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Coup de frime sans précédent (de moi)

Ce n’est pas tous les jours dimanche, ni d’ailleurs mardi. Dans l’édition datée de ce mercredi, mais publiée hier à Paris, le journal Le Monde – que je n’ai pas ménagé par ailleurs – publie une tribune signée par moi-même en personne. Il n’y avait pas de raison que je ne la mette en ligne ici. D’autant plus – ô joie enfantine ! – qu’elle écrase de son poids une (bien) plus petite tribune de deux ministres de la République, Valérie Pécresse et Luc Chatel. Avant d’éventuellement la lire, cette info effarante, qui vient juste de sortir. Selon une étude publiée dans la revue Nature Geoscience (ici), les émissions de gaz à effet de serre mondiales ont augmenté de 29 % entre 2000 et 2008, et de 41 % entre 1990, point zéro retenu à la conférence de Kyoto de 1997, et 2008. Autrement dit, dans l’état actuel des choses, le scénario le plus noir se profile à l’horizon. Un basculement global. Une terre rendue inhabitable sur des millions, peut-être des dizaines de millions de km2. Je crois pouvoir écrire que notre espèce, outre qu’elle est imbécile, est également folle. Voici ma tribune (le lien) :

Quand mettra-t-on un terme aux ravages de l’industrie de la viande ?, par Fabrice Nicolino

LE MONDE | 17.11.09 | 14h13  •  Mis à jour le 17.11.09 | 14h13

Désolé de se montrer brutal, mais il arrive que des rendez-vous officiels, pour ne pas dire universels, soient de pures foutaises. C’est peut-être bien le sort qui attend le sommet mondial sur la sécurité alimentaire, qui a lieu à Rome du 16 au 18 novembre. L’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), puissance invitante, y tiendra les propos que l’on attend d’elle. La faim est une honte, le monde est mal organisé, il faut absolument réagir.
La FAO serait peut-être mieux inspirée d’expliquer pourquoi tous les engagements passés ont pu, à ce point, rater leurs objectifs. En 1996 déjà, un autre sommet mondial de l’alimentation promettait de diviser par deux, en 2015, le nombre d’affamés. Cinq ans plus tard, en 2001, la FAO réclamait au cours d’une nouvelle réunion internationale « une plus grande détermination politique et un échéancier rigoureux de mesures ». Le résultat est tragique : notre planète compte plus de 1 milliard d’affamés chroniques, dont 100 millions supplémentaires au cours de cette année.

En décembre, comme on commence à le savoir, le dérèglement climatique en cours sera au centre d’un immense forum planétaire à Copenhague. Nul ne sait ce qui en sortira, car nul n’imagine un échec. Ni d’ailleurs un succès. Un petit monde de bureaucrates, enfermés dans un jargon incompréhensible pour les peuples, prétend y régler le sort commun à coup de « compensation carbone », d' »additionnalité », de mécanisme de développement propre (MDP) ou de réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts (REDD). On pourrait, bien entendu, choisir d’en rire, mais en même temps, il ne fait aucun doute que Copenhague marquera une date importante, bien qu’on ait des doutes. Le probable est que la discussion, qu’elle aboutisse ou non, restera technique et confuse. Or, il existe bel et bien une autre voie, audacieuse mais simple, volontaire mais limpide. Et cette autre voie, qu’elle concerne le sommet de Rome ou celui de Copenhague, s’appelle la viande.

Pour le meilleur et plus souvent le pire, la viande est devenue une industrie. Elle connaît ses crises répétées de surproduction, ses usines, ses ouvriers, ses Bourses, ses traders. Produit anthropologique par excellence, la viande puise ses racines dans la mémoire la plus archaïque de notre espèce, et la plupart des civilisations ont associé sa consommation à la force, à la puissance, à la santé, pour ne pas dire à la virilité.

Mais avec le tournant industriel opéré en France dans les années 1960, les consommateurs ont été incités par de multiples méthodes publicitaires à en manger de plus en plus souvent. Chaque Français, en moyenne, en mangerait plus de 90 kg par an, soit environ trois fois plus qu’avant la seconde guerre mondiale. Mutatis mutandis, tout l’Occident a suivi le même chemin, inspiré par l’exemple américain.

