Archives de catégorie : Intellectuels

Une halte à propos de Victor Serge (en défense)

Attention, et je suis sérieux : ce qui suit risque de ne pas intéresser une bonne part des lecteurs habituels de Planète sans visa. J’insiste : rien à voir avec la crise écologique, sujet presque unique de ce rendez-vous. Et pour une fois, je ne vais pas m’emberlificoter dans d’improbables excuses. J’assume : ce qui vient nécessite de connaître un peu l’histoire d’un des hommes les plus estimables que je connaisse : Victor Serge. Né le 30 décembre 1890 à Ixelles, Belgique. Mort Viktor Lvovitch Kibaltchitch à Mexico (Mexique), le 17 novembre 1947. Ou l’inverse, peut-être.

J’aime profondément cet homme et tout ce que j’écrirai sur son compte pourra et devra être retenu contre moi. Voici une quinzaine de jours, j’ai reçu un livre adressé par son auteur, Jean-Luc Sahagian, dont le titre est : Victor Serge, l’homme double (Libertalia, 13 euros). Sahagian s’occupe dans les Cévennes d’une bibliothèque libertaire – gloire ! – et la personne de Serge lui est à ce point présente qu’il lui a donc consacré un ouvrage de 230 pages.

Comment expliquer ? Le mieux est de dire tout d’abord le bien. Même pour un supposé connaisseur de la vie de Serge et de ses nombreux arrières-plans  – l’anarchisme individualiste et la bande à Bonnot, la CNT barcelonaise de 1917, la Russie bolchevique de 1919 et ses épouvantables suites, l’Espagne en guerre civile de 1936, la guerre au fascisme -, ce que je crois être, le livre de Sahagian apporte des informations nouvelles. Pas fracassantes, mais nouvelles.

J’ai pris du plaisir à lire ce livre, et ma foi, ce serait déjà bien suffisant pour en conseiller la lecture à qui s’intéresse à ces passionnantes vieilleries. Mais à la vérité, mon éloge s’arrête à peu près à ce point. Au-delà commence, à mes yeux en tout cas, une très étrange mise en cause de Serge. Étrange, car me paraissant procéder d’un point de vue a priori bien arrêté. Serge, « anarchiste individualiste » à Paris entre 1909 et 1912, aurait abandonné cette cause au profit du bolchevisme – il rejoint la Russie d’Octobre en 1919 – avant que de passer le restant de sa vie à tenter, sans succès, de justifier son reniement.

Qu’étaient donc les « anarchistes individualistes » de cette lointaine époque ? Des « en-dehors » de la société, des révoltés parfois flamboyants qui, découragés de voir les « masses » de leur temps soutenir l’Autorité et la règle sociale, voulaient créer leur propre espace, pour ne pas dire leur propre (contre-)société. Où l’on voit que cette tension politique n’est ni d’aujourd’hui, ni d’hier. La tentation du repli et de l’immédiat – il n’y a là rien de honteux – sont de toute éternité.

En tout cas, ces individualistes-là, parmi lesquels certains deviendraient des membres de la bande à Bonnot – braquages en automobile, tirs sur les caissiers et les flics, arrestations, mort par abattage ou guillotine -, étaient également de formidables inventeurs. On leur doit, même si l’origine est évidemment bien plus ancienne, la pratique de « l’amour libre », de la vie communautaire, du végétarisme, du naturisme, de l’amour des animaux, de l’art consommé du vol en tant que  « récupération ». La plupart des idées neuves d’une partie de l’après-68 viennent de là, en ligne directe.

Bon. Encore bravo, sincèrement. Et puis après ? Le malheur de Sahagian est qu’il veut prouver dès le départ sans bien savoir quoi. Que Serge a trahi ? Qu’il a rejoint l’armée de la hiérarchie et de l’écrasement de l’homme ? Mais cela, tout le monde le sait. Il est indiscutable que Victor Serge s’est fourvoyé, pendant près de quinze ans – disons avec arbitraire de 1919 à 1933 – dans l’accompagnement d’un bolchevisme sans excuse, passant sans solution de continuité d’un fantasme de complète révolution à une réalité de total asservissement.

Il a eu tort ? Ô combien. Encore aurait-il fallu suivre autrement, avec la sympathie qu’il mérite, l’homme. Je sais dès l’avance que Sahagian se récriera, clamant qu’il déborde de compréhension pour Victor Serge. Et peut-être est-ce vrai, après tout. Mais tel n’est pas mon sentiment. Je ne peux bien sûr passer en revue tout ce qui m’a spontanément arrêté, mais il est bien rare que je laisse tant de cornes aux pages d’un livre.

Concentrons-nous. Je n’aime guère, et c’est un euphémisme, les incursions que s’autorise l’auteur dans la supposée vie privée de Serge. Car elles commencent par une phrase bien connue de certaine génération politique :  « Je me demande parfois si Victor Serge n’a pas dans la bouche un cadavre ». Qui commence ainsi un chapitre doit aller au bout. Or l’auteur en reste à de plates banalités sur les trois amours féminines qu’il répertorie dans la vie de Serge. L’étonnante Rirette Maitrejean, de l’époque Bande à Bonnot. L’envoûtante Liouba Roussakov, mère de ses deux fils, qui deviendra folle. La spectrale Laurette Séjourné, au moment du grand exil.

Mais que diable veut donc nous dire Sahagian, s’appuyant sur des sources qui feraient se détourner le moindre historien ? Que Serge est, sinon dépourvu de sentiments, du moins incapable de les vivre. Eh bien, ce n’est tout simplement pas juste. L’auteur a-t-il seulement entendu parler de l’extrême pudeur présente chez tant d’auteurs et même d’individus contemporains de Serge ? Je crains que non.

