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Vive l’Inde, vive la Chine, vive la prospérité !

C’est du lourd, de l’indigeste qui s’accroche à l’estomac. Je crois bien que j’aimerais passer ma vie à raconter d’autres histoires – pour les enfants par exemple -, ce que je fais d’ailleurs, quand il me reste du temps. On va finir par me prendre pour un obsédé du malheur, et ce ne sera que justice. Je le suis. Obsédé. Par le malheur. Ne cherchons pas plus loin.

En décembre dernier, le cabinet de conseil en stratégie Boston Consulting Group publiait une liste impressionnante de 100 multinationales du Sud, nouveaux challengers mondiaux de la concurrence de tous contre tous. Sans surprise vraie, 41 étaient chinoises et 20 indiennes, la plupart cotées en Bourse.

On s’en fout ? Non. Car croyez-moi, PetroChina, TCL, Thai Union Frozen Products, Lukoil, Bharat Forge détruisent plus violemment encore, si c’est possible, que nos grandes compagnies. Ce n’est pas affaire de morale, mais d’âge. Les nôtres se sont usées – je n’écrirai jamais civilisées – au contact des peuples et des pays. Pas les nouvelles venues. Pas encore. Elles en veulent. Elles veulent cracher du profit, davantage encore, dominer le territoire, entrer dans l’histoire absurde de la possession sans fin et sans but. En achetant si besoin – il est besoin – les coeurs et les âmes. Et elles y parviennent sans difficulté.

Parmi les nouveaux parrains du monde réel, Tata. Un groupe indien dans lequel tout se mélange, de l’informatique à l’hôtellerie, en passant par l’agroalimentaire, la sidérurgie, les télécoms. Chiffre d’affaires annuel ? 28,8 milliards de dollars. En 2007, sa filiale sidérurgique, Tata Steel, a racheté l’anglo-néerlandais Corus. Et Tata Motors va racheter Jaguar et Land Rover à Ford.

Mais la grande nouvelle, qui a ébahi une fois de plus le journaliste automobile, c’est la Tata Nano. Le groupe indien met en vente une bagnole neuve à 1700 euros, record du monde battu et même ridiculisé (http://archives.lemonde.fr). Je ne vais vous faire la liste de ce que cette voiture ne contiendra pas. L’essentiel est qu’elle roule et va déferler sur les marchés du Sud. Évidemment, puisqu’elle a été conçue pour cela.

Je crois qu’il s’agit d’une des pires nouvelles de ces dernières années. Le Sud, le Sud officiel qu’on fête dans la presse officielle de ce monde officiel, le Sud choisit donc l’aventure, un peu plus. Des petits-bourgeois indiens, par millions, vont connaître le grand frisson automobile. Il n’y aura donc pas d’argent pour les paysans, ni pour les pêcheurs, ni pour les tigres et les forêts, ni pour les sols et les nappes. Pas un sou, pas un seul pour la restauration écologique d’un pays dévasté par l’irrigation imbécile et le vaste désastre de la Révolution verte. On aura à la place des rocades, des parkings, des cancers, des usines. Pour quelques années encore, avant le grand effondrement.

En Chine, les nouvelles sont elles aussi radieuses. Que n’apprend-on pas ? Ou plutôt, que ne confirme-t-on pas ? La Chine est foutue. La Chine officielle – là-encore – n’a aucun avenir. Shangaï et les autres villes-Potemkine de là-bas, qui font pourtant saliver tous nos braves responsables et la plupart de nos excellents journalistes, sont perdues. Pourquoi ? Mais parce que l’eau manque et manquera toujours plus. 400 des 600 plus grandes cités chinoises en manquent structurellement et des dizaines de millions de paysans en sont régulièrement privés (http://archives.lemonde.fr).

Bon, qu’attend donc la technologie pour régler ce menu problème ? Elle ne le pourra pas. La Chine représente un peu moins du quart de la population mondiale, mais ne dispose que de 7 % des réserves d’eau planétaires. Encore faut-il préciser que les bureaucrates qui tiennent ce pays d’une main de fer gèrent cette ressource si rare comme des malades mentaux. À coup de barrages géants, à coup de pollutions bibliques, sans aucun plan véritable. Cela ne peut pas durer, et cela ne durera pas. Peut-être – qui sait ? – encore dix ans, ou quinze. Mais la croissance chinoise va vers une fin tragique. Il va falloir expliquer à des centaines de millions de gogos que le rêve n’était qu’un cauchemar.

