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Attali, pitre et paltoquet

Je ne veux pas jouer à l’homme cultivé, mais j’aime Chateaubriand, du moins celui des si fameuses Mémoires d’outre-tombe. Ce matin, entendant parler de Jacques Attali à la radio, et de ses propositions révolutionnaires pour relancer la croissance en France, c’est à l’homme de Saint-Malo que j’ai de suite pensé. Et à cette phrase que vous avez peut-être lu cent fois, qui figure – j’en suis presque sûr – dans son œuvre. Mais où chercher ? Cette phrase, la voici, et si je me trompe, qu’on me pardonne : « Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux ».

Eh bien, j’assume : j’ai pour Attali du mépris, un sentiment qui fait davantage de mal que de bien. Je rouvre pour me calmer – c’est-à-dire rire – un livre qui ne rajeunira personne. Dans son Précis de récupération (éditions Champ Libre), Jaime Semprun consacrait en 1976 un article à Attali, déjà. Voici les premières lignes : « Dans ses ouvrages successifs, comme dans les innombrables interviews, colloques, entretiens et tables rondes où il a couru étaler son idiotie multidimensionnelle, Attali s’est imposé sans contestation possible comme un des types les plus représentatifs de la pseudo-science tapageuse qui, dans la France d’aujourd’hui, se pousse partout au premier plan (… ) ».

Voyez, l’affaire ne date pas d’hier. Je pourrais aisément dire encore du mal. Parler de sa relation passablement obscène au pouvoir et aux supposés grands hommes. De ses élucubrations et plagiats. Des murs de marbre de Carrare qui l’obligèrent à quitter la tête de la Berd, une banque. De ses bons conseils au marchand d’armes Pierre Falcone, destinés in fine au marché de la guerre angolais. Et même de sa très hypothétique rédemption auprès de Muhammad Yunus, le promoteur du microcrédit.
Je pourrais donc déblatérer des heures, mais à quoi bon ? Un mot tout de même du Bangladesh, patrie justement de Yunus. En 1989, en quelques minutes, Attali imagina pour son maître de l’époque, Mitterrand, un plan d’endiguement des trois grands fleuves du Bangladesh. C’était déjà de la grande œuvre humanitaire. J’ai étudié de très près ce sujet il y a plus de quinze ans, et je vous ferai lire bientôt ce que j’avais alors découvert. Entre autres, que les études hydrologiques avaient été biaisées pour aider des entreprises françaises dans la recherche de marchés prometteurs. Ce projet d’endiguement n’a jamais vu le jour. Par chance. Tout indique qu’il aurait été une très grande catastrophe humaine et écologique. Mais qu’importait à Attali, puisque cela faisait plaisir à son maître ?

Je suis long, je sais. Et j’en arrive à cette invraisemblable commission Attali. Elle va donc remettre à Son Altesse Sérénissime Sarkozy 1er un rapport sur les moyens de relancer la croissance en France (1). Attali et ses petits amis proposent de donner toute liberté aux grandes surfaces, et d’une façon générale, de ne plus tolérer aucun frein à la concurrence. Voyons, ne sommes-nous pas tous égaux ? Le céréalier de la Beauce et le paysan chinois trimant sur son lopin ne sont-ils pas des frères ?

Ce que propose Attali, c’est la guerre de tous contre tous. Et que le meilleur gagne ! Au passage – mais où est le passage ? – Attali réclame la fin du principe de précaution, qui entraverait la marche en avant de l’économie, euphémisme qui désigne la destruction du monde en cours. Ce paltoquet rêve d’une croissance de 5 % par an. Nous sommes à moins de 2 %. Une telle augmentation jetterait sur le marché réel, en France, des dizaines de milliers de bagnoles de plus, des autoroutes en bubble gum, des téloches à coins biscornus, des téléphones immédiatement jetables, des saucisses Herta, des vacances à la Grande Motte, d’autres Érika, sans compter un immense dégueulis pour recouvrir le tout. Je ne serais pas le dernier à vomir dans l’encolure de ce grand penseur que la terre entière nous envie.

(1) http://www.lesechos.fr

Méfiez-vous du Danois (et des autres)

Je vous enverrai tout à l’heure un autre texte. Mais je voulais avant cela attirer votre attention sur un calamiteux dossier de l’hebdomadaire Courrier International. Cela m’embête bien, car je le lis avec plaisir, mais qu’y faire ?

Ce dossier de couverture (n° 881) concerne la crise climatique, et il est titré : Le réchauffement n’existe pas*, avec, en plus petit, à la suite d’un deuxième astérisque, Du moins pour ceux qui n’y croient pas. J’ai ouvert le journal avec curiosité et intérêt. Je pensais qu’il se penchait sur ceux – les lobbyistes de tout poil – qui nient le phénomène. Et il y a bien un article sur le sujet, en effet.

Mais pour le reste, l’équipe a fait un mauvais travail, collationnant nombre de « curiosités », inévitables pour qui sait trois bricoles sur la psychologie humaine. Et les non moins inévitables erreurs de détail qui accompagnent toute recherche, quelle qu’elle soit. À fortiori quand il s’agit de travaux d’Hercule qui confrontent l’humanité à son destin, de manière inédite.

Hélas, Courrier joue avec le feu, omettant l’essentiel, c’est-à-dire le consensus mondial croissant, utilisant le point de vue de personnes isolées et de journaux aussi indiscutables que The Wall Street Journal, qui ne peut, ontologiquement parlant, admettre la gravité de la situation. Ajoutons à cela l’accent mis sur des intellectuels, seuls ou en bande, qui entonnent tous le refrain de l’héroïsme en chambre. Ces braves protestent contre le sort fait aux minoritaires, ces réprouvés qui n’auraient pas le droit d’exprimer leur scepticisme sur le réchauffement climatique. Tartuffes, va !

Le pire est sans doute cet extrait d’un papier du Danois Bjorn Lomborg, cet homme dont je vous ai déjà parlé. Le monsieur récidive, et sort un livre, Cool it, qui ravira mon grand camarade Claude Allègre (voir https://fabrice-nicolino.com/index.php/?p=50 ). Lomborg, convaincu de malhonnêteté scientifique par une commission danoise officielle (1), tient table ouverte chez les médias du monde entier. Et désormais à Courrier International. Sans que cet hebdo daigne rappeler les faits. Je dois dire que c’est un mauvais signe. Allez voir, si vous lisez convenablement l’anglais, une critique sur le nouvel opus de Lomborg (2). C’est éclairant. Et décourageant. Les médias sont incorrigibles.

(1) http://fist.dk

(2) http://www.salon.com

Aimez-vous les crachats ?

