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Cuba, le Maroc, Ramonet, Pedro Juan Gutiérrez, Claudia Cadelo

C’est l’été, nous sommes bien d’accord. Je vais donc vous parler de livres. Et d’abord une sorte de chef d’œuvre, en son genre du moins, de l’écrivain cubain Pedro Juan Gutiérrez. J’ai eu le bonheur de lire Trilogía sucia de La Habana dans sa langue d’origine, le castillan mâtiné de cubain. Mais je vous rassure, il existe une traduction chez Albin Michel (Trilogie sale de La Havane). Mon frère Emmanuel – eh, frangin, tu es là ? – l’a lue et aimée, ce qui est bon signe.

Trilogía sucia est un furieux délire, qui raconte la vie quotidienne d’un marginal, Pedro Juan, dans cette ville de plus en plus incertaine qu’on appelle La Havane. Il est hautement probable qu’un jour proche, une vague géante emportera El Malecón, ce boulevard de tous les trafics, en bord de mer, les bagnoles américaines d’avant 1959 et les immeubles rongés par le sel et la vieillesse, qui ne tiennent que grâce à deux points de colle et trois affiches à la gloire du régime. La vie de Pedro Juan est simplement réelle. Si puissamment authentique qu’on arrête assez vite de se poser des questions sur l’extrême violence des mots et des situations. Le monde du narrateur est celui des bas-fonds, des appartements collectifs sans eau, des frigos sans électricité, des putains, des vérolés, des détrousseurs, des flics, des malades mentaux et des assassins. Ici, on baise. Vivement. Sur un palier, sur un balcon branlant, sous le nez du voisin. Pas le choix. Et la merde, la vraie merde est omniprésente.

Je ne sais si cela vous fera envie ou non, mais moi, j’ai adoré. Un morceau tiré au hasard, je le jure : « Anoche, en medio de la música, las borracheras y la algarabía habitual de cada sábado, Carmencita le cortó la pinga a su marido. No sé comó fue porque intento mantenerme al margen de esta gente. En realidad estoy aterrado, pero ellos no deben percibirlo. Si olfeatan que me molestan y que me dan miedo, estoy perdido ». Bon, allons-y, ce n’est pas triste. La voisine, Carmencita, a coupé la bite de son mari au milieu de la musique, des saouleries et des vociférations de chaque samedi soir. Et Pedro a les jetons, ce qu’on comprend. Il se dit que si ces deux-là – la coupeuse, le coupé – sentent sa trouille, il est foutu. Au fait, pourquoi Carmencita a-t-elle saisi un couteau ? Drame de la jalousie. Elle crie à son Nègre de mari, tenant à la main gauche le bout de son pénis : « Ahora vas a seguir singando por ahí a todas las que te gustan, hijoputa ». Ce n’est pas bien, mais on comprend : « Maintenant, va donc niquer toutes celles qui te plaisent, fils de pute ».

Certes, nous sommes loin de l’imagerie pieuse, fût-elle guévariste et avant-gardiste. Ce qui est normal, puisque la propagande n’a pas encore réussi à tuer les formes de vie stupéfiantes que cinquante années de castrisme n’ont cessé de faire proliférer. Cuba ressemble-t-elle à Pedro Juan ou davantage à Fidel Castro en survêtement ? Voyez jusqu’où je pousse ma tolérance : vous choisissez ce que vous voulez. Autre trouvaille cubaine, le blog de Claudia Cadelo, une jeune femme qui habite La Havane. Il existe, si vous avez le goût, une traduction en français (lire ici). Claudia joue constamment avec la censure d’État, car un coup de fil du moindre flic peut tout arrêter. À Cuba, il n’est évidemment pas question de disposer d’Internet chez soi, sauf si l’on est un bureaucrate du parti au pouvoir. Claudia envoie donc ses post depuis un hôtel à touristes. Cela tiendra autant que cela tiendra.

En tout cas, tiene cojones, comme disent les personnages de Pedro Juan. Elle en a, pardonnez-moi. Le 28 juin 2010, elle note : « Un des derniers changements apportés par notre président désigné a été la modification de la loi sur l’âge de la retraite: une nuit – sans cris, sans joie, sans protester et sans syndicats furieux demandant des explications – Les Cubains ont été avertis que notre droit à la retraite serait porté de l’âge de 60 à 65 ans pour les hommes, et de l’âge de 55 à 60 ans pour les femmes. Alors, sans plus tarder, les “masses de travailleurs” du paradis socialiste ont été forcés à avaler cette pilule amère de l’état abusif et de prolonger leur vie active de cinq ans ».

Dans le même temps, exactement le même, la télé d’État cubaine diffusait des images de nos manifs contre la réforme Sarkozy au sujet des retraites. J’adore. C’est de l’humour. Fume, c’est du cubain. Comme je suis moi-même un vaurien, au lieu que d’évoquer de bons ouvrages autobronzants, je me sens une fois de plus contraint de mordre mon prochain. Et le premier à portée de crocs s’appelle Ignacio Ramonet. Je sais qu’il est une (petite) icône de la gauche altermondialiste, et donc d’une partie des lecteurs de Planète sans visa. Je n’en dirais pas autant de moi. Mais d’abord, rappelons que Ramonet a été le directeur du Monde Diplomatique de 1990 à 2008, soit pendant la si courte période de 18 ans. Et qu’il est l’un des indiscutables fondateurs du mouvement Attac.

