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Mais qui dirige les fameux Sommets de la terre ?

J’ai besoin de votre avis. Ce qui suit est une proposition de documentaire télé que j’ai adressé à une société de production parisienne, par le biais d’un de ses responsables venu dîner chez moi. Lequel, très emballé par le sujet que je lui présentais oralement, m’a demandé un texte qui lui permettrait de démarcher une chaîne télé. Car c’est ainsi que les choses se passent. Une idée est retenue par une société de production, parfois une très petite structure pleine d’énergie – tel était le cas -, puis elle est proposée à ce que le jargon professionnel appelle le « diffuseur ». La télé, donc. Qui regarde et dit : oui, ça nous intéresse, on donne de l’argent pour le faire. Ou non, on passe notre tour. Les sociétés de production ne se lancent quasiment jamais dans l’aventure d’un doc sans l’aval d’une chaîne.

Que s’est-il passé avec ce que vous allez lire ? Rien. Aucune chaîne n’a souhaité s’engager. Ce qui n’empêchera ces excellents journalistes de diffuser de belles images du Sommet de la terre de Rio, qui se déroulera en juin. Peut-on raisonnablement penser que le peuple français sera bien informé sur le sujet ? Le certain, c’est que vous ne verrez pas à l’écran ce dont j’aurais aimé parler. Que cela ne vous empêche pas de donner votre point de vue. À plus tard.

Avant, il n’y avait rien, et c’est logique. Avant 1970, avant que ne paraisse le rapport commandé par le club de Rome au Massachusetts Institute of Technology (The Limits To Growth , en français Halte à la croissance ?), l’écologie restait pratiquement inconnue. La contre-culture américaine, les mouvements de jeunesse nés de mai 68 – en France – et d’autres révoltes ailleurs, ont installé le mot et les préoccupations qui l’accompagnent. En bref, de sérieuses interrogations sur les modes de production et de consommation apparaissent.

L’industrie transnationale pouvait-elle rester à l’écart de ce bouleversement culturel ? Poser la question, c’est y répondre.  Très peu de structures humaines sont capables d’une pensée stratégique, étendue à la fois sur le temps et l’espace. Sans jugement de valeur, les armées en sont capables, les Églises aussi, et les plus grandes entreprises également. Elles doivent comprendre le monde et anticiper dans la mesure du possible ses changements.

Maurice Strong, grand industriel
Dans le domaine de la crise écologique planétaire, une figure émerge dès 1970, en la personne du Canadien Maurice Strong, né en 1929. Il y a deux êtres au moins chez cet homme toujours actif à bientôt 83 ans. Le premier est un grand capitaliste, qui a joué les premiers rôles dans des compagnies pétrolières telles que Dome Petroleum, Caltex (groupe Chevron), Norcen Resources (devenu Anadarko Canada Corporation) ou encore PetroCanada, dont il fut le P-DG. En dehors du pétrole, il a également été patron de Ontario Hydro, géant de l’hydro-électricité et du nucléaire. Engagé en 1992 pour restructurer l’entreprise, endettée à cause de ses investissements dans le nucléaire, il licencie 7 000 salariés. Il a enfin été P-DG du groupe Power Corporation, dont les intérêts croisés dans la finance, l’industrie et la presse font une puissance politique majeure.

Voilà pour le versant entrepreneurial de Strong.  Le deuxième Maurice Strong ne peut que laisser perplexe. En effet, fréquentant de près les couloirs des Nations unies dès le début des années Cinquante du siècle précédent, il va progressivement, et parallèlement à ses lourdes tâches industrielles, devenir un homme qui compte dans le système onusien. Comment, et pourquoi ? Mystère. Le storytelling officiel raconte que Strong aurait eu un poste on ne peut subalterne dès 1947, à l’âge donc de 18 ans. La chose certaine, c’est que Strong, responsable de transnationales notamment pétrolières, s’intéresse à la question écologique dès le départ ou presque. De 1970 à 1972, il est le secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, qui prépare le premier Sommet de la terre, qui se tiendra à Stockholm du 5 au 16 juin 1972. Ce Sommet donne naissance à un acteur essentiel de tous les Sommets de la terre suivants : le Programme des Nations unies pour l’environnement, ou PNUE. Maurice Strong devient son premier directeur exécutif, poste clé s’il en est.