Catastrophe ? Oui, tel est bien le mot qui s’impose. Evidemment, les promoteurs de ce bouleversement n’imaginaient aucune des conséquences fâcheuses de leurs décisions. Les jeunes zootechniciens de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) d’après-guerre ne souhaitaient que nourrir les hommes et montrer leur savoir-faire. Plus tard, un Edgard Pisani, ministre de De Gaulle, croyait faire son devoir moderniste en transformant la Bretagne en usine à viande et à lait de la France. Inutile de faire le moindre procès rétrospectif. Ce serait facile, mais surtout vain. Il vaut bien mieux juger la situation présente, qui est grave. Car l’industrie de la viande n’a plus désormais qu’un but : avancer en perdurant dans son être. Mais, ce faisant, elle dévaste tout sur son passage.

La famine ? Elle ne peut que s’aggraver à mesure que la demande de viande s’accroîtra dans les pays dits émergents. Si les courbes actuelles de croissance du cheptel mondial devaient se poursuivre, nous devrions cohabiter sur terre, à l’horizon 2050, avec environ 36 milliards de veaux, vaches, cochons et volailles. Cela n’arrivera pas, pour une raison évidente : il n’existe pas assez de terres agricoles pour nourrir une telle quantité d’animaux. Lesquels sont, dans l’ensemble, de bien mauvais transformateurs d’énergie. On estime qu’il faut entre 7 et 9 calories végétales pour obtenir une seule calorie animale. En clair, l’alimentation animale requiert des surfaces géantes d’herbes et de céréales.

La planète ne comptera probablement jamais 36 milliards d’animaux d’élevage, mais en attendant, la consommation de viande, en Occident ou dans des pays comme la Chine se fera toujours plus au détriment de l’alimentation humaine. En France, bien que personne ne s’en soucie, près de 70 % des terres agricoles servent déjà à l’alimentation du bétail (« Rapport Dormont », Afssa, 2000). Entre 2005 et 2031, si rien ne vient arrêter cette machine infernale, la Chine verra sa consommation de viande passer de 64 millions de tonnes à 181 millions de tonnes par an (Lester Brown, « Earth Policy », 2005). Où sont les terres susceptibles de produire un tel « miracle » ? En tout cas, pas en Chine.

La seule voie d’avenir, dans ce domaine, consiste à diminuer notre consommation de viande de manière organisée. Et de s’appuyer autant qu’il sera possible sur des régimes à base végétale, les seuls à même d’éventuellement nourrir plus de 9 milliards d’humains en 2050. L’hyperconsommation de viande, telle qu’elle existe chez nous et dans la plupart des pays développés, conduit à des famines de plus en plus massives. Mais la FAO parlera-t-elle de la viande le 16 novembre à Rome ?

Et la confrérie des experts climatiques réunie quelques jours plus tard à Copenhague ouvrira-t-elle ce dossier brûlant ? On aimerait le croire. Par un clin d’oeil de l’histoire, c’est la FAO qui a mis les pieds dans le plat en publiant en 2006 un rapport saisissant qui, à notre connaissance, n’a pas été traduit en français (Livestock’s Long Shadow). Par quelle bizarrerie ?

Quoi qu’il en soit, ce document change la donne de la crise climatique en cours. Citation du communiqué de presse de la FAO : « A l’aide d’une méthodologie appliquée à l’ensemble de la filière, la FAO a estimé que l’élevage est responsable de 18 % des émissions des gaz à effet de serre, soit plus que les transports ! » Oui, vous avez bien lu. L’élevage mondial, en calculant l’ensemble du cycle de production de la viande, joue un rôle plus néfaste encore que la voiture, le train, le bateau et l’avion réunis. Quelque 18 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques, c’est-à-dire causées par l’action humaine. Une énormité.

Dans un monde plus ordonné que le nôtre, il va de soi que ces données changeraient la face de la grande conférence de Copenhague. Au lieu d’amuser la galerie avec des taxes carbone, dont l’effet sera dans le meilleur des cas dérisoire, l’on pourrait enfin s’attaquer à une cause massive du dérèglement climatique. Mais les Etats, mais les gouvernements trouveraient alors sur leur chemin l’un des lobbies industriels les plus puissants, en l’occurrence, celui de l’agriculture et de l’élevage industriels. En France, chacun sait ou devrait savoir que tous les gouvernements depuis soixante ans, de droite comme de gauche, ont cogéré le dossier de l’agriculture en relation étroite avec les intérêts privés.

