Je commence ci-dessous une série de deux articles auxquels j’attache une importance particulière. J’aimerais, dans un monde idéal qui n’existera jamais, que beaucoup de gens les lisent avec patience. Non que je les croie indiscutables ou intouchables. Au contraire, je souhaiterais qu’ils suscitent débat et controverse, ce qui m’éclairerait en retour sur leurs insuffisances, leurs erreurs, leurs limites. Quoi qu’il en soit, ils expriment bel et bien un point de vue sur l’état du monde. Le mien. Il y en a d’autres, évidemment.
Je vais à la fois frapper un grand coup et ruiner ce qui me reste de réputation : je ne suis pas devin. Mille excuses, j’aurais dû commencer par là ce jour d’août 2007 où j’ai commencé Planète sans visa. Je ne sais donc pas ce qui va se passer demain, ou après-demain, et pas davantage en 2017. Si vous êtes encore là après une si vilaine proclamation, c’est donc que vous êtes masochiste, et que tous mes scrupules peuvent disparaître comme le ferait un brusque éclair de magnésium. Je ne suis pas devin, mais je m’autorise à réfléchir sans autorisation. Et voici ce que je pense de l’avenir.
Il n’est plus possible, au stade où nous sommes, d’éviter le fracas et le chaos. Ce n’est pas à la portée des humains. La dislocation d’écosystèmes essentiels est déjà en cours, et vous le savez comme moi. Les océans subissent l’attaque la plus extrémiste qui se puisse concevoir. La pire depuis des millions d’années, et de loin. Hélas, nos esprits tout petits sont incapables de la considérer. Les chaînes alimentaires sont rompues, les gros poissons disparaissent, l’équilibre n’est plus. Ce n’est pas un épiphénomène, c’est un événement de nature cosmique, dont le retentissement se fera sentir, si l’homme poursuit sa route, pendant des milliers de générations. Des milliers. N’est-ce pas fou ?
Il n’y aura pas de miracle
J’ai commencé par les océans parce que je les aime d’un amour fou. Mais il y a tout le reste. Les forêts, les fleuves et rivières, ces sols agricoles massacrés, épuisés, érodés, envolés, l’empoisonnement universel par la chimie de synthèse, l’effroyable massacre des bêtes et des plantes, lui aussi inconcevable par les si petits hommes que nous sommes. Tous ces phénomènes créent sans cesse des rencontres, des boucles de rétroaction le plus souvent négatives, dont nous ne savons rien. La mort des abeilles compromet les chances d’une pollinisation efficace. Les ratés de cette dernière abaissent le niveau des récoltes au Bengale, déclenchant des émeutes et des migrations, encourageant le braconnage des derniers tigres de la région, etc. Tout est à l’avenant. Tout résonne d’un bout à l’autre du monde. Tout est entrelacé, car écosystémique. Mais nous sommes si affreusement limités dans nos perceptions, malgré et peut-être à cause de notre arrogance, que nous ne voyons rien. Et par-dessus, couvrant le tout et l’aggravant dans des proportions que nul ne connaît, ce dérèglement climatique qui modifie les règles de base de la vie sur terre.
Il n’y aura pas de miracle. Le miracle serait la négation même de la réalité. Or, jusqu’à preuve du contraire, cette dernière s’impose à nous, elle s’impose à tous. Il n’y aura pas de miracle, mais à mesure que la catastrophe s’abattra davantage sur nous, les marchands d’espoir se multiplieront. Les sectes vont prospérer. Les scientistes et « technologistes » aussi, qui nous promettront de régler la crise écologique à coups d’inventions, de trucs et d’astuces. Ce n’est qu’un début, la tragédie continue. Nous sommes rendus à la séquestration du carbone dans le sol et peut-être à des manœuvres bien plus discrètes. Certains, qui ne sont pas fous, évoquent la piste d’épandages aériens susceptibles d’agir sur le climat, connus sous le nom de chemtrails (lire ici). Une telle action, si elle a lieu, est évidemment clandestine et hors de tout contrôle social. Je n’ai aucune lumière particulière sur la question, mais je dois dire par avance que je n’en serais pas étonné. Il serait même imparablement logique que des organismes militaires – les seuls à être capables de penser stratégiquement -, tentent dans le secret quelque chose. Qui d’autre serait en mesure de le faire, alors qu’aucun consensus n’est plus possible sur quelque sujet que ce soit ?