La suite est encore plus saisissante, car Strong est au centre de la commission dite Bruntland, chargée par les Nations unies de rédiger un rapport sur l’état de la planète. Ce sera, en 1987, le célébrissime Notre Avenir à tous, publié en 1987. Ce texte fondateur a lancé à l’échelle mondiale l’expression aujourd’hui consacrée par tous les pouvoirs en place : le « développement durable ». Strong ne cessera plus d’être à la manœuvre, devenant le secrétaire général de la Conférence de l’ONU sur l’environnement et le développement. À ce titre, il sera le principal organisateur du premier Sommet de la terre de Rio, en 1992, avec comme bras droit un certain Stephan Schmidheiny (voir plus loin). En 1997, devenu sous-secrétaire général des Nations unies et conseiller spécial du secrétaire général, Kofi Annan, il prononce le discours inaugural de la conférence de Kyoto sur le climat (http://www.mauricestrong.net/index.php/kyoto-conference-introduction). On ne peut que souligner la bizarrerie de cet événement : un homme au cœur du dérèglement climatique par ses responsabilités dans l’industrie pétrolière parle au nom de l’humanité de la lutte contre le réchauffement.

Pétrole contre nourriture : l’affaire Tongsun Park
Strong continuera à jouer un rôle considérable de conseiller onusien avant, pendant et après le Sommet de la terre de Johannesburg, en 2002. Avant de devoir renoncer à ses responsabilités à l’ONU après la révélation, en 2005, d’une histoire dont il faut dire d’emblée qu’il est sorti sans mise en cause judiciaire. Le fait est, en tout cas, que sur fond de scandale Pétrole contre Nourriture, Strong a touché un chèque de près de 1 million de dollars tirés sur une banque jordanienne, depuis un compte alimenté par le sud-coréen Tongsun Park, condamné lui à plusieurs années de prison. Parmi les nombreux reproches retenus par une cour américaine, celui d’avoir versé des pots-de-vin à des officiels des Nations unies. Ceci posé, pas de malentendu : il n’y a pas de charges concrète contre Strong, à part ce chèque. Strong, qui possède une maison à Pékin, est un personnage important, encore aujourd’hui, du dialogue sino-américain. Des photos le montrent en compagnie du président chinois. Il s’est rendu à plusieurs reprises en Corée du Nord.

Le deuxième personnage de cette histoire de l’ombre s’appelle donc Stephan Schmidheiny. Ce Suisse, né en 1947, est l’héritier d’une dynastie industrielle, qui aura bâti son immense fortune sur l’entreprise Eternit. En 1990, né en 1947, devient le bras droit de Maurice Strong dans la préparation du Sommet de la Terre de Rio de 1992, qui assure le triomphe définitif du « développement durable » partout dans le monde. Imparable, car Schmidheiny est l’un des symboles les plus éclatants de cette nouvelle doxa. Dès 1984, il crée au Panama une structure appelée Fundes, qui essaimera ensuite en Amérique latine. L’objectif officiel est d’aider les (nombreux) chômeurs de la région. Un philanthrope ? Dans un entretien à la revue chilienne QuéPasa , il déclare : « Ma philanthropie n’a pas le sens classique de la philanthropie, qui signifie charité, dons aux pauvres pour manger, ce n’est pas de la miséricorde. Je vois cela comme un investissement dans les processus sociaux. Un investissement dans l’avenir d’une société dont je dépends et où je veux faire des affaires ».

Schmidheiny et les acteurs sociaux latinos
En 1994, Schmidheiny lance une ONG nommée Avina, financée par Viva, propriétaire d’un trust industriel dont le nom est GrupoNueva, spécialisé dans le bois, l’eau, les tubes plastique, le fibrociment. Avina a pour but revendiqué de « contribuer au développement durable en Amérique latine afin de promouvoir l’établissement de relations de confiance et de partenariats fructueux entre les chefs d’entreprise et leaders sociaux autour de programmes d’action consensuels ». Parallèlement à sa carrière latino-américaine, Schmidheiny a fondé le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). Ce Conseil mondial des entreprises pour le développement durable est né au moment du Sommet de la Terre de Rio, en 1992. Il regroupe environ 200 entreprises, dont la liste inclut China Petrochemical Corporation, Mitsubishi Chemical Holding Corporation, Solvay, AREVA, Dassault Systèmes S.A., L’Oréal, BASF, Bayer, Italcementi Group, Shell, Philips, Hoffmann-La Roche, Novartis, Syngenta, BP, Rio Tinto, Alcoa, Boeing, Chevron Corporation, Dow Chemical, DuPont, sans oublier The Coca-Cola Company.