Je sais, ce n’est pas gai. Je sais, c’est franchement désolant. Mais je n’ai rien d’autre en magasin, et puis j’ai promis de dire les choses, telles qu’elles m’apparaissent en tout cas. Au passage, cela nous change des roulements de biceps hexagonaux. De tous ceux qui ne parviennent pas à penser réellement le monde. Je ne cite personne. Je ne vise personne. Et le pire de tout, c’est que c’est vrai. La liste serait de toute façon trop longue.

Courte adresse à MM. Fottorino et Ramonet

J’aurai beaucoup lu le journal Le Monde. Dès l’âge de 14 ans, je crois bien, rusant comme je pensais pas savoir pour trouver l’argent nécessaire. Oh, que de souvenirs étranges ! Il me semble qu’à cette époque, cette lecture me permettait d’échapper un peu à la misère – matérielle et morale – de ma famille. Il y régnait en effet une atmosphère que je qualifierai par euphémisme de pesante. Le sous-prolétariat n’est pas une adresse recommandable.

J’ai lu le Monde bien des années, et je sais ce que je lui dois. Il n’est pas besoin d’être ingrat, mais il n’y a pas lieu, non plus, d’être complaisant. Depuis des années, ce quotidien me tombe des mains. Je n’expliquerai pas ici pourquoi, mais il n’est pas exclu que j’y revienne, car après tout, la crise globale dans laquelle nous sommes touche bien entendu l’information elle-même. Les quelques mots qui suivent sont destinés, même s’il ne les lit pas, à Éric Fottorino, grand patron du grand journal.

Dans Le Monde daté de ce samedi 5 janvier, en page 24, je découvre sur la colonne de droite un articulet. Qui prévient d’un changement en dernière page à compter du lundi 7 janvier 2008. Il y aura à cette date, et chaque jour, un « article de réflexion » appelé à clôturer l’édition. Ma foi. Mais qui écrira donc ? Cela devient beaucoup plus intéressant.

Lundi, une journaliste du Monde, Sylvie Kauffmann, pour une Lettre d’Asie, qui existe déjà. Mardi, Nicolas Baverez, politologue et historien, mais surtout perpétuel observateur du « déclin » supposé de la France. Mercredi, une Lettre des États-Unis signée de la correspondante locale, Corinne Lesnes. Jeudi, un commentaire de Régis Debray, devenu difficile à présenter. Vendredi, un « décryptage politique » – mazette ! – par un éminent chercheur du CNRS, Christian Salmon. Samedi enfin, retour aux fondamentaux habituels, avec la chronique économique d’Éric Le Boucher. Plus tard devraient s’agréger des personnalités aussi certaines que les économistes Pisani-Ferry et Askenazi, ainsi que l’anti-islamiste professionnelle Caroline Fourest.

Eh bien, je suis partagé. Le rire pourrait assez bien faire l’affaire. Car voilà résumée la vision des choses de la haute hiérarchie de notre quotidien de référence. Une pincée de géopolitique – l’Amérique, la Chine -, deux doigts de politique classique, un soupçon de sanglot décliniste, un roboratif sandwich « médiologique » façon Debray, et avant tout énormément d’économie. Je vous le dis en toute simplicité, je ris. Vous n’êtes pas obligé de me croire, car je sais que cela paraîtra forcé. C’est pourtant vrai.

Mais il y a le reste. Laissons même toute considération sur tel ou tel. Sur Debray, qui se sera trompé tout au long de sa vie de médiologue – il a plus ou moins créé l’infernale théorie du foco de guérilla, encensé Castro, Guevara, puis Mitterrand, puis De Gaulle, puis les pizzas de Pristina, j’en oublie -, que pourrais-je ajouter qui ne soit franchement déplaisant ? Laissons. Ce qui restera au fond de cette énième réformette des pages du journal Le Monde, c’est que nos grands journalistes passent à côté de l’important, de l’essentiel. Que pourrait-il y avoir de plus décisif que la destruction systématique de la vie sur terre ? Je cherche. Une chronique de M. Le Boucher, peut-être ? J’espère pour vous que vous ne perdez pas trop de temps en sa compagnie, car il y a des limites à ce que l’on peut supporter.

