Avis navré : cet article ne contient aucune allusion aux prouesses sexuelles de qui que ce soit. Mais faut pas croire, je pourrais.
Cette fois, attention les yeux, et défense de rire avant d’avoir arrêté de pouffer. L’État accouche d’un nouveau bébé joufflu à souhait : le ministère de l’Écologie, de l’Aménagement et du Développement durables (Medad). Je sais, c’est moins distrayant que les aventures pénibuildées de N et C (le mystère ne nuit pas à l’amour). L’intitulé complet du Medad est un peu étouffe-chrétien, mais quand on aime autant que moi les structures officielles et les hiérarchies, on est assurément comblé. Je le suis. Pas nécessairement de la façon souhaitée par le grand réformateur, tant pis.
Bon, je vais essayer de vous expliquer. Le Medad regroupe désormais en son sein 35 directions centrales d’administration, réparties auparavant dans plusieurs ministères distincts. Celui de l’Écologie, bien sûr, mais aussi celui de l’Équipement, des Transports et de l’Industrie. Ah la belle idée ! Enfin, enfin, l’écologie est prise au sérieux et prend sa place dans un ensemble cohérent. Qu’elle soit prise au sérieux ne souffre pas discussion – en fait, elle inquiète, elle gêne -, mais quant à occuper la place qu’elle mérite, tu r’passeras d’main, t’auras des berlouffes.
Cette dernière expression ch’ti – du Nord – était utilisée dans mon enfance, et on voit bien ce qu’elle veut dire : polope, balpeau, que dalle. Et voici pourquoi. Historiquement, l’ossature administrative de la France, au plan technique, repose sur trois grands corps d’ingénieurs d’État. J’ai nommé : les Mines, les Ponts et Chaussées, le Génie rural et les eaux et forêts (Gref). Beaucoup de ces ingénieurs intègrent les écoles liées à leur spécialisation après être passés par Polytechnique. C’est à eux et à quelques autres que Pierre Bourdieu pensait en forgeant il y a vingt ans l’expression Noblesse d’État.
Détaillons. Les Mines ? L’idée d’un corps spécifique est né au milieu du XVIIIème siècle, parce que la France manquait de grands gestionnaires et techniciens pour gérer les mines et la métallurgie. L’école des Mines a finalement ouvert ses portes en 1783. Tout au long de son existence, le corps des Mines a été au service de l’industrie et du ravage concomitant, étendant sans cesse son empire sur la machine, les machines, la vitesse, la puissance matérielle. Les Mines sont consubstantiels à la destruction écologique de notre petit pays.
Les Ponts et Chaussées ? L’acte de naissance remonte à 1716, et devait permettre – et a permis – le percement d’un réseau routier national. L’école a curieusement été ouverte un peu plus tard, en 1747. Les canaux, les barrages, mais aussi, plus récemment, les châteaux d’eau et les ronds-points, c’est eux. Les autoroutes qui lacèrent et morcellent à jamais des ensembles écologiques cohérents, aussi.
Le Génie rural ? En cherchant bien, ses premiers pas remontent à 1291 et à Philippe le Bel, inventeur des « maîtres des eaux et forêts ». Les ingénieurs du Gref, après la Seconde guerre mondiale, ont assuré la mise en oeuvre de la disparition de la paysannerie en France, et le remodelage radical du paysage et de la nature ordinaire. Le maïs, le remembrement, l’arasement des talus boisés et des haies, la transformation de la forêt en objet industriel, le « recalibrage » des ruisseaux et rivières, le drainage des zones humides leur doivent beaucoup.
Ces trois corps d’ingénieurs, l’aurez-vous remarqué ?, ont survécu à tout. Aux révolutions, aux guerres, aux changements de régime, aux plus brutales secousses sociales. Combien sont-ils au total ? Je n’ai pas le chiffre actuel sous la main, mais nous ne devons pas avoir plus de 2 000 grands ingénieurs en activité. Or ils tiennent des parts essentielles de la réalité, et ils exercent par la force des choses un monopole de l’expertise technique en France. Les conséquences en sont immenses. Quand on lance Superphénix, c’est parce que trois d’entre eux ont signé un rapport disant à quel point ce projet propulserait la France dans un avenir (ir)radieux. De même pour le canal Rhin-Rhône. Ou la dévastation de la Bretagne. Ou l’ouverture de décharges aussi exemplaires que celle de Montchanin. La liste n’a pas de point final.
Ces ingénieurs, dont le savoir technique peut être impressionnant – pas toujours -, commandent à la France, et à ses politiques. Un ministre passe et fait des risettes. Eux restent, et tracent les plans. Bien entendu, et ce n’est pas même une critique, seulement un constat, ils estiment être mieux armés que quiconque pour décider. En notre nom. À notre place. Voir la différence de moins en moins évidente, mais tout de même, entre oligarchie et démocratie. Il est vrai qu’ils savent que tout passe, et qu’ils demeurent.