Dans le livre – non  traduit – paru en 2002 (BK éditions), Walking the talk (en français Joindre le geste à la parole), Stephan Schmidheiny, Charles Holiday, patron de DuPont et Philip Watts, l’un des grands patrons de la Shell, écrivent 67 monographies. Autant de cas, selon les auteurs, de « développement durable ». Exemple : le delta du Niger. D’après le livre, la Shell « a une longue histoire d’assistance aux communautés auprès desquelles elle travaille ». Inutile de préciser que la réalité est aux antipodes. Le WBCSD de Schmidheiny a joué un rôle crucial, en coulisses, au Sommet de la Terre de Johannesburg, en 2002, mais aussi à la Conférence mondiale sur la biodiversité de Nagoya (2010).

Voici pour la face plus ou moins lumineuse du personnage. Il y en a une autre, qui n’est pas présentable. En 2009 s’est ouvert le maxi-procès de l’amiante devant le Tribunal pénal de Turin. Un « processo storico », comme les Italiens l’ont appelé, au cours duquel ont été discutées les responsabilités dans la mort de près de 3 000 ouvriers italiens, contaminés par l’amiante dans les usines du groupe Eternit. Cet interminable procès a mis au jour le rôle central de celui qui fut le patron d’Eternit en Italie, un certain Stephan Schmidheiny. Le procureur Raffaele Guariniello a finalement requis 20 ans de prison contre Schmidheiny, qui a prudemment refusé de mettre le pied en Italie, se contentant, selon la justice italienne de payr une agence de com’ pour éviter que son nom ne soit trop cité.

Brice Lalonde digne continuateur
Voici la trame de l’histoire que je propose. Selon des bruits insistants que je n’ai pas, pour l’heure, pu confirmer, Schmidheiny joue un rôle important dans la préparation du Sommet de la terre de Rio 2012, dont la responsabilité a été confiée, sur insistance du président Nicolas Sarkozy auprès de l’ONU, au Français Brice Lalonde. Ce dernier ne manque pas d’intérêt. Écologiste dans l’après-68, membre du PSU, Lalonde présente une liste aux Européennes de 1984 contre les Verts, qui viennent de naître, en compagnie d’un ancien ministre de droite, Olivier Stirn. En 1989, Mitterrand appelle Lalonde au gouvernement pour contrebalancer l’influence des Verts, qui viennent d’obtenir 10,59 % des voix aux Européennes. Dans la foulée, Lalonde monte avec Jean-Louis Borloo « Génération Écologie » ou GE. Aux régionales de 1992, GE fait à peu près jeu égal avec les Verts.

Lalonde a déjà largement amorcé son virage politique. Il appelle à voter Chirac en 1995, puis se rapproche de l’ultralibéral Alain Madelin, dont il reste proche en 2012. Né dans une famille de riches industriels, Lalonde défend désormais le libéralisme économique. En quoi il est évidemment compatible avec la préparation d’un nouveau Sommet de la terre. Les coulisses de celui de Rio 2012 réservent à coup certain de belles surprises. Pour l’heure, le site du Sommet est d’une discrétion de violette sur les hommes et réseaux à l’œuvre. Un beau défi pour ceux qui souhaitent en savoir plus.

Fabrice Nicolino, le 16 janvier 2012.

Le lac Poyang et l’élection présidentielle française

Rajout le 26 janvier, suite à un petit mot de mon ami Hacène. Il me reproche d’évoquer un avenir pulvérulent pour le lac Poyang, constatant à juste titre qu’il pleut encore 1 000 mm d’eau sur la région chaque année. Je ne change rien, et il le comprendra je pense, car j’ai déjà évoqué la grande distance – incommensurable – qui existe entre notre temps si chichement compté et celui des écosystèmes. Mon propos était une image.

Un événement domine tous les autres, qui réduit nos débats picrocholins à leur triste condition : l’état du lac Poyang, situé dans la province de Jiangxi (Chine). Avant de vous en dire plus, et je suis navré de devoir enfoncer ce clou empoisonné : l’élection présidentielle française, Son Excellence Jean-Luc Mélenchon comprise, est un comice agricole franchouillard, où les prétendants se filent des torgnoles pour rire, tout en arborant leur air avantageux et leurs plumes dans le derrière. J’ai honte. Je ne devrais pas, car tous ces candidats me sont bien peu, mais j’ai honte pourtant.

La France, dans ma mémoire profonde, est un pays de révoltés. Je ne dresserai pas la liste de toutes ses barricades, qui m’ont tant fait rêver. Je dois rappeler tout de même qu’il fut un moment de l’histoire où notre pays se pensait universel. Où il trouvait les mots – et les actes – pour parler bien au-delà de ses pauvres frontières géographiques et mentales. Tel n’est plus le cas. Gavé, perdu dans sa goinfrerie perpétuelle, il se contente de radoter. Sarkozy est un Rastignac de troisième division, Hollande un Mitterrand de pacotille, Mélenchon un Robespierre de banlieue. Ce n’est même pas drôle.

