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La machine fait la loi

Nous sommes dimanche dans la soirée, et je vous écris d’une boutique improbable, plantée au milieu de la banlieue parisienne. Amis du glauque, bonsoir.

Je suis désolé, mais ma machine m’a abandonné pour des raisons qu’elle est seule à connaître, et avant l’intervention d’un technicien – hautement qualifié, j’imagine – lundi après-midi, je ne puis plus vous adresser de message.

Dommage. Je voulais vous parler de mes démêlés avec Greenpeace – cela continue – et d’un évêque brésilien du Nordeste, lancé dans une grève de la faim pour défendre un fleuve. Bon, j’imagine que ce n’est que partie remise. On se revoit dès que le matériel aura retrouvé ses esprits. Adelante !

Mais qui est donc Claude Allègre ?

Non, amis lecteurs, Allègre n’est pas ma tête de Turc. Il en est bien d’autres. Mais comment vous dire ? Il est un symbole, et c’est celui de l’irresponsabilité de la presse, fût-elle de qualité, comme on dit outre-Manche. Vous avez suivi comme tout le monde la remise récente de prix Nobel. Celui de la paix a été donné à Al Gore, qui fut vice-président des États-Unis pendant huit ans, à l’époque Clinton.

Je ne l’aime guère. J’avais lu à sa sortie en Amérique son livre Earth in the balance, paru en 1992. Et le plus drôle, c’est que j’en avais fait une critique enthousiaste. Mais oui ! C’était la première fois, dans ma vie, que je lisais une analyse sérieuse de la crise écologique sous la plume d’un grand politique. Une citation du livre vous situera le tout. Gore écrivait : « We must make the rescue of the environment the central organizing principle for civilization ». Autrement dit, il fallait faire de la sauvegarde de l’environnement le principe d’organisation central de la civilisation.

J’avais applaudi, et j’avais tort. Car cinq ans plus tard, au grand raout sur le climat de Kyoto, Gore représentait l’Amérique. Et il se coucha comme de juste devant les intérêts du business. Reste, car je suis un pragmatique, que je suis heureux qu’il ait reçu le Nobel de la paix. Le message planétaire est puissant, et je pressens, malgré tout, que Gore est dans un véritable engagement. Au fond, que demander de plus à des gens venus de si loin ?

Et voilà Claude Allègre. Je vous ai embêté il n’y a pas si longtemps avec un très long texte sur lui et Tazieff : vous pouvez éventuellement vous y reporter (https://fabrice-nicolino.com). L’attribution du Nobel à Gore lui a permis une nouvelle salve d’éructations. Ce ne serait que risible, car c’est aussi risible, si ses propos n’avaient été recueillis comme sérieux. Je ne citerai que l’éditorial du journal Le Monde (14-15 octobre 2007), en page 2. Les adversaires de Gore, écrit l’auguste quotidien, « peuvent compter sur le renfort de quelques scientifiques, tel l’ancien ministre socialiste Claude Allègre, qui ne perd pas une occasion d’exprimer son scepticisme quant au changement climatique et à son origine humaine. Au-delà des querelles entre experts, les observateurs qui suivent les conflits en Afrique constatent que le réchauffement du climat et ses effets sur les équilibres écologiques sont à l’origine de conflits entre des nomades et des sédentaires ».

Un peu long ? Peut-être, mais j’avais besoin de ces deux phrases. Dans la première, on parle de « quelques scientifiques », comme si Allègre était un scientifique en général. Or, il ne sait strictement rien du climat. Je n’exclus pas qu’il soit plus ignorant que moi. Et dans la deuxième, l’expression qui tue est : « au-delà des querelles entre experts ». Là, nous touchons du doigt le spectre de la désinformation. Car il n’y a aucun débat d’experts. Et Allègre, au reste, n’en est pas un. Il existe d’une part un consensus mondial – rarissime dans l’histoire des sciences -, tel qu’exprimé par le GIEC, qui a lui aussi reçu le Nobel. Et puis de l’autre, quelques clampins dans le genre d’Allègre. Telle est la vérité.

Je n’insiste pas sur la responsabilité d’autres journaux, qui relaient la vilaine hargne de Claude Allègre. En revanche, je vous signale que Jean-Marc Jancovici, véritable connaisseur du dossier, vient de mettre en ligne (www.manicore.com) un article désopilant, mais infiniment sérieux, sur Allègre. Si vous en avez le moyen, faites circuler, car on se marre, car on se tient les côtes faute de trouver une autre réaction possible.