Concernant la terrible période soviétique de Serge – il devient en effet un militant important de l’Internationale communiste, après avoir rompu avec son anarchisme de jeunesse – Sahagian s’appuie là encore sur des bribes. Et sur des témoignages de seconde main auxquels il accorde une bien curieuse bienveillance – tout paraît faire ventre, pourvu que cela soit contre Serge -, sans s’attarder sur deux éléments clés. Qui éclairent sans excuser les choix de Serge. Le premier, c’est l’effroyable, l’inconcevable boucherie de 1914, au cours de laquelle l’Europe se noie, corps et âme.

Il est tout de même splendide, dans cette ruine qui envahit alors les cœurs les plus purs, que Victor Serge ne se rallie pas à l’affreuse et patriotarde Union sacrée. Il est tout de même admirable que Serge refuse, au procès des rescapés de la bande à Bonnot, en 1912, d’accabler des hommes qu’il connaît bien, certes, mais dont il a publiquement critiqué la dérive sanglante. C’est admirable, car Serge fera cinq ans de dure forteresse en France, alors qu’il n’a pas joué le moindre rôle dans les attaques des fameux « bandits en auto ».

Pourquoi Sahagian ose-t-il écrire ces mots : « Victor Serge (…) paiera assez cher (cinq années d’emprisonnement et une interdiction du territoire) son soutien public, en tout cas son non-désaveu des « hommes perdus » de la bande à Bonnot ». Cinq ans pour rien, est-ce seulement assez cher ? Je préfère penser que Sahagian ne se sera pas bien relu. La messe est déjà pleinement dite lorsque ce dernier entend rendre compte du ralliement de Serge à la cause bolchevique. Je le cite : « Il faut dire qu’il travaillera, quasiment dès son arrivée, au service de la propagande de l’IC, se transformant ainsi, et à quelle vitesse, en menteur professionnel ».

Même pour vous qui m’aurez suivi jusqu’ici, je dois une courte explication. Expulsé vers la Russie révolutionnaire en janvier 1919 – après avoir fait ses cinq années de prison en France, il est allé s’insurger dans la Barcelone du printemps 1917, avant de revenir clandestinement chez nous -, il adhère, lui l’ancien anarchiste, au parti communiste dès mai. Et commence une carrière de journaliste militant à l’IC, citée plus haut, c’est-à-dire à l’Internationale communiste. Et à ce point, j’enrage, oui.

J’enrage, car Sahagian se moque d’une histoire qu’il reconstitue pour les seuls besoins de sa démonstration. En ce début 1919, dans cette Russie assiégée par les Blancs et les armées européennes – dont la nôtre -, rien n’est encore dit, rien n’est réellement joué. Accuser Serge de s’être mis au service du mensonge est un pur anachronisme. Bien entendu, pour nous qui connaissons la suite, dont le stalinisme, il est aisé de condamner en se bouchant le nez. Mais nous sommes alors à la fin d’une guerre folle qui a éventré l’idée européenne et celle de liberté. À ce point de l’histoire, il est d’autant plus facile de croire dans la griserie bolchevique – à laquelle succombent tant de libertaires russes – que nul ne peut alors comprendre le mécanisme totalitaire qui va tout emporter.

Malgré l’écrasement des armées paysannes de Makhno en Ukraine ? Malgré l’immonde massacre des révoltés de Kronstadt par l’Armée rouge de Trotski ? Évidemment, et pour une raison qui tombe sous le sens : ces événements n’ont pas encore eu lieu ! L’histoire demeure ouverte, disons entrouverte. Mais cela, Sahagian ne veut le voir, car cela ruinerait sa thèse. Il faut donc que Serge soit devenu, dès la mi-1919, lui le combattant intrépide de la liberté, un « menteur professionnel ». Eh bien, désolé, mais cela ne passe pas.

De même, et fort logiquement, l’auteur renvoie à l’extrême fin de son livre, loin du nœud gordien de l’affrontement intime entre le libertaire et l’autoritaire, l’épisode de la Commune de Lagoda. C’est pourtant la preuve certaine que Serge – il tente une expérience communautaire à la campagne, loin des bureaucraties urbaines, à la fin de 1921 – souffre les mille morts de la répression de Cronstadt, qui vient de déshonorer l’armée bolchevique.

J’arrête ici, car je n’en finirais plus. Si je prends la défense de Serge, c’est bien entendu qu’il n’est plus là pour se défendre. Et parce qu’il le mérite bien. Sahagian, par une série de procédés que je déplore, entend reconstruire l’image simpliste d’un homme qui aurait renié sa vaillance et son amour de la vérité. Or tout au contraire, la vie entière de Victor Serge est celle d’un combattant qui ne peut renoncer à ses principes essentiels, fût-ce au prix de sa liberté et de celle des siens. En quoi il est, sous mon regard, définitivement grand. En quoi le livre de Sahagian, qu’il faut lire pourtant, attaque sans rien démontrer de convaincant l’honneur d’un homme qui resta debout au-delà des limites communes.

Pour ceux qui souhaiteraient encore lire Serge, je signale, outres ses romans, publiés ici ou là – certains sont de vrais grands romans -, son fabuleux Mémoires d’un révolutionnaire (Bouquins, chez Laffont). Il s’agit à mon avis d’un des plus beaux ouvrages politiques jamais écrits.