Le Boucher est un homme qui mise tout, absolument tout sur l’économie libérale. Elle n’est pas le problème. Elle est la solution. À tout ou presque. Chaque semaine depuis des années, Le Boucher livre dans Le Monde sa vision de la planète. J’ai arrêté depuis un moment, je le confesse. Et je rappelle au passage que cet adepte d’une déontologie de fer n’est pas seulement rédacteur-en-chef au Monde. Il est aussi membre de la fameuse commission Attali, chargée par Son Altesse Sérénissime (SAS) Sarkozy de traquer les freins à la croissance de la dévastation du monde.

Autre destinataire de ce petit mot du jour : Ignacio Ramonet. Je ne connais pas et ne souhaite connaître Ignacio Ramonet. Il est le directeur du Monde Diplomatique, il a pratiquement inventé Attac et joué un rôle de premier plan dans l’émergence de ce que l’on appelle l’altermondialisme. Cela devrait en faire une personnalité aimable, mais non, tel n’est pas le cas. Je ne vais pas vous infliger ici ma critique, assez totale, du mensuel et de ses chefs vénérés. Il y aurait de quoi dire, qui déplairait sans aucun doute, mais ce n’est pas le moment. Commentons plutôt le dernier éditorial de Ramonet, publié dans le numéro de janvier 2008 du si fameux Diplo (www.monde-diplomatique.fr).

Ramonet y raconte de grandes sottises sur l’Afrique. Nul n’est à l’abri, je le précise. Ni moi ni personne. Il reste que Ramonet va loin. Sous le titre « l’Afrique dit non », il se livre à un hommage appuyé au despotisme qui règne sur ce continent dévasté. Au motif d’un conflit sur les Accords de partenariat économique (APE), aux conséquences exagérées pour les besoins de la cause – selon moi du moins -, Ramonet va jusqu’à vanter le « courage » du président sénégalais Abdoulaye Wade. Wade, grand libéral devant l’Éternel, qui mène son pays sur la route de la Côte d’Ivoire et du Kenya ! Wade !

Ramonet est un audacieux, n’hésitant pas à écrire ce qu’il a envie de lire : « Cette cruciale victoire de l’Afrique est un signe supplémentaire du moment favorable que connaît le continent. Au cours des dernières années, les conflits les plus meurtriers se sont terminés (seuls demeurent ceux du Darfour, de la Somalie et de l’est du Congo), et les avancées démocratiques ont été consolidées. Les économies continuent de prospérer – même si les inégalités sociales demeurent – et sont pilotées par une nouvelle génération de jeunes dirigeants »

Certes, nul n’est devin, et les événements kényans ne pouvaient être prévus, du moins à l’année près. Mais tout de même ! Les économies prospèreraient ? On verrait naître une « nouvelle génération de jeunes dirigeants » ? Depuis quand Ignacio Ramonet n’a-t-il pas quitté les halls d’hôtel climatisés ?

Allons, j’arrête. Mais non sans citer un dernier paragraphe, qui hésite entre le burlesque et la grande tragédie : « Autre atout enfin : la présence de la Chine, qui, investissant massivement, est sur le point de supplanter l’Union européenne au premier rang des fournisseurs du continent africain, et qui, par ailleurs, pourrait devenir, dès 2010, son premier client, devant les Etats-Unis. Il est loin le temps où l’Europe pouvait imposer de désastreux programmes d’ajustement structurel. L’Afrique se rebiffe désormais. Et c’est tant mieux ».

Pauvres de nous ! La Chine capitaliste, agent devenu majeur de la crise écologique planétaire, deviendrait donc un étendard au milieu des flammes. La Chine qui spolie, corrompt et détruit comme on n’ose plus le faire en Occident depuis des décennies, cette Chine serait donc un appui pour le continent africain ? Eh bien, je vous le dis calmement, nous ne sommes pas rendus. Entre Le Monde, aveugle, et Le Diplo, sourd sinon muet, la nécessaire connaissance du monde réel devra attendre son tour. Jusqu’à quand ?

Le grand bastringue du Medad (Borloo as a guest star)

Avis navré : cet article ne contient aucune allusion aux prouesses sexuelles de qui que ce soit. Mais faut pas croire, je pourrais.

