Personne n’est obligé de lire, car je vais ici même clamer mon amitié, mon respect, mon affection pour Pierre Rabhi. Vous me direz qu’il n’a plus besoin de moi, et c’est un peu vrai. Il est désormais partout, célébré comme peu de vedettes le sont, et ses livres s’arrachent en librairie. Il n’empêche, car j’ai des choses à dire. En réalité, tout est venu d’une halte d’une heure dans la gare d’une ville moyenne. Comme j’avais ce temps devant moi, j’ai commencé à feuilleter livres et revues avant de tomber sur la Revue du Crieur n°5, éditée conjointement par les éditions La Découverte et Mediapart. Il s’agit d’un magazine d’enquêtes sur la culture et les idées. Honte à moi, c’était la première fois que je mettais le nez dedans.
Or, la tenant en mains, je constate qu’un long article est consacré à Pierre Rabhi, sous la plume de Jade Lindgaard. Cela se présente comme une enquête, mais ça ne l’est pas, ce qui n’est après tout pas le plus embêtant. Car un texte, quel que soit son statut, peut être passionnant. Celui-là est désolant. Je n’en ferai pas la critique totale, qui me mènerait trop loin, et je me contente de quelques points saillants.
Je vois bien que l’auteure est embarrassée, qui oscille entre la réprobation radicale du personnage – ce qu’attend sa revue et, au-delà, cette opinion de la gauche défunte à laquelle elle appartient – et une certaine compréhension, qu’elle paraît partager au moins un peu. Mais cela donne à l’arrivée un pur et simple galimatias dans lequel Pierre est accusé tout à la fois d’être naïf au mieux, « antimoderne », « bête de scène », « communicant redoutable », plaisant compagnon de la jet set mondiale, et plein d’une « appétence pour le luxe »; mais aussi d’offrir un « antidote au découragement et au défaitisme ».
Dans le détail, c’est assez affreux, car on ne voit pas quand et comment Pierre a pu parler de lui-même au cours de cette supposée « enquête ». Je gage qu’il n’y a guère participé, et le seul travail de terrain qui apparaît consiste en une visite – au sein d’un groupe – du hameau des Buis, non loin de la ferme de Pierre en Ardèche, où a été créé par sa fille Sophie une école. Il s’agit de maisons bioclimatiques où vivent des familles et des retraités.
L’évidence est que « l’enquête » repose sur une base absurde. Rabhi étant pour l’essentiel absent, restent des personnages qui ne sauraient le représenter, surtout dans le cadre d’un jugement global sur une personne de cette importance. Or le mari de Sophie Rabhi, Laurent Bouquet, semble bien prendre la place du grand absent. Il est longuement interrogé et sert à plusieurs pages des sentences dont on aimerait saisir le rapport avec le sujet de ce long texte. Serait-il un porte-parole ? Absolument pas. Et lui demander quantité de choses annexes ne permet pas d’en savoir si peu que ce soit sur le personnage pourtant central de l’histoire.
Au passage, je trouve déplorable – je reste mesuré – que l’auteure se sente obligée, à des fins évidentes de disqualification, d’utiliser des faits résolument périphériques. Ainsi apprend-on que le premier mari de Sophie Rabhi a été condamné en 2004 pour « abus sur mineure ». Ainsi découvre-t-on que l’un des fils de Pierre a pris la défense de l’infâme Alain Soral sur Internet. Quel rapport avec Pierre ? Aucun, mais cela crée une ambiance.
Pour l »auteure, il ne fait pas de doute que Pierre a créé quantité de structures formant une « galaxie Rabhi », dont un lecteur ordinaire conclura que le défenseur de la sobriété n’est en vérité qu’un ruffian. Moi qui m’honore de bien connaître Pierre, je sais à quel point tout cela est grotesque. Le texte est si mal documenté qu’à mon sens, il n’aurait pas dû pouvoir être publié sous cette forme, mais il l’a été.
Au plan politique, la revue accuse Pierre ne pas être sur la même ligne qu’elle, ni plus ni moins. Il ne serait pas anticapitaliste, il ne serait « ni de gauche ni de droite », il aurait figurez-vous exprimé ses doutes – ses doutes ! – sur le mariage pour tous, et serait contre la procréation médicalement assistée. C’est comme si l’on hissait une banderole de 100 mètres de long et 50 mètres de large pour dire que Pierre est un réactionnaire, au fond un homme de droite, décidément opposé au progrès, ce vrai mantra du Crieur.
Mazette, j’en rirais presque. Moi, j’ai aimé immédiatement Pierre, dès mes premiers échanges, et j’ai appelé à voter pour lui dès la présidentielle de 2002. Et dans un journal – Politis – qui n’était pas loin d’être aux antipodes. Il faut avoir l’esprit singulièrement tourné pour ne pas même voir la différence existant entre la politique et la culture. La politique, c’est cette activité humaine si restreinte – mais si lourde de conséquences – qui consiste à dire ce qu’il faut faire. Plus rarement à tenter de le faire. C’est fort loin de marcher à chaque fois, et si je voulais être méchant, je pourrais par exemple faire le bilan complet de ce que la gauche dont se réclame Le Crieur a réussi et surtout raté depuis un siècle. Et pourquoi – ce n’est qu’un tout petit exemple – elle est passée de l’adoration d’une classe ouvrière imaginaire au désintérêt total pour les prolos de chair et d’os. Mais passons, n’est-ce pas ?
La politique, donc. Et puis la culture, au sens anthropologique. Les fondements, les soubassements, les valeurs profondes sur lesquels repose l’édifice, y compris politique. Pierre, qui n’a pas besoin de moi pour se défendre, est un magnifique déconstructeur. Il détruit le socle. Il s’attaque aux pierres d’angle du monde perdu qui est le nôtre. Il clame la pauvreté désormais obligatoire, il clame la solidarité concrète – pas celle des rituelles proclamations « de gauche » – entre le Nord et le Sud, il clame l’immensité de l’esprit, contre deux siècles de délire matériel -, il clame la musique, il clame le bonheur inouï d’un potager bien tenu.
En somme, il prépare avec les forces qui sont les siennes d’autres semailles que celles du siècle passé, gauche et extrême-gauches comprises. Nul ne sait ce qui viendra, mais d’évidence, Pierre met en mouvement des dizaines de milliers d’êtres que le discours politique n’atteint plus. Et l’on voudrait le faire passer pour le profiteur d’un système qu’il aurait créé ? Mais c’est déshonorant ! Pierre Rabhi est un prophète, à qui il ne sera jamais demandé de se transformer en activiste. Moi, qui me considère comme un combattant de l’écologie, moi qui appelle à bouger, à hurler, à monter sur les plus hautes des barricades, je tiens Pierre pour un frère. Vouloir opposer son être et la bagarre écologique et sociale, c’est comme nier le pouce parce qu’on disposerait d’un petit doigt. Il y a mieux à faire que de calomnier.