La cause serait donc désespérée ? Elle est en tout cas difficile, et bien peu d’oreilles se tendent. Mais indiscutablement, les bouches commencent à s’ouvrir. En janvier 2008, l’Indien Rajendra Pachauri, président du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) – à ce titre Prix Nobel de la Paix – déclarait au cours d’un passage à Paris : « S’il vous plaît, mangez moins de viande ! Ce n’est pas très bon pour la santé et c’est un produit fortement émetteur de gaz à effet de serre. » Il nous reste quelques jours pour lui donner raison. Chiche ?

Fabrice Nicolino est auteur de « Bidoche » (éditions Les Liens qui libèrent, 386 p., 21 €).

Jean Daniel, Denis Olivennes et Lévi-Strauss (Honte !)

L’écœurement n’a rien d’agréable. Je m’en passerais volontiers, mais je mourrai avec quelques-uns de ces sentiments pénibles et pesants à l’intérieur de moi. Tant pis. Il me faut d’abord présenter les protagonistes de ce que je considère, moi, comme un drame. Il passera inaperçu, je le sais, mais il faut néanmoins nommer correctement les choses. Un drame. Et donc des personnages. Le premier, connu de beaucoup, s’appelle Jean Daniel. Né en 1920, il va sur ses 90 ans. Et continue d’écrire inlassablement dans le journal qu’il a contribué à créer en 1964, c’est-à-dire Le Nouvel Observateur.

On ne tire ni sur les ambulances ni sur les vieillards. Malgré mon exécrable éducation, je tâcherai donc d’être modéré. Jean Daniel abuse épouvantablement de son statut d’indéracinable, fondé sur une relation très ancienne nouée avec le propriétaire du journal, Claude Perdriel. Il abuse, car ses éditoriaux, pontifiants et ennuyeux au-delà de ce que je pourrais dire, occupent une place tout à fait disproportionnée. Ce qu’il a à dire, il l’a déjà répété des centaines de fois. Mais il est donc intouchable.

Denis Olivennes doit approcher, sauf erreur, les cinquante ans, et se trouve être depuis l’an passé le directeur général de L’Obs. Sa carrière ? Des sympathies de jeunesse pour le trotskisme, bien sûr, puis pour le socialisme d’État, bien entendu, suivies comme il se doit par une carrière dans l’industrie, d’Air France à la Fnac en passant par Canal +. Le voici donc à la tête de ce que tant de gens continuent, contre l’évidence, à présenter comme un journal intellectuel de gauche. Intellectuel, rions. De gauche, derechef. Quelques amitiés point trop éloignées du monsieur me permettent de vous dire qu’il assouvit le fantasme de tant de nigauds : devenir journaliste, ou du moins faire semblant. Il a tenté à plusieurs reprises d’accompagner des professionnels sur le terrain et s’autorise chaque semaine un semblant d’éditorial. Ajoutons, car il le mérite, que Denis Olivennes est chevalier de la Légion d’honneur, sur le contingent de François Fillon, Premier ministre.

Venons-en au fait. Vous le savez, Lévi-Strauss est mort, et je le pleure. Si les mots conservaient le sens qu’ils ont pu avoir à quelque époque, il me suffirait d’écrire que Jean Daniel, Denis Olivennes et leur hebdomadaire se sont déshonorés en rendant compte de son décès et de son œuvre. Un ou deux courts exemples permettraient alors de convaincre toute personne de bonne foi et de culture raisonnable. L’affaire serait ficelée en quelques minutes. Mais l’inculture comme le sans-gêne absolu ayant gagné la partie, au moins provisoirement, il me faut un peu plus de temps. Réglons tout d’abord le cas Olivennes, le plus simple à n’en pas douter.