Le lac Poyang, donc. Allons à l’essentiel : il est crucial, il est vital pour les hommes et les animaux. Nous parlons d’un géant de 160 kilomètres de long et de 16 de large en moyenne. Soit le plus grand lac d’eau douce de ce pays d’1 milliard 400 millions d’habitants. Je ne sais pas, et je ne crois pas d’ailleurs qu’on sache bien, en Chine, combien d’humains sont abreuvés par ses eaux. Disons beaucoup, et je suis certain de ne pas me tromper. Disons des millions, et je suis bien sûr de ne pas exagérer. La province du Jiangxi, peu connue, se trouve au sud-ouest de Shanghai, et compte environ 45 millions d’habitants. Pour les oiseaux migrateurs, les chiffres sont raisonnablement plus précis : l’hiver, 500 000 d’entre eux et de 52 espèces différentes se gorgent de nourriture et de graisse sur ses rives et son imposante surface. Dont la merveilleuse et si menacée grue de Sibérie. Regardez ci-dessous cette beauté.

 Grus leucogeranus

Le Poyang abrite également 140 espèces de poissons et supporte la vie de 600 autres espèces animales (ici, en anglais). Que se passe-t-il là-bas ? Une catastrophe dont aucun mot humain ne peut s’approcher. Au printemps 2011, une sécheresse historique a frappé la région, asséchant 90 % de la superficie du lac. 90 % d’un lac de 160 kilomètres de long, je le rappelle. Je dois être en veine de photographies : regardez celles-ci, piquées à un site officiel chinois. Elles datent du 28 mai 2011 pour la première, et du 27 juin 2010 pour la seconde (ici), bien entendu prises au même endroit. Le lac est simplement devenu une prairie, avant peut-être de se changer en désert pulvérulent.

En haut : le 28 mai 2011, un photographe marche sur le lit exposé du lac Poyang à Jiujiang. En bas : le 27 juin 2010, le lac Poyang au même endroit.

Cela, c’était donc au printemps dernier. Et maintenant, c’est pire. Jamais le lac n’avait été aussi désespérément sec un mois de janvier. Les pêcheurs n’ont pas eu à sortir leurs barques, car l’eau n’y est plus (voir le reportage photo). La sécheresse n’est pas la seule explication, de loin. Le barrage des Trois-Gorges, l’insupportable barrage des Trois-Gorges (ici) joue un rôle-clé dans cette tragédie. Or ce barrage, c’est nous aussi. Car Alstom, l’entreprise franchouille dont Chevènement s’est fait le héraut a vendu aux canailles de la bureaucratie chinoise 12 des 26 turbines géantes des Trois-Gorges. Avis aux crapules de gauche et de droite qui défendent le travail « français ».

Pourquoi les Trois-Gorges sont-ils en cause ? Mais parce que le lac Poyang se situe à l’aval du lac de barrage, long de centaines de kilomètres ! Tout l’équilibre de ce qui fut un grandiose écosystème est rompu. À jamais, du moins à vue humaine. Une considérable partie des eaux est désormais retenue, au lieu d’irriguer les terres, et d’alimenter nappes et lacs. Même la Chine officielle s’en émeut, c’est dire ! Jetez un regard à cet article estampillé par Pékin, mais en langue française (ici), et notamment à ces mots terribles : « Le projet du barrage des Trois-Gorges n’a pas pris la mesure complète de son impact sur l’environnement durant sa phase de conception, a admis un fonctionnaire hier. Il a ajouté que cet impact pourrait néanmoins être minimisé par des rejets d’eau du réservoir appropriés dans le fleuve Yangtsé. Le plus grand projet hydroélectrique du monde a contribué à la diminution du niveau d’eau dans le lac Dongting du Hunan et dans le lac Poyang du Jiangxi, a déclaré Wang Jingquan, inspecteur adjoint du Bureau de prévention des inondations et de la sécheresse affilié au Comité des ressources hydrauliques du Yangtsé ».

Autrement dit, les communistes au pouvoir reconnaissent à demi-mots, mais vingt ans après les courageux qui osèrent l’écrire au risque de leur liberté et même de leur vie, que les Trois-Gorges sont un crime de masse. Je ne les déteste pas, je les hais. Je sais que dans une société (faussement) pacifiée comme la nôtre, il ne fait pas bon assumer un tel sentiment. C’est barbare. Pis, c’est vulgaire. Mais moi, pour être franc, je m’en fous. Je n’aurai pas vécu pour faire plaisir au monde des bien-nés et des bien-élevés.