À la vérité, ce n’est pas de cela que j’entends vous parler. Le chaos, ai-je dit. Le fracas. J’ai bien conscience de la charge anxiogène contenue dans ces mots, et si je pouvais m’abstenir, je le ferais. Mais je ne peux ni ne dois. Planète sans visa n’est pas Pif le chien, et vous méritez qu’on vous parle sans détour. La guerre de tous contre tous a déjà commencé sans que nous ne l’admettions, car notre intérêt bien compris est de ne pas y prêter attention. Ne sommes-nous pas, nous les gens du Nord, du bon côté de l’abominable manche ? S’il est une tradition maudite, en France, c’est bien l’indifférence pour ce qu’on appelle aujourd’hui le Sud. Terrae incognitae de jadis, colonies, tiers monde, Sud. L’indifférence, la même éternelle indifférence, parfois mâtinée d’une peur fugace, suivie de fureur. Que ces gens lointains soient morts dans les cales ou sous le fouet, dans les plantations des Antilles « françaises », face à la mitraille allemande, face à la mitraille française, comme le 8 mai 1945 à Sétif, qu’ils succombent à la malaria ou au sida n’a jamais eu la moindre importance.
L’héritage nazi en nous
Le Sud n’existe pas. S’il existait, il faudrait reprendre l’ouvrage de Bartolomé de Las Casas, qui tenta héroïquement de défendre les Indiens de l’Amérique qu’on osa nommer espagnole, il y a 500 ans. S’il existait, nous aurions détruit de fond en comble, depuis longtemps, les officines de cette Françafrique qui gardent depuis cinquante ans les coffres-forts et oléoducs des Bongo, Sassou-Nguesso, et depuis peu Dos Santos. S’il existait, il serait très difficile de faire comme si les miséreux du monde étaient des sous-hommes. Cela va en choquer plus d’un, mais sincèrement, l’Occident démocratique n’a-t-il pas mis en pratique une partie du programme nazi ? Certes, nous sommes bons et blancs, souvent chrétiens, souvent généreux, si souvent humanistes. Mais quoi ? Faites l’effort une courte seconde de vous mettre dans la peau d’un paysan burkinabé de 42 ans, qui ne parvient plus à nourrir ses quatre petiots. Ses petiots valent-ils ou non nos petiots ? Ou d’une veuve de la guerre interminable, en Angola, entre MPLA et UNITA, sur fond de barils de pétrole. Disons une veuve de 38 ans, seule avec trois marmots. J’écris trois pour faciliter l’identification, car je suis bon, puisque Français.
Combien d’affamés chroniques ? Plus d’un milliard. Combien d’habitants des bidonvilles ? Nettement plus d’un milliard, et ce ne sont pas forcément les mêmes. Tandis que nous continuons à prêter attention aux querelles des riches – DSK, l’homme des transnationales et du FMI, l’étrangleur des peuples, sera-t-il le candidat de la gauche aux présidentielles de 2012 ? -, l’humanité réelle perd pied, et bientôt n’aura plus aucune patience à notre endroit. C’est alors que l’on verra se déployer chez nous, massivement, militairement, un nouvel « humanisme », de combat. Tourné contre eux, fatalement. Je dis bien : fatalement. Le temps épuisé dans le dérisoire ne saurait se rattraper. Voici venir l’heure des comptes.