Olivennes se moque. De nous tous bien sûr, mais sans se rendre compte, de lui d’abord. Dans le numéro 2349 de L’Obs, en page 3, il signe un texte effarant de sottise sur notre cher disparu (Je le mets à disposition, dans son intégralité, à la suite de cet article, mais dans la partie commentaires, pour ne pas alourdir mon propos). Lévi-Strauss serait une « une telle incarnation du génie national, dans ce qu’il a de composé et de subtil, qu’en cette époque de doute supposé sur notre identité sa “panthéonisation” transmettrait un beau message ». Olivennes, qui ne doit guère avoir dépassé les premières entrées de Google sur l’homme, le rabaisse au rang de génie national, lui l’universel par excellence. Pis, il croit voir dans la mort de Lévi-Strauss la fin d’un « cycle philosophique né au milieu du XVIIe siècle : le sacre du sujet pensant et le rêve de “se rendre comme maître et possesseur de la nature” ». Ce qui s’appelle un total contre-sens de la pensée du maître. Lévi-Strauss abhorrait en effet la culture “humaniste” issue du cartésianisme puis des Lumières, qu’il rendait responsable des pires horreurs passées, dont le colonialisme et le fascisme. Il était tout simplement à l’opposé de celui qu’Olivennes présente comme ayant « poussé à l’extrême le triomphe de la Raison ».

Peut-on trouver pire ? Non, soyons honnête, cela ne se peut. Mais les deux pages que Daniel consacrent à Lévi-Strauss valent à peine mieux (Voir le texte complet dans les commentaires). Le vieux journaliste y enfile une longue série de perles qui démontrent avec la clarté du cristal qu’il ignore tout de la pensée dont il parle. Et cela s’appelle L’héritage de Claude Lévi-Strauss ! Et cela se trouve publié dans l’un des grands journaux français de cette fin 2009. Eh bien, quelle leçon, et quel héritage ! Je vous passe l’exégèse de ce texte soporifique, que vous pourrez toujours lire quelque soir d’insomnie. Ce qui me choque, ce qui me heurte avec force, ce qui me cloue de stupeur, c’est que Daniel, pour le plaisir du joli reflet de soi dans le miroir, a totalement émasculé Lévi-Strauss.

Oublié le penseur radical de l’altérité. Oublié l’écologiste virulent, qui liait intrinsèquement diversité culturelle et diversité biologique. Oublié l’intellectuel biocentrique, jetant les bases théoriques d’un rapport neuf entre l’homme et les autres créatures partageant la Terre avec lui. Oublié, le révolutionnaire authentique, mettant à bas 250 années d’idéologie du progrès, socle intangible de Jean Daniel comme d’Olivennes. En bref, en un mot comme en cent, L’Obs pratique l’évitement total d’une pensée qui lui demeure étrangère, et d’ailleurs hostile. Je rappelle pour mémoire cette phrase de Lévi-Strauss, prononcée en 2005 : « Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».

Le gras est dans le texte d’origine, je le précise à toutes fins utiles. Ces formulations extraordinaires sont aux antipodes de ce que l’on peut lire chaque semaine dans les colonnes de l’hebdomadaire. Aux antipodes ! Qui oserait le contester ? Et nul lecteur n’aura donc su que Lévi-Strauss était essentiellement un refuznik, un dissident véritable, un opposant définitif aux valeurs marchandes présentes dans chaque publicité, c’est-à-dire sur chaque page de ce présentoir qu’est devenu Le Nouvel Observateur.

Ma foi, il faut conclure. Le Nouvel Observateur n’a pas été fondé par Daniel, quoi que puisse en rapporter la vulgate. Bien entendu, il aura joué un rôle important dans la création du journal. Mais il y en avait bien d’autres, sans lesquels L’Obs n’aurait pas vécu. La manière dont ils ont été effacés du tableau, comme sur les photos sépia du régime stalinien, qui éliminait un à un les vaincus du jour, n’étonne guère. Il reste que, parmi les cofondateurs du Nouvel Obs de 1964, se trouvait un certain Michel Bosquet. Qui n’était autre qu’André Gorz. Qui n’était autre que Gerhard Hirsch, né Autrichien.

Bosquet était un journaliste d’une sagacité proprement inouïe, qui illumina les pages de L’Obs pendant vingt ans. J’ai lu ses ouvrages avec passion dès mes vingt ans, et je les ai presque tous lus. Qui était-il ? L’un des premiers en France à savoir penser la crise écologique. L’un des tout premiers à savoir relier entre eux des fils dispersés, rompus, inconnus même. Pour être sincère, je le considère comme l’un de nos plus beaux intellectuels de l’après-guerre. Le sort fait en 2009 à Claude Lévi-Strauss montre au passage que le mouvement des idées n’a rien de linéaire. D’évidence, L’Obs de 1970 était, notamment grâce à lui, un journal. D’évidence, il est devenu autre chose.

