Est-ce que le nom de Flavius Romulus Augustus vous dit quelque chose ? Romulus Augustule, de son nom francisé, fut le dernier empereur romain. Pendant des siècles, Rome parut la puissance majeure du monde connu par nos lointains ancêtres. Et puis le désastre, étendu sur des dizaines d’années au moins. Le recrutement massif de mercenaires « barbares » pour tenir lieu de fières Légions autochtones, des défaites et massacres, le sac de Rome à trois reprises, et puis la fin. Ce que l’historien britannique Edward Gibbon décrivit dans son célébrissime essai L’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, paru entre 1776 et 1788.
Au total, tout a une fin. L’histoire de Rome, terminée dans sa phase impériale en l’an 476 de notre ère – date de l’abdication de Romulus Augustule – aura duré environ douze siècles. C’est beaucoup. L’empire industriel auquel nous nous sommes soumis ne tiendra pas aussi longtemps. Même si beaucoup refusent de voir, ce qui est l’habitude générale, les signaux de la décadence sont pourtant innombrables. J’ai appris dans la nuit, et par hasard, un fait certes minuscule, mais qui dit à quel point de sénescence nous sommes.
De quoi s’agit-il ? De la nomination de madame Anne Lauvergeon à la tête du conseil de surveillance du journal Libération (ici). C’est effarant. Lauvergeon, de gauche à la sauce Mittterrand, dont elle fut une très proche conseillère, a dans la suite été une patronne. D’abord à la banque Lazard frères, spécialisée dans ces fusions-acquisitions qui sont la marque de fabrique du capitalisme le plus actuel. Dégraissage, chômage de masse, stock-options, destruction de la nature. Elle a ensuite rejoint Alcatel, fier symbole de la dérégulation générale des activités économiques planétaires.
Mais c’est comme grand Manitou du nucléaire français qu’elle est réellement connue, et ce sera pour longtemps. En 1999, un certain Dominique Strauss-Kahn la nomme PDG du groupe Cogema. Lauvergeon annonce sans rire, et comme un bandeau publicitaire collé en travers du corps : « Nous n’avons rien à vous cacher ». Cette phrase est textuelle, je n’aurais osé l’inventer. En 2001, elle crée Areva, dont elle prend la tête. Sarkozy vient de l’en éjecter il y a quelques jours. Mais pendant douze années, Lauvergeon aura incarné le nucléaire, de gauche comme il se doit. Ingénieur des Mines, elle a poussé une irresponsabilité abyssale jusqu’à lancer le nouveau réacteur nucléaire EPR, qui est un désastre financier et bien entendu une menace atroce. Sans état d’âme, elle a vendu du nucléaire à qui voulait bien en acheter. Sans tenir compte – il n’y a pas marqué La Poste sur son front – le moins qu’il fût de la stabilité politique des clients ni des risques de dissémination de savoir-faire technique dans un monde chaque jour plus dangereux.
En bref, cette femme est une ennemie. Pas un adversaire. Je connais le sens des mots. Elle est une ennemie, car aucun compromis n’est envisageable avec ce genre d’ego boursouflé par la puissance perpétuelle. Elle est du monde de la mort, malgré toutes les apparences qu’on voudra bien lui donner. Et voilà donc que le journal Libération, laissant là le peu d’honneur qui lui restait, va donc la nommer à la tête de son conseil de surveillance. Je rappelle que Libé est mort depuis des lustres et que son propriétaire, Édouard de Rothschild, est banquier d’affaires, comme le fut Lauvergeon. En somme, on s’aime. Entre soi. Et contre tous les autres.
Décadence, donc. Oui, et nous n’avons pas touché le fond. Un sursaut est-il en l’occurrence possible ? L’année de Fukushima, un seul trouverait grâce à mes yeux : une démission collective de l’équipe du journal, emmenée par Nicolas Demorand, le directeur de la rédaction. N’est-il pas de gauche ? Mais n’est-il pas de gauche comme l’a été et le reste probablement Anne Lauvergeon ? Tous les empires, aussi picrocholins qu’ils paraissent, sont mortels. C’est presque le titre (Tout empire périra) d’un livre de Jean-Baptiste Duroselle, que j’ai lu il y a une trentaine d’années. Quand Libération était. Le temps passe.