Rions ensemble une seconde, car c’est lundi, n’oublions pas. Voici le début, consacré au dernier livre d’Allègre, où il aborde la question du climat : « Il est difficile de dire si la consternation, l’admiration ou l’ébahissement est le terme plus approprié pour caractériser ce qui vient à l’esprit une fois refermé ce livre. Ce dernier comporte une telle densité d’âneries au centimètre carré de page imprimée qu’il en devient une énigme. A-t-il seulement été écrit par un adulte, ou bien par un petit-neveu d’Allègre dont ce dernier n’aurait pas relu les propos ? (…)

Cette avalanche d’inepties pose du reste un problème spécifique à qui veut s’essayer à une critique : par où commencer quand, sur des chapitres entiers, chaque page (je dis bien chaque page) contient une démonstration qui n’en est pas une, un procès d’intention, une citation rapportée de manière inexacte (ce qui évidemment rend ensuite la critique plus facile !), ou encore une absence de précision – délibérée ? – qui rend impossible l’identification même de l’individu ou de l’entité visés (le pronom « on », qui dispense opportunément de préciser qui a dit quoi exactement, est employé à jet continu, et quand « on » ne sait pas qui est visé exactement, il est difficile de savoir quoi répondre…). »

Pas mal, non ?

Désert solitaire (du samedi)

C’est samedi. Les nuages continuent à s’entortiller au-dessus de l’endroit où j’habite, cela sent la pluie. Sent. Elle ne viendra probablement pas. Ce rendez-vous sur le net a quinze jours à peine, mais je vous ai déjà adressé quantité de missives, dont la plupart n’étaient pas réjouissantes. Je n’y peux rien. Je n’y veux rien.

Ne croyez pas qu’un écologiste comme moi dédaigne la vie et ses innombrables attraits. C’est tout le contraire. Si je tente, à mon échelle moléculaire, de modifier si peu que ce soit le cours des choses, c’est bien parce que j’aime profondément l’existence, les rencontres, les enfants, la nature. Oh oui !

Je ne vais pas vous infliger un long monologue. Je viens de rouvrir un livre que j’adore, écrit en 1968 par Ed Abbey. Il s’appelle Désert solitaire (Petite bibliothèque Payot, si vous cherchez). Je vous parlerai un autre jour d’Abbey, pour qui j’ai comme une tendresse de frangin. Aujourd’hui, je me contenterai de vous offrir deux extraits de son bouquin. Attention, c’est non seulement un cadeau, mais aussi un travail. Je recopie à la main, et si vous trouvez la moindre faute, n’hésitez pas. Engueulez-moi.

L’EAU. L’air est tellement sec, ici, que j’ai beaucoup de mal à me raser le matin. Quand j’attrape le rasoir, l’eau et le savon sont déjà secs sur mon visage : l’aridité. C’est la saison la plus sèche d’un pays sec. Les après-midi de juillet et d’août, nous avons quelquefois des averses orageuses mais, une heure après, la surface du désert est de nouveau sèche comme un os.

Il pleut rarement. Les livres de géographie indiquent, pour cette partie de l’Utah, des précipitations annuelles de cinq à neuf pouces, mais il ne s’agit là que d’une moyenne statistique. Pas beaucoup, c’est sûr. Et, en fait, les chutes de pluie et de neige varient largement d’une année à l’autre et d’un endroit à l’autre, même dans la région des Arches. Quand le nuage éclate au-dessus du Jardin du Diable, le soleil brille sur ma ramada. Et, où qu’il pleuve dans ce pays de rocher nu, l’écoulement est rapide du haut des falaises et des dômes, par les canyons, vers le Colorado.

Quelquefois, il pleut et cette pluie ne parvient même pas à humecter le désert – l’eau qui tombe s’évapore à mi-chemin du nuage et de la terre . On voit alors des rideaux de pluie bleue qui se balancent, hors d’atteinte, dans le ciel tandis que les choses vivantes dépérissent en bas, par manque d’eau. Le supplice de Tantale, l’espoir sans accomplissement. Et les nuages se dispersent et se dissipent dans le néant.