George Monbiot se déshonore (sur le nucléaire)

J’aurais aimé me passer de ce papier-ci, mais c’est impossible. J’ai à de nombreuses reprises attiré votre attention sur l’éditorialiste du journal britannique The Guardian, George Monbiot. Il est brillant, batailleur, et il était écologiste. Si je dois utiliser l’imparfait, c’est à cause d’un article paru le 21 mars (ici) dans lequel Monbiot annonce son spectaculaire ralliement à l’énergie nucléaire. J’ai été tenté de traduire ce texte pour vous, mais ayant commencé, j’ai réalisé que je n’en aurais pas le temps. Car ce dernier me manque. Je vous livre donc une version non complète, glanée sur le Net, mais dont j’ai pu apprécier la qualité. Les parties négligées sont secondaires. Voici donc le texte de Monbiot, déplorable à tous égards. En deux coups de cuiller à pot, sans autre argument que la fantaisie de l’auteur, il va semer un trouble profond chez les lecteurs de ce journaliste talentueux. Pour vous dire ma vérité toute simple, Monbiot me fait honte.

Why Fukushima made me stop worrying and love nuclear power

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que les événements au Japon ont modifié la vision que j’avais de l’énergie nucléaire. Mais vous risquez d’être surpris par le changement en question. A la suite de la catastrophe de Fukushima, je ne suis plus neutre vis-à-vis du nucléaire. J’en suis un partisan.

Une vieille centrale pourrie dotée d’une sécurité inadaptée a été frappée par un séisme monstrueux et un violent tsunami. Elle s’est retrouvée privée d’électricité, ce qui a mis le système de refroidissement hors service. Les réacteurs ont commencé à exploser et à entrer en fusion.
Ce désastre a révélé au grand jour le résultat d’une conception défaillante et d’économies réalisées à la va-vite. Pourtant, pour ce que l’on en sait, personne n’a encore été victime d’une dose mortelle de radiations. Des écologistes ont grossièrement exagéré les dangers de pollution radioactive. Si d’autres formes de production de l’énergie ne causaient pas de dégâts, l’impact de Fukushima serait plus fort. Mais l’énergie, c’est comme les médicaments : s’il n’y a pas d’effets secondaires, il y a de grandes chances que ça ne marche pas.

Les énergies renouvelables dégradent le paysage

Comme la plupart des écologistes, je suis en faveur d’un développement sans précédent des énergies renouvelables. Mais je peux comprendre de quoi se plaignent leurs adversaires. Il n’y a pas que les éoliennes qui inquiètent les gens, mais aussi les nouvelles connexions au réseau (les pylônes et les câbles d’alimentation). Plus la proportion que représente l’électricité renouvelable augmentera, plus il faudra de systèmes de stockage pour que l’on puisse continuer à s’éclairer. Comme d’autres, j’ai appelé à ce que les énergies renouvelables servent à la fois à remplacer l’électricité produite grâce aux combustibles fossiles et à augmenter le volume de production, afin de supplanter le pétrole utilisé pour les transports et le gaz de chauffage. Mais faut-il également que nous exigions qu’elles se substituent à la capacité nucléaire actuelle ? Plus nous imposerons de missions aux énergies renouvelables, plus leur impact sera grand sur le paysage, plus il sera difficile de convaincre l’opinion publique.

Peu de rendement des capteurs solaires

Sous nos latitudes, la production d’énergie ambiante à petite échelle est une perte de temps. La production d’énergie solaire au Royaume-Uni implique un gaspillage spectaculaire de ressources déjà rares. Elle est d’une inefficacité désespérante et ne parvient que misérablement à satisfaire la demande. L’énergie éolienne est plus ou moins sans intérêt dans les zones peuplées. Cela tient en partie au fait que nous nous sommes installés dans des endroits abrités du vent ; en partie au fait que les turbulences engendrées par les bâtiments interfèrent avec l’écoulement de l’air et perturbent le mécanisme. Et avec quoi ferions-nous tourner nos filatures, nos fours à briques, nos hauts-fourneaux et nos chemins de fer électriques — pour ne rien dire de technologies industrielles avancées ? Des panneaux solaires sur les toits ?

C’est quand on s’intéresse aux besoins de l’ensemble de l’économie que l’on cesse d’être amoureux du principe de la production locale. Un réseau national (ou, mieux encore, international) est une condition indispensable à une alimentation en énergie essentiellement renouvelable.
Le nucléaire préférable aux énergies vertes. Même avec une population nettement moindre que celle d’aujourd’hui, les produits manufacturés, dans une économie agricole, étaient réservés à une élite. Une production énergétique 100 % verte — décentralisée, fondée sur les produits de la terre — serait bien plus dommageable pour l’humanité qu’une fusion du cœur d’un réacteur nucléaire.

Mais la source d’énergie à laquelle vont revenir la plupart des économies si elles renoncent au nucléaire, ce n’est pas le bois, l’eau, le vent ou le soleil, mais les carburants fossiles. A tout point de vue (changement climatique, impact des mines, pollution locale, dommages et morts liés à l’industrie, et même émissions radioactives), le charbon est cent fois pire que l’énergie nucléaire. Avec l’expansion de la production de gaz de schiste, l’extraction du gaz naturel devient tout aussi dommageable.

Je n’en exècre pas moins les menteurs qui s’occupent de nucléaire. Oui, je préférerais que tout le secteur cesse ses activités s’il existait des solutions de rechange sans danger. Toutes les technologies énergétiques ont un coût ; l’absence de technologies énergétiques également. L’énergie atomique vient d’être mise à très rude épreuve, et l’impact sur la population et sur la planète a été limité. La crise de Fukushima a fait de moi un partisan de l’énergie nucléaire.