Encore LUI ? Pas de ma faute. Sarkozy est un cas. Vous savez aussi bien que moi ce qu’il vient de déclarer à New-York, depuis la tribune de l’ONU. Il est prêt en notre nom à vendre du nucléaire à qui aura assez de dollars pour l’obtenir. Tout le monde en aura. Tout le monde, du moins, pourra faire gonfler le chiffre d’affaires d’Areva, dirigée – tiens – par une ancienne collaboratrice de Mitterrand.

Tout le monde. Charles Taylor, s’il était encore au pouvoir au Liberia, y aurait droit. Dans ce pays radieux, du temps où cet excellent Charles régnait sur les ruines, on arrêtait les gens sur les routes, et on les tuait sans autre forme de procès. Pour rire, quoi. Dans la Sierra Leone voisine, chez le grand ami de Taylor Sam Bockarie, on avait inventé un jeu original : « manches longues » ou « manches courtes » ? Il ne fallait pas se tromper. Celui qui disait « manches courtes » se voyait couper le bras à hauteur de l’épaule. Celui qui préférait les manches longues conservait un moignon, jusqu’au coude.

Bien entendu, il serait resté un problème. Comment ces gens-là auraient-ils payé notre bel atome « civil » ? Eh bien pas d’inquiétude pour Areva : Taylor et Bockarie avaient des diamants plein les poches. Et Sarkozy est assez pragmatique pour comprendre qu’on prend ce qu’on trouve. La France éternelle aurait troqué. Et voilà.

Tout le monde. Les satrapes. Les cinglés. Les assassins. Les monstres de Bosch. Les Inquisiteurs. Les ayatollahs. Les djihadistes. Les staliniens. Les hyènes et les chacals. Tout le monde, doté par Son Altesse Sérénissime Sarkozy de réacteurs made in France. Lisez, si vous n’êtes pas en train e vomir, les propos de notre président. Cet homme ignorant et inculte croit ce qu’il dit, cela ne fait aucun doute.

Or donc, pour lui, le nucléaire pour tous, c’est de la croissance « propre », et un moyen sûr de lutter contre le réchauffement climatique. Si. Il le croit. Cet homme crache au visage des martyrs de Tchernobyl. Et au-delà, de tous ceux qui, en France et dans le monde, croient encore pouvoir sauver ce qui reste de vie sur terre. Lui, il s’en fout, car il est heureux. D’être là, à la tribune. Sur la photo. Avec Christian Clavier ou Johnny. Eh, les gars du Grenelle de l’Environnement, pas de regrets ?

Par ailleurs, ce matin, je suis en deuil. André Gorz, et Dorine son épouse chérie, se sont donné la mort. Je les comprends sans peine. Gorz ne pouvait vivre sans elle. Elle était malade. Ils sont donc partis ensemble. Comme je comprends ! Mais Gorz était par ailleurs un puissant intellectuel. Raffiné, pénétrant, écologiste de surcroît. Je reparlerai de lui. En attendant, je le pleure.

Tazieff et Allègre sont dans un bateau

Attention, attention, ce qui suit est long. Si vous n’avez pas le temps, ne vous lancez pas. Mais si vous avez envie d’apprendre deux ou trois bricoles, qui n’en sont pas, jetez-vous dans ce pandémonium. Je ne crois pas que vous serez déçu. D’abord un mot sur Jospin. Oui, Yoyo. Cet homme ne me fait pas trop rigoler. Pendant les cinq ans qu’il aura dirigé le gouvernement de la France, entre 1997 et 2002, il se sera montré indifférent à la crise écologique. Les conséquences, malgré le peu d’importance que je donne aujourd’hui à cette forme-là de politique, les conséquences sont lourdes. Et maintenant, place à mes deux invités du jour. Tous deux, Haroun Tazieff et Claude Allègre, ont été ministres de gouvernements de gauche. Le premier est mort, paix à son âme. Le second est vivant, dans son genre singulier, et il aura été, plus qu’aucun autre dans le domaine de l’écologie, le maître à penser de Jospin. Place donc au spectacle. Et au rire. Car on ne nous privera pas de cela en plus.

L’histoire commence en juillet 1975, et Claude Allègre est encore presque jeune. Il n’aura quarante ans que deux années plus tard. Hélas, il ne porte plus les chemises à fleurs et à col pointu qu’il affectionnait tant. Je ne me moque pas. C’est plus grave.

En ce mois d’été – car il y a encore des étés -, la station du Laboratoire de Physique du Globe installée à Saint-Claude (Guadeloupe) a enregistré 30 séismes d’origine volcanique provenant de la Soufrière toute proche. Puis tout se calme jusqu’en novembre. En mars 1976, on en est à 607 séismes, et il ne fait plus aucun doute que la Soufrière est sortie de son sommeil. Que faire ?

Le 30 mars, Haroun Tazieff débarque, envoyé par le Laboratoire de physique du globe de Paris, sur la demande du sous-ministre Olivier Stirn. Tazieff est alors le responsable du service de volcanologie du grand institut. Il fait aussitôt un premier discours, rassurant. Le 22 mai, le président Giscard d’Estaing survole en hélicoptère le volcan et insiste solennellement sur la sécurité des populations.

Or, le 8 juillet, une première explosion, faite d’un nuage de cendres, plonge la petite ville de Saint-Claude dans le noir pendant vingt minutes. Et dans la panique. Près de 25 000 personnes quittent l’île de Basse-Terre. Le 16 juillet, après une ascension, Tazieff réaffirme qu’à son avis, il ne faut pas craindre une éruption de la Soufrière.

Le 8 août, grand événement : Claude Allègre est nommé à Paris directeur de l’Institut de physique du globe (IPG) et devient le patron de Tazieff. Le lendemain, nouvelle explosion de la Soufrière, et grandes inquiétudes locales. Et cela continue et se reproduit. Or Tazieff est en Équateur, où il demeure injoignable. Mais que faire (bis) ?

Des experts, sur place, annoncent une catastrophe imminente, comme celle de la Montagne Pelée, qui a ravagé la Martinique en 1903. L’explosion pourrait atteindre 1 000 fois la puissance de la bombe d’Hiroshima. 73 000 personnes sont évacuées. Le 24 août, Claude Allègre arrive en Guadeloupe. Le 29, retour de Quito, Tazieff le rejoint. Le climat entre eux commence à se tendre, et le deuxième déclare notamment, d’évidence à l’attention du premier : « La volcanologie est une science comme la médecine : il faut du doigté, du sang-froid, de l’énergie, de l’habitude et l’expérience du terrain. Les études de laboratoire ne suffisent pas ».