Comme il est né en 1943, il a nécessairement eu une autre vie avant cela, ce qui ne manque pas d’un certain intérêt. Né au Maroc, où il a vécu jusqu’en 1972, il semble très fort qu’il n’ait pas eu une conscience précoce de la nature exacte du régime chérifien. On lui prête en effet des liens amicaux avec Hassan II, mais reconnaissons que cela n’est pas prouvé. Il est certain, en revanche, que Ramonet a enseigné dans le saint des saints de la nomenklatura marocaine, c’est-à-dire le Collège du Palais royal de Rabat. Il est difficile d’imaginer lieu plus select et fermé, car c’est là qu’étaient formées les élites du pays. Et c’est là, d’ailleurs, que Ramonet enseigna au fils du roi Hassan II, le futur Mohammed VI. Ce dernier point est également une information, pas une supposition. Une partie de l’entourage proche de Mohammed VI est au reste passé par le Collège royal de Rabat. Avouons une certaine perplexité.

Le Collège royal de Rabat, pour d’évidentes questions de sécurité, est alors l’un des lieux les mieux protégés de ce royaume policier. Et ceux auxquels le régime donne le droit d’y enseigner doivent évidemment être irréprochables sur le plan politique. Lorsque Ramonet y passe quelques années, le plus distrait des observateurs sait ce que dissimule la Cour. En octobre 1965, Hassan a fait enlever, torturer et assassiner en plein Paris l’opposant de gauche Medhi Ben Barka. Le monde dit libre frissonne de peur, car il craint la révolution. Ben Barka préparait activement une réunion internationale qui devait avoir lieu à La Havane, chez Castro, pour lancer un mouvement appelé Tricontinentale. Ce qu’on n’appelait pas encore le Sud défiait ouvertement l’Amérique impériale, et les régimes corrompus qui lui étaient inféodés. J’espère que je ne vexerai pas Ramonet en écrivant que le Maroc en faisait partie.

Je l’espère d’autant plus que j’enfonce une porte ouverte. Le Maroc, au temps où Ramonet servait le roi, était un pays-clé dans la lutte contre la « subversion », un pays où la CIA faisait la pluie et le beau temps. Un pays où l’on tuait les militants de gauche et les syndicalistes. Et bien sûr, Ramonet ne pouvait l’ignorer. Plus tard, en 1990, dans son livre sinistre et sans appel (Notre ami le roi, Gallimard), Gilles Perrault devait rassembler l’essentiel. J’extrais de son livre ce résumé : « Roi du Maroc, Hassan II symbolise pour nombre d’Occidentaux le modernisme et le dialogue en terre d’islam. Mais ces apparences avenantes dissimulent le jardin secret du monarque, l’ombre des complots et des prisonniers, des tortures et des disparus, de la misère. Il règne, maître de tous et de chacun, brisant par la répression, pourrissant par la corruption, truquant par la fraude, courbant par la peur ». Et Perrault d’ajouter quelques mots pesés sur les morts-vivants du bagne de Tazmamart et le sort inhumain fait aux enfants du général Oufkir, coupables de leur père.

Eh bien, Ramonet n’aura donc rien vu de tel, et en choisissant de servir notre ami le roi, il n’aura jamais fait que son si noble travail de pédagogue. Oui, je me moque, ouvertement. Ramonet n’a jamais eu la moindre légitimité pour représenter un quelconque mouvement vivant de critique du monde. Les postes qu’il a obtenus, jusques et y compris au Monde Diplomatique, c’est par la grâce de relations de travail, au sein de bureaux où l’entregent joue toujours davantage que l’engagement réel sur le terrain, avec tous les risques que cela comporte. Je n’insulte pas, je crois. Je constate.

En 2002, il s’est passé à La Havane – tous les chemins semblent décidément mener à cette ville, comme c’est étrange ! – un événement suffocant. Nous sommes en février, et le déjà si vieux Castro s’apprête à inaugurer la onzième foire internationale du livre, dont la France est l’invitée d’honneur. Le caudillo souhaite rencontrer Ignacio Ramonet, qui revient du sommet altermondialiste de Porto Alegre. Ramonet se prépare à une conférence sur son dernier livre, Propagandes silencieuses, devant 400 personnes. Pas si mal, pour un livre dont personne en France, huit années plus tard, ne se souvient plus depuis longtemps. 400 personnes, dans cette ville où manger  – quand on est pauvre comme l’est le peuple – est un problème quotidien, ce n’est pas mal du tout.

Mais je vois que vous ne connaissez pas Castro. Le patriarche en son hiver tonne, éructe, commande qu’on prépare pour Ramonet le théâtre Karl-Marx de La Havane, qui peut lui contenir…5 000 personnes. Trois jours après de fiévreux préparatifs, Ramonet parle devant une foule ameutée par les services du régime. Qui est assez sot pour croire que 5 000 personnes se déplaceraient volontairement pour écouter ce qu’ils entendent chaque jour depuis des décennies ? Pas Ramonet, tout de même ! Les spectateurs n’ont pas tout perdu. Le directeur du Diplo délivre un long exposé sur la soumission de la presse américaine au pouvoir de l’argent (lire ici). C’est frais, cela tombe à pic dans un pays où l’on fusille – en 2003 – des gosses de vingt ans qui ont osé détourner un bateau sans tuer personne, eux.

Ce n’est pas terminé. Les 5 000 spectateurs forcés ont la surprise de trouver sur leur siège une édition cubaine du livre de Ramonet. J’avoue ignorer s’il existait un texte espagnol. Peut-être aura-t-il fallu traduire en deux jours les 170 pages, en mobilisant par exemple 500 traducteurs héroïques de La Havane. Qui sait ? Ce qui est sûr, c’est que le quotidien du parti communiste cubain, Granma, n’est pas sorti le jour de la splendide conférence de Ramonet, car ses rotatives avaient été mobilisées par El Jefe Castro, de manière à pouvoir imprimer le grand ouvrage du grand maître de l’altermondialisme. Stop ? Stop. Un autre monde est possible. Mais à bien y réfléchir, j’aimerais moi qu’un autre monde que cet autre monde-là soit possible. C’est jouable, vous croyez ?