Il y a de cela quinze ans, j’ai longuement rencontré Jacques Bourdillon, qui venait juste de quitter le service de l’État. J’avais rendez-vous avec lui dans des bureaux de la rue du Général-Camou, tout proches de la Tour-Eiffel, à Paris. Ingénieur général des Ponts et Chaussées, Bourdillon venait de prendre une retraite – publique – méritée, mais c’était pour mieux commencer une nouvelle vie dans le privé. Je fais durer le suspense, je suis sadique. Juste avant de quitter le ministère de l’Équipement et des Transports, notre ingénieur avait laissé un immense cadeau appelé : « Les réseaux de transport français face à l’Europe ».
L’heure était grave, vous pouvez m’en croire. Car la France était – en 1991 – menacée de marginalisation économique. Pardi ! L’Allemagne, l’Angleterre, le Bénélux, le nord de l’Italie même nous taillaient des croupières, creusant un insupportable retard sur nous. Par chance, Bourdillon veillant sur notre sort, il y avait des solutions. Il suffisait d’investir massivement dans de nouvelles infrastructures – ponts, ports, routes, rocades et autoroutes – et nous reprendrions sûrement la main. Combien ? Oh, pas tant : 1560 milliards de francs en quinze ans, soit plus de 100 milliards par an. Soit 15,38 milliards d’euros. Par an. Une paille. Où travaillait donc Jacques Bourdillon, en ce jour de gloire où je le visitai ? Plutôt, pour qui ? Scetauroute, bureau d’études commun à toutes les sociétés d’autoroute. Ne pas chercher le mal à tout prix. L’intérêt privé, l’intérêt commun, c’est tout un. Pour un Jacques Bourdillon en tout cas.
Revenons-en aux oignons du Medad. Le ridicule ministère de l’Écologie de papa est en train de sombrer sans gloire. Le plus drôle, dans un certain sens, c’est que la plupart de ses dignitaires appartenaient déjà à l’élite des trois corps. Lesquels se partageaient depuis des lustres, à l’ancienne, en féodaux, les postes de responsabilité dépendant du ministère, comme par exemple la direction des grandes agences régionales de l’eau. Néanmoins, et c’est l’évidence, il n’avait pas de moyens. Nul doute qu’il en aura dans l’avenir, mais ces moyens-là, venus de l’extérieur, sont à l’opposé de toute idée de préservation. Ils sont exclusivement au service de la croissance et de l’industrie. Ses tenants, éduqués dans des écoles où l’écologie est considérée comme un frein et parfois un obscurantisme, vivant par ailleurs en cercle fermé depuis des générations, vont tout dévorer, avant de digérer, en grands fauves qu’ils sont.
On en reparlera, croyez-moi. Mais d’ores et déjà, sachez que la microscopique Inspection générale de l’Environnement (30 personnes), qui rassemblait les hauts fonctionnaires de l’Écologie, souvent éclopés, disparaît. Elle sera intégrée au Conseil général des Ponts et Chaussées – une sorte de Comité central -, fort lui de 400 membres. Chemin faisant, les 35 directions regroupées dont je vous parlais en préambule, disparaissent aussi, refondues en 5. Simplification ? Amélioration de l’efficacité ? Encore quelques jours, et le Père Noël passera par le trou de la serrure, malgré sa bedaine. Non, sans rire, c’est assez moche.
Moche, car sont refondues trois directions centrales du défunt ministère, qui avaient tout de même quelque sens, malgré leur faiblesse historique. Un, la Direction de la nature et du paysage (DNP). Deux, la Direction de la prévention des pollutions et des risques (DPPR). Trois, la Direction de l’eau. Faut-il ajouter un dessin ? L’eau, la nature, la prévention seront au sens premier sous-traités. Les directions décentralisées de l’Environnement – les Diren – rejoindront de leur côté les Drire, les anciennes directions de l’Industrie. En un très bref résumé, on offre sur un plateau, à des ogres, deux ou trois morceaux de viande fraîche. Ce que j’appelle un face-à-face équilibré.
Évidemment, un tel bouleversement ruine à l’avance les chances – inexistantes, selon moi – du Grenelle de l’Environnement. Je précise : si j’avais cru à cette mise en scène, une telle réforme, régressive, m’aurait contraint à modifier mon discours public. Et c’est à cela, exactement à cela, que j’invite l’Alliance pour la planète, la Fondation Hulot, France Nature Environnement et tous autres. Ouvrez les yeux et fermez la télé de Son Altesse Sérénissime. Ouvrez les yeux, et parlez enfin pour dire quelque chose. Dans le cas contraire, que je n’espère nullement, il faudra bien se poser de nouvelles questions.