Cette fois, attention les yeux, et défense de rire avant d’avoir arrêté de pouffer. L’État accouche d’un nouveau bébé joufflu à souhait : le ministère de l’Écologie, de l’Aménagement et du Développement durables (Medad). Je sais, c’est moins distrayant que les aventures pénibuildées de N et C (le mystère ne nuit pas à l’amour). L’intitulé complet du Medad est un peu étouffe-chrétien, mais quand on aime autant que moi les structures officielles et les hiérarchies, on est assurément comblé. Je le suis. Pas nécessairement de la façon souhaitée par le grand réformateur, tant pis.

Bon, je vais essayer de vous expliquer. Le Medad regroupe désormais en son sein 35 directions centrales d’administration, réparties auparavant dans plusieurs ministères distincts. Celui de l’Écologie, bien sûr, mais aussi celui de l’Équipement, des Transports et de l’Industrie. Ah la belle idée ! Enfin, enfin, l’écologie est prise au sérieux et prend sa place dans un ensemble cohérent. Qu’elle soit prise au sérieux ne souffre pas discussion – en fait, elle inquiète, elle gêne -, mais quant à occuper la place qu’elle mérite, tu r’passeras d’main, t’auras des berlouffes.

Cette dernière expression ch’ti – du Nord – était utilisée dans mon enfance, et on voit bien ce qu’elle veut dire : polope, balpeau, que dalle. Et voici pourquoi. Historiquement, l’ossature administrative de la France, au plan technique, repose sur trois grands corps d’ingénieurs d’État. J’ai nommé : les Mines, les Ponts et Chaussées, le Génie rural et les eaux et forêts (Gref). Beaucoup de ces ingénieurs intègrent les écoles liées à leur spécialisation après être passés par Polytechnique. C’est à eux et à quelques autres que Pierre Bourdieu pensait en forgeant il y a vingt ans l’expression Noblesse d’État.

Détaillons. Les Mines ? L’idée d’un corps spécifique est né au milieu du XVIIIème siècle, parce que la France manquait de grands gestionnaires et techniciens pour gérer les mines et la métallurgie. L’école des Mines a finalement ouvert ses portes en 1783. Tout au long de son existence, le corps des Mines a été au service de l’industrie et du ravage concomitant, étendant sans cesse son empire sur la machine, les machines, la vitesse, la puissance matérielle. Les Mines sont consubstantiels à la destruction écologique de notre petit pays.

Les Ponts et Chaussées ? L’acte de naissance remonte à 1716, et devait permettre – et a permis – le percement d’un réseau routier national. L’école a curieusement été ouverte un peu plus tard, en 1747. Les canaux, les barrages, mais aussi, plus récemment, les châteaux d’eau et les ronds-points, c’est eux. Les autoroutes qui lacèrent et morcellent à jamais des ensembles écologiques cohérents, aussi.

Le Génie rural ? En cherchant bien, ses premiers pas remontent à 1291 et à Philippe le Bel, inventeur des « maîtres des eaux et forêts ». Les ingénieurs du Gref, après la Seconde guerre mondiale, ont assuré la mise en oeuvre de la disparition de la paysannerie en France, et le remodelage radical du paysage et de la nature ordinaire. Le maïs, le remembrement, l’arasement des talus boisés et des haies, la transformation de la forêt en objet industriel, le « recalibrage » des ruisseaux et rivières, le drainage des zones humides leur doivent beaucoup.

Ces trois corps d’ingénieurs, l’aurez-vous remarqué ?, ont survécu à tout. Aux révolutions, aux guerres, aux changements de régime, aux plus brutales secousses sociales. Combien sont-ils au total ? Je n’ai pas le chiffre actuel sous la main, mais nous ne devons pas avoir plus de 2 000 grands ingénieurs en activité. Or ils tiennent des parts essentielles de la réalité, et ils exercent par la force des choses un monopole de l’expertise technique en France. Les conséquences en sont immenses. Quand on lance Superphénix, c’est parce que trois d’entre eux ont signé un rapport disant à quel point ce projet propulserait la France dans un avenir (ir)radieux. De même pour le canal Rhin-Rhône. Ou la dévastation de la Bretagne. Ou l’ouverture de décharges aussi exemplaires que celle de Montchanin. La liste n’a pas de point final.