Sur Victor Serge (et donc sur moi)

J’ai une dette immense, que je ne paierai jamais. Mais que cela ne m’empêche pas d’au moins faire semblant. Je vais vous parler de Victor Serge, chez qui j’ai découvert, la première fois, la magnifique expression Planète sans visa. Ce qui suit n’a rien à voir – quoique – avec la crise écologique, et si je vous en préviens, c’est parce que je souhaite que nul se se sente piégé. Charles Jacquier, des éditions Agone, vient de m’envoyer un livre, Retour à l’Ouest (Agone, 23 euros). Il s’agit d’un recueil de chroniques de Serge, parues dans le journal de Liège La Wallonie, entre juin 1936 et mai 1940. Pendant que le monde s’écroule sous les flammes de l’enfer, Serge continue d’écrire sous la mitraille. Il est un écrivain, mais un écrivain combattant.

Je résume, à traits infiniment grossiers. Viktor Lvovitch Kibaltchiche, dit Serge, naît en Belgique en 1890. Ses parents sont Russes, émigrés, émigrés politiques au temps du tsarisme. Je ne me souviens pas de tout, et j’écris sans vérifier, espérant ne pas commettre trop d’erreurs. Très jeune, vers 15 ans, il est déjà un activiste politique. Avant l’âge de 20 ans, il est à Paris, fréquentant de près le milieu anarchiste. Il écrit dans la presse de la Cause, vit dans des communautés qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles de l’après-68 – jeunes, désolé, je parle d’une époque engloutie -, fréquente une poignée d’illégalistes. Les illégalistes sont comme dirait monsieur Hortefeux des terroristes. Et ils vont déchirer le ciel français de l’avant-guerre, celle de 14, sous le nom de bande à Bonnot.

Victor les connaît et combat comme il peut leur dérive vers la violence déchaînée. Mais au nom de quoi irait-il les dénoncer ? Il ne les dénonce pas, et bien que n’ayant pas joué le moindre rôle dans l’équipée sanglante de Raymond-la-Science, Jules Bonnot et tous autres, il est embastillé. Il faut bien calmer l’opinion, pas ? Victor passe, je crois, cinq ans en prison, au moins en partie à la centrale de Melun. Il en sort, broyé par la meule des jours et des ans, en 1917, avant de gagner Barcelone. Barcelone ! La ville est en éruption sociale permanente. Victor renoue avec le meilleur de ses espérances, au milieu d’une ville qui semble prête, la première de toutes, à l’anarchie. La vraie.

La suite est moins drôle, car il devient bolchevique, gagne la Russie révolutionnaire, entre dans l’appareil international du communisme naissant. La révolution d’octobre, après avoir incarné l’espoir fou d’un monde neuf, est rattrapé par l’ancien. Et par le pire de l’ancien.  Staline s’impose, et dès 1926, Victor se situe dans une opposition, confiante dans un premier temps, au régime qu’il sert depuis déjà huit ans. Il n’a pas oublié son anarchisme. Il n’a pas réellement abjuré. Il comprend, parmi les premiers, que le pouvoir corrompt et que celui qui vient sera absolu, et qu’il corrompra donc absolument. Les années deviennent éprouvantes, épouvantables même. La police politique, cette Tchéka devenue GPU puis OGPU, envoie les adversaires du régime par milliers dans ce qu’on n’appelle pas encore le Goulag.

Victor est persécuté, puis déporté je ne sais plus où. Tout le condamne à une mort certaine. Tout. Il sera pourtant l’un des rarissimes antistaliniens à sortir vivant de l’enfer qu’est devenue l’Union soviétique. Parce qu’il est un écrivain, parce qu’il a conservé des liens en France, où s’organise, vers 1933-1934 une campagne de solidarité. Staline entrouvre la mâchoire, et Victor débarque à Bruxelles, épuisé, démoli, accompagné par une femme devenue folle. La presque totalité de la gauche européenne, manipulée, dominée par les staliniens, lui tourne le dos. Pas question de dire du mal du « pays des travailleurs ». Ceux qui osent s’en prendre à Staline sont considérés comme des hitlériens. Ou stalinien ou hitlérien. Mais Victor est un homme, et comme il ne sait pas mentir, il lui faut bien raconter la vérité.

Gloire à lui ! un journal de Liège – La Wallonie – lui offre une chronique, qu’il tiendra, je le répète, entre juin 1936 et mai 1940. Je ne vais pas paraphraser, ce serait aussi absurde que dérisoire. Qui s’intéresse à cette époque, qui s’intéresse au mouvement  des idées, qui s’intéresse à l’humanité trouvera dans cette centaine de chroniques une admirable réflexion sur le sort commun. Victor, je l’ai dit, était écrivain – moi, je place très haut ses Mémoires d’un révolutionnaire, et certains de ses romans -, et son style de journaliste s’en ressent. Nous ne sommes pas face à l’écume des jours, mais directement engloutis par la marée du temps. La guerre vient, l’Espagne flambe, les staliniens assassinent, Hitler fourbit les armes du grand massacre. S’il est minuit dans le siècle est l’un des livres les plus forts du romancier, et c’est que la nuit est noire, en effet, sans l’apparence d’une étoile au ciel.