Jaime Semprun est mort

Inutile de beaucoup parler. La plupart ignoraient tout de Jaime Semprun, mort ces derniers jours. Il était un intellectuel, dans un sens perdu depuis si longtemps qu’il paraît n’avoir jamais existé. Penseur dans le fil situationniste, il avait créé et dirigeait une maison d’édition admirable, L’Encyclopédie des nuisances. Comme il était libre, il s’est beaucoup trompé. Je ne partageais pas la vision générale qu’il s’était faite de la vie sur cette terre, mais sa pensée était profonde, mais elle était féconde. Dans ce monde de pacotille qui est le nôtre, il était inévitable que sa disparition ne fasse pas une ligne, en dehors de l’hommage que lui a rendu Jean-Luc Porquet dans Le Canard Enchaîné.

Si vous avez envie de lire certains de ses livres, vous finirez bien par les trouver. Il ne se contentait pas de réfléchir, il savait écrire. Et sinon, restons-en là. Éditeur, il avait publié avec Ivrea quatre tomes prodigieux de textes et de lettres de George Orwell. Cette seule action suffirait à illustrer une vie, à mes yeux du moins. Voilà. Fini.

Une vieillerie de six mois (à propos de Ferry, Julliard and co)

Je retrouve un papier non publié, vieux de six mois, que je me décide à mettre en ligne. Il déplaira, comme certains autres, à ceux qui pensent qu’il ne faut pas perdre son temps à guerroyer. Mais je reste d’un avis différent.

L’article qui suit est dans son genre bien à lui emmerdant. Il parle d’un journal qui n’intéresse plus grand monde, mais qui incarne néanmoins, dans le discours commun, la gauche intellectuelle française. Encore Le Nouvel Observateur ? Je confirme : encore une fois. Devenu académique et pontifiant, presque vide d’audace et de recherche, cet hebdomadaire me tombe des mains. Et je vais pourtant passer deux heures à en parler ici. Ce mystère n’en est pas un. Qui n’entend mener, parallèlement à la recherche d’issues de secours à la crise écologique, le combat des idées, oublie à mes yeux une dimension essentielle.

Il faut selon moi affronter les pensées dominantes, aussi moribondes qu’elles paraissent. On ne peut espérer avancer ensemble et pour de vrai en se privant d’une réflexion sans tabou sur ce qui existe, sans défi permanent, voulu, assumé, à la doxa de ceux qui croient tenir pour longtemps encore le pouvoir symbolique. J’oserai un rapprochement avec les dizaines d’années d’affrontements intellectuels qui ont précédé les révolutions démocratiques, dont notre 1789. Sans l’engagement de centaines de polémistes, parfois entendus, mais le plus souvent moqués, notre monde n’aurait pu changer de paradigme, c’est-à-dire de cadre dans lequel déployer une vision nouvelle. Or, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire plus d’une fois, l’heure est – l’heure serait – à une Déclaration universelle des devoirs de l’homme. Pour éventuellement parvenir à cette révolution mentale, et morale, il faut travailler à détruire la légitimité de ceux qui monopolisent la parole publique. Cela passe par la moquerie, par chance. Car les Ridicules sont de tous les temps. Je dois dire qu’au Nouvel Observateur, ils occupent presque tout l’espace éditorial.

Vous voilà prévenus en tout cas. Si vous n’avez pas envie de me lire, ma foi, je n’y peux rien. Et je commence donc.

Faut-il parler d’un sommet ? Oh oui, j’en mettrai ma main au feu. Le Nouvel Observateur 2352 (semaine 3/9 décembre 2009) restera dans mes archives, soyez-en certains. La couverture montre un Daniel Cohn-Bendit heureux, et promu en cette occasion rédacteur-en-chef du journal. Pourquoi ? À cause de la conférence de Copenhague sur le climat, officiellement du moins. Il est une autre cause que le journal n’indique pas. Ceux qui dirigent L’Obs n’entendent pas se faire hara-kiri, et se demandent sérieusement si l’écologisme défendu par Cohn-Bendit ne risque pas de prendre la place centrale à leurs yeux qu’occupe la social-démocratie. Ils ne sont sûrs de rien, mais dans le doute, préfèrent miser deux fois. D’abord sur le PS, leur vieux cheval favori. Ensuite sur Europe-Écologie, pour le cas où.

Et ce numéro ? Je ne peux en faire l’analyse complète, car nul n’irait jusqu’au bout, je le crains. Dommage, car chaque article réserve sa part de merveilleux. En résumé, je puis vous dire que L’Obs distingue scrupuleusement l’écologisme social-démocrate et libéral de Cohn-Bendit et l’écologie, au sens que je donne, moi, à ce mot. Et comme il a raison ! Je n’ai pas grand-chose à voir, pardieu, avec un homme comme Dany le ci-devant rouge. Totalement façonné par le système qui nous mène de désastre en désastre, il en fait évidemment partie, et n’entend le changer que sur quelques-unes de ses marges les plus fines. Il n’est pas écologiste. Il est Vert. Il est realo, comme on dit en Allemagne, où son parti s’allie souvent avec le SPD social-démocrate, et parfois avec la CDU – la droite démocrate-chrétienne – et le parti Libéral.

