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Luc Ferry, mauvais philosophe

Ce texte a été écrit au moment où Ferry devenait ministre de l’Éducation.

Le ministre est aussi un philosophe qui ne respecte pas toujours la philosophie. En 1992, il signe un livre très virulent contre l’écologie, accusée de prolonger la vision fasciste de l’homme. Luc Ferry, en un combat douteux.

Il y a au moins deux livres dans le vilain pamphlet que Luc Ferry a consacré à l’écologie voilà dix ans (Le nouvel ordre écologique, chez Grasset), et il est charitable d’en inférer qu’il y a au moins deux personnes derrière. Dans le premier, sans démontrer il est vrai une originalité folle, l’auteur s’interroge sur les liens entre la critique écologiste du monde et l’humanisme tel qu’il le conçoit. Pourquoi pas, en effet ?

Luc Ferry, on le sait, appartient au cercle de la raison, de l’équilibre en toute chose, du bon sens avant tout. Ne surtout pas voir en lui l’héritier nigaudon de Descartes, qui considérait les animaux comme de simples automates, des machines sur lesquelles il est possible et souhaitable d’exercer tous les pouvoirs de l’homme. Notre philosophe, partisan déclaré d’un  » humanisme non métaphysique « , constate que les apports de Rousseau, Kant ou Fichte ont changé la donne. Certes, seul l’homme peut être doté de droits, mais il lui faut admettre quelques devoirs envers les animaux,  » en particulier celui de ne pas leur infliger des souffrances inutiles « . Il faut convenir que Luc Ferry est un humain fort généreux, car pour lui  » le spectacle de la souffrance ne peut laisser tout à fait indifférent, s’agirait-il de celle d’un porc ou d’un lapin « . Et comment ignorer, chez l’animal, ce qui  » n’est pas de l’ordre de la simple choséité ? Comment nier son équivocité ?  »

Mais ce n’est tout de même pas avec ces bluettes philosophiques qu’on peut obtenir un livre, et surtout pas un livre qui vous pose dans le débat intellectuel et politique de l’heure. Or, 1992 – date de la sortie du livre – apparaît rétrospectivement comme l’une des grandes années de l’écologie politique. Les régionales du printemps ont accordé près de 15% des voix aux Verts et à Génération Ecologie, et la société française, ébranlée par cette soudaine irruption, se demande si quelque chose de fondamental n’est pas en train de lui arriver.

Il y a filon, et Ferry, sans lui faire injure, l’a compris. Y aurait-il moyen de frapper fort, de répondre au défi lancé, de rassurer une (vaste) clientèle alarmée par le retour d’une certaine pensée critique ? Probablement, mais il faut retrousser ses manches, ce que fait sans hésitation ni état d’âme notre héros. Il serait trop long de détailler tous les trucs qu’il utilise pour (prétendre) établir une proximité philosophique entre l’écologie radicale et le fascisme le plus abject, c’est-à-dire le nazime. Le schéma récurrent est simple : tout en s’en défendant à plusieurs reprises – l’homme est tout de même un malin -, il ne cesse de revenir à cette obsession que  » l’écologie, ou du moins l’écologisme, possède des racines douteuses « .

Et suivez plutôt l’implacable démonstration : certains auteurs de la deep ecology –  » l’écologie profonde  » – américaine ont écrit des choses détestables. Un texte fou – 1 ! – qui n’est défendu aux Etats-Unis que par quelques autres fous affirme :  » C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu, d’éliminer 90% de nos effectifs « . Ferry l’inscrit dans une cohérence qui n’existe que pour les besoins de sa démonstration, au milieu de textes discutables certes, mais du moins respectables. Parmi les inspirateurs du mouvement écologiste anglo-saxon qu’il vomit, Ferry aurait parfaitement pu – et plus justement -, consacrer des dizaines de pages à Henry David Thoreau, le fabuleux auteur de Walden. Mais il lui aurait fallu signaler que celui-ci était un démocrate fervent, défenseur intransigeant de la désobéissance civile face aux abus de l’Etat, de tous les Etats.

Or il ne s’agit, tout au long du livre, que de traîner l’écologie, avec les formes hypocrites qui conviennent, au banc d’infamie. Et voilà l’essentiel : Hitler aimait les animaux, et imposa en 1935 une loi sur la protection de la nature. Par une malignité indigne du débat intellectuel, Ferry y voit un  » monument de l’écologie moderne « . Pour quelle raison ? L’auteur, en réalité, ne l’explique pas, et nous laisse dans un malaise profond : son imprécision dans l’analyse des textes de loi nazis nous ferait presque douter qu’il les ait réellement lus. Son grand et unique  » témoin « , le biologiste nazi Walter Schoenichen, n’apporte qu’une preuve : que certains nazis aimaient la nature, la vie sauvage, les forêts. Grande, immense révélation !

Absolument incapable de produire une vraie étude historique, sociale, humaine sur les relations entre l’Etat nazi et la protection de la nature – certes, cela lui aurait demandé davantage que quelques semaines de travail -, Ferry se contente de syllogismes et d’ellipses que son public, très nombreux en 1992, ne demande visiblement qu’à prendre pour argent comptant. Détail comique qui a son importance : s’empêtrant dans ses procédés, Ferry se voit obligé de concéder dans un discret appel de notes (p.195) que la loi belge de 1929 est très voisine de celle édictée par l’Allemagne nazie six ans plus tard. C’est très fâcheux, car tout repose sur l’idée que c’est l’idéologie nazie qui commande de protéger les animaux, y compris sauvages. La débonnaire république bruxelloise de l’entre-deux-guerres serait donc, elle aussi, l’ennemie radicale des hommes ?

Luc Ferry a beaucoup de droits, qu’on ne lui contestera pas. Celui d’ignorer l’extrême gravité de la crise écologique. Celui de détester les écologistes. Celui de préférer les salons ministériels aux arrachages nocturnes, et en tout cas illégaux, de plants d’OGM. Mais pourquoi un philosophe utilise-t-il de tels moyens pour le dire ?
Publié en septembre 2002, dans le numéro 714 de Politis

Orwell, suite et fin

Cet article a été publié dans le numéro 689 de Politis, en février 2002

Le quatrième volume des Essais et lettres de George Orwell vient de paraître, signant la fin d’une très remarquable entreprise éditoriale. On y découvre un Orwell majestueusement antistalinien, à l’heure où l’espèce était rare.

Ainsi donc, fini. Le quatrième et dernier volume des Essais, articles et lettres de George Orwell vient de paraître, plus de six ans après le début de cette belle entreprise éditoriale. Nous avions rencontré dans le premier, publié en 1995, un Orwell policier – en Birmanie -, puis clochard ou peu s’en faut en France et en Grande-Bretagne, puis révolutionnaire et combattant du Poum dans la guerre civile espagnole.
Les années ont passé, et Orwell, en cette année 1945 qui ouvre le livre, est un homme fatigué, malade déjà, mais toujours aussi passionné par la chose publique. Le fascisme à peine à terre, Orwell est aussitôt passé à cette autre horreur totalitaire qu’est le