(…) S’il reste assez longtemps dans le désert, l’homme, comme d’autres animaux, peut apprendre l’odeur de l’eau. Peut apprendre, du moins, l’odeur des choses associées à l’eau – l’odeur unique, par exemple, et réconfortante du peuplier de Fremont qui est, au pays des canyons, l’arbre de vie. Dans ces vastes étendues désertes de rocher nu, que d’anciens feux ont fait virer à l’auburn, au chamois et au rouge, aucune vision n’est plus agréable à l’oeil et plus satisfaisante pour le coeur que le vert acide et translucide (or brillant en automne) de cet arbre vénérable. Il signifie de l’eau, et pas seulement de l’eau, mais aussi de l’ombre, dans un pays où il est presque aussi important quelquefois de s’abriter du soleil que d’avoir de l’eau.

Voilà pour aujourd’hui samedi. Je vous souhaite de songer au désert et à l’eau. Aux peupliers qui bientôt perdront leurs feuilles. Aux oiseaux qui ne sont pas encore partis pour l’Afrique, et qui ajoutent un gramme ou deux de graisse sous leur plumage, pour tenter une nouvelle fois l’impossible. Au blaireau, qui vient de découvrir un magnifique lombric. Au loup, à ce loup-ci, qui vient de franchir enfin le Rhône à la nage, et qui sera demain soir sur l’Aubrac, au bord de la Rimeize. À la nuit, au vent, à la récolte de pommes qui ne saurait tarder.

Relâche

Vous m’excusez, n’est-ce pas ? Ce 12 septembre, je vais à la capitale, où j’ai tant de choses à régler que je ne rentrerai chez moi que vers 22 heures. Comment voulez-vous que j’écrive quelque chose si tard et que quiconque soit encore là, ensuite, pour le lire ?

Comme je suis gêné malgré tout, car on prend des habitudes, je vous laisse un petit cadeau, royal en vérité. Le naturaliste américain Aldo Leopold, mort depuis des lustres, a parcouru l’Amérique sauvage des débuts du XXème siècle comme aucun autre. Je le tiens, et je ne suis pas le seul, pour un géant de la littérature de la vie. Il est l’auteur d’un chef d’oeuvre, A Sand County Almanac, and Sketches Here and There, traduit en français (chez Aubier, 1995) sous le titre : Almanach d’un comté des sables. Je ne l’ai pas relu depuis si longtemps que les odeurs inouïes qu’il contient se sont un peu éloignées. Mais je me souviens et me souviendrai toute ma vie de la descente d’Aldo dans le delta du Colorado en canoë, quand existait encore un delta.

Je n’ai pas grand-chose dans ma besace, pardonnez, mais je vous offre ces quelques mots de Leopold, en espérant qu’ils vous aideront à traverser sans encombre ce 12 septembre 2007 à Paris, France. “Voilà que j’entends un faible aboiement dans les nuages. On croirait un chien au loin. C’est étrange comme le monde tend l’oreille à ce bruit, et reste songeur. Bientôt il s’amplifie : les oies ! Invisibles, mais elles se rapprochent. Le troupeau émerge des nuages bas. C’est une bannière dépenaillée d’oiseaux, montant et descendant, s’écartant, se rapprochant, avançant tout de même, sous le vent qui lutte amoureusement avec chaque aile vanneuse. Quand le troupeau n’est plus qu’une tache tout là-haut, j’entends sonner le clairon des funérailles de l’été.”

Animaux, nouvelle vision de l’homme

UNE NOUVELLE VISION DE L’HOMME

Un livre époustouflant, Aux origines de l’humanité, replace l’homme dans son histoire véritable, celle grands singes. Et pose des questions vertigineuses sur la culture et l’intelligence animales, obligeant à remettre en cause ce qu’on croyait être le propre de l’homme.  Si l’animal n’est plus l’animal, qu’est-ce que l’homme ?

Ce livre annonce une révolution de la pensée. Exagéré ? A vous de voir, à vous de juger. Aux origines de l’humanité est de toute manière un très grand livre, et dans son genre un chef d’oeuvre. Ses directeurs scientifiques, les anthropologues Yves Coppens et Pascal Picq, ont réuni quelques uns des meilleurs spécialistes mondiaux de l’homme et de ses origines, et leur ont demandé de faire le point sur ce que l’on sait.

Chacun s’y est mis, rédigeant un, quelquefois plusieurs articles, mais en laissant dehors, pour notre bonheur, le jargon et la pédanterie. Tout n’y est pas (si) facile, mais tout respire l’intelligence et, pour l’essentiel, la clarté. Pour ne citer que quelques exemples, un Jean-Jacques Jaeger nous raconte dans le premier tome l’histoire de la terre avant les hommes, Brigitte Senut nous entraîne dans la fascinante recherche de notre mystérieux ancêtre, Michel Brunet et Pascal Picq décrivent avec verve – et humour – la  » sarabande des australopithèques « .