Il a bien le droit, d’ailleurs. Et pour être sincère, je m’en bats l’œil et le flanc gauche. Alors quoi ? Alors l’Obs, qui donne encore le ton de débats désormais absurdes et le plus souvent picrocholins. Chaque semaine, des tribunes de tel ou telle, pour répéter une fois encore que l’école, la laïcité, Israël, l’Iran, le rapprochement entre la CGT et la CFDT, Obama, quelquefois une crise ordinaire en Ouganda ou la réélection d’Evo Morales en Bolivie. Ce journal est risible, sinistre et risible, car il ignore apparemment qu’une crise de la vie est en train de disloquer un nombre croissant de sociétés humaines. Je dis humaines pour me situer à la hauteur de fourmi du journal. Car n’est-il pas le prince incontestable de cette soi-disant pensée humaniste qui permet de traiter comme vermisseau toute idée critique ? Je dis humaines alors que les sociétés animales souffrent affreusement de nos choix, alors que les principaux écosystèmes menacent ruine à tout moment. Je dis humaines de façon à être un peu, un tout petit peu mieux entendu.

Lorsque j’avais vingt ans, j’ai lu une trilogie romanesque de Sartre, intitulée Les chemins de la liberté. Je n’aimais pas le romancier, mais je n’osais me l’avouer à moi-même. Car Sartre était une icône, et je me sentais bien peu pour oser m’attaquer à une telle autorité. Le tome deux de cet ensemble s’appelle Le Sursis, et parle, si je m’en souviens bien, de ce désastreux automne 1938 au cours duquel les opinions de chez nous crurent la paix sauvée. La pantomime des Accords de Munich désarma moralement une grande partie de ceux qui auraient dû fourbir des armes contre Hitler. Si j’évoque ce livre, que je n’ai pas rouvert, c’est que, d’une façon plaisante – et désolante -, la direction de L’Obs m’y fait penser. Ces gens se croient à la pointe de la pensée la plus ouverte, la plus essentielle, et demeurent aveugles à la question la plus évidente de toutes. La vie disparaît de cette terre à une vitesse accélérée, et ils comptent les mouches au plafond. Je pousse ? À peine.

Premier arrêt en compagnie de Jacques Julliard, qui signe dans ce numéro 2352 d’anthologie un éditorial grandiose que vous retrouverez in extenso ici. Ce brave monsieur – je le crois honnête, et je n’entends pas l’insulter -, ce brave monsieur de Julliard a peur. Cela ne se voit peut-être pas si facilement, mais pour moi, la chose est entendue. Il a peur. De quoi ? Mais d’un grand fantasme qu’il nomme deep ecology, l’écologie dite profonde. Ce mouvement existe, certes, mais pas de la manière qu’imagine Julliard. Pour lui, qui est un catholique de gauche, la deep ecology  n’est pas très loin d’être diabolique. Car elle met en question la place de l’homme. Car elle interroge le droit que se sont octroyé les hommes à détruire sans discernement aucun ce qui paraît contrarier leurs entreprises.

Julliard a peur. L’écologie est pour lui comme une boîte de Pandore, qu’il ne faut donc pas ouvrir. Et le meilleur moyen pour cela, indigne d’un intellectuel, mais pourtant convoqué par le professeur Julliard, est celui de la disqualification morale. Rien de plus simple ! Il existe un bréviaire commun à tous ces gens, qui se trouve être le livre exécrable de Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique (Grasset). Julliard dispose d’une émission sur LCI en compagnie de son ami Ferry, officiellement de droite, comme Julliard est officiellement de gauche. Julliard a-t-il réellement lu son compagnon ? Je n’en mettrai pas ma main au feu, même s’il évoque le « livre lucide de Luc Ferry ».  J’en doute un peu, au bénéfice de la personne de Julliard, car le pamphlet de Ferry est proprement lamentable. J’en ai fait une critique serrée en deux occasions au moins (ici, en 2002, mais j’ai perdu la critique parue au moment de la parution).

Donc, disqualification. Et quelle ! L’écologie serait parente, voisine, cousine du fascisme le plus hideux. Dans ces conditions, que répondre ? Mais tout simplement que Ferry a écrit un livre dépourvu d’informations sérieuses, idéologisé jusqu’à la racine, haineux, imbécile. Voyez plutôt, en ligne, la belle étude de madame Élisabeth Hardouin-Fugier (« La protection législative de l’animal sous le nazisme », ici). Elle montre à quel point Ferry se répand en faussetés et sottises. Pour ce qui me concerne, je ne prendrai que deux exemples, tirés de ma propre lecture du pauvre texte de Ferry. S’empêtrant dans ses procédés, il se voit obligé de camoufler en note de bas de page 195 un fait qui ruine toute sa construction. Que dit-elle ? Qu’une loi belge, très voisine de celle édictée par l’Allemagne nazie six ans plus tard, a été votée dès 1929. Autrement dit, la république bon enfant de Bruxelles, faisait la même chose que l’Allemagne nazie, mais avant elle.

Second exemple fâcheux pour Ferry : ne trouvant pas en 1991 – quand il s’apprête à publier son livre – d’exemple suffisamment parlant de deep ecologist, c’est-à-dire d’écologiste fondamentaliste ennemi des hommes, il se rabat sur un texte épouvantable d’un Américain, affirmant : « C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu, d’éliminer 90% de nos effectifs ». Un texte, aucun mouvement, pour cause. Près de vingt ans plus tard, presque rien n’a changé. Il existe probablement un peu plus de cinglés dans le mouvement écologiste, mais ce serait encore à établir. Et c’est en tout cas une foison de syllogismes dignes de l’école primaire qui autorise des Ferry et des Julliard à tracer un trait d’égalité entre l’écologie, celle à laquelle je crois en tout cas, et la peste brune la plus abjecte qui soit, le nazisme.