Dans ses chroniques, Victor se trompe plus d’une fois. 70 ans après, il est aisé de le constater. Il se trompe, mais le plus frappant est qu’il a surtout raison. Sur les tendances lourdes. Sur la liberté. Sur la dictature. Sur la guerre. S’il se trompe, quand il se trompe, c’est lorsqu’il convoque des espoirs chimériques dans une révolution qui ne viendra pas. Mais peut-il faire autrement ? Mais peut-il survivre à pareil désastre de l’homme sans espérer, sans miser sur un au-delà de la barbarie ? Moi, je sais bien que non. Je sens, par-delà les décennies, combien cet homme m’est fraternel. Combien je me sens proche. Combien je lui dois, que je ne pourrai jamais rendre. Ami !

Sur le gâtisme intellectuel (de Pascal Bruckner à Jacques Julliard)

Je précise de suite que je ne vise pas l’âge des personnes que je vais attaquer. Mais leur état d’esprit, ce qui n’est déjà pas si mal. Voyons le premier. Pascal Bruckner. Je n’ai rien lu de lui, sauf ce si mauvais livre intitulé Le Sanglot de l’homme blanc (Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi), au tout début des années 80. Je me souviens de la prose grotesque d’un homme blanc bien né, qui ne supportait plus, pauvre ange, que l’on s’interroge sur un monde où une fillette peut vendre son cul à dix ans tandis qu’un bavard du Nord peut gagner tout l’argent qu’il veut en refilant quelques lignes à un journal obèse.

Bruckner attaquait – je n’ai pas rouvert le livre – le tiers-mondisme, idéologie très prégnante dans les années soixante du siècle passé. Et elle avait ses (nombreux) ridicules, je n’en disconviens pas. Et elle devait être critiquée, et elle devait disparaître, j’en suis d’accord. Mais le fond est ailleurs. Le fond est que beaucoup de ses tenants étaient révulsés par le sort fait aux miséreux. Et voilà ce qui n’aura jamais effleuré un Bruckner. Il officie dans ce pitoyable journal qu’est devenu Le Nouvel Observateur, et vient, dans le numéro 2376 du 20 mai 2010, de rendre compte d’un livre sur le climat, écrit par le mathématicien Benoît Rittaud (Le mythe climatique, Le Seuil). Bah ! ce n’est que prétexte à dire que toute cette affaire climatique n’est que billevesée. Car, rions, rions, pour le Giec et ceux qui croient en sa « climatomancie », le « réchauffement, c’est le refroidissement ».

Il est assez incroyable tout de même que la parole soi-disant intellectuelle soit offerte à de tels sots, à de si considérables ignorants. Bien sûr, Bruckner ne sait rien. Mais comme les autres non plus, et que notre homme a son rond de serviette posé en travers des colonnes de l’hebdomadaire, on lui laisse tout écrire. Le livre de Rittaud a été lu par Sylvestre Huet, journaliste scientifique sans tache, et voici ce qu’il en dit: « Les sources de Claude Allègre sont de plus en plus fantaisistes, comme le livre de Benoit Rittaud (Le mythe climatique au Seuil) qui n’a rien d’une publication scientifique (il suffit de lire les pages 98 et 99 pour se rendre compte que ce mathématicien ne sait même pas que les cycles de Milankovitch sont considérés par les paléo climatologues comme la clef explicative des bascules climatiques depuis le début du quaternaire, et que les GES ne font qu’amplifier ces bascules mais ne les provoquent pas. C’est pure invention que de prétendre qu’ils ont dit le contraire, pourquoi Rittaud reprend-il ce mensonge de Claude Allègre ?). En outre, Benoit Rittaud invoque le « Rasoir d’Occam » pour traiter ce sujet et donc propose de « choisir » entre l’influence de la mécanique céleste (donc de l’ensoleillement) sur le climat de la Terre et celle de l’effet de serre modifié (naturellement dans le passé ou par l’homme aujourd’hui) pour expliquer un changement climatique. Qu’il ne lui vienne pas à l’esprit que la seule climatologie scientifique est celle qui prend les deux phénomènes en compte et tente de quantifier leurs parts respectives dans l’évolution du climat démontre son absence totale de crédibilité. Mais ce mathématicien ne sait peut-être pas que l’effet de serre est un phénomène physique reproductible en laboratoire et mille fois vérifié ».

Vous pensez bien qu’un Bruckner se contrefout des cycles de Milankovitch. Que ferait-il d’un tel fardeau ? Dans Libération, en janvier 2010, il signait une tribune pour dire la même chose, en plus crétin peut-être, ce qui frôle l’exploit. Citation : « Depuis quelques semaines, l’Europe, l’Amérique du Nord, la Chine subissent les assauts d’un hiver glacial. Le thermomètre est descendu à – 20° près de Paris, à – 41° en Norvège, à – 21° en Ecosse, à – 45° aux Etats-Unis, la Floride grelotte, le Royaume-Uni est paralysé par des chutes de neige comme il n’en a pas connu depuis trente ans, partout les transports sont paralysés ou retardés, de nombreuses personnes décèdent, les réseaux d’électricité peinent à fournir l’énergie. Bref, nous n’avons jamais eu aussi froid depuis qu’on nous alerte sur les effets dramatiques du réchauffement ».

Ce n’est pas même le café du Commerce, où il se dit des choses plus intéressantes. C’est madame Michu, son cabas sous le bras, et qui peste contre le retour du froid en hiver. Mon Dieu ! si bas. Un autre qui vaut bien Bruckner – peut-être se seront-ils causé ? -, c’est Jacques Julliard, l’un des directeurs du Nouvel Obs. Il est considéré, je vous le jure bien, comme une autorité morale et politique. Et dans le monde tel qu’il est, tombant en miettes explosives sous nos yeux, c’est un fait qu’on juge clairvoyant celui qui n’est que pauvre borgne au royaume des aveugles. Que voit un borgne ? C’est la bonne question. Il est certain que Julliard n’a jamais pris le temps de lire un seul ouvrage sérieux sur la crise écologique. Cela se saurait, il en aurait fatalement parlé. Julliard nie par le silence, l’ignorance et finalement l’incompétence l’événement le plus important de l’histoire humaine.