Dans le second tome, bouleversant de part en part, les grands noms de la primatologie et de l’éthologie – Frans de Waal, Christophe Boesch, Boris Cyrulnik, Jan Van Hoof, Dominique Lestel (voir son interview ci-contre) – nous proposent une fabuleuse découverte de la planète des singes, qui se trouve être la nôtre. Une grande question domine le tout : et si nous nous étions franchement trompés, avec notre arrogance coutumière, en plaçant résolument l’homme au sommet d’une très hypothétique pyramide des espèces ?

L’histoire est de ce point de vue follement éclairante. Ce n’est qu’en 1822 que sont découverts – du moins reconnus comme tels – les premiers fossiles humains. On les prend pour les restes de quelque malheureux mort pendant le Déluge. Et lorsque Darwin, une quarantaine d’années plus tard, affirme que l’homme descend du singe, c’est d’abord l’effroi, ensuite la course à l’ancêtre convenable, si possible patriotique. Pendant des décennies, fût-ce au prix de la fraude la plus grossière, on recherche le chaînon manquant, l’être supposé faire la transition entre le singe et nous. Sur fond de nationalisme exacerbé, chaque pays d’Europe ou presque tente de prouver qu’il est le berceau de l’humanité. Tous sont au moins d’accord sur un point : l’apparition de l’homme est l’aboutissement de l’évolution, sinon son achèvement. Nous étions attendus, nous étions nécessaires, et le monde nous appartient pour l’éternité.

Or la paléontologie va peu à peu s’affranchir de l’idéologie et forger une discipline scientifique rigoureuse, fondée en particulier sur l’étude approfondie des fossiles. Après les somptueuses découvertes de Louis Leakey, en 1959, dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie, on assiste à ce que Yves Coppens appelle la  » ruée vers l’os « . Tout s’éclaire, et tout s’effondre aussi. Lucy, cette vieille dame de trois millions d’années découverte en 1974, est rejointe en quelques années par quantité d’autres australopithèques, dont le plus ancien, Orrorin, trouvé en 2000, a sans doute six millions d’années.  Mais que s’est-il donc passé – une énigme parmi tant d’autres – entre – 14 et – 7 millions d’années ? On ne le sait. Notre origine se perd dans la brume, au milieu des grands singes, il y a environ 15 millions d’années.

D’ailleurs, quand s’est faite la grande séparation d’avec eux ? Peut-être il y a sept ou huit millions d’années. Quoi qu’il en soit, et le livre apporte sur le sujet une incroyable quantité de révélations, notre proximité avec les primates demeure considérable. Aussi étrange que cela paraisse, les études de terrain sur les grands singes comme le chimpanzé, le gorille ou l’orang-outan n’ont démarré que dans les années 60. Et leurs résultats révèlent, à la manière d’un frisson, que certaines sociétés animales, en particulier les chimpanzés, ont des pratiques culturelles, connaissent l’empathie et la politique – voire la guerre -, distinguent le bien du mal, ont des représentations mentales d’eux-mêmes et du monde.

D’où cette question tourneboulante qui sert de fil conducteur à toute l’entreprise : le propre de l’homme a-t-il encore un sens ? Notre spécificité, qu’on croyait si évidemment  fondée, ne repose-t-elle pas plutôt sur le préjugé, et l’ignorance ? Ces toutes nouvelles connaissances ne commandent-elles pas, pour le moins, de nous repenser, de situer à nouveau, mais beaucoup mieux cette fois, nos relations avec le règne animal dont nous venons en si complète ligne ? La réponse va de soi : c’est oui.

Oui, il faut admettre que nous ne sommes probablement que le produit de quelque aléa climatique du passé, et que l’histoire de la vie, qui nous a propulsés de si étrange manière sur le devant de la scène, continuera avec ou sans nous ses tours et détours. Notre espèce, si belle et si bête, si grande et si pitoyable, est pour l’heure sur le point de faire disparaître les primates, qui sont pourtant la clé hautement probable de nos origines. Avons-nous réellement envie de savoir ? Coppens, Picq et les autres, en tout cas, oui.

Aux origines de l’humanité, sous la direction de Yves Coppens et Pascal Picq, Fayard. Deux tomes de 52 euros chacun, 1200 pages au total.