Comment diable expliquer une telle connerie ? Avant de répondre, ce point d’histoire : la quasi-totalité de la classe politique et intellectuelle française a soutenu spontanément le régime du maréchal Pétain après l’armistice de juin 1940. Les sociaux-démocrates de ce temps, les républicains bon teint de cette époque, qui ressemblent tant aux amis actuels de Julliard et Ferry, ont aidé à la création d’un État qui a organisé la rafle et la déportation de juifs en direction des camps. Comme il me serait facile, si je disposais d’une tribune permanente comparable aux deux compères, d’en inférer que l’actuel « cercle de la raison » auquel ces hommes se piquent d’appartenir a eu partie liée au pire de notre histoire nationale. Ce me serait facile, et ce serait pour comble vrai, mais quant à moi, non, je ne m’abaisserai jamais autant qu’eux.

Passons aux écrits et revenons au numéro 2352 du Nouvel Observateur. L’essentiel de cette livraison est signé par des ennemis déclarés de l’écologie. Je dis ennemis, car le mot adversaire serait bien trop faible. Prenez l’article d’Olivier Pérétié, page 86. C’est une caricature, mais de ce que L’Obs est devenu : un journal stupide. Bien sûr, il y aura toujours des lecteurs pour trouver Pérétié très fun. Il n’empêche que ce journaliste étale une ignorance plus profonde que les abysses les plus noirs du Pacifique. En déversant au passage ce qu’il faut nommer de la haine. Oh emballée, soi-disant rigolote. Mais de la haine tout de même. Pour lui, il existerait une « église de sciencécologie » (ici). Rions, rions ! L’écologie serait donc, à l’égale de la sinistre Scientologie, une secte de bas étage. Faut-il le prouver ? Faudrait-il prouver un rapprochement aussi infamant ? Non, il suffit de travailler au Nouvel Obs, et de vomir sur un coin de table sous les applaudissements.

Pérétié, nul ne vous le dira, s’occupe notamment d’essais automobiles. Et il écrit de somptueuses merveilles sur les non moins admirables bagnoles à 100 000 euros et plus. Extrait, concernant la “nouvelle Jaguar diesel XJ 2.7D” : « En haut de la gamme, l’indémodable XJ s’est jetée dans l’époque au seuil de ses 40 ans, en allant chercher dans les greniers de la marque une carrosserie en aluminium qui lui donne un poids de demoiselle. Vous avez tout cela en tête tandis que vous vous approchez de l’aristocrate gris sombre qui cuit au soleil de l’Estrémadure. Vous avez ça en tête et aussi une pincée de nostalgie. Car cette XJ, l’«ultimate Jaguar» des puristes, est la première de l’histoire à se propulser au gazole. Au gazole! Coupez les griffes d’un félin, qu’est-ce qui reste? Une peluche… Pour être honnête, le diesel s’est déjà installé dans les Types X et S. Mais la XJ, la quintessence du raffinement anglais, gagnée à son tour par la mode qui touche aujourd’hui près d’une voiture haut de gamme sur deux… Jaguar et diesel sont des mots qui ne vont pas très bien ensemble. Comme du champagne sans alcool ».

Voici Pérétié en majesté. Son article du numéro 2552 est de même qualité. N’ayant rien lu que Tintin et Milou sur le dérèglement climatique, il se permet réellement tout : « Sans entrer dans l’âpre bataille que se livrent les savants, notons simplement que cette doctrine, même majoritairement approuvée, n’est encore qu’une hypothèse. Or ce qui devrait n’être qu’une controverse scientifique est devenu un objet de foi ». Tout est faux, chaque mot ouvre une porte sur le néant de la pensée. J’exagère ? Non. Même pas. Il n’y a pas de bataille entre savants, ni controverse. Il existe un instrument très imparfait, le Giec, qui reste à tout instant contestable. Et qui est d’ailleurs critiqué comme on sait, de la manière qu’on sait, par une poignée de négateurs de la crise climatique. Pérétié se contrebalance de tout et du reste, car son seul horizon est le sien, celui de sa vie et des tours de moteur de sa grosse ouature. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Pérétié, oui.

Notre temps, et ce n’est pas une très bonne nouvelle, a besoin de nombreux Daniel Cordier (lire ici). Cordier, né en 1920, a écrit un livre enthousiasmant, émouvant aux larmes, Alias Caracalla (Gallimard). Catholique, monarchiste, antisémite, ce jeune Bordelais milite en 1940 chez les petites frappes de l’Action française. Il n’a qu’un but politique : abattre la Gueuse, cette République honnie, cette République de tous les péchés. Mais Cordier, à la suite d’aventures que je ne peux rappeler, se retrouve à Londres en juillet 40, avec De Gaulle, toujours antisémite bien sûr. Le reste est une sorte de rédemption, de métamorphose qui le changera en secrétaire particulier de Jean Moulin, et le transformera en un homme admirable.

Oui, mais Cordier n’était pas un plaisantin. C’était un combattant, un fighter, un refusant dans l’âme, un résistant essentiel. Telle est la fibre morale dont ce monde agonisant a besoin. Du courage, de la folie même, et un refus sans rivages. Il est certain que nous ne trouverons pas cela dans un journal comme Le Nouvel Observateur. Il est acquis que nous devrons explorer d’autres voies, ouvrir de nouvelles portes, tenter de nouvelles échappées. Mais pour commencer, et parce qu’il faut commencer, il est crucial de brûler d’abord ses vaisseaux derrière soi. Car il faut désormais avancer, et ce sera sans eux.