Le 1er septembre, Tazieff critique ouvertement l’un des experts, Robert Brousse, estimant qu’il a paniqué. Et il recommande aux réfugiés de rejoindre leurs maisons, avant de repartir vers Paris. Le 6, Allègre décide de supprimer le service de volcanologie, et donc Tazieff soi-même. La polémique entre les deux hommes durera des mois, période pendant laquelle s’arrêtera l’éruption de la Soufrière, sans que se produise la catastrophe redoutée.

Alors, Tazieff avait-il raison ? Désolé de vous avoir entraîné si loin pour vous dire si peu, mais je m’en fous, totalement. Du reste, la question n’a pas le moindre sens. Qui peut le savoir ? Qui oserait prétendre que la science humaine était alors en mesure de trancher une querelle aussi incertaine ? Personne, sauf Tazieff et Allègre, qui sont et furent sans le savoir de grands humoristes.

À la Soufrière, l’histoire, qui est faite elle aussi de cendres et de scories, a tranché en faveur de Tazieff. La belle affaire ! En 1980, le même, en plein comique de répétition, annonce solennellement que le volcan du mont Saint Helens, dans le nord-ouest des Etats-Unis, n’est qu’une « petite Soufrière ». Mais quelques minutes avant l’heure programmée du retour des 30 000 personnes évacuées, le 18 mai à 8h32, tout le flanc nord du volcan s’effondre et précipite dans la vallée 2 kilomètres cubes de roches et de boue. Encore bravo.

Ce qui me demeure étrange, c’est que Tazieff conserve une belle réputation. Chez nombre d’écologistes et même chez d’excellentes personnes qui ne le sont pas. Certes, ce Polonais né en 1914 a fait une très belle guerre, comme on dit. Il a en effet appartenu à ces groupuscules de jeunes juifs et d’étrangers de la MOI, cette main-d’œuvre immigrée liée à jamais à l’Affiche rouge, qui n’hésitait pas à tirer sur la bête, quand d’autres composaient. Je n’oublie d’ailleurs pas que les staliniens comme Jacques Duclos lâchèrent ces audacieux à plusieurs reprises. J’essaie de ne pas oublier.

Mais bref, une belle guerre. Et une voix parfaite. Et une merveilleuse disposition pour le spectacle télévisé. Et une réelle passion pour les volcans. Pour le reste, il faut oser écrire que Tazieff profitait de son statut inviolable pour raconter des sornettes. Je n’en dresse pas la liste, mais il se trouve que j’ai croisé sa route, vers l’extrême fin de 1989. J’avais à l’époque signé une enquête retentissante sur la décharge de Montchanin, petite ville de Bourgogne où des margoulins avaient pu enterrer, soutenus par des services de l’État « déviés », comme on dit en Italie, un million de tonnes de déchets industriels.

Vous ne rêvez pas : un million de tonnes, à quelques mètres des maisons et des jardins. L’affaire ayant fait quelque bruit, un certain Brice Lalonde, alors secrétaire d’État à l’Environnement de Michel Rocard, ce dernier souffre-douleur patenté du président Mitterrand, avait dû se rendre au tout début janvier 1990 à Montchanin. Quel souvenir ! Hélas, je ne peux m’étendre ici sur la farce d’État, et les mensonges idem. En tout cas, la polémique avait gagné une partie des commentateurs, car je révélais au passage qu’une partie de la dioxine produite au cours de l’explosion de Seveso, en 1976, avait été enfouie à Montchanin. D’où cris, d’où contestations, jusques et y compris sur la dangerosité de la dioxine. Tazieff était entré dans la danse pour une raison que j’ai oubliée, et déclaré, sur France-Inter je crois, que tout n’était que foutaises. Ajoutant qu’il se faisait fort d’avaler un verre de pyralène chaque matin, sans en subir aucun dommage. Or la dioxine est l’un des sous-produits de combustion du pyralène, longtemps utilisé dans les transformateurs électriques.

Tazieff avait-il raison ? Cette fois, la question a un sens, et la réponse est limpide. C’est non. Comme pour le tabac ou l’amiante, les lobbies ont fait plus que leur possible pour gagner du temps et camoufler la réalité : certaines molécules chimiques sont des poisons inouïs. Le pyralène en est, et il y a vingt ans, la bataille de son élimination faisait rage, à cause notamment des innombrables installations électriques dispersées sur le territoire, souvent vieillies. Une directive européenne avait interdit en 1985 la commercialisation d’appareils électriques en contenant. Pour des entreprises comme notre chère EDF, l’enjeu était simplement colossal.

Tazieff, pour aller vite, s’était fait entourlouper. Et au milieu de la controverse sur Montchanin, la chaîne de télévision défunte La Cinq avait eu l’idée d’organiser un débat en direct entre Haroun et moi-même. Autour des dangers de la dioxine et du pyralène. Pour les rares qui peuvent s’en souvenir, le journaliste Jean-Claude Bourret, adepte de la gendarmerie et des Ovnis, organisait chaque midi un face-à-face d’une demi-heure arbitré par un sablier. Et j’avais été convié à cet exercice à deux reprises déjà, ce qui, à ma grande honte, semblait avoir convenu à Bourret.

Et donc, cette invitation. J’ai aussitôt dit oui. Je savais que je serais assommé – il y avait un vote téléphonique des téléspectateurs -, car Tazieff ne pouvait être vaincu sur ce terrain, mais je m’en moquais bien. Je voulais dire ce que j’avais à dire. Et, paix à l’âme de notre volcanologue national, j’étais décidé à cogner de toutes mes forces, et à accuser Tazieff du pire, en direct irrattrapable. Hélas, la veille si je ne m’abuse, Tazieff annula. Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su, mais je l’ai regretté, car j’étais bien entraîné.

En exclusivité mondiale, je peux même vous dire que je comptais sortir de ma manche un rapport tronqué et truqué du lobby défendant le pyralène, sur lequel, je le savais, Tazieff s’appuyait pour répandre ses absurdités. Et j’avais préparé des fiches sournoises sur un livre de Tazieff paru deux mois auparavant, au sous-titre plaisant : pollutions réelles, pollutions imaginaires (In La Terre va-t-elle cesser de tourner, Seghers). Car notre expert en chef y dénonçait le réchauffement climatique comme étant un mythe, précisant pour nous ignares : « Et, par conséquent, le prétendument redoutable “effet de serre” n’est nullement à redouter ».

Nous étions en 1989, je le rappelle, et le dérèglement climatique n’était pas dans les conversations. J’ai l’honneur d’avoir appartenu à un journal qui osa faire sa manchette de une sur le « grand flip climatique » dès février 1989. Politis. Ne cherchez pas, ce fut le seul. Quant à Tazieff et pour y revenir, j’espérais, je le confesse, énerver le grand maître en direct à la télévision, le voir s’empourprer, voire m’empoigner. Si. Mais j’ai donc dû renoncer à la bataille attendue, faute de combattant.