PS : les textes de Denis Olivennes et Jean Daniel sont dans la partie Commentaires ci-dessous

Dans Charlie-Hebdo

Attention, ce qui suit n’est pas de la pub. Enfin, pas vraiment, même si cela ressemble. Comme je ne veux pas avoir l’air de me cacher – et pourquoi le ferai-je ? -, je vous signale que j’ai écrit un papier dans l’hebdomadaire Charlie-Hebdo de cette semaine. Un article titré : « Ces écolos qui adorent les pesticides (et l’agent orange) ». Il aurait pu être ici, il est dans le journal. Et passons à autre chose.

Lévi-Strauss. Oui, encore lui. Quiconque est familier de sa pensée sait qu’elle est aux antipodes de ce monde, de ses valeurs, de sa folie intrinsèque, de son extraordinaire jouissance à détruire les êtres et les lieux. Et pourtant, comme dans un vrai cauchemar – ceux dont on ne sort pas, même éveillé -, des centaines de zozos y sont allés de leur compliment au mort. Je ne donne pas de médaille aujourd’hui, car je crois que tous la méritent. Lévi-Strauss n’était pourtant pas un géant. Mais un homme, oui. Un homme.

L’industrie du mensonge est notre reine à tous

L’industrie du mensonge, mes aïeux, c’est la publicité. Elle est la reine, celle sans laquelle la presse disparaît, à quelques titres près. Les journalistes et la plupart de ceux qui les lisent n’imaginent même plus des magazines ou des quotidiens qui n’inciteraient pas à acheter la dernière merde disponible. Je dois dire que la connerie universelle semble s’être concentrée en ce point. Et quelques autres, d’accord.

La pub ment en substance. Le mensonge lui est respiration. Elle ne peut pas dire le vrai, qui d’ailleurs, dans l’univers industriel, n’existe pas. En quoi, et pourquoi un yaourt de fabrique serait-il meilleur qu’un autre ? Ce qui compte, c’est la force de frappe, la force brutale et financière de qui vient déposer sa valise de billets sur la table du patron de journal. J’évoque cette image désuète de la valise, car dans l’entre-deux guerres, quand l’Italie fasciste – ce n’est qu’un exemple – voulait acheter la « ligne » éditoriale d’un grand journal parisien, elle envoyait un sbire, avec valise. Et la messe était dite : pendant six mois, dix ou douze, en fonction du tas de billets, ce grand journal parisien dirait du bien de la diplomatie mussolinienne. Ou de l’assèchement des marais pontins.

Aujourd’hui, qui est moderne, la valise ne se fait plus. On achète, fort cher, des pages de pub sans lesquelles la « presse libre » meurt. C’est charmant. J’imagine un roman de Zola raconter cela, ce moment du monde où bascule un univers au profit d’un autre, façon Au bonheur des dames, que je tiens pour un monument documentaire. Selon une étude toute récente (ici), qui porte sur l’ensemble de la presse française, la pub représente près de 44 % du chiffre d’affaires global. Encore, et mystérieusement, ce travail ne rend-il pas compte des innombrables aides publiques à la presse. Si j’ajoute ceci, c’est simplement pour écrire que l’acte d’achat du lecteur lambda est devenu second. Ce n’est plus la lecture qui fait le journal, c’est le reste. On a le droit d’appeler cela une révolution. Ou bien une gigantesque involution, comme on voudra.

Quoi qu’il en soit, je suis le témoin direct de pratiques communes et même banales. Attention ! Je me suis toujours tenu fort loin de cet univers infâme. Mais je mentirais grossièrement en assurant que je n’ai rien vu, rien su. Tu parles ! C’est le secret le moins bien gardé du monde. Jadis, dans un journal féminin, les rédactrices se faisaient envoyer les cadeaux des entreprises à leur domicile, avec l’accord de la rédaction-en-chef, car cet amas quotidien aurait asphyxié en une demi-heure l’accueil du journal. Et donné une mauvaise image des pages pratiques à ceux, dont moi, qui n’en croquaient pas.