Ces ingénieurs, dont le savoir technique peut être impressionnant – pas toujours -, commandent à la France, et à ses politiques. Un ministre passe et fait des risettes. Eux restent, et tracent les plans. Bien entendu, et ce n’est pas même une critique, seulement un constat, ils estiment être mieux armés que quiconque pour décider. En notre nom. À notre place. Voir la différence de moins en moins évidente, mais tout de même, entre oligarchie et démocratie. Il est vrai qu’ils savent que tout passe, et qu’ils demeurent.

Il y a de cela quinze ans, j’ai longuement rencontré Jacques Bourdillon, qui venait juste de quitter le service de l’État. J’avais rendez-vous avec lui dans des bureaux de la rue du Général-Camou, tout proches de la Tour-Eiffel, à Paris. Ingénieur général des Ponts et Chaussées, Bourdillon venait de prendre une retraite – publique – méritée, mais c’était pour mieux commencer une nouvelle vie dans le privé. Je fais durer le suspense, je suis sadique. Juste avant de quitter le ministère de l’Équipement et des Transports, notre ingénieur avait laissé un immense cadeau appelé : « Les réseaux de transport français face à l’Europe ».

L’heure était grave, vous pouvez m’en croire. Car la France était – en 1991 – menacée de marginalisation économique. Pardi ! L’Allemagne, l’Angleterre, le Bénélux, le nord de l’Italie même nous taillaient des croupières, creusant un insupportable retard sur nous. Par chance, Bourdillon veillant sur notre sort, il y avait des solutions. Il suffisait d’investir massivement dans de nouvelles infrastructures – ponts, ports, routes, rocades et autoroutes – et nous reprendrions sûrement la main. Combien ? Oh, pas tant : 1560 milliards de francs en quinze ans, soit plus de 100 milliards par an. Soit 15,38 milliards d’euros. Par an. Une paille. Où travaillait donc Jacques Bourdillon, en ce jour de gloire où je le visitai ? Plutôt, pour qui ? Scetauroute, bureau d’études commun à toutes les sociétés d’autoroute. Ne pas chercher le mal à tout prix. L’intérêt privé, l’intérêt commun, c’est tout un. Pour un Jacques Bourdillon en tout cas.

Revenons-en aux oignons du Medad. Le ridicule ministère de l’Écologie de papa est en train de sombrer sans gloire. Le plus drôle, dans un certain sens, c’est que la plupart de ses dignitaires appartenaient déjà à l’élite des trois corps. Lesquels se partageaient depuis des lustres, à l’ancienne, en féodaux, les postes de responsabilité dépendant du ministère, comme par exemple la direction des grandes agences régionales de l’eau. Néanmoins, et c’est l’évidence, il n’avait pas de moyens. Nul doute qu’il en aura dans l’avenir, mais ces moyens-là, venus de l’extérieur, sont à l’opposé de toute idée de préservation. Ils sont exclusivement au service de la croissance et de l’industrie. Ses tenants, éduqués dans des écoles où l’écologie est considérée comme un frein et parfois un obscurantisme, vivant par ailleurs en cercle fermé depuis des générations, vont tout dévorer, avant de digérer, en grands fauves qu’ils sont.

On en reparlera, croyez-moi. Mais d’ores et déjà, sachez que la microscopique Inspection générale de l’Environnement (30 personnes), qui rassemblait les hauts fonctionnaires de l’Écologie, souvent éclopés, disparaît. Elle sera intégrée au Conseil général des Ponts et Chaussées – une sorte de Comité central -, fort lui de 400 membres. Chemin faisant, les 35 directions regroupées dont je vous parlais en préambule, disparaissent aussi, refondues en 5. Simplification ? Amélioration de l’efficacité ? Encore quelques jours, et le Père Noël passera par le trou de la serrure, malgré sa bedaine. Non, sans rire, c’est assez moche.

Moche, car sont refondues trois directions centrales du défunt ministère, qui avaient tout de même quelque sens, malgré leur faiblesse historique. Un, la Direction de la nature et du paysage (DNP). Deux, la Direction de la prévention des pollutions et des risques (DPPR). Trois, la Direction de l’eau. Faut-il ajouter un dessin ? L’eau, la nature, la prévention seront au sens premier sous-traités. Les directions décentralisées de l’Environnement – les Diren – rejoindront de leur côté les Drire, les anciennes directions de l’Industrie. En un très bref résumé, on offre sur un plateau, à des ogres, deux ou trois morceaux de viande fraîche. Ce que j’appelle un face-à-face équilibré.