Ce qu’on devrait sans doute tenter

Ce texte est la suite du précédent, ce qui ne risque pas de vous épater. Je précise : il forme un tout avec l’autre, un tout que j’espère cohérent, mais je vous laisse juges. J’en étais arrivé à ce point désagréable que nous n’éviterons plus des désastres. Les sociétés humaines sont des agrégats, voilà que je recommence à écrire des truismes. Mais le mot agrégat, en la circonstance, me semble juste. Un agrégat est un assemblage d’éléments distincts au départ. Et comme à l’habitude, l’étymologie nous est d’une aide précieuse. Car le latin aggregare signifie réunir un troupeau. Précisons, s’il est utile, que je n’ai rien contre les troupeaux, surtout s’ils sont sauvages.

En tout cas, une société humaine m’apparaît bien comme un troupeau d’êtres réunis autour de quelques repères et valeurs. Chez nous, qui nierait que les idées du passé se sont dissoutes ou sont en passe de disparaître ? La patrie, paix à son âme maudite, est morte. Et l’Empire. Et donc les colonies. Et donc tous les mythes associés, dont cette mission civilisatrice dont tout le monde a parlé pendant un siècle sans jamais la rencontrer. Morte aussi la croyance dans l’existence d’une classe sociale universelle – le prolétariat -, susceptible de mener le monde à une société communiste des égaux. Englouties de même les phraséologies social-démocrates, qui juraient de redistribuer jusqu’au dernier sou et de bâtir des cités fleuries pour tous, sauf les Noirs, les Jaunes et les Arabes.

Les moros du général Franco

Je précise pour ceux qui ne le sauraient pas que l’histoire du mouvement socialiste français, au long du siècle passé, est tissée de mille milliards de liens avec le racisme « bon enfant » à l’encontre des dominés de l’empire français d’avant 1960. En Espagne voisine, l’une des causes évidentes de la défaite de la République en 1939 tient à son refus d’accorder sans conditions l’indépendance à ce qu’on appelait alors le Maroc espagnol, grosso modo le nord du Maroc actuel. L’eût-elle fait que – peut-être -, cette canaille de Franco n’aurait pas pu recruter massivement dans son armée d’assassins des dizaines de milliers de moros, ces redoutables soldats marocains. Mais il aurait fallu admettre que le Maroc était un pays, de même qu’un peuple. Et cela, la gauche socialiste au pouvoir à Madrid ne voulait pas en entendre parler. Même pour abattre le fascisme.

Je me suis éloigné, mais vous avez l’habitude. Parmi les mythologies les plus récentes, je ne vous en citerai que deux. La première est celle des Trente Glorieuses, ces années qui mènent de 1945 à 1975, plus ou moins. La machine économique tourne à plein, la voiture individuelle devient la règle, la télé remplace la radio, les vacances à la mer deviennent populaires. Surtout, les prolos – ouvriers et paysans – qui font tenir l’édifice sont entretenus dans l’espoir que tout ira toujours mieux et que leurs enfants, après être passés par l’école, seront ingénieurs, médecins ou fonctionnaires. La crise des années 70 aura à peine entamé le bel enthousiasme, malgré la plate évidence que tous ne peuvent pas devenir les maîtres du monde et des gros bolides.

Le chômage de masse a malgré tout modifié la donne, et il a bien fallu fabriquer de toute urgence quelques utiles raisons de se lever le matin, fût-ce pour se rendre au supermarché. La plus puissante de toutes a été et demeure la soif sans limites de posséder des objets inutiles et coûteux. Ou au moins de rêver en posséder. Dans le premier cas, on travaille, dur, pour remplir son Caddie le samedi. Dans le second, on s’emmerde, dur, devant la télévision, en attendant les allocs ou le RSA qui permettront, le samedi, d’aller remplir son Caddie. Plus petit, un peu plus frustrant peut-être. Mais de toute façon, la frustration est le moteur, le réacteur nucléaire de notre organisation sociale.

Il n’y a plus d’imaginaire commun

Ces deux derniers habillages du vide ont-ils un avenir ? N’ouvrent-ils pas, déjà, sur la tombe où sont tombés les autres ? Je crois bien établi que plus personne n’espère un sort meilleur, du moins au plan matériel, pour ses enfants. Et il me semble que la pacotille perpétuellement repeinte, mais éternellement la même, est plus proche de son épuisement que de son triomphal futur. Dites-moi donc ce que l’on fera si l’on contracte de force, par force, ce si célèbre « pouvoir d’achat », objet de tous les débats et de toutes les convoitises ? Comment fera-t-on pour changer de téléphone portable tous les trois mois ?

Je n’ai pourtant pas très envie de rire. Toute société a besoin d’un imaginaire social qui cimente ses membres. Or il n’y a plus de désir commun, plus aucun projet qui repousserait aux lisières cet infernal individualisme qui soutient la production et la destruction – c’est désormais synonyme – matérielles comme la corde soutient le pendu. Elles sont nécessaires au capitalisme épuisé, dégénéré, mortifère à quoi l’on est soumis, mais elles sont en train de nous tuer. Aussi sûrement que l’individualisme extrémiste aura défait un à un les liens qui unissaient jadis, hier encore, les appartenants au groupe.