La vérité globale de ce système ne peut être connue, car ceux qui pourraient et devraient nous en informer sont les premiers à en profiter. Vous vous souvenez sans doute du récent scandale qui s’est abattu sur les parlementaires britanniques. Eh bien, je gage qu’on en apprendrait autant sur les habitudes journalistiques françaises si de vraies enquêtes avaient lieu. Les spécialistes de la bagnole roulent gratis dans de gros engins offerts à l’année par les constructeurs. Les journalistes en charge du tourisme ne paient pas un billet d’avion. Ceux qui suivent les affaires de santé se retrouvent par miracle dans des colloques à Hawaii. Et une infinité d’accords et de partenariats gangrènent les rapports entre information et commerce. Je dis bien : une infinité.

Aucun sociologue ne semble avoir écrit le grand livre que cette situation de corruption imposerait. Je parle de corruption de l’esprit avant tout, de biais constants dans l’analyse, qui doivent échapper souvent au commettant, d’autocensure permanente. La vraie censure directe, que j’ai eu l’honneur de connaître plus d’une fois, est rare, et rarement nécessaire. Le journaliste ordinaire est un bon soldat de l’ordre commercial.

Tout cela ne serait encore (presque) rien. Oui, vous avez bien lu. Ce ne serait rien sans la formidable contradiction entre la promotion publicitaire de millions d’objets inutiles et la si vitale critique du monde existant. Il ne peut y avoir cohabitation des deux sans soumission totale de l’une à l’autre. Qui dépend pour vivre de la défense et illustration du nucléaire, des Porsche, des montres Chauvet, des biocarburants, des meubles Ikéa, des voyages en Papouasie Nouvelle-Guinée ne peut ni ne pourra jamais donner les clés qui permettraient de comprendre la destruction en cours.

Je prétends que les journaux, du plus banal au plus exigeant, ne peuvent que logiquement défendre  ce qui leur permet de vivre. Et j’ajoute aussitôt que cela est INÉVITABLE. Inutile de tirer sur le pianiste, car ce n’est pas lui qui a écrit le morceau. Sauf à imaginer des êtres totalement schizophrènes, on ne peut attendre des journalistes qu’ils recherchent sérieusement la cause de ce qui ruine tout, mais les nourrit. Autrement dit, il n’y a rien à faire.

Ou plutôt, il faut se convaincre une fois pour toutes que la publicité et l’information s’excluent l’une l’autre. Définitivement. Et que l’objectif est bien de créer, dès que cela sera possible, des journaux sans aucune publicité. Je sais Le Canard Enchaîné et Charlie, sur lesquels je réserve mes commentaires. Mais de toute façon, je parle de la presse en général, de ce système qui permet, ou non, de savoir comment tourne le monde. Et ce système est totalement vérolé, au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Par force.

Moi, je plaide pour une Constitution qui reconnaîtrait aux membres de notre société le droit d’être informés librement. Qui interdirait toute intrusion du capital industriel dans celui des journaux. Qui proscrirait à tout jamais l’immonde affichage commercial dans la presse, et qui la dénature en profondeur. Écrivant cela, suis-je un doux rêveur ? Oui et non. Oui, car le présent comme l’avenir prévisible appartiennent à ces innombrables ruffians. Non, car je sais qu’une secousse historique, comme celle qui permit la rédaction des ordonnances de 1944 est toujours possible (ici ).

En cette année 1944, tandis que les infinies crapules de la presse de Vichy se terraient en France ou partaient se planquer à Sigmaringen, Albert Bayet, président de la Fédération nationale de la presse française déclarait sans faire éclater de rire quiconque qu’il fallait « éliminer définitivement la presse pourrie et instituer un nouveau régime grâce auquel la presse patriote, affranchie de la puissance de l’État et de l’argent, pourrait se vouer exclusivement au service désintéressé des idées ». Vous me direz certainement ce que vous en pensez. Moi, j’y crois (en enlevant ce mot de patriote, qui sent la naphtaline). Mais il faudra que cela secoue, et beaucoup.

Lettre ouverte à Jacques Julliard, du Nouvel Observateur

Si vous aimez la pensée, je crois que vous ne perdrez pas votre temps en lisant le dernier éditorial de Jacques Julliard dans Le Nouvel Observateur (ici, mais attention, seule la première des trois parties est en ligne). J’ai très souvent dit ou écrit le plus grand mal de ce journal, et je ne regrette rien. Le moindre de ses rédhibitoires défauts, c’est qu’il est vendu, au sens propre, à la publicité. Laquelle est l’un des moteurs de la destruction du monde en cours.

Je lis pourtant  Julliard, même s’il m’arrive de m’assoupir sur certains de ses textes, je le confesse. Je ne supporte plus ses ratiocinations sur le parti socialiste, dont il reste un proche. Pour le reste, sa plume est vive, belle, intelligente. Il demeure à mes yeux un homme libre, même si, au fond, il m’apparaît toujours plus entravé. Libre et entravé. Julliard serait-il un oxymoron ?

Il est en tout cas cultivé, connaissant admirablement l’histoire du mouvement ouvrier non stalinien, qui fut une entreprise exemplaire de civilisation humaine. Son papier n’est qu’un cri très inspiré adressé à ce qu’on appela jadis la deuxième gauche pour la distinguer de la première, étatiste et pour tout dire parastalinienne. La deuxième gauche, dans son esprit du moins, englobe Proudhon, les mutuelles et les Bourses du travail, le syndicalisme offensif d’avant 1914, celui – créatif – d’après la Seconde guerre, qui devait conduire à la CFDT. Et bien entendu le défunt PSU et diverses revues intellectuelles, parmi lesquelles il place audacieusement Le Nouvel Observateur. Il en fut un pilier central.

Son article est passionnant, car il nous y délivre le faire-part de décès de cette deuxième gauche. Elle avait accepté le dialogue avec le capitalisme de type rhénan que nous avons connu pendant une quarantaine d’années, capable de vraies discussions sociales avec d’authentiques partenaires, reconnus comme tels. Ce temps n’est plus, nous dit Julliard. Car le capitalisme amoral est de retour, qui ne considère que le fric et la spéculation la plus vile. On ne peut discuter, dit-il, avec des actionnaires.

Quelle solution ? Eh bien, la renaissance d’un socialisme moral – l’actuel ne l’est évidemment plus – et l’annonce de fortes mesures, parmi lesquelles la taxation à 95 % des plus hauts revenus et la nationalisation du crédit. Bon, n’insistons pas : Julliard est loin, très loin, des pontes qui se réunissent à partir de ce vendredi à La Rochelle. Et je l’en félicite, bien entendu. Mais pour le reste ! Misère ! Misère ! Misère ! Comme il m’est pénible de devoir écrire que Julliard a écrit là un texte désespérément français. Comme il m’est désagréable d’ajouter qu’il est totalement aveugle.

Mais il l’est, point de doute sur le sujet. La crise est vue depuis un poste d’observation qui hésite entre le cube pour enfant de trois ans et la moquette profonde des bureaux directoriaux du Nouvel Obs. C’est simple. Et d’un, le Sud n’existe pas. Il y aurait nous, et eux, qui ne sont pas même évoqués. Le monde et ses tragédies réelles sont oubliés. Julliard, fervent catholique de gauche pourtant, sincère évidemment, n’a pas un mot pour ce milliard d’affamés chroniques qui nous déshonorent tous. Et de deux, les autres qu’humains sont oubliés. Nous sommes les contemporains de la sixième crise d’extinction, qui jette dans le néant des milliers d’espèces chaque année, mais Julliard ne consacre pas un mot à ce sujet pourtant décisif. Ce qui se passe n’a probablement pas été vu depuis 65 millions d’années. Au moins ! Et de trois, le changement paradigmatique imposé par la crise écologique n’est évidemment pas envisagé.

Non, Jacques Julliard, nous n’assistons nullement à un retour au capitalisme dur d’antan. Je crois, malheureusement, que vous faites partie de ces intellectuels qui ne conçoivent les problèmes que sous la forme d’un quelconque déjà-vu. Or nous sommes les contemporains d’événements jamais advenus. D’une complexité et d’une intrication telles qu’elles commandent bien entendu une complète révolution intellectuelle et morale. Et non pas ce retour à des sources définitivement taries. Je suis bien désolé de vous l’écrire, moi qui vous respecte, mais vous vous plantez d’une façon stupéfiante. Croyant montrer le chemin du courage à ceux qui vous font confiance, vous nous désignez à tous une route de déréliction sur laquelle aucun secours ne viendra jamais.

Je suis désolé de devoir dire cela, mais c’est, comme on l’imagine, ce que je pense. Il n’y a plus qu’une voie, qu’aucun garde-corps ne sépare du vide. Et c’est pourtant celle qu’il faut suivre. Elle porte un nom : rupture.