Quelques années plus tard, j’ai eu ma revanche. Eh oui, je suis comme ça. En mai 1992, je suis tombé par hasard sur un livre plutôt décoiffant intitulé Ozone, un trou pour rien. Je ne connaissais pas les auteurs, Rogelio Maduro et Ralf Schauerhammer, ni les éditions Alcuin. Mais le préfacier, Haroun Tazieff, si.

Et quel livre, mes pauvres aïeux ! On y apprenait, si je puis écrire, que le trou dans la couche d’ozone n’était que menterie. Grosse menterie. Car « aussi longtemps que le soleil brillera et que notre atmosphère contiendra de l’oxygène, l’ozone sera continuellement régénéré ». Ainsi écrivait le grand Tazieff. Dans ces conditions, vous comprenez bien que la convention de Montréal, signée par miracle en 1987, qui bannit en grande part les CFC, ces produits chimiques grands responsables de l’amincissement de la couche d’ozone, ne pouvait avoir été qu’une gigantesque manipulation. Y étaient mêlés, pour notre grand malheur, des milliers de scientifiques qui ne s’étaient souvent jamais rencontrés, des États, des institutions respectées. L’esprit Thierry Meyssan n’est pas né d’hier, à ce qu’il semble.

Selon Tazieff dans sa préface, il n’y avait donc pas de trou dans la couche d’ozone. Au reste, estimait notre grand détective, les CFC n’étaient-ils pas utilisés en très grande part dans l’hémisphère nord ? Pour aussitôt ajouter, dans un sublime développement syllogistique : or, selon les soi disant « experts » de la chose, l’amincissement de la couche d’ozone serait massif, pour l’essentiel, dans l’hémisphère sud. Et donc, il n’y a pas de trou. Vous n’êtes pas obligé de croire que Tazieff utilise cet « argument », mais c’est le cas. Dans un sursaut de lucidité néanmoins, quoique, il note : « On pourra me rétorquer que je ne démontre guère plus la vérité de ma thèse que les alarmistes ne le font de la leur. Admettons ». Je vous le garantis personnellement, c’est écrit.
Qui sont les auteurs de ce livre que Tazieff présente comme « des spécialistes » ? J’ai pris le soin de chercher, et j’ai à l’époque trouvé. Alcuin était le faux nez d’une structure extraordinaire née en Europe vers 1974, dans une dizaine de pays à la fois. Elle s’appelle Parti ouvrier européen (POE) et a subi tant de métamorphoses que je vous en épargne la plupart. Sachez qu’au départ, le POE fut marxiste pro-Brejnev, avant de défendre Reagan et sa guerre des étoiles, la défunte IDS. Étrange ? Il me semble, non ?

Les éditions Alcuin sont donc une création du POE. Et le livre sur l’inexistence du trou dans la couche d’ozone paraît en mai 1992, quelques semaines avant le sommet de la terre de Rio, date importante à n’en pas douter. Non par ses résultats – on a vu -, plutôt en raison du déploiement de forces publiques ou occultes qu’elle a suscité. En cette lointaine époque, découvrant que Tazieff avait osé couvrir une grossière désinformation, et pensant trouver une occasion de revanche – je me répète -, je l’avais appelé au téléphone en son domicile parisien de l’île Saint-Louis. Comme je collaborais au Canard Enchaîné, et après m’être assuré que je pouvais appeler Tazieff au nom de l’hebdomadaire, je décrochai mon téléphone et pus parler quelques minutes au grand personnage.

Que dire qui ne soit accablant ? Tazieff en bafouillait, Tazieff ne savait plus, ne croyait pas, découvrait que, se repentait déjà, etc. Pitoyable. J’en tirai une brève, qui parut, et qu’on doit pouvoir retrouver. C’est donc cet excellent homme qui rassura en tant qu’expert les populations affolées de Guadeloupe à l’été 1976. Aucun doute, nous sommes bien gardés. Et d’autant que l’autre gardien de nos nuits, en cette occurrence Claude Allègre, est lui aussi d’une rare rectitude. N’attendez pas de moi une biographie, car la sienne dépasse de loin mes compétences. Mon propos, de toute façon, peut se contenter de deux ou trois points précisément délimités.

Le premier concerne bien entendu l’amiante. Je me suis intéressé à cette tragédie vers 1994, c’est-à-dire tardivement. Mais alors, j’ai sonné à bien des portes, où l’on m’a le plus souvent éconduit. Je savais que la catastrophe était là, et l’essentiel sur le rôle des lobbies. Mais les oreilles ne voulaient pas entendre encore. D’ailleurs, où m’étais-je moi-même rencogné, toutes ces années où les victimes mouraient déjà par milliers ?

Bref. Au début de 1995, je parlai d’abondance avec l’un de mes amis, journaliste au quotidien Le Monde, et je parvins à lui faire valoir l’urgence de la situation. L’urgence résidait aussi – de cela, comment être fier ? – dans la course de vitesse lancée par un autre journaliste, de Sciences et Avenir celui-là. Je savais qu’il s’apprêtait à publier un lourd dossier sur le sujet, qui ferait date. J’en informai mon ami du Monde, qui sûrement en informa son ami Edwy Plenel, qui probablement comprit quelque chose. Le mercredi 31 mai 1995, en tout cas, Le Monde accordait un titre de une à « L’héritage empoisonné de l’amiante », ainsi qu’une page entière au sujet à l’intérieur. Le Monde fut donc le premier, chronologiquement, à lancer cette sombre affaire.

À ce moment, l’amiante est encore produit dans une demi-douzaine d’usines en France, et il est en bonne logique légalement commercialisé. Pourquoi un tel statut pour cet empoisonneur patenté ? Parce que le lobby industriel a su infiltrer tous les rouages de l’administration, et massivement désinformé des journalistes excellemment disposés à son égard. On annonce à cette date entre 100 000 et 150 000 morts de l’amiante en France d’ici 2015. Des ouvriers, que l’on se rassure.

Entre 1995 et 1997, qui marque l’interdiction de l’amiante en France, une bataille de l’ombre et des coulisses fera rage, comme on l’imagine. En juillet 1996, touché par la grâce, le président Chirac annonce que le grand campus universitaire de Jussieu, amianté jusqu’à la gueule, devra déménager. Et c’est alors que notre cher Claude Allègre intervient, en preux chevalier qu’il est.