Et je continue. La situation est si grave que, sans état d’âme apparent, les divines autorités de la province de Jianxi envisagent désormais…un barrage pour que le lac Poyang ne verse plus ce qui lui reste d’eau dans le Yangtsé, le fleuve martyrisé par les Trois-Gorges. Un barrage contre le barrage ! Nous sommes bel et bien dans le monde des Shadoks (ici, en anglais). Au total, si l’on en croit la presse officielle du régime, 243 lacs d’une surface de plus d’un kilomètre carré chaque ont disparu en Chine depuis cinquante ans (ici, en français).

Je vous le dis bien calmement : la Chine est en train de vivre un krach écologique au regard duquel nos angoisses ne pèsent rien. La crise financière dont tant de gens discutent chaque matin chez nous n’est absolument rien en face du grand désastre planétaire dont nous sommes coresponsables, au premier plan. Je vois, comme vous j’espère, que pas un candidat à notre funeste élection présidentielle ne s’intéresse si peu que ce soit à ce qui commande pourtant notre avenir commun. Autant dire que je les envoie tous au diable, du premier – de la première – au dernier – à la dernière. Je ne sais plus bien qui a dit cette phrase limpide, que je fais mienne : « Si le mensonge règne sur le monde, qu’au moins cela ne soit pas par moi ». Et en effet, au moins cela.

À ceux qui nous préparent des lendemains atroces (à propos du climat)

Il se tient en ce moment à Durban (Afrique du Sud) une énième conférence mondiale sur le climat. Je ne regarde que de loin, car je sais l’essentiel : il n’en sortira rien. Rien. Certains, y compris peut-être chez les écologistes officiels, jugeront bon de faire accroire qu’un pas a été accompli. Mais ce sera faux, bien entendu. Je ne dis pas cela pour décourager qui que ce soit de croire au Père Noël. J’ai toujours aimé le Père Noël. Mais je crois préférable, chez un peuple d’adultes, de laisser cette noble croyance aux plus jeunes d’entre nous.

Je ne vous ferai pas la liste des conférences précédentes, toutes effroyablement gâchées. Celle de Copenhague, à la fin de 2009, peut être considérée comme un archétype. On palabre, on applaudit, on conspue, on se congratule pour finir, sur fond de désastres de plus en plus évidents. Officiellement, la France est vertueuse, et se promène du reste toujours auréolée de grands discours creux, dont ceux de Sarkozy donnent une image assez juste. Officiellement, la France comme l’Europe sont vertueux, et prétendent en conséquence faire les gros yeux à ces vilains Américains et à ces affreux Chinois, qui ruinent tous nos si magnifiques efforts. Que vous dire ? Oui, c’est une supercherie totale, mais dont tout le monde se contrefout – je vais y revenir – au long de ce fameux axe politique droite-gauche, qui inclut je le précise tout de suite Europe-Écologie-Les Verts.

Quelle supercherie ? Je vous renvoie à Jean-Marc Jancovici, polytechnicien et néanmoins formidable vulgarisateur de la question énergétique. Ceux qui voudraient me chercher à son propos doivent savoir que je l’ai constamment critiqué pour ses positions très favorables au nucléaire. Il reste que cet homme pense, et souvent des choses passionnantes. Au nom de quoi devrait-on l’oublier, dans ce monde pétrifié ? Jancovici, donc, a publié un calcul remarquable, et je dois ajouter : incontestable. Si. Je maintiens : incontestable. Selon ce travail (ici), chaque Français émet 13 % de gaz à effet de serre de plus en 2010 qu’en 1990. 1990, telle était la date retenue au sommet de Kyoto – 1997 -pour jauger et juger les efforts de réduction des émissions de gaz des uns et des autres. Le protocole prévoyait ainsi que les pays développés s’engageaient à réduire leurs rejets de 5 % en moyenne à l’horizon 2012 par rapport à 1990. 2012, nous sommes bien d’accord ? c’est dans un mois.

C’est dans un mois et les charlatans qui nous gouvernent prétendent que, notamment grâce au nucléaire, notre pays serait au rendez-vous de Kyoto, qui soit dit en passant n’était déjà rien, RIEN, en égard des véritables enjeux climatiques. Mais tel n’est pas le cas. Et si nous émettons 13 % de gaz à effet de serre en plus, par rapport à 1990, c’est que les calculs ministériels oublient un détail. La consommation hystérique de biens matériels fabriqués ailleurs. Eh oui ! C’est simple comme bonjour : à qui diable attribuer les saloperies made in China, made in India, made in partout ailleurs, qui arrivent par milliers de tonnes dans nos ports, pour satisfaire une fringale sans but ni fin ? On refile les émissions liées à leur fabrication aux autres, et pas à nous ! De la sorte, nous pouvons dormir tranquillement. Les joujoux, les cotonnades, les ordinateurs, les télés, les téléphones ? C’est pas nous, c’est les barbares de tout là-bas !