« CERTAINS ANIMAUX SONT DES SUJETS »

Dominique Lestel, philosophe, enseigne l’éthologie à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris. Il est l’auteur de plusieurs livres consacrés aux relations que nous entretenons avec les animaux, dont Les origines animales de la culture (Flammarion), paru récemment. Il a également participé à la grande oeuvre collective Aux origines de l’humanité .

Politis : Vous êtes éthologue et philosophe ?

Dominique Lestel : Oui. Je donne des cours d’éthologie à l’Ecole normale supérieure. Et j’ai travaillé sur les orangs-outans à Bornéo. Quand vous voyez un animal, vous sentez  » ce que c’est que  » la question de l’animalité. Observer un orang-outan sauvage dans la forêt, ça suscite un choc, car il y a quelqu’un en face. Ce n’est pas pareil que de voir un chien. On sent en face de ce dernier une présence, mais en face d’un orang-outan, on sent quelqu’un, et c’est très troublant. Je ne crois pas qu’on puisse réfléchir sur l’animal sans avoir un rapport avec lui.

Politis : On est fort loin de Descartes, qui considérait les animaux comme des machines !

D.L : Darwin avait déjà introduit une grande rupture en proclamant qu’au fond, les hommes et les animaux, c’est pareil. Pour lui, très clairement, il y a continuité – au moins anatomique -, entre eux et nous. En fait, les philosophes n’ont pas pris toute la mesure de cet apport, qui pose dans des termes neufs la question du propre de l’homme : qu’est-ce qui fait en réalité notre spécificité ? Beaucoup plus récemment, le développement spectaculaire de l’éthologie a montré que l’animal est plus proche de l’humain, sur un plan comportemental, que ce qu’on avait imaginé.

Politis : En quarante ans à peine, l’éthologie a réellement connu une révolution…

D.L : Jusque là, les études de terrain n’existaient pratiquement pas ! Au début des années 60, tout change brusquement, notamment grâce à Jane Goodall, qui part en Tanzanie suivre des populations de chimpanzés. D’autres études démarrent à peu près en même temps, et pendant quarante ans, il va y avoir une observation quasiment ininterrompue d’une population de chimpanzés sauvages. Et comme plusieurs groupes sont observés, lorsqu’on va commencer à les comparer dans les années 70, on va se rendre compte qu’il y a des différences entre eux. Or certaines différences comportementales importantes ne sont explicables ni par la génétique de l’animal, ni par son environnement, et elles sont en outre transmissibles.

Politis : Il s’agit donc de différences culturelles ?

D.L : En effet. Mais ce n’est pas le premier exemple. A la fin des années quarante, une étude décrit des oiseaux dont le comportement change. Ce sont des mésanges, qui percent les capsules des bouteilles de lait déposées devant les portes. Et c’est d’autant plus frappant que ce comportement ne peut pas être inné, qu’il est nouveau, et qu’en outre il se répand. Des observateurs permettent de dresser des cartes qui montrent précisément comment, et à quel rythme. Pour la première fois, la question du comportement culturel chez les animaux acquiert une réelle pertinence.

Politis : Cela ne doit pas aller sans débats !

D.L : Evidemment, il y a des discussions, et notamment pour savoir s’il ne s’agit pas de comportement naturel plus ou moins recyclé. Quelques années plus tard, dans les années 50, deuxième acte avec des macaques observés sur une presqu’île japonaise. Les primatologues se rendent compte qu’une femelle trempe dans l’eau de mer les patates qu’on lui donne, et ce comportement va non seulement être récurrent chez elle, mais se transmettre à d’autres macaques de la troupe. D’autres expériences ont lieu, et ces anthropologues…

Politis : Beau lapsus !

D.L : Mais vous allez voir que ce n’en est pas tout à fait un. Ces primatologues-là, à la différence de leurs collègues américains, avaient été formés pour la plupart à l’anthopologie culturelle. Ils n’avaient donc aucune raison de ne pas agir avec les macaques comme ils l’auraient fait avec des populations humaines étrangères. En particulier, en établissant les structures de parenté, qui permettent de rendre compte des alliances sociales.

Politis : Pour en revenir aux macaques, il y a une variante, si l’on dire, succulente, car certains macaques vont  » cuisiner « . Ils nettoient d’abord leur patate dans l’eau douce, puis vont la passer à l’eau de mer pour  » l’assaisonner « . C’est du moins les termes que vous utilisez. Ne courez-vous pas le risque de vous voir accusé d’anthropomorphisme ?

