosion. Six mois ? Dix ans ? Chi lo sa? Je reviens une seconde sur le grand fracas financier en cours. Hier aura vu le fameux Cac 40 de la Bourse de Paris se redresser et bondir comme jamais, après une série de pertes sensationnelles. Que nous réserve demain ?

Il est de nombreux liens entre la folie en cours et la crise écologique globale. Celui que je souhaite évoquer est évident : l’ensemble échappe au contrôle humain. On sait que la surpêche détruit tout sur son passage, c’est-à-dire des équilibres stables depuis parfois des millions d’années. Mais comme l’industrie a pris le pouvoir partout et fonctionne en dehors de toute maîtrise sociale, on laisse faire des usines flottantes qui tuent tout. Sans aucun souci du lendemain. Et les exemples sont trop nombreux pour que j’insiste sur ce qui est un principe de base de la société humaine. Irresponsabilité et « incontrôlabilité » sont les deux mamelles de la prospérité générale.

Mais pour en revenir à la crise financière, et bien que d’une ignorance crasse dans le domaine si peu intéressant de l’économie, je m’autorise une incursion. Car je lis, figurez-vous. Un article du quotidien britannique The Guardian a fait dresser les cheveux sur ma tête chauve, ce qui est une notable prouesse (lire ici). Il évoque une estimation concernant le marché financier mondial de ce qu’on appelle hedge funds. Ce marché vaudrait actuellement 516 000 milliards de dollars. Je sais, cela ne veut rien dire. Si, cela veut dire à peu près dix fois le montant du PIB (produit intérieur brut) mondial. On peut rapprocher ce montant de la garantie que Sarkozy accorderait en notre nom pour tenter de sauver le circuit bancaire de France : 300 milliards d’euros. Une plume d’oisillon.

Ce que sont les hedge funds, je ne peux vous le dire. Je ne le sais pas. Des inventions, des trucs, des fonds de protection, si l’on s’en tient à la traduction de l’anglais. Aux marges du système officiel, ils servent à tout. Assurer des transactions, spéculer sur des monnaies, fluidifier les échanges, et avant toute chose offrir des rendements inouïs. Car tout repose là-dessus, évidemment.

L’une des différences majeures qui sépare ces sociétés financières des banques, c’est qu’elles sont dépourvues de fonds propres et n’ont de comptes à rendre qu’à ceux qui leur ont fourni le fric. C’est commode quant tout va bien pour les crapules qui mènent la danse. Mais en cas de retournement, zou, il n’y a plus personne pour faire face. Voilà ce que le milliardaire américain Warren Buffett appelle les vraies « armes de destruction massive ». La situation réelle des hedge funds ne peut pas, en réalité, être connue. C’est le grand trou noir, au point qu’une autre de mes lectures (lire ici dans le journal Le Monde) parle de 6 000 milliards de dollars, et non pas de 516 000 milliards, ce qui n’est pas, on en conviendra, la même chose

Qui dit vrai ? The Guardian ? Le Monde ? Les deux peut-être, qui ne parlent sans doute pas de la même virtualité. Dans tous les cas, nous sommes dans un délire dont rien de bon ne saurait sortir. Car, avertit Le Monde, pour des raisons techniques bien connues des spécialistes, les hedge funds doivent vendre d’ici Noël environ 600 milliards de dollars d’actifs. Qui les achètera ? À quel prix en réalité ? Nul ne peut le dire, pas même ceux qui n’ont rien venu venir et qui décident pourtant de l’avenir. La monnaie papier créée par ces funds n’est connectée à aucune production réelle. Un seul fait certain : quand il faut rembourser, il faut rembourser. Ou périr.

Qui oserait nier que les hommes sont allés trop loin dans la fabrication d’outils qui dépassent leurs capacités d’organisation et de contrôle ? C’est vrai des filets dérivants de 100 km. C’est vrai des machines à débiter une forêt en rondelles. C’est vrai du nucléaire. C’est vrai des OGM. C’est vrai des nanotechnologies. C’est vrai de la chimie de synthèse. C’est vrai de l’exploration spatiale et de ses conséquences réelles, celles dont personne ne parle. C’est vrai de l’usage de l’eau et de l’air. C’est vrai de ce système financier capitaliste qui menace désormais les peuples d’un sauve-qui-peut général.

L’avenir, qui sera fatalement différent de ce présent maudit, peut encore ressembler à quelque chose dont nous puissions avoir envie. Mais il va falloir mobiliser en nous des forces morales et intellectuelles dont nous ne soupçonnions pas encore l’existence. Je dois conserver une énorme réserve de confiance, car je crois qu’elles ne sont pas si loin.