Je ne détaille pas. Allègre conteste, dans un article paru en octobre 1996, la nécessité de désamianter l’université. Il met en cause le « terrorisme intellectuel » qui règnerait sur place et interdirait aux hommes de science et de raison – lui et une poignée d’autres valeureux – de faire entendre leur voix. Laquelle exige de rester à son poste et de refuser le désamiantage, car le risque, sans être nul, est faible. Or il n’existe pas de risque zéro, et le sang-froid est préférable à la psychose. Dix ans plus tard, Allègre persiste. Constatant que le désamiantage de Jussieu pourrait coûter au total un milliard d’euros et assécher des lignes budgétaires entières à destination de toutes les universités, il réclame la fin des travaux. « Je le dis et je le répète, écrit-il en 2005 dans L’Express : à faible dose, la poussière d’amiante n’est sans doute pas plus dangereuse que la poussière de silice qu’on respire sur la plage ».

Tendons l’oreille, car la méthode Allègre, qui ne vaut pas celle à Mimile, se déploie en majesté. Elle est simple : vu que le monsieur est un scientifique réputé, géophysicien, il a le droit de parler de tout, et les autres le devoir de le prendre au sérieux, en toute occasion. Notez que quelques teigneux, dont je suis, se contentent de pouffer, en toute occasion ou presque. Ajout modique : on appréciera le “sans doute” qui permet, on ne sait jamais, de faire machine arrière. L’amiante n’est sans doute pas plus dangereux que le sable. Admirons quoi qu’il en soit la science en mouvement, qui choisit comme par hasard le rapprochement avec la plage des vacances, où l’on se prélasse, où l’on est bien, où l’on se sent à l’abri, pour mieux faire passer en contrebande un propos “sans doute” de grande élévation morale.

Bon, considérons une première note d’étape. Allègre, n’écoutant que son courage, prend la défense de l’amiante injustement calomnié. Notez, notons ensemble que ce grand socialiste, qui fut probablement lambertiste comme son vieil ami Jospin – il s’en défend, comme fit Jospin – ne juge pas utile de prendre la défense de centaines de milliers de travailleurs soumis pendant des décennies à un matériau qu’on savait dangereux depuis 1906 au moins. Que non ! Un courageux ne s’abaisse pas à de telles causes subalternes. Des dizaines de milliers de familles sont, seront, ont été frappées par le deuil à cause de l’indifférence et souvent de la voracité des directeurs, mais un Allègre préfère, quant à lui, s’interroger sur les psychoses collectives et le poids des « gauchistes irresponsables ». Cette dernière appréciation est de lui, bien sûr.

Cela me semble intéressant, je dois le reconnaître. Dans la bagarre entre l’industrie et ses victimes, entre 1995 et 1997, Claude Allègre, défenseur de la classe ouvrière devant l’Éternel, choisit son camp, comme il m’arriva de dire dans ma jeunesse. Mais celui de l’industrie, ce qui crée un certain climat. Il faut y ajouter une autre contribution, bien plus décisive encore, touchant à la querelle du réchauffement climatique. Cette affaire est singulière à divers titres que je ne peux évoquer ici. Mais en tout cas, elle met en question, fatalement, l’activité humaine elle-même, qui se confond, depuis certaine révolution industrielle, avec la destruction de la vie sur terre et des conditions d’icelle. On comprend dans ces conditions que ceux qui vivent, provisoirement mais quand même, de cette destruction, n’apprécient pas qu’on parle sans cesse de l’accélération de l’effet de serre, car ce phénomène est directement corrélé au système marchand. Ce système marchand, à l’instar de Midas, qui changeait tout en or, transforme ce qu’il touche en choses. Or plus rien ou presque ne lui échappe.

Donc, le réchauffement. En 1987, un nouvel organisme voit le jour : le Groupe intergouvernemental d’étude sur l’évolution du climat (ou GIEC). Créé par les Nations Unies, il regroupe des centaines de chercheurs, qui finiront par représenter 170 pays. Trois grands rapports, à partir de 1990, seront publiés par le GIEC, qui présentent chacun un consensus mondial très rarement obtenu dans le domaine des sciences. En résumé, la terre se réchauffe très vite, et les activités humaines en sont le grand responsable, via le relâcher massif de gaz à effet de serre. La morale de l’histoire est quasiment évidente : pour la première fois de son histoire, l’homme est devenu une force géologique. Il est en train de changer le climat à une vitesse inconcevable.

Imaginez une seconde l’état d’esprit des grandes et nobles industries du pétrole, du charbon, de la bagnole, du BTP. Sans compter les autres. L’histoire la plus récente nous apprend comme ces capitaines d’industrie, dont bon nombre sont aussi des chevaliers, ont pu détourner le cours des sociétés humaines. En tuant, en achetant, en provoquant des coups d’État, en entretenant des guerres civiles, en affamant des peuples rebelles.

Or le réchauffement climatique est de très loin la menace la plus grave qu’ont dû subir, depuis plus de deux siècles, les avantages et bénéfices de ces innombrables entreprises. Les naïfs sont priés de croire qu’elles n’ont pas utilisé, à une échelle encore inconnue, les méthodes qui furent toujours les leurs. Assaillies comme jamais dans leur être, qui est de dévaster, les industries coalisées n’ont pas désinformé, ni menacé, ni acheté. Ni tué. Ce qui s’appelle l’évidence même.

Poursuivons. Bien des ouvrages, bien des auteurs ont tenté depuis vingt ans de nier le réchauffement climatique et ses probables conséquences. Je ne veux pas dire une seconde que tous étaient des marionnettes, dont les fils nous auraient été dissimulés. Car certains sont seulement des idiots, ne rêvons pas. N’empêche, les tentatives négationnistes n’auront pas manqué, et c’est on ne peut plus normal.

Allègre, au milieu de cela ? Il n’aura pas déçu. En 1995, le GIEC publie son deuxième rapport sur la crise climatique, qui renforce les craintes d’un emballement. Allègre officie alors chaque semaine dans l’hebdomadaire libéral Le Point, et par chance, cet homme est du genre placide. « Fausse alerte » titre-t-il une de ses chroniques sur le réchauffement le 8 mai. Pour cause : selon lui, il n’y a pas réchauffement, mais invention d’un danger imaginaire par les lobbies conjugués de la science et de l’industrie. Et du coup, « on continue à affirmer l’existence de l’effet de serre et ses dangers imminents, on continue à voter des résolutions ». Heureusement, reste Allègre qui, dans son « humilité », accepte « la dictature des faits ». Il n’y a rien.