Ce que nous n’avons su mettre en place à la Libération, qui aurait pu prendre la forme d’un pacte de civilisation, ne se fera pas davantage demain. Et encore moins, car en 1945, la victoire sur le fascisme mobilisait le meilleur de l’homme. La résistance contre l’immonde avait été morale. Notre monde à nous est simplement, affreusement, obstinément immoral. Un précieux mécanisme psychique nous interdit de penser le mal que nous avons propagé et continuons de soutenir. Le Rwanda, c’est pas nous. Les nécrocarburants, c’est pas nous. La disneylandisation de tant de lieux jadis habitables, parfois sublimes, c’est pas nous. Les guerres chirurgicales – au sens de chirurgie lourde – menées dans le lointain sous divers prétextes, quand la vraie raison est de protéger notre criminelle façon de vivre, c’est pas nous. Jamais nous. Bon, la vie est douce, sur les bords de Seine.
Le retour des incendies
Cette dénégation constante fait partie des meubles mentaux de toutes les factions françaises, de la droite extrême à la gauche radicale. Laissons de côté l’essentiel de l’éventail, et concentrons nous sur cette gauche qui prétend changer l’ordre établi. Non que j’en fasse partie, Dieu non. Mais enfin, le Parti de Gauche et le NPA – pour ne parler que d’eux – n’entendent-ils pas modifier le cours des choses ? S’en approchent-ils quand ils passent l’essentiel de leur temps en des campagnes électorales aussi creuses que stupides ? Lorsqu’ils réclament un pouvoir d’achat qui irait renforcer encore la production de biens ineptes et la machine criminelle qui les met sur le marché ? Libre à certains de voir dans le pathétique Jean-Luc Mélenchon l’avenir de l’humanité. Libre à d’autres de ne pas comprendre que même un mouvement plus sympathique – il n’y a guère de mal – comme le NPA ne sait pas faire de la politique à la seule échelle concevable. Qui est celle des équilibres de la vie sur cette terre. Quant aux Verts et à Europe Écologie, rien ne serait trop brutal pour évoquer leur impuissance. Certains d’entre eux, parmi les plus chenus, vont répétant qu’il ne reste qu’une poignée d’années pour changer de cap. Mais tous font comme s’ils disposaient de 300 000 ans devant eux. Le monde brûle de mille incendies, mais la question reine reste : qui tiendra l’appareil, qui écrira les statuts, qui sera élu.
Je vais achever ici ce qui est la première partie de mon propos. Je coupe, car je serais sinon trop long. Et je sais que ce n’est pas très efficace. Je sais même qu’il est absurde à bien des égards de glisser ici un seul texte comme celui qui précède. Lire devient une gêne dans une journée de course et de fuite. Lire et réfléchir ensemble devient un luxe de grand seigneur. Je n’aurai pas tout perdu, donc. Et sachez que je n’accuse personne de rien. Asi son la cosas. C’est ainsi que va la vie. Je fais de mon côté ce que je crois devoir faire, et advienne que pourra. J’en étais à ce point : les choses sont d’ores et déjà allées trop loin. Qu’on l’appelle choc, crash, krach ou guerre, l’avenir est l’avenir de l’extrême tension. Si vous lisez mon prochain papier, vous saurez ce que je suggère de faire en attendant le retour des incendies.
Avant cela, je crois devoir insister : nous aurions besoin d’une flamme morale incandescente. Nous aurions besoin d’un flot d’indignation majeure. D’un sursaut comparable à celui qui mena sur le chemin de la liberté la résistance antifasciste d’il y a 70 ans. Pour commencer, pour seulement commencer. Car la crise écologique commande et commandera des vertus de bien plus longue durée. D’une intensité bien supérieure. En serons-nous capables ? L’Occident gavé d’objets, hystérique, individualiste, égoïste jusqu’à l’égotisme, vieilli, piétinant avec une stupidité rare sa propre jeunesse, cet Occident malade a-t-il ou non épuisé son souffle historique ? Y a-t-il une chance que nous parvenions à incarner ne serait-ce qu’une fraction d’un avenir commun possible ? Rendez-vous au prochain article.