Et voilà pourquoi votre fille est muette. Voilà la vérité à peine cachée de notre monde réel. Et le fondement d’une unité nationale qui ne dira jamais son nom. Mélenchon, par exemple, qui se prétend écologiste quand il n’est jamais qu’un politicien mollettiste (1) de plus, réclame une augmentation de la consommation des biens matériels en France, ce qui le rend complice – qu’on se rassure, il ne sera jamais jugé – de l’aggravation si prévisible de la situation climatique. Il n’est pas le seul. Tous continuent de danser sur le pont du Titanic, et les Verts, qui se battent au couteau pour des places de députés, ne font évidemment pas exception.

Des organismes qui pourtant soutiennent la marche folle de ce monde assassin, comme l’Organisation météorologique mondiale (OMM), le Programme des nations unies pour l’environnement (Pnue), l’Agence internationale de l’énergie (AIE), notent avec une grande force que, sans un sursaut qu’on peine à imaginer, la température moyenne du globe s’apprête à devenir incontrôlable. La barrière des 2° d’augmentation – digue ridicule s’il en est – sera sous peu pulvérisée. Nous allons vraisemblablement vers 4 ou  5 degrés de plus, voire 6 à l’horizon 2100. Ce que nous promettent ces perspectives, si elles devaient se réaliser, c’est la fin des civilisations humaines. Attention !  Je ne parle pas là de la disparition des hommes, mais d’une régression sans précédent depuis qu’existent des sociétés civilisées. Et j’en profite pour vous rappeler ce truisme : sans l’exceptionnelle stabilité du climat que nous connaissons depuis des millénaires, pas de Pharaons, pas de Phéniciens, pas d’Athéniens ni de Spartiates, pas de pax romana, pas de cathédrales, et pas même de Révolution française. Nous devons tout, absolument tout à l’extrême bonté d’un climat favorable.

4, 5 ou 6  degrés de plus, c’est la fin concrète des agricultures productives, la migration forcée de centaines de millions d’êtres, et peut-être davantage, c’est la guerre sous toutes ses formes, le massacre, l’ensevelissement de l’idée humaine, et pour longtemps. Je vous renvoie à un article de l’historien du climat Emmanuel Le Roy Ladurie (ici), qui n’a rien d’un écologiste. Le dérèglement du climat, historiquement – à des niveaux dérisoires par rapport à ce que nous vivons -, signifie l’affrontement entre les hommes. Et pourtant, nul ne met cette question au centre de la discussion publique chez nous, à quelques mois d’une élection présentée comme importante. Que la droite veuille poursuivre cette marche forcée à l’abîme, soit. Elle semble née pour nous entraîner au chaos. Mais la gauche, mais les gauches, mais ces écologistes estampillés ? Ils font exactement pareil. Mutatis mutandis, ces gens me font penser à ceux qui couraient sur le terrain d’aviation du Bourget à la rencontre de l’avion de Daladier, retour de Munich. On s’en souvient, Édouard Daladier, Président du Conseil en cet automne 1938, était allé vendre la Tchécoslovaquie à Hitler, dans le fallacieux espoir de sauver la paix. De retour en France, il redoutait, apercevant la foule sous les ailes de l’avion, d’être lynché par des antifascistes révulsés par sa couardise. Au lieu de quoi, il fut acclamé par une foule d’imbéciles.

Eh bien, sachant dès l’avance que je vais choquer des lecteurs fidèles, je fais un rapprochement avec la situation présente, dont j’ose écrire qu’elle est pire, incomparablement. Ceux qui soutiennent des partis indifférents au chaos climatique qui vient, et qui s’apprêtent à voter pour eux, ressemblent à ceux qui apportaient des fleurs au Bourget à ce damné connard de Daladier (2). Il y a des moments, et nous en sommes là, où la rupture mentale est une nécessité absolue. Je ne voterai pas en mai 2012, car tous, TOUS nous préparent des lendemains atroces.

(1) Mollettiste renvoie à Guy Mollet, ancien dirigeant de la SFIO, qui donna naissance au parti socialiste. Mollet avait commencé sa carrière politique en 1945, tonnant du haut des tribunes et maniant une langue souvent plus « à gauche » que celle du parti stalinien (communiste). Sa spécialité fut donc d’apparaître comme une sorte de révolutionnaire de pacotille. Ce qui n’empêcha pas son parti, dès 1947, de réprimer les grèves par la violence étatique, sous la conduite de Jules Moch. Et à Mollet lui-même de couvrir et même encourager la torture de masse en Algérie lorsqu’il devint président du Conseil en 1956.