Évidemment, un tel bouleversement ruine à l’avance les chances – inexistantes, selon moi – du Grenelle de l’Environnement. Je précise : si j’avais cru à cette mise en scène, une telle réforme, régressive, m’aurait contraint à modifier mon discours public. Et c’est à cela, exactement à cela, que j’invite l’Alliance pour la planète, la Fondation Hulot, France Nature Environnement et tous autres. Ouvrez les yeux et fermez la télé de Son Altesse Sérénissime. Ouvrez les yeux, et parlez enfin pour dire quelque chose. Dans le cas contraire, que je n’espère nullement, il faudra bien se poser de nouvelles questions.

Mais ou et donc or ni car ? (Mais où est donc Ornicar ?)

Je me prépare – même pas vrai – à aller discourir au Sénat tout à l’heure. En attendant, je vous conseille la lecture d’un papier de Libération ce matin (http://www.liberation.fr). Son titre est assez explicite (Mais où est donc passé le Grenelle ?), mais le contenu est encore meilleur. Involontairement meilleur. Car les mêmes, à Libération ou ailleurs, qui ont tant contribué à faire monter la sauce médiatique, s’étonnent désormais, l’air innocent, que le soufflé soit retombé.

Prenons ça pour de l’humour décalé, et goûtez plutôt ce commentaire recueilli auprès d’un certain Jean-Louis Borloo, amuseur public au mieux de sa forme : « Attendez… le Grenelle a sa logique. Les acteurs ont travaillé dans des groupes pour déterminer des objectifs ; les opérateurs doivent désormais se mettre en synergie. Il se peut que certains acteurs soient opérateurs, mais pas tous. Par exemple, France Nature Environnement est consulté sur les OGM mais pas sur la rénovation thermique des bâtiments publics ».

Ne peut-on parler, mais je vous laisse juges, de chef d’oeuvre de la novlangue bureaucratique ? « Il se peut que certains acteurs soient opérateurs, mais pas tous ». N’est-ce pas proprement sublime ? Gravement, et bravement, les journalistes de Libération s’interrogent sur le suivi – cela doit durer cinq ans – des « comités opérationnels ». Rendez-vous plus tard, quand on sera grands et réellement méritants. Rendez-vous dans une autre vie !

Le Nouvel Observateur et la bagnole

J’ai lu avec passion, en son temps, Michel Bosquet. C’est-à-dire il y a trente ans et plus, bien que j’ai quelque mal à le croire. Je vous rassure si besoin, j’étais très jeune. Très.

Bosquet avait un autre nom : André Gorz, auteur de fulgurances qui m’ont irrigué le cerveau au long du temps. Je pense à Métamorphoses du travail ou bien encore à Adieux au prolétariat (chez Galilée, les deux). Mais j’ai connu Bosquet avant Gorz. C’est sous ce nom que ce brave signait dans Le Nouvel Observateur, en pionnier de l’écologie. C’est sous ce nom qu’il participa en 1973 à la création du journal Le Sauvage, avec une poignée d’autres, dont Alain Hervé, que je salue au passage.

Bosquet était alors, et il l’est resté jusqu’à sa mort, un critique enthousiaste de la bagnole individuelle. À l’automne 1973, dans Le Sauvage justement, il écrivait ceci, que je vous suggère de déguster à la petite cuiller : « Une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle pas un espace rare ? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cyclistes, usagers des trams ou bus) ? Ne perd-elle pas toute valeur d’usage quand tout le monde utilise la sienne ? Et pourtant les démagogues abondent, qui affirment que chaque famille a droit à au moins une bagnole et que c’est à l’“État” qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à son aise, rouler à son aise en ville et partir en même temps que tous les autres, à 150 km/h, sur les routes du week-end ou des vacances.

La monstruosité de cette démagogie saute aux yeux et pourtant la gauche ne dédaigne pas d’y recourir. Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens “privatifs”, n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? »

J’aimerais m’arrêter, et me contenter d’applaudir, ce serait mérité. Mais Bosquet a été l’un des fondateurs du Nouvel Observateur, en 1966, avec Jean Daniel. Et ce dernier, au moment du suicide de Bosquet-Gorz le 24 septembre dernier, lui a rendu un hommage ému, et sincère je n’en doute pas une seconde. Mais comme je suis un très mauvais sujet, je me demande si Michel Boquet ne méritait pas une épitaphe différente.