Lui aussi a ses côtés madame Michu. Dans le même numéro 2376 du Nouvel Observateur, il reprend l’antienne de Bruckner, qui doit bien être un « cher ami ». Voici : « Duflot, la gaucho-centriste environnementale, qui ne parle plus actuellement de réchauffement climatique, parce qu’en ce printemps pourri elle risquerait de se faire lyncher ». On aura remarqué comme moi que c’est écrit sans y toucher. Il ne dit pas que.  Il laisse le lecteur faire le travail. Il ne prétend rien, il constate. Moi, j’affirme qu’il lance un clin d’œil à ses lecteurs les plus béotiens. Si le printemps est pourri, hein, qu’est-ce que c’est que cette histoire de réchauffement, hein ?

Mon Dieu ! j’aimerais les plaindre. Mais enfin, et pour être franc, je les exècre. Ces intellectuels que l’on nous présente comme des universalistes ne sont que de pauvres « provincialistes » de la pensée, qui n’auront jamais franchi le périphérique entourant leur lot de connaissances. La science, l’écologie et les écosystèmes, la biodiversité, les océans, les animaux ? Pouah ! Parlons plutôt de l’individu-roi – avec Bruckner – ou de la préparation des élections de 2012, 2017, 2045, 2125 et 2748, avec Julliard. Ces grands personnages, donc, regardant de leur fenêtre le temps qu’il fait, pensent à quel point nous avons froid. Et donc à quel point on nous raconte des salades. On n’ira pas beaucoup plus bas dans la sottise accomplie. Car nous ne sommes plus depuis longtemps dans la pensée. Un homme « cultivé », ayant accès aux livres, qui ne sait pas faire la différence entre le temps qu’il fait à Paris, ou en France, ou même en Europe, et la température moyenne du globe telle qu’exprimée par des mesures objectives prises depuis 130 ans, mérite-t-il la moindre considération intellectuelle ? Moi, je crois sincèrement que non.

Selon les données du National Climatic Data Center (NCDC), le mois d’avril 2010 a été le plus chaud sur terre depuis 1880, année des premiers relevés. Je précise que nul ne conteste ces chiffres, pour la raison qu’il s’agit de relevés automatiques, ne dépendant d’aucune volonté humaine. Ce qu’on appelle des faits. Mais de quel poids comptent des faits en face des fulgurances d’un Pascal Bruckner ? 2010, année des intellectuels.

Pesticide mon amour (oh oui, encore)

Vous avez vu ? Vous avez lu ? L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) vient de publier un rapport sur les pesticides (ici). Restez avec moi jusqu’au bout de ce papier, je crois que cela mérite un quart d’heure. Je n’ai cessé de dénoncer ici même, et depuis septembre 2007, les lamentables palinodies du Grenelle de l’Environnement. Il suffit d’aller voir ce que j’ai alors écrit, quand tous les écologistes officiels criaient au triomphe et à la « révolution écologique » made in Borloo and Kosciusko-Morizet. Alors, j’étais seul. Non pas dans l’opinion vivante, je ne sais que trop – triple hourra ! – que vous existez, mais chez les journalistes, sûrement. Il serait cruel de relire aujourd’hui la prose de certains, et cela n’aurait, au reste, aucun intérêt, car les choses sont ainsi de toute éternité.

Il n’empêche que je suis tout de même soufflé par ce rapport parlementaire. En mars 2007, j’ai publié avec mon ami François Veillerette un livre qui est devenu ce qu’on appelle un best-seller (Révélations sur un scandale français, Fayard). Il contient, je le dis sans forfanterie, nombre d’informations jamais publiées. Il démontre l’extrême dangerosité des pesticides, à partir de centaines d’études publiées dans les meilleures revues scientifiques de la planète. Il rapporte l’histoire de la diffusion de ces produits en France. Il raconte comment l’industrie a pu copiner de très, très près avec l’administration française chargée des autorisations et des contrôles. Il examine en détail des affaires comme celles du Gaucho, du Régent, du chlordécone. Il cite des noms, beaucoup de noms, et d’une manière telle que nous aurions pu, François et moi, nous retrouver devant les tribunaux de la République.

Pas une fois, mais dix, mais cent fois. Or rien. Rien du tout. Aucun démenti, aucune contestation sur aucun point. Aucune réponse de l’industrie ou, tiens, de la surpuissante Direction générale de l’alimentation (DGAL) – sévèrement étrillée – et de ses dirigeants successifs. Au passage, je signale que l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), née début 2002, est dirigée par madame Catherine Geslain-Lanéelle, qui fut la patronne de la DGAL en pleine tourmente du pesticide Gaucho, accusé de massacrer les abeilles. Ceux qui disposent d’un accès au livre pourront s’y reporter, ils ne seront pas déçus du voyage. Venons-en au rapport de l’Opecst. Il n’aurait pas été incongru d’être entendus parmi d’autres, François et moi. Car nous connaissons tous les deux, et globalement à la différence de tant de spécialistes, la question des pesticides. Mais nous avons été oubliés, comme c’est bête.

Les deux auteurs du rapport s’appellent Claude Gatignol, député UMP de la Manche, et Jean-Claude Étienne, sénateur UMP de la Marne. Ah quels cocos ! Le premier, Gatignol, a été militaire professionnel – garde-à-vous ! – et vétérinaire. Ce qui l’a nécessairement mis au contact de l’industrie de l’agriculture, pesticides compris, pendant des décennies. Est-ce un crime ? Nullement. Mais nous avons encore le droit de savoir deux ou trois bricoles, non ? Gatignol est par ailleurs un amoureux, un fervent de l’industrie nucléaire. Sa circonscription parlementaire comprend notamment la Hague, et il a milité sans aucune cesse pour que Flamanville – toujours sa circonscription – accueille le premier prototype du type EPR.