Plus d’imaginaire, plus d’avenir commun seulement désirable, d’un côté. Et de l’autre, l’épuisement des innombrables et incommensurables services gratuits que la nature offre, dans sa prodigalité, à nos folles aventures. Cela ne saurait durer, cela ne durera pas. Mais quant à savoir le détail de ce qui vient, je pense que madame Irma est mieux indiquée que moi. L’inventivité technologique des humains peut très bien nous faire « gagner » quelques années. Au mieux, une poignée de décennies, au cours desquelles la vie ensemble sera toujours plus difficile. Mais nous allons au choc. Aux chocs. À la dislocation de sociétés que nous imaginions éternelles. Que nous continuons, et je ne fais pas exception, à croire solides, quant tout indique qu’elles craquent et menacent d’exploser, nous emportant avec elles.

Un chemin au milieu de la nuit

Alors ? Je sais que je devrais être désespéré, et d’ailleurs, nombre de lecteurs de Planète sans visa verront dans mes propos la confirmation que je suis d’une noirceur anthracite. Eh bien, que chacun croie ce qu’il veut ou ce qu’il peut. Moi, non, je ne suis pas désespéré. Je suis accablé souvent, triste régulièrement, indigné chaque matin. Mais désespéré, non. Je crois tant dans la vie, et je l’aime si furieusement au milieu des pires orages que je parviens encore à imaginer un chemin au milieu de la nuit. Admettons par commodité que j’ai raison, et qu’une incroyable régression, sur tous les plans, nous attend. Admettons. Que devons-nous faire, que pouvons-nous faire ?

D’abord, cela va de soi, résister. Ne jamais reculer sur l’essentiel. Qui implique à mes yeux la défense d’un point de vue humain, universaliste, libertaire, égalitaire et fraternel sur la crise qui vient, celle qui est déjà là. Moi, rien ne me fera dévier, pour une raison bien simple : je n’entends pas vivre dans les catacombes de l’esprit. J’entends rester un homme jusqu’à ma mort, que j’espère lointaine encore. Un tel postulat commande bien des paroles et même des actes. Il signifie la fin des frontières géographiques, mentales, financières. Il signifie la proclamation du monde. Nous sommes un monde. Nous sommes une terre et une seule.

Au-delà, quoi ? Au-delà, je pense qu’il faut utiliser au mieux le temps qui reste. En créant un réseau sans tête, planétaire, immense autant que solide, efficace, pragmatique, fondé sur la solidarité inconditionnelle de tous ses membres, qui pourraient et devraient se compter par millions. Un réseau, et pour quoi faire ? Mais pour conserver, consolider, souder à l’argon notre fabuleuse richesse collective. Il existe des banques de semences, destinées à garder au froid une partie de la diversité végétale du monde. Et de sperme. Et d’argent, mille fois hélas. Ce que j’entrevois serait comme un trésor commun où resteraient disponibles, pour demain et plus tard, nos savoirs. Savoir dire, savoir écrire, savoir faire, savoir comprendre, savoir entendre, savoir partager, savoir compatir, savoir protéger, savoir aimer, savoir mourir en ultime ressort.

Vers une « cité des ophiures » ?

Je crois que nous devons donc relier nos métiers et connaissances, nos arts et nos lettres, nos si nombreuses compétences au service de la vie future, au-delà des terribles secousses qui approchent. Vous me parlerez peut-être des Amap ou des Transition Towns, de l’habitat bioclimatique et des coopératives ouvrières dans le genre des Scop, des producteurs bio et des groupes de solidarité mondiale, comme par exemple la Cimade. Et je vous répondrai : mais bien sûr ! Évidemment ! Encore heureux ! Nous ne partons pas de rien. Si nous nous lançons dans cette aventure terrestre, avec des groupes du monde entier bien entendu – à moi Maude Barlow, Vandana Shiva, Lori Wallach, Martin Khor, Agnès Bertrand, Silvia Pérez-Vitoria, Jerry Mander, Anuradha Mittal, à nous ! -, il faudra bien un substrat.

L’image qui s’impose à moi est celle d’une « cité des ophiures », ces animaux qui font penser, à l’œil en tout cas, à des étoiles de mer. Des chercheurs néo-zélandais et australiens ont découvert une colonie installée sur le pic d’un mont sous-marin. Comme elle est constituée de dizaines de milliers d’ophiures, elle est bien plus haute que le plus haut de nos dérisoires immeubles terrestres. Ces animaux vivent réellement, concrètement bras dessus bras dessous, au beau milieu d’un courant tourbillonnant qui pourrait sembler une menace mortelle. Or tout au contraire. Ce courant empêche les prédateurs de pénétrer la maison commune – le mot grec oïkos, la maison, a fini par donner, complété par logos, le mot écologie – et convoie d’importants chargements de nourriture dont les ophiures s’emparent en levant les bras. Car ils ont des bras. Comme nous.

Je reconnais que la métaphore a des limites, mais elle me plaît. Nous sommes tous des ophiures ! Voilà ce que j’aimerais entendre plus souvent, à l’avenir, dans les cortèges et manifestations où nous rechercherons des voies de sortie, des issues de secours à ce monde devenu méphitique. Dois-je encore insister ? Un réseau de réseaux, souple, pratiquement indestructible, se régénérant à mesure qu’il subirait des assauts venus du vieux monde, qui mettrait au service de chacun le colossal possible de tous. C’est ainsi, collectivement, mondialement, humainement que nous affronterions l’impensé radical qui arrive. Et que nous conserverions une chance d’y survivre, nous ou d’autres. Mais libres. Mais dignes. Mais debout. Ce que j’en dis.