(2) Rappelons que Daladier fut un personnage-clé du gouvernement de Front populaire en 1936.

Peut-on tirer une leçon de l’affaire des biberons toxiques ?

Je ne tiens pas une forme olympique, aussi, malgré ma déjà longue absence ici, je risque de ne pas faire des étincelles. Qu’on me pardonne ! L’affaire des biberons toxiques, que j’ai eu l’honneur de mettre au jour (voir les articles publiés précédemment), est exemplaire à plus d’un titre. Elle montre d’évidence que nous ne sommes que fictivement protégés contre les innombrables abus d’une industrie devenue mortifère per se, c’est-à-dire en soi. Dépourvue de la moindre morale, tenue de vendre quoi qu’il en coûte des objets de plus en plus souvent inutiles ou rendus obsolètes à court terme, l’industrie de masse se confond régulièrement avec le crime.

Et n’est-il pas criminel de vendre des tétines de biberons contre la loi, que l’on a stérilisées auparavant avec un gaz cancérogène, reprotoxique, génotoxique ? Évidemment, oui. Des millions de nouveau-nés depuis des décennies, dans les maternités françaises, et parmi eux des prématurés ou des petits affaiblis par la maladie, ont donc goûté par force un terrible poison. Et si j’écris « terrible poison »,  ce n’est pas pour faire trembler. L’oxyde d’éthylène est l’une des pires saloperies de la chimie industrielle. Qui a servi à fabriquer jadis le gaz moutarde, utilisé en 1917 pour gazer des hommes au combat. Qui a longtemps été un pesticide légal chez nous, avant d’être interdit dans toute l’Union européenne pour cet usage à partir de 1991.

Allons au-delà, car sauf sursaut que je souhaite ardemment, l’histoire pourrait bien s’arrêter là. Résumons le déroulement de cette affaire depuis la publication dans Le Nouvel Observateur de l’enquête que j’ai cosignée avec Guillaume Malaurie. Par chance, le ministre de la Santé Xavier Bertrand a réagi vivement dès le 17 novembre, date de parution de l’enquête, annonçant une enquête administrative et le retrait des tétines contaminées. Eh oui ! par chance. Car à la vérité, tout indique que c’est l’intervention de Bertrand qui a entraîné des réactions nombreuses dans toute la presse. N’oubliez pas, je vous prie, que la première mention de l’enquête date du mardi, deux jours avant, sur le site internet de L’Obs. Le jeudi, très peu de journaux avaient réagi à cette nouvelle fracassante, et c’est bien le communiqué ministériel qui a créé la boule de neige médiatique. Laquelle, comme il se doit, a aussitôt fondu au soleil de faits divers macabres et des pauvres petites phrases politiques habituelles.

Au risque de surprendre certains d’entre vous, j’ajoute que Bertrand a au fond correctement réagi. Ce suppôt sarkozyste a pris les devants et confirmé nos révélations tout en annonçant une immédiate réaction. C’est à ce stade que tout a lamentablement failli. Dans une société normalement éveillée – ce que nous ne sommes plus depuis belle lurette -, autorités morales et médicales, syndicats, associations, partis mêmes auraient donné de la voix et promis que la lumière serait imposée à nos gouvernants. Mais il n’en a rien été. La seule parole est restée celle du ministre. Aucun journaliste, à ma connaissance en tout cas, n’a daigné poursuivre, si peu que ce soit, le travail entrepris par Malaurie et moi-même. Il eût été facile de harceler l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, qui achète par millions des tétines empoisonnées. Et directement des hôpitaux du réseau, comme le très glorieux Robert Debré. Mais non. Que dalle. Nul n’a poussé dans ses retranchements les services de surveillance de la santé publique, dont la faillite est ici patente. Nul n’a posé la question clé de l’illégalité pourtant certaine de ces pratiques de stérilisation. Et aucun paparazzo même n’a tenté de savoir si la clinique de La Muette, où a accouché madame Sarkozy, délivrait aux mères des tétines passées à l’oxyde d’éthylène.

Un triomphe. Un triomphe de l’indifférence, du j’m’en-foutisme et de l’imbécillité globale de notre époque, capable de se shooter des heures chaque jour à la télé sans seulement ouvrir un œil quand il le faudrait tant. Le plus probable est que l’enquête promise par Bertrand conduira à un rapport qui enterrera le tout. Des intérêts économiques puissants sont en jeu, malgré les apparences, et en l’absence de toute pression sociale, tout est prêt pour l’étouffoir, sous lequel tout disparaît. Ce n’est pas glorieux pour nous. Pour notre presse si lamentable. Pour nos mouvements. Pour nos idées et nos valeurs. Je crois bien qu’il faut parler d’une défaite, importante selon moi.