D.L : L’accusation d’antrhopomorphisme est assez perverse, car l’éthologue est pris entre deux impératifs contradictoires. Il lui est interdit de se projeter  sur l’animal, mais il doit en même temps, dans la continuité de Darwin, admettre que celui-ci est au fond un cousin. Un chimpanzé partage plus de 98% de nos gènes, et cela montre, même si la question est très complexe, une proximité génétique énorme. A titre de comparaison, elle est plus grande que celle qui unit deux espèces de zèbres. Plus grande même que celle existant entre deux sous-espèces d’orangs-outans, celle de Sumatra et celle de Bornéo. Et il n’est donc pas si scandaleux de caractériser certains comportements des grands singes comme on le ferait à propos des humains.

Politis : Venons-en à la thèse centrale de votre dernier livre. Selon vous, certains animaux au moins sont des sujets. Vous y allez fort !

D.L : Il faut sortir de l’opposition entre anthropologues et éthologues. Pour les premiers, la cause est entendue : un comportement culturel est le fait d’un sujet. Pas de culture sans sujet, et les animaux n’étant pas des sujets, il ne peut y avoir de culture animale. Ce n’est pas, disent-ils, parce qu’il y a des variations de comportement qu’il y a culture. Et il est vrai qu’on peut avoir une variation dans le comportement social qui ne soit pas nécessairement culturel. Mais les éthologues, qui refusent d’aller sur ce terrain, ont selon moi tort, car ils ont en mains les arguments suffisants pour défendre l’idée que certains animaux sont des sujets.

Politis : Quels arguments ?

D.L Eh bien, certains animaux ont des représentations mentales d’eux-mêmes et du monde, sont capables d’anticipation, ont de la mémoire, une biographie – leur histoire personnelle influe sur leur comportement présent -, une idiosyncrasie propre, cohérente, homogène, invariante dans le temps. Bref, nous sommes en face de créatures qui justement ne sont plus des machines, mais de véritables sujets. Et l’on entre là dans un champ passionnant : je formule pour ma part l’hypothèse qu’il faut désormais penser en termes de pluralité de cultures et de sujets.

Politis : Mais dès lors, on ne peut pas en rester là ! Il faut repenser toutes nos relations avec les animaux. Pour ne prendre que l’exemple des primates, la plupart sont menacés de disparition pure et simple. N’y a-t-il pas urgence absolue à les sauver ?

D.L : Certainement. Par une étrange ironie, c’est au moment même où l’homme semble avoir les moyens de comprendre une partie fondamentale de son histoire, qu’il fait disparaître ceux qui en sont peut-être la clé.

Politis : L’anthropologue Pascal Picq envisage d’accorder aux grands singes, pour les sauver, certains droits de l’homme. Au moins provisoirement. Qu’en pensez-vous ?

D.L : J’y suis tout à fait opposé. Donner des droits aux grands singes me semble philophiquement confus et socialement inopérant. Mais c’est aussi dangereux, car c’est accorder un statut humain sur des critères quantitatifs. On dira par exemple : vous êtes comme l’humain à partir du moment où vous avez l’intelligence d’un enfant de deux ans, ou bien parce que vous êtes capable de résoudre tel test, etc. Quantifier ainsi l’appartenance au genre humain pourrait amener à retirer leur statut à certains hommes comme les handicapés profonds ou certains blessés. Il faut protéger les grands singes, mais sans mettre certains humains en danger. Par ailleurs, ce serait modifier la frontière entre eux et nous – nous étant un peu plus large qu’auparavant -, mais sans régler la question. Peut-être vaudrait-il mieux se rapprocher de l’idée de patrimoine, ou de trésor de l’humanité. Quand vous avez un tableau comme celui de La Joconde, tout le monde considérerait comme un crime de la détruire, mais personne ne songe une seconde à lui accorder des droits ! D’autres statuts sont à imaginer.

Politis : Mais si la Joconde est protégée de la sorte, c’est d’abord parce que sa perception s’appuie sur des centaines d’années de culture commune. Ce n’est pas parce que l’on décrèterait que les grands singes sont un patrimoine sacré qu’ils seraient nécessairement protégés !

D.L : Il est évident qu’on ne change pas l’humanité et ses cultures par décret. Mais l’un des grands enjeux intellectuels de notre époque n’est-il pas d’introduire une culture de respect du vivant ?. Les rapports entre hommes et femmes ont énormément évolué depuis cinquante ans. Pourquoi les rapports entre les hommes et les animaux ne changeraient-ils pas de la même façon ?

Cet ensemble a été publié en janvier 2002 dans le numéro 683 de Politis