Le Nouvel Observateur est en effet devenu l’organe central de la défense du monde réel et de ses objets. Je dois reconnaître que le mot central est polémique, car la place est convoitée. Je le conserve néanmoins : je lis chaque semaine ce journal, du moins je parcours ses pages, et je ne parle pas à la légère.

Passons rapidement, car c’est en fait le moins important, sur le propos général des articles. Il semble, mais cela m’est totalement indifférent, que l’hebdomadaire soit social-démocrate rose pâle. Sarkozy est vilain, mais Cécilia est si belle. Jean Daniel est grand, mais les humains sont à ce point des nains que c’en est navrant. Le Nouvel Observateur est par ailleurs, ce qui est d’une autre portée, totalement aveugle face à la question primordiale de notre époque : la crise écologique, bien sûr. Ses journalistes peuvent être de bons professionnels – cela se voit, je ne citerai pas de noms – ou d’authentiques faiseurs, et même parfois, rarement, des faisans, mais un lien les réunit tous. Et ce lien, c’est la manière dont, au cours des vingt dernières années, ce journal n’aura pas parlé de la crise de la vie sur terre.

Sans doute y reviendrai-je. Mais dès ce matin, je vous propose de feuilleter avec moi le numéro 2244, qui couvre la semaine du 8 au 14 novembre 2007. Oublions les pubs pour les montres de luxe, Vuitton, Roche-Bobois et même EDF, ne soyons pas chien. Pages 20 et 21, entre deux sanglots de zeks de l’ancienne Union soviétique, rescapés du Goulag, une belle pub pour BMW (le plaisir de conduire). Page 23, de nouveau, une réclame pour la TDI BlueMotion de BMW, « ce beau paradoxe ». Page 25, un coucou à Michelin (Une nouvelle façon d’avancer), tandis que sur la page 24 qui lui fait face, Soljenitsyne nous regarde depuis la lointaine année 1960, abrité sous sa veste rapiécée de prisonnier politique.

Page 27, la nouvelle Laguna de Renault n’est « jamais trop exigeante ». Page 41, Toyota veut absolument « préserver l’équilibre délicat entre l’homme et la nature ». Page 43, on est « charmé ou ébloui ou émerveillé ou fasciné ou subjugué » par la C6 de Citroën. Page 45, grâce à « un coup de pouce à vos envies d’évasion », vous êtes – et je suis – invité à acheter le nouveau 4X4 Freelander 2 de Land Rover. Page 46, innovation. Jusque là, les pages de pub étaient toutes sur la partie droite du magazine, de manière à mieux les valoriser auprès des annonceurs. Mais la page 47 étant déjà prise par l’immortel éditorial du patron, Jean Daniel soi-même, et pour bien marquer qui commande à bord, la pub se contente de la partie gauche. Page 46, donc, en regard d’une photo où Jean Daniel a miraculeusement rajeuni de vingt-cinq ans au moins, la nouvelle Mazda 2, qui « bouscule les traditions ».

Page 49, nous retrouvons cet excellent principe de la page de droite. Vexant pour l’autre éditorialiste maison, Jacques Julliard, qui doit se contenter de la page 48. Mais enfin, quel souffle, tout de même ! Julliard prend la défense du droit humanitaire, partant de l’exemple du Darfour. Page 49, pour y revenir, la Captiva Art Brut de Chevrolet (le modèle en photo vaut 34 780 euros) est « un vrai plus ».

Vous en avez marre ? Moi aussi. Je laisse tomber la Volvo V50, EgyptTravel, Iberia, la croisière aux Caraïbes pour 7 jours, Srilankan Airlines, qui dessert trois fois par semaine les Maldives. Je laisse tomber, car cela ne sert à rien de s’énerver contre l’involution obscène du Nouvel Observateur. Mais au moins, qu’il me soit permis d’écrire ici que ce journal jouit, chaque semaine, de l’état du monde tel qu’il est. Qu’il en profite, qu’il en redemande, qu’il se battra jusqu’à la mort pour que tourne encore une fois, encore un jour de plus, la roue gigantesque qui écrase les gueux, les arbres, les bêtes. Je ne sais plus qui a écrit : « Si le mensonge règne sur le monde, qu’au moins cela ne soit pas par moi ». Je ne sais plus. Peut-être m’enverrez-vous la réponse ? En tout cas, telle est bien l’une de mes devises. Pas par moi.