J’ai besoin de votre avis. Ce qui suit est une proposition de documentaire télé que j’ai adressé à une société de production parisienne, par le biais d’un de ses responsables venu dîner chez moi. Lequel, très emballé par le sujet que je lui présentais oralement, m’a demandé un texte qui lui permettrait de démarcher une chaîne télé. Car c’est ainsi que les choses se passent. Une idée est retenue par une société de production, parfois une très petite structure pleine d’énergie – tel était le cas -, puis elle est proposée à ce que le jargon professionnel appelle le « diffuseur ». La télé, donc. Qui regarde et dit : oui, ça nous intéresse, on donne de l’argent pour le faire. Ou non, on passe notre tour. Les sociétés de production ne se lancent quasiment jamais dans l’aventure d’un doc sans l’aval d’une chaîne.
Que s’est-il passé avec ce que vous allez lire ? Rien. Aucune chaîne n’a souhaité s’engager. Ce qui n’empêchera ces excellents journalistes de diffuser de belles images du Sommet de la terre de Rio, qui se déroulera en juin. Peut-on raisonnablement penser que le peuple français sera bien informé sur le sujet ? Le certain, c’est que vous ne verrez pas à l’écran ce dont j’aurais aimé parler. Que cela ne vous empêche pas de donner votre point de vue. À plus tard.
Avant, il n’y avait rien, et c’est logique. Avant 1970, avant que ne paraisse le rapport commandé par le club de Rome au Massachusetts Institute of Technology (The Limits To Growth , en français Halte à la croissance ?), l’écologie restait pratiquement inconnue. La contre-culture américaine, les mouvements de jeunesse nés de mai 68 – en France – et d’autres révoltes ailleurs, ont installé le mot et les préoccupations qui l’accompagnent. En bref, de sérieuses interrogations sur les modes de production et de consommation apparaissent.
L’industrie transnationale pouvait-elle rester à l’écart de ce bouleversement culturel ? Poser la question, c’est y répondre. Très peu de structures humaines sont capables d’une pensée stratégique, étendue à la fois sur le temps et l’espace. Sans jugement de valeur, les armées en sont capables, les Églises aussi, et les plus grandes entreprises également. Elles doivent comprendre le monde et anticiper dans la mesure du possible ses changements.
Maurice Strong, grand industriel
Dans le domaine de la crise écologique planétaire, une figure émerge dès 1970, en la personne du Canadien Maurice Strong, né en 1929. Il y a deux êtres au moins chez cet homme toujours actif à bientôt 83 ans. Le premier est un grand capitaliste, qui a joué les premiers rôles dans des compagnies pétrolières telles que Dome Petroleum, Caltex (groupe Chevron), Norcen Resources (devenu Anadarko Canada Corporation) ou encore PetroCanada, dont il fut le P-DG. En dehors du pétrole, il a également été patron de Ontario Hydro, géant de l’hydro-électricité et du nucléaire. Engagé en 1992 pour restructurer l’entreprise, endettée à cause de ses investissements dans le nucléaire, il licencie 7 000 salariés. Il a enfin été P-DG du groupe Power Corporation, dont les intérêts croisés dans la finance, l’industrie et la presse font une puissance politique majeure.
Voilà pour le versant entrepreneurial de Strong. Le deuxième Maurice Strong ne peut que laisser perplexe. En effet, fréquentant de près les couloirs des Nations unies dès le début des années Cinquante du siècle précédent, il va progressivement, et parallèlement à ses lourdes tâches industrielles, devenir un homme qui compte dans le système onusien. Comment, et pourquoi ? Mystère. Le storytelling officiel raconte que Strong aurait eu un poste on ne peut subalterne dès 1947, à l’âge donc de 18 ans. La chose certaine, c’est que Strong, responsable de transnationales notamment pétrolières, s’intéresse à la question écologique dès le départ ou presque. De 1970 à 1972, il est le secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, qui prépare le premier Sommet de la terre, qui se tiendra à Stockholm du 5 au 16 juin 1972. Ce Sommet donne naissance à un acteur essentiel de tous les Sommets de la terre suivants : le Programme des Nations unies pour l’environnement, ou PNUE. Maurice Strong devient son premier directeur exécutif, poste clé s’il en est.
La suite est encore plus saisissante, car Strong est au centre de la commission dite Bruntland, chargée par les Nations unies de rédiger un rapport sur l’état de la planète. Ce sera, en 1987, le célébrissime Notre Avenir à tous, publié en 1987. Ce texte fondateur a lancé à l’échelle mondiale l’expression aujourd’hui consacrée par tous les pouvoirs en place : le « développement durable ». Strong ne cessera plus d’être à la manœuvre, devenant le secrétaire général de la Conférence de l’ONU sur l’environnement et le développement. À ce titre, il sera le principal organisateur du premier Sommet de la terre de Rio, en 1992, avec comme bras droit un certain Stephan Schmidheiny (voir plus loin). En 1997, devenu sous-secrétaire général des Nations unies et conseiller spécial du secrétaire général, Kofi Annan, il prononce le discours inaugural de la conférence de Kyoto sur le climat (http://www.mauricestrong.net/index.php/kyoto-conference-introduction). On ne peut que souligner la bizarrerie de cet événement : un homme au cœur du dérèglement climatique par ses responsabilités dans l’industrie pétrolière parle au nom de l’humanité de la lutte contre le réchauffement.
Pétrole contre nourriture : l’affaire Tongsun Park
Strong continuera à jouer un rôle considérable de conseiller onusien avant, pendant et après le Sommet de la terre de Johannesburg, en 2002. Avant de devoir renoncer à ses responsabilités à l’ONU après la révélation, en 2005, d’une histoire dont il faut dire d’emblée qu’il est sorti sans mise en cause judiciaire. Le fait est, en tout cas, que sur fond de scandale Pétrole contre Nourriture, Strong a touché un chèque de près de 1 million de dollars tirés sur une banque jordanienne, depuis un compte alimenté par le sud-coréen Tongsun Park, condamné lui à plusieurs années de prison. Parmi les nombreux reproches retenus par une cour américaine, celui d’avoir versé des pots-de-vin à des officiels des Nations unies. Ceci posé, pas de malentendu : il n’y a pas de charges concrète contre Strong, à part ce chèque. Strong, qui possède une maison à Pékin, est un personnage important, encore aujourd’hui, du dialogue sino-américain. Des photos le montrent en compagnie du président chinois. Il s’est rendu à plusieurs reprises en Corée du Nord.
Le deuxième personnage de cette histoire de l’ombre s’appelle donc Stephan Schmidheiny. Ce Suisse, né en 1947, est l’héritier d’une dynastie industrielle, qui aura bâti son immense fortune sur l’entreprise Eternit. En 1990, né en 1947, devient le bras droit de Maurice Strong dans la préparation du Sommet de la Terre de Rio de 1992, qui assure le triomphe définitif du « développement durable » partout dans le monde. Imparable, car Schmidheiny est l’un des symboles les plus éclatants de cette nouvelle doxa. Dès 1984, il crée au Panama une structure appelée Fundes, qui essaimera ensuite en Amérique latine. L’objectif officiel est d’aider les (nombreux) chômeurs de la région. Un philanthrope ? Dans un entretien à la revue chilienne QuéPasa , il déclare : « Ma philanthropie n’a pas le sens classique de la philanthropie, qui signifie charité, dons aux pauvres pour manger, ce n’est pas de la miséricorde. Je vois cela comme un investissement dans les processus sociaux. Un investissement dans l’avenir d’une société dont je dépends et où je veux faire des affaires ».
Schmidheiny et les acteurs sociaux latinos
En 1994, Schmidheiny lance une ONG nommée Avina, financée par Viva, propriétaire d’un trust industriel dont le nom est GrupoNueva, spécialisé dans le bois, l’eau, les tubes plastique, le fibrociment. Avina a pour but revendiqué de « contribuer au développement durable en Amérique latine afin de promouvoir l’établissement de relations de confiance et de partenariats fructueux entre les chefs d’entreprise et leaders sociaux autour de programmes d’action consensuels ». Parallèlement à sa carrière latino-américaine, Schmidheiny a fondé le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). Ce Conseil mondial des entreprises pour le développement durable est né au moment du Sommet de la Terre de Rio, en 1992. Il regroupe environ 200 entreprises, dont la liste inclut China Petrochemical Corporation, Mitsubishi Chemical Holding Corporation, Solvay, AREVA, Dassault Systèmes S.A., L’Oréal, BASF, Bayer, Italcementi Group, Shell, Philips, Hoffmann-La Roche, Novartis, Syngenta, BP, Rio Tinto, Alcoa, Boeing, Chevron Corporation, Dow Chemical, DuPont, sans oublier The Coca-Cola Company.
Dans le livre – non traduit – paru en 2002 (BK éditions), Walking the talk (en français Joindre le geste à la parole), Stephan Schmidheiny, Charles Holiday, patron de DuPont et Philip Watts, l’un des grands patrons de la Shell, écrivent 67 monographies. Autant de cas, selon les auteurs, de « développement durable ». Exemple : le delta du Niger. D’après le livre, la Shell « a une longue histoire d’assistance aux communautés auprès desquelles elle travaille ». Inutile de préciser que la réalité est aux antipodes. Le WBCSD de Schmidheiny a joué un rôle crucial, en coulisses, au Sommet de la Terre de Johannesburg, en 2002, mais aussi à la Conférence mondiale sur la biodiversité de Nagoya (2010).
Voici pour la face plus ou moins lumineuse du personnage. Il y en a une autre, qui n’est pas présentable. En 2009 s’est ouvert le maxi-procès de l’amiante devant le Tribunal pénal de Turin. Un « processo storico », comme les Italiens l’ont appelé, au cours duquel ont été discutées les responsabilités dans la mort de près de 3 000 ouvriers italiens, contaminés par l’amiante dans les usines du groupe Eternit. Cet interminable procès a mis au jour le rôle central de celui qui fut le patron d’Eternit en Italie, un certain Stephan Schmidheiny. Le procureur Raffaele Guariniello a finalement requis 20 ans de prison contre Schmidheiny, qui a prudemment refusé de mettre le pied en Italie, se contentant, selon la justice italienne de payr une agence de com’ pour éviter que son nom ne soit trop cité.
Brice Lalonde digne continuateur
Voici la trame de l’histoire que je propose. Selon des bruits insistants que je n’ai pas, pour l’heure, pu confirmer, Schmidheiny joue un rôle important dans la préparation du Sommet de la terre de Rio 2012, dont la responsabilité a été confiée, sur insistance du président Nicolas Sarkozy auprès de l’ONU, au Français Brice Lalonde. Ce dernier ne manque pas d’intérêt. Écologiste dans l’après-68, membre du PSU, Lalonde présente une liste aux Européennes de 1984 contre les Verts, qui viennent de naître, en compagnie d’un ancien ministre de droite, Olivier Stirn. En 1989, Mitterrand appelle Lalonde au gouvernement pour contrebalancer l’influence des Verts, qui viennent d’obtenir 10,59 % des voix aux Européennes. Dans la foulée, Lalonde monte avec Jean-Louis Borloo « Génération Écologie » ou GE. Aux régionales de 1992, GE fait à peu près jeu égal avec les Verts.
Lalonde a déjà largement amorcé son virage politique. Il appelle à voter Chirac en 1995, puis se rapproche de l’ultralibéral Alain Madelin, dont il reste proche en 2012. Né dans une famille de riches industriels, Lalonde défend désormais le libéralisme économique. En quoi il est évidemment compatible avec la préparation d’un nouveau Sommet de la terre. Les coulisses de celui de Rio 2012 réservent à coup certain de belles surprises. Pour l’heure, le site du Sommet est d’une discrétion de violette sur les hommes et réseaux à l’œuvre. Un beau défi pour ceux qui souhaitent en savoir plus.
Fabrice Nicolino, le 16 janvier 2012.