Ajoutons qu’une plainte a été déposée contre lui en 2005, au motif qu’il aurait détourné 10 000 euros du Fonds de développement économique de l’après-chantier de La Hague (FDEACH). Malgré le non-lieu de 2007 – Gatignol est donc blanchi -, le président UMP du conseil général de la Manche, Jean-François Legrand, a décidé de se mettre en congé de parti. Pour protester contre la bienveillance de l’UMP à l’endroit de Gatignol. Allez comprendre. Ultime détail : à l’automne 2008, Mediapart révélait que Gatignol acceptait des invitations à des chasses payées par l’assureur Groupama. Du lobbying ? M’enfin, voyons, cet homme est député de la République, non ?

L’autre rapporteur, Jean-Claude Étienne, est donc sénateur de la Marne. Il est lui un constant défenseur des biotechnologies et des biocarburants, cette ignominie morale. Voici ce que je lis sur son site personnel (ici) : « Lorsqu’il était premier Vice-président du Conseil régional (1996) et Président de la Commission Enseignement Supérieur, Recherche Scientifique, Vie sociale et culturelle, le Professeur Etienne a été à l’origine de nombreux programmes scientifiques appliqués au développement de l’économie ; rechercher de nouveaux débouchés alimentaires et surtout industriels permettant le maintien à très haut niveau de productivité des entreprises agricoles de la région ». Le gras est dans le texte d’origine, évidemment. J’ajoute, ce qui classe ce type au plus bas dans ma hiérarchie personnelle, qu’il recherche des débouchés « surtout industriels » à l’agriculture. Un professeur de médecine – sa profession première -, dans un monde qui compte un milliard d’affamés chroniques.

La suite. Le 21 octobre 2009, à 23 heures, parlant probablement devant trois vieillards ressemblant aux Assis de Rimbaud  – Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage… -, il déclame :  « Aujourd’hui, on le sent avec les perspectives qui se dessinent, le monde industriel n’est plus étranger au monde de l’agriculture. Il arrive même à ceux-ci d’entrer en résonnance : on parle parfois d’agro-industrie ! Voilà que la nouvelle industrie, intimement liée à la problématique de l’agriculture, apparaît (…) Regardez la nouvelle industrie ! La chimie, par exemple, est une chimie verte. Adieu la chimie du charbon et de l’acier ! Adieu, probablement, les tours de cracking distillant du pétrole : c’est la production agricole qui sera « enfournée » dans ces nouvelles tours. On voit ainsi bouger la nature de l’industrie, qui revient vers la production agricole. La syncrétie entre les mondes agricole et industriel se trouve ainsi créée, régénérant la ruralité ». J’ai laissé les fautes de syntaxe et d’orthographe, dont je ne me sens pas responsable. Pour le reste :  tant d’inepties et d’horreur en si peu de phrases !

Ce sont ces deux hommes, croisés de l’industrie, militants de l’atome et des biocarburants, qui viennent donc de rendre public un rapport sur les pesticides qui va à l’encontre de tout ce qui se publie de sérieux sur le sujet depuis vingt ans. Ils auront même oublié en route l’expertise de l’Inra de 2005, qui pour la première fois mettait lourdement en cause ces poisons hélas certains. Mais nos deux hommes sont ailleurs, en compagnie qui sait, et notent sans état d’âme qu’ils « souhaitent rappeler les bénéfices de l’usage des pesticides et invitent les pouvoirs publics à anticiper les conséquences d’une diminution trop brutale de l’utilisation des pesticides en France ».

Encore faut-il entrer dans le détail de ce texte qui ouvre sur une forme d’aveu. Lisons ensemble une petite partie de l’introduction du rapport. Voici ce qu’ils écrivent dès la page 9, à l’entrée dans un texte de 195 pages : «  Les pesticides ont constitué un progrès considérable dans la maîtrise des ressources alimentaires. Ils ont grandement contribué à l’amélioration de la santé publique en permettant, d’une part, d’éradiquer ou de limiter la propagation de maladies parasitaires très meurtrières (lutte contre les insectes, vecteurs de ces maladies) et en garantissant, d’autre part, une production alimentaire de qualité ». C’est tout simplement extraordinaire. Avant que de développer leur « travail », ils savent. Les pesticides, c’est bon. Après une telle pétition de principe, que peut-on espérer de ce qui suit ? Exact : rien.

La suite n’est là que pour montrer tout le sérieux de l’entreprise. Et nous voici déjà rendus en page 189, pour la conclusion, dont je vous propose les premiers mots : « La mise sur le marché, au milieu du XXe siècle, de produits phytopharmaceutiques a permis aux agriculteurs de disposer de moyens efficaces et rentables pour lutter contre les diverses pressions parasitaires que subissent les cultures. L’augmentation significative des rendements des terres agricoles en résultant, bénéficie également au consommateur de produits frais ou transformés, qui se voit proposer une nourriture abondante et peu chère ». Relisons, chers lecteurs de Planète sans visa. L’introduction et la conclusion ne sont-elles pas proprement identiques ? Ite missa est. Je dirais même plus : Cum tacent, consentiunt. Ce qui veut dire : celui qui se tait consent.

PS : Pour écrire Révélations sur un scandale français, j’ai demandé et obtenu un entretien avec Jean-Charles Bocquet, directeur à Paris de l’Union des industries pour la protection des plantes (UIPP). Derrière ce gentil sigle se dissimule – mal – 98 % du chiffre d’affaires des pesticides en France. Ce charmant monsieur Bocquet m’a reçu le 30 août 2006, et après une petite heure d’entretien, il s’est levé, et m’a dit en souriant : « Vous m’excusez ? Je dois aller faire du lobbying au Sénat ».