C’est formidable, c’est étincelant. Un homme qui ne sait strictement rien du climat, en tout cas rien de plus que moi l’ignorant, peut engager une réputation gagnée dans un tout autre domaine, et influencer de la sorte une partie notable de la société, dont des milliers de « décideurs » de tout poil, qui n’attendaient que cela. Détail qui a une importance : deux ans plus tard, ce rebelle qu’est Allègre va devenir le pilier du gouvernement Jospin, son ami de quarante ans. Il va conseiller, influer, commander et décider dans une proportion que j’ignore, mais sûrement notable compte tenu de sa proximité avec le chef.

Revenons à notre scientifique. En 1997, alors qu’il s’apprête à gouverner, Allègre s’essaie avec bonheur au Café du Commerce, façon Marcel Dassault. Je parle pour les initiés qui lurent naguère la prose de l’avionneur, chef d’œuvre indépassable. Dans une nouvelle tribune, dans Le Point toujours, Claude lâche cette merveille scientifique : « Alors, après l’hiver sévère que l’on vient de subir (et qui n’est pas encore fini), tout un chacun peut légitimement s’interroger sur la réalité du réchauffement de la planète ». Ben oui, quoi, s’il fait froid, c’est qu’il ne fera pas si chaud, pardi ! Sautons quelques étapes, si vous le voulez bien. Pour être sincère, la compagnie de ce génie échauffe mon climat personnel. Le 13 novembre 2003, dans L’Express où il intervient désormais, Claude Allègre écrit cette fois : « L’homme, en brûlant du charbon, du pétrole et des forêts, est responsable de l’augmentation “anormale” des teneurs en CO2 de l’atmosphère et modifie donc l’équilibre séculaire naturel ».

Ce n’est pas un film, et l’on ne peut faire un arrêt sur images, qui eût été utile. Car en un peu plus de six ans, Allègre a donc mangé son chapeau, moutarde et cornichons compris. Le voilà enfin convaincu par les lobbies ! Il y a réchauffement, et l’homme en porte la responsabilité. Cet effort surhumain de dépassement de soi-même serait parfait si Allègre prenait soin de nous expliquer pourquoi il a changé d’avis. Mais nous sommes des gueux, des aveugles et des amnésiques : en ce cas, à quoi bon ?

D’autant qu’Allègre n’est pas bien sûr de son point de vue si neuf et audacieux. La preuve, c’est qu’en septembre 2006, dans L’Express, il efface tout et recommence. Voici : « Après le mois d’août qu’a connu la moitié nord de la France, les Cassandre du réchauffement auront du pain sur la planche pour faire avaler leurs certitudes à nos compatriotes ». Or donc, pas de réchauffement, tout bien considéré. Faut suivre, hein ?

Mais cette fois, Allègre tombe sur un os appelé Sylvestre Huet, journaliste scientifique à Libération. Il va se passer une chose incroyable : Huet vérifie. Il vérifie les dires du grand maître, et voici ce qu’il découvre, nous plongeant tous, moi surtout, dans l’horreur. Je précise que Huet n’a pu publier ses découvertes, ce qui est bien dommage. Car Allègre commence par citer un article de la revue Nature, lequel montrerait que la disparition des neiges du Kilimandjaro, tarte à la crème, si j’ose écrire, des écologistes, est en fait causée par des mouvements tectoniques qui n’ont rien à voir avec le climat.

Et là, c’est le flagrant délit. Il n’y a pas d’article de la sorte dans Nature. Aucun. En revanche, on en trouve un dans la revue Science, le 8 septembre. Malheureusement pour Allègre, cet article, s’il parle bien de l’Afrique, considère une période qui commence il y a 8 millions d’années et s’achève voici 2 millions d’années. Il n’y a aucun – aucun – rapport avec les neiges du Kilimandjaro.

Ce serait grave – c’est d’ailleurs très grave – si ce n’était tragique. Car Allègre poursuit sa route, dans la même chronique, en homme habitué à l’impunité. Il évoque un « important article d’une série d’éminents glaciologues » qui montrerait que « le volume des glaces antarctiques n’a pas varié » depuis trente ans. Or l’article cité ne parle nullement des glaces, mais des quantités de neige tombées sur le continent blanc depuis 1958. Etc, etc.

Tout autre, ou plutôt tout autre à une période respectant un peu plus la vérité, en serait mort sur place. Mais pas Allègre, oh non ! Dans une réplique inspirée, publiée dans le quotidien Le Monde, il déclare la main sur le cœur : « J’observe que les critiques à mon égard ont été incroyablement violentes et concertées et il est permis de trouver cela suspect. On pourrait ainsi se demander si ces gens ne cherchent pas à protéger les budgets alloués à la climatologie, qui ont explosé ces dernières années ».

Je ne vais pas vous mentir : à ce stade-là, je commence à me demander si Allègre est bien le grand personnage vanté par les médias de toutes sortes. Mais ayant accepté une rude mission, je vais au bout. Ainsi donc, en 2001, un Danois inconnu, Bjorn Lomborg, publie en Angleterre un livre-événement, The Skeptical Environmentalist. L’éditeur de L’Écologiste sceptique, Cambridge University Press, se frotte vite les mains, car c’est un triomphe, national puis mondial. Le Daily Telegraph estime que c’est probablement le livre plus important jamais publié sur l’environnement. Le Washington Post le compare à Printemps silencieux, l’opus magnum de Rachel Carson. Lomborg est consacré le héros de tous ceux qui claquent des dents tout en montrant les crocs, et ils sont plus nombreux qu’on ne l’imagine.

Que dit Lomborg ? S’appuyant sur un impressionnant amoncellement de notes de bas de pages – autour de 3 000 – et de chiffres, il entend démontrer que, si certains problèmes existent, beaucoup ont été artificiellement exagérés, voire purement et simplement inventés pour des raisons inavouables. Ainsi, la productivité des océans aurait en fait presque doublé depuis 1970. Les forêts, loin de disparaître, auraient vu, de 1950 à 1994, leur surface légèrement augmenter, etc.

Seul contre tous, il y verrait donc plus clair que des milliers de scientifiques engagés depuis des décennies dans d’innombrables études. Pourquoi pas ? Oui, pourquoi pas. Mais il faut, lorsqu’on s’attaque à semblable Himalaya, respecter scrupuleusement les règles qu’on accuse tous les autres de violer. Or Lomborg ruse et manipule les chiffres à l’envi. Pour ce qui concerne les océans, par exemple, Lomborg confond – volontairement ? – la productivité des océans, c’est-à-dire la vie qu’ils sont capables de créer, et les prises de poisson ajoutées aux performances de l’aquaculture. Et il est bien vrai que les prises ont augmenté – au passage, seulement de 20 % depuis 1970, pas de 100 % -, mais pour la raison que de nouveaux moyens, dont les filets géants, permettent de racler les fonds.Du même coup, la très grande majorité des principales zones de pêche sont surexploitées, laissant prévoir à terme un affaissement brutal de la pêche. Ces chiffres ne montrent qu’une chose : l’inventivité technologique des humains.

L’année suivante, juste avant le Sommet de la terre de Johannesburg, la polémique est mondiale et Lomborg trône dans tous les journaux français. Libération lui accorde deux pages élogieuses, Le Nouvel Observateur et Le Monde lui ouvrent largement les portes, c’est la consécration. En août, dans L’Express bien sûr, Allègre y va de son compliment pour l’artiste, tout en finesse : « L’écologie est devenue la Cassandre d’un catastrophisme planétaire généralisé et inéluctable. Pourtant, tout cela est faux. Rien dans les données scientifiques actuelles ne vient étayer ces affirmations. Un jeune professeur danois (…), Bjorn Lomborg (…) vient de l’établir grâce à un examen soigné de toutes les données mondiales disponibles ».

Nous sommes donc à la fin de l’été 2002, et de très mauvais esprits – j’en suis – s’autorisent un rapprochement. La publication du livre de Lomborg, suivie d’une très opportune polémique, coïncide avec la tenue au même moment à Johannesburg d’un nouveau Sommet de la terre. Cette vision vous semble paranoïaque ? Vous êtes en droit de préférer les contes de fée. Après étude minutieuse du livre de Lomborg, la très officielle Commission danoise sur la malhonnêteté scientifique, qui réunit des chercheurs de grande réputation, finira par rendre un avis impitoyable sur les qualités du grand héros de Claude Allègre. Celui-ci; dit-elle dans ce qu’il faut appeler un jugement, « a fait preuve d’une telle perversion du message scientifique (…) que les critères objectifs pour déclarer la malhonnêteté scientifique sont remplis ». Lomborg, à en croire cette commission, est donc un faussaire.

Vous me direz qu’elle peut se tromper, ce qui est vrai. Je n’ai pas eu accès aux pièces du jugement. Et je dois même avouer que je n’ai pas lu la totalité du livre de Lomborg, me contentant des sujets sur lesquels j’avais quelques lumières. Je doute fortement que Claude Allègre ait fait mieux, et je parierais même volontiers qu’il a fait moins. Voici pourquoi : en 2004, les éditions du Cherche Midi ont fini par publier une traduction tardive, en français, du pesant pensum de Lomborg. À mon avis, ce ne fut pas une bonne affaire. Elle venait trop tard, et ce livre de 700 pages follement ennuyeuses, même pour un passionné comme moi, est en réalité illisible. Pour un prix dissuasif de 26 euros.

N’empêche : il est devant moi au moment où j’écris ces lignes, et je relis en masochiste confirmé la préface, signée bien entendu par Claude Allègre. Elle est sensationnelle. Allègre y dénonce une écologie « totalitaire » – je me sens visé -, le retour de Lyssenko, ce « scientifique » stalinien qui opposait science bourgeoise et science prolétarienne, et il conspue au passage les « coupeurs de tête ». Ma foi, l’écriture est libre. Mais au passage, Allègre omet cette information essentielle que Lomborg a été convaincu de malhonnêteté scientifique, ce qui n’est pas une mince accusation. Pourquoi diable ? Parce que ce serait gênant pour la démonstration ? Ce n’est pas tout à fait impossible, compte tenu des mœurs singulières du grand professeur.

Deuxième bizarrerie radicale : Allègre souligne avec gaîté que les adversaires de Lomborg n’ont pas su démonter son livre, chapitre après chapitre, raisonnement après raisonnement. Et c’est une sorte d’aveu, selon lui. « Si cela n’a pas été fait, écrit-il, c’est qu’il était difficile de le faire ». Ce pourrait être un argument, mais c’est de toute manière faux. À cette date – 2004 -, un site Internet fourni (www.mylinkspage.com/lomborg.html) collationne depuis deux ans déjà les centaines d’erreurs contenues dans le livre pesant de Lomborg. Allègre peut-il l’ignorer ? En ce cas, que vaut donc la préface ?

J’ajouterai que les bénévoles qui ont ouvert ce site comptent parmi eux d’éminents scientifiques, spécialistes reconnus des questions qu’ils se sont chargés de dépiauter dans le texte de Lomborg. Ce n’est le cas ni de ce dernier – il est statisticien -, ni d’Allègre bien sûr. Et tous se plaignent amèrement d’avoir dû distraire ainsi un temps précieux. Voilà ce que je souhaitais dire d’une des baudruches les plus étonnantes de la scène parisienne. Pour l’essentiel, car j’ai encore un bref commentaire à faire. Comme je vous l’ai raconté, Tazieff et Allègre furent des ennemis jurés. En d’autres temps, sous d’autres cieux, ceux-là se seraient étripés. Ou, plus probablement, l’un aurait fait étriper l’autre. Mais étaient-ils si différents ? Cela reste à démontrer.

En effet, en juin 1992, une petite bombe éclate devant le Sommet de la Terre réuni à Rio. C’est une lettre, signée dans un premier temps par 264 personnalités du monde entier, dont 52 prix Nobel. Présentée aux chefs d’État présents à Rio, elle met solennellement en garde contre « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social ». Cette idéologie, on s’en doute, c’est l’écologie.

Savez-vous quoi ? La phrase que j’ai extraite de ce qu’on a appelé l’Appel d’Heidelberg est un chef d’œuvre, et je félicite ici son auteur inconnu. Car elle est un concentré de l’état réel du monde et de la pensée. Je n’en ferai pas l’analyse ici. Juste ce point : la science et l’industrie sont liés et placés sur le même plan. Voilà qui est formidablement vrai : l’une et l’autre, mais ce ne fut pas toujours le cas, sont désormais folles amantes, à la vie à la mort. L’industrie s’est échappée de l’enclos, aidée par ce que l’on continue, contre toute évidence, d’appeler la science, et les deux amies dévastent à qui mieux mieux après avoir rompu toutes les entraves et brûlé les derniers vaisseaux.

Ce grandiose appel aux hommes politiques contient d’autres morceaux de bravoure, tous tricotés les uns aux autres par un scientisme décidément indémodable. Bien entendu, il a été soutenu par tout ce que la planète compte de lobbies industriels, et certains jugent même que ces derniers l’ont purement et simplement créé depuis les coulisses. Peu importe, pour une fois. Car ce texte rassemble pour de vrai, en profondeur, des hommes et des femmes qui veulent sans détour que les choses continuent comme avant. En s’appuyant sur les forces mêmes qui ont conduit au point où nous sommes rendus.