Recette pour se faire des ennemis (téléphonée)

Je crois devoir vous dire cette vérité pénible : je hais le téléphone portable. Je reconnais de suite que je n’ai aucun mérite, car c’est instinctif. J’essaie vaille que vaille de ne pas détester du même enthousiasme leurs possesseurs, car ils sont, car vous êtes bien trop nombreux pour cela. Je ne fais pas le poids.

Je crois que je pourrais écrire un livre sur tout ce qui me déplaît dans cet objet et ses si étonnants usages. Mais baste, quand je serai mort, peut-être. Il me faut néanmoins vous signaler le sort fait à la fameuse étude Interphone, commencée en 2000 dans treize pays. Censée faire le point sur les problèmes de santé publique éventuellement créés par le téléphone portatif, elle a été menée auprès de 14 000 personnes s’il vous plaît, ce qui en fait, et de loin, la plus importante jamais réalisée.

Est-elle achevée ? Oui. Depuis 2006. Mais enfin, sa publication est sans cesse retardée pour quelque raison ridicule. Il n’y a plus aucun doute qu’il y a anguille sous roche. Laquelle ? Je n’en sais strictement rien, mais un signe parmi d’autres ne trompe pas : les industriels s’agitent dans les coulisses, d’après tous les semblants d’information qui me parviennent. Peut-être vous souvenez-vous qu’en juin, une vingtaine de médecins avaient lancé un appel à la prudence (lire ici), aussitôt conspués par l’Académie de médecine (ici), dont chacun sait aujourd’hui – devrait savoir – ce qu’il convient d’en penser.

Il est probable, hautement probable, que l’étude Interphone est préoccupante pour l’industrie du téléphone portable. Mais aussi, n’oublions pas ce qui reste l’essentiel, pour la santé des utilisateurs, parmi lesquels de nombreux enfants. Tenez, des scientifiques importants ont tenu devant le Congrès américain des propos que je me dois de vous rapporter. David Carpenter, spécialiste de santé publique et professeur de santé environnementale . « On ne doit pas rééditer ce que nous avons connu à propos de la cigarette et du cancer du poumon, où notre nation a pinaillé sur chaque détail d’information avant d’avertir le public ». Ronald Herberman de l’université de Pittsburgh : « À la lumière des 70 ans que cela nous a pris pour retirer le plomb des peintures et des 50 ans qu’il a fallu pour établir de façon convaincante le lien entre la cigarette et le cancer du poumon, j’affirme qu’on ferait bien de tirer les leçons du passé pour mieux interpréter les signes de risques potentiels. Il y a dans le monde 3 milliards d’usagers réguliers de téléphones cellulaires. Nous avons besoin d’un message de précaution ». Je ne souhaite pas entrer plus avant dans le débat sur la dangerosité du portable, et me contenterai d’un simple commentaire : il faut être tout de même assez nigaudon – pardon à tous – pour ne pas se poser de questions a priori.

Car tout de même, toutes ces ondes nouvelles, créées ex nihilo, pour satisfaire de curieux besoins, traversent en permanence des tissus vivants. Les radios, ordinateurs, téléphones, micro-ondes, et quantité d’autres objets émettent bel et bien quelque chose qui nous traverse. Oui ou non ? Je n’entends pas vous dire qu’il faut renoncer à tout, mais la marge de précaution me semble tout simplement géante. Or, à chaque innovation bien emballée par l’industrie du mensonge – la publicité -, la machine repart en ayant tout oublié du raté précédent.

Je pense bien entendu à cette phrase attribuée – elle est en tout cas dans sa manière – à Napoléon : « On avance et puis on voit ». Voilà bien l’étendard qui réunit l’époque entière. En avant ! Produisons ! Consommons ! Détruisons ! En avant, comme avant, comme toujours ! Hélas, hélas, je crois que nous touchons là une tension qui est en chacun de nous. Et qui ne disparaîtra pas. C’est celle, probablement, qui a conduit les humains hors de ce qui ne s’appelait pas encore l’Afrique, pour une conquête de tous les espaces disponibles sur terre.

Oui, je crois que nous touchons du doigt une partie essentielle de notre humanité. Autant dire que je l’accepte. Plutôt, que j’accepte l’existence de ce qui ne saurait disparaître. Mais ! Mais ! Nous pouvons, nous devons élever des digues. Nous pouvons, à l’intérieur de nous-mêmes, mieux connaître les défauts de nos pauvres cuirasses. Nous pouvons combattre, nous pouvons réduire, nous pouvons gagner, même si jamais la victoire ne sera définitive. Le premier pas serait de nommer. Oui, commençons donc par nommer ce qui nous pousse vers le désastre.