Quand le patron de Libération se lâche (Joffrin et l’écologie)

En préambule : malgré l’apparence, je crois que ce texte vaut la peine d’être lu. Oui, quand le patron du quotidien Libération livre ce qu’il a vraiment sur le cœur, cash comme certains disent désormais, il peut être intéressant de regarder d’un peu plus près. Je sais que beaucoup d’entre vous n’apprécient guère ce qu’ils jugent comme des polémiques inutiles et lassantes. Mais je suis d’un avis contraire. La pensée critique est le point de départ obligé d’un changement de direction éventuel des sociétés humaines. Il faut oser penser, fût-ce de manière approximative. Il faut oser contester le pauvre magistère qu’exercent tant de pâles étoiles intellectuelles. Il ne faut plus laisser passer l’omniprésente, l’obsédante, l’imbécile cuistrerie des défenseurs de la destruction du monde. Il faut donc ferrailler – oui, je le crois – avec un Laurent Joffrin. Bien que, et malgré tout.

Avant de vous livrer la prose de cet excellent personnage, une courte introduction me semble nécessaire. Joffrin est un archétype. On ne trouvera pas mieux pour exprimer l’esprit profond de la gauche social-démocrate de ce début de siècle. Il aura à peu près incarné toutes les faces d’un courant qui aspire à remplacer celui de notre bon souverain, Son Altesse Sérénissime Nicolas Sarkozy 1er. Oui, Joffrin a beaucoup fait tourner la roue du hamster. Vers 1975, alors qu’il a 23 ans, il est l’un des chevau-légers de Jean-Pierre Chevènement, qui incarne alors l’aile marxistoïde du parti socialiste de François Mitterrand. Ce n’est pas drôle ? Si, un peu tout de même, car Chevènement est à ce moment le plus fervent défenseur d’une alliance stratégique avec le parti stalinien de Georges Marchais. Mitterrand, qui a tant eu besoin de lui pour conquérir le PS en 1971, se méfie de sa fascination pour le « parti de la classe ouvrière », comme se désigne encore le PCF. En bref, Chevènement est un âne qui vient de faire la courte échelle à celui-là même qui veut étouffer les communistes, et qui y parviendra.

Joffrin, aidé par d’autres, dont un certain Denis Olivennes, aujourd’hui patron du Nouvel Observateur – phare incontesté de la pensée de gauche, lire ici -, mouille la chemise pour son grand homme de poche, qui dirige la tendance « de gauche » du PS, qu’on appelle le Ceres. Pourquoi réveiller de telles dépouilles ? Juste pour dire qu’il arrive à Joffrin de (lourdement) se tromper. La chimère Chevènement ayant disparu comme elle était apparue, Joffrin cesse d’être un militant et devient journaliste. En 1981, il rejoint Libération, créé en 1973 par des maoïstes. Mais si, cette engeance a elle aussi existé.

1981. L’année même d’un grand orage dans les rues de Paris, et d’une victoire électorale qui devait marquer l’échec total d’une génération politique. On commence alors, chez les anciens révoltés de pacotille, à trouver bonne mine au capitalisme multinational et même à Ronald Reagan, qui est devenu président américain après avoir fait cow-boy dans des westerns de basse série. Je ne calomnie personne, je rappelle des faits que tous ont oublié. En 1984, alors que la gauche s’est déjà couchée, qu’elle a oublié les banlieues, qu’elle laisse déferler les Tapie et le chômage de masse, Laurent Joffrin triomphe. Devenu chef du service Économie de Libération, il signe avec Serge July, dans un supplément au numéro 860 de la nouvelle formule du quotidien, un texte à proprement parler fantastique, sous le titre : « Vive la crise ! ».

Vous avez bien lu. « Vive la crise ! , ses restructurations à la hache, ses délocalisations, ses fantaisies spéculatives – déjà -, le déploiement transnational du capital, le creusement massif des inégalités. Les deux compères – l’ancien stalinien et maoïste July, l’ancien philostalinien Joffrin – précisent avec bonhomie dans leur appel : « Comme ces vieilles forteresses reléguées dans un rôle secondaire par l’évolution de l’art militaire, la masse grisâtre de l’État français ressemble de plus en plus à un château fort inutile. La vie est ailleurs, elle sourd de la crise, par l’entreprise, par l’initiative, par la communication ». Suit une émission de télé grand public, sur Antenne 2, où l’on verra Yves Montand, lui aussi ancien stalinien – décidément -, vanter les mérites du capitalisme le plus libéral qui soit. Il faut s’adapter, copiner avec ceux que l’on conspuait, réhabiliter l’argent et l’exploitation du travail d’autrui. L’air des cimes.

Vieux souvenirs ? Vieux souvenirs, oui, mais qui démontrent que l’intelligence d’un monsieur Joffrin peut aller bien loin dans la facétie. Car de vous à moi, il est manifeste que ces moments de vérité d’il y a un quart de siècle ont ouvert la voie, en grand, aux désastres financiers, mentaux, écologiques dans lesquels nous sommes par la force plongés. N’insistons pas davantage : les propos de Laurent Joffrin varient abondamment, et pourraient donner l’impression de la contradiction, de l’errance et même de la sottise la plus fate qui soit. Ouf, voici la fin d’un trop long préambule. Qui me conduit à vous faire lire, du moins je l’espère, l’éditorial signé Joffrin, et paru dans le numéro de Libération daté du vendredi  16 avril 2010. Voici :