L’alliance magique des laboratoires et des ateliers a produit la révolution industrielle, la sixième crise d’extinction, la faim chronique, la mort des poissons, la fin des forêts, la croissance continue des déserts, la contamination chimique généralisée. Eh bien, parfait, et en avant ! Car la morale de l’histoire, c’est que nous ne sommes pas encore allés assez loin. L’Appel d’Heidelberg, vous l’avez déjà compris, a été signé à la fois par Allègre et par Tazieff. Les deux ennemis jurés ne se détestaient pas. Ou alors à la manière de clones, qui se ressemblent trop. Ils furent et demeurent à bord du même bateau et aucun des deux ne tombera jamais à l’eau. Pas avant la rencontre avec l’iceberg, en toute certitude.

Luc Ferry, mauvais philosophe

Ce texte a été écrit au moment où Ferry devenait ministre de l’Éducation.

Le ministre est aussi un philosophe qui ne respecte pas toujours la philosophie. En 1992, il signe un livre très virulent contre l’écologie, accusée de prolonger la vision fasciste de l’homme. Luc Ferry, en un combat douteux.

Il y a au moins deux livres dans le vilain pamphlet que Luc Ferry a consacré à l’écologie voilà dix ans (Le nouvel ordre écologique, chez Grasset), et il est charitable d’en inférer qu’il y a au moins deux personnes derrière. Dans le premier, sans démontrer il est vrai une originalité folle, l’auteur s’interroge sur les liens entre la critique écologiste du monde et l’humanisme tel qu’il le conçoit. Pourquoi pas, en effet ?

Luc Ferry, on le sait, appartient au cercle de la raison, de l’équilibre en toute chose, du bon sens avant tout. Ne surtout pas voir en lui l’héritier nigaudon de Descartes, qui considérait les animaux comme de simples automates, des machines sur lesquelles il est possible et souhaitable d’exercer tous les pouvoirs de l’homme. Notre philosophe, partisan déclaré d’un  » humanisme non métaphysique « , constate que les apports de Rousseau, Kant ou Fichte ont changé la donne. Certes, seul l’homme peut être doté de droits, mais il lui faut admettre quelques devoirs envers les animaux,  » en particulier celui de ne pas leur infliger des souffrances inutiles « . Il faut convenir que Luc Ferry est un humain fort généreux, car pour lui  » le spectacle de la souffrance ne peut laisser tout à fait indifférent, s’agirait-il de celle d’un porc ou d’un lapin « . Et comment ignorer, chez l’animal, ce qui  » n’est pas de l’ordre de la simple choséité ? Comment nier son équivocité ?  »

Mais ce n’est tout de même pas avec ces bluettes philosophiques qu’on peut obtenir un livre, et surtout pas un livre qui vous pose dans le débat intellectuel et politique de l’heure. Or, 1992 – date de la sortie du livre – apparaît rétrospectivement comme l’une des grandes années de l’écologie politique. Les régionales du printemps ont accordé près de 15% des voix aux Verts et à Génération Ecologie, et la société française, ébranlée par cette soudaine irruption, se demande si quelque chose de fondamental n’est pas en train de lui arriver.

Il y a filon, et Ferry, sans lui faire injure, l’a compris. Y aurait-il moyen de frapper fort, de répondre au défi lancé, de rassurer une (vaste) clientèle alarmée par le retour d’une certaine pensée critique ? Probablement, mais il faut retrousser ses manches, ce que fait sans hésitation ni état d’âme notre héros. Il serait trop long de détailler tous les trucs qu’il utilise pour (prétendre) établir une proximité philosophique entre l’écologie radicale et le fascisme le plus abject, c’est-à-dire le nazime. Le schéma récurrent est simple : tout en s’en défendant à plusieurs reprises – l’homme est tout de même un malin -, il ne cesse de revenir à cette obsession que  » l’écologie, ou du moins l’écologisme, possède des racines douteuses « .

Et suivez plutôt l’implacable démonstration : certains auteurs de la deep ecology –  » l’écologie profonde  » – américaine ont écrit des choses détestables. Un texte fou – 1 ! – qui n’est défendu aux Etats-Unis que par quelques autres fous affirme :  » C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu, d’éliminer 90% de nos effectifs « . Ferry l’inscrit dans une cohérence qui n’existe que pour les besoins de sa démonstration, au milieu de textes discutables certes, mais du moins respectables. Parmi les inspirateurs du mouvement écologiste anglo-saxon qu’il vomit, Ferry aurait parfaitement pu – et plus justement -, consacrer des dizaines de pages à Henry David Thoreau, le fabuleux auteur de Walden. Mais il lui aurait fallu signaler que celui-ci était un démocrate fervent, défenseur intransigeant de la désobéissance civile face aux abus de l’Etat, de tous les Etats.

Or il ne s’agit, tout au long du livre, que de traîner l’écologie, avec les formes hypocrites qui conviennent, au banc d’infamie. Et voilà l’essentiel : Hitler aimait les animaux, et imposa en 1935 une loi sur la protection de la nature. Par une malignité indigne du débat intellectuel, Ferry y voit un  » monument de l’écologie moderne « . Pour quelle raison ? L’auteur, en réalité, ne l’explique pas, et nous laisse dans un malaise profond : son imprécision dans l’analyse des textes de loi nazis nous ferait presque douter qu’il les ait réellement lus. Son grand et unique  » témoin « , le biologiste nazi Walter Schoenichen, n’apporte qu’une preuve : que certains nazis aimaient la nature, la vie sauvage, les forêts. Grande, immense révélation !

Absolument incapable de produire une vraie étude historique, sociale, humaine sur les relations entre l’Etat nazi et la protection de la nature – certes, cela lui aurait demandé davantage que quelques semaines de travail -, Ferry se contente de syllogismes et d’ellipses que son public, très nombreux en 1992, ne demande visiblement qu’à prendre pour argent comptant. Détail comique qui a son importance : s’empêtrant dans ses procédés, Ferry se voit obligé de concéder dans un discret appel de notes (p.195) que la loi belge de 1929 est très voisine de celle édictée par l’Allemagne nazie six ans plus tard. C’est très fâcheux, car tout repose sur l’idée que c’est l’idéologie nazie qui commande de protéger les animaux, y compris sauvages. La débonnaire république bruxelloise de l’entre-deux-guerres serait donc, elle aussi, l’ennemie radicale des hommes ?

Luc Ferry a beaucoup de droits, qu’on ne lui contestera pas. Celui d’ignorer l’extrême gravité de la crise écologique. Celui de détester les écologistes. Celui de préférer les salons ministériels aux arrachages nocturnes, et en tout cas illégaux, de plants d’OGM. Mais pourquoi un philosophe utilise-t-il de tels moyens pour le dire ?
Publié en septembre 2002, dans le numéro 714 de Politis