PS : À moins que ? À moins que des parents de bambins ne lancent une association et ne traînent en justice les sacrés salopards qui sont les responsables et les coupables de cette folie ? Nous verrons.

Internet versus cerveau humain (un seul vainqueur)

Finalement, trois mots sur Internet, tout de même, car je viens de lire un article fort éclairant dans Le Nouvel Observateur (ici). On y voit, on y confirme qu’Internet et tous ses dérivés funestes – Facebook, Twitter – modifient le fonctionnement du cerveau humain, et même l’ensemble de la vie de leurs utilisateurs. Et de leurs proches, ce qui commence à faire du monde.

La glorification d’Internet, y compris dans des cercles militants que je ne souhaite pas, exceptionnellement, envoyer aux pelotes, a quelque chose de tragique. Car s’il est une abdication de la liberté, c’est bien celle-là. On confère aux machines un poids sans aucun précédent dans l’histoire des hommes, de loin. Avec accès presque universel aux caches les mieux dissimulées de nos psychés. Qu’Internet soit une police planétaire, ce me semble certain. Faut-il préciser ce que tout le monde sent ou pressent ? Surveillance des goûts, surveillance des déplacements, surveillance des pensées : nous sommes à genoux. Mais dans l’article cité plus haut, on met aussi l’accent sur ce que je constate tous les jours chez moi – un peu – et parmi tant de proches, bien plus.

Le cerveau rétrécit son champ de réflexion et donc d’action à mesure que les mégamachines prétendent lui ouvrir espace et mémoire jusqu’à l’infini. Évidemment, le net est une forme de délégation extrémiste. Aussi extrémiste qu’individualiste. Tandis que la personne et son esprit abandonnent, le vaillant moteur prend le relais, et va bien au-delà de ce qui aurait été tenté et entrepris. Bien au-delà signifiant, en l’occurrence, tout autre chose. Et nul ne s’en offusque.

Au risque de vous paraître ringardissime, je suis convaincu que l’usage du net diminue tendanciellement l’intelligence collective et individuelle de l’homme. Nous n’avons pas besoin de vitesse. Nous avons besoin de temps, de maturation, d’échanges, de confiance, d’élaboration en commun. Tout ce que le net refuse par définition même. Les plus fous, les plus fous et furieux d’entre nous n’attendent qu’une chose, et c’est qu’on leur greffe un appendice électronique sous la peau, de manière à être connecté sans perdre la moindre milliseconde. Mais en attendant, place à Facebook, place à Twitter, où la non-pensée s’exprime en quelques dizaines de signes. Quand je pense m’être constamment moqué des journaux télévisés, au cours desquels on prétend parler d’une situation complexe en moins de deux minutes ! C’est dépassé, et de combien désormais. À quand le simple cri ?

Qui ne voit que les générations abreuvées par le net et wikipédia refuseront toujours plus l’absolue nécessité de lire de longs textes ? De peiner ? De revenir une fois de plus sur une phrase compliquée, mais essentielle ? Il m’arrive même ici de pouvoir juger l’effet délétère de l’ordinateur. Je veux parler de certains commentaires, minoritaires certes, où celui qui écrit démontre d’emblée qu’il n’a lu que le titre et la première phrase de mon article. Ce n’est pas un gémissement de vieillard, c’est un constat : il ne faut plus écrire long. Mes textes sont souvent incompatibles avec l’usage que font la plupart des internautes du texte écrit. Il faut que ça swingue. Il faut aller plus vite encore.

Quelquefois, je me dis qu’il me faudrait éditer mes articles, comme on le dit dans le jargon de la presse, qui est le mien. En résumant à l’entrée par ce que l’on appelle un chapeau. En ajoutant chemin faisant des intertitres pour faciliter ou relancer la lecture. Mais je m’arrête en si bon chemin, car je n’en ai simplement pas envie. Je ne dispose pas, je ne dispose plus depuis un an au moins de la moindre statistique concernant Planète sans visa. Je sais juste que vous êtes nombreux, en tout cas bien assez à mon sens. Car j’entends m’adresser au vero lettore, au véritable lecteur acceptant le principe d’un échange honnête entre celui qui prend le soin d’écrire aux quatre vents, et cet autre, qui accepte de consacrer à cette lecture le temps qu’elle doit prendre. Ni plus ni moins.