Naïveté

Par LAURENT JOFFRIN

Choc des symboles, contradictions de la religiosité moderne… A juste titre préoccupée d’écologie et de protection de l’environnement, la conscience contemporaine avait fini, dans sa forme candide – ou extrême – à considérer la Terre comme une fragile victime de l’Homme. «Sauvez la planète» : le slogan utile comporte aussi sa part de naïveté. Ce qu’il faut sauver, en fait, ce sont les hommes menacés par la dégradation de leur environnement et non la Terre qui a survécu, telle une force indifférente, à des traumatismes autrement brutaux. Coup sur coup depuis le début de l’année, cet amendement à la vulgate planétaire est renforcé par trois chocs inégaux mais significatifs. Le séisme d’Haïti tue en quelques minutes plus de 200 000 personnes. A une tout autre échelle, mais en heurtant une région entière, la tempête Xynthia prélève un tribut douloureux. Et voici que le simple toussotement d’un volcan islandais interrompt le trafic aérien européen. Un nuage colossal surplombe le nord du continent et l’on parle déjà de pluies acides et de masques protecteurs. Quand cette éruption prendra-t-elle fin ? Personne n’en sait rien : certains volcans crachent de la fumée pendant des décennies. Dans ce cas, il faudrait entièrement repenser le trafic aérien sur l’Atlantique nord, ce qui en bouleverserait l’économie. Tout cela pour une légère fuite tellurique.

«Terre-Patrie», dit Edgar Morin. Mais aussi Terre ennemie.

Je reprends la plume. Je vous crois tout à fait capables de commenter seuls ce monument d’insignifiance. Mais je souhaite y ajouter quelques mots. Joffrin déteste en profondeur l’écologie, au sens que je donne en tout cas à ce mot. C’est-à-dire la découverte brutale de limites physiques qu’aucune aventure humaine ne pourra franchir. Lui se situe dans le monde d’avant, qui meurt, où l’homme pouvait rêvasser sur sa toute puissance. Comme il est patron de journal, comme il sait qu’une partie de son lectorat est tout de même très inquiète des destructions infligées aux écosystèmes de la planète, il commence son édito par une phrase convenue, politiquement impeccablement correcte, sur la nécessité de protéger. Mais avez-vous noté l’emploi, d’emblée, du mot religiosité ?

C’est un marqueur, qui disqualifie d’emblée ceux qu’il vise en réalité, c’est-à-dire les écologistes. Eh oui ! Dans l’esprit d’un Joffrin, défendre la vie – celle des hommes et de toutes les formes vivantes – ne peut s’apparenter qu’à la dévotion un peu niaise. Les mots sont très importants, croyez-moi. Joffrin mord à pleines dents, en mettant les mains devant sa bouche pour ne pas effrayer le chaland. Pour le reste, quoi ? Je ne goûte guère, moi-même, les appels rituels et sanglotants, entre deux petits fours au ministère de l’Écologie, à « sauver la planète ». Mais je n’y mets pas la même signification, on s’en doute, que Joffrin. Lui juge cela naïf, pour ne pas dire neuneu. Moi, j’en appelle à l’action immédiate.

Allons à l’essentiel. Que veut nous dire Joffrin en rapprochant trois manifestations concrètes – un tremblement de terre, une éruption, une tempête – de l’activité ordinaire de notre planète ? Que l’économie est à la merci d’un nuage. Et cela, même s’il ne le dit pas explicitement, lui paraît un scandale. Une abomination. Chez cet homme indécrottablement de gauche – tendance DSK et consorts -, pas touche aux affaires, à l’investissement, au profit. Time is money. Or, les avions ne pouvant décoller, on perd bel et bien un temps qui eût pu être utilisé à signer des contrats. J’en rajoute ? Certes, j’en rajoute. Mais un homme à ce point obsédé par l’économie, synonyme à mes yeux de destruction, l’aura bien cherché.

Relisons pour conclure la dernière ligne de Laurent Joffrin : « “Terre-Patrie”, dit Edgar Morin. Mais aussi Terre ennemie ». Je m’aventure un peu plus, à mes risques et périls. Je fais le pari que notre homme n’a pas ouvert le livre de Morin, écrit avec Anne Brigitte Kern (Terre-Patrie, Le Seuil, 1993). Et qu’il le cite pour le plaisir de faire un mot. S’il l’avait lu, je gage qu’il se serait abstenu d’en parler. Voyez plutôt ce que dit Morin, page 211 : « Maîtriser la nature ? L’homme est encore incapable de contrôler sa propre nature, dont la folie le pousse à maîtriser la nature en perdant la maîtrise de lui-même. Maîtriser le monde ? Mais il n’est qu’un microbe dans le gigantesque et énigmatique cosmos ». Pas si mal, si vous m’autorisez à passer après Kern et Morin.

Dernier mot. Pour Joffrin, et tout se résume à cela, la terre est une ennemie. Il la dote donc d’une forme de conscience d’elle-même. Pour le moins d’une certaine intentionnalité. Un ennemi vous « veut » du mal. On appelle cela une personnification. La terre est donc une ennemie, personnage militaire qu’il s’agit, par définition, de réduire. Ou pire encore, car sauf grave erreur, lorsqu’on combat un ennemi, c’est pour qu’il rende gorge. Pour qu’il plie, et meure si nécessaire. Voilà le point où en est rendu le patron d’un de nos derniers journaux dits « de gauche ». À considérer que la vie est un ennemi de l’homme. Eh bien, je vois le chemin qui reste à parcourir, et il serpente fort loin, au-delà même de l’horizon que je suis capable d’entrevoir. L’écologie, pour reprendre une expression chère au théoricien italien Gramsci, et que je chéris moi-même, est encore bien loin de toute « hégémonie culturelle ». Mais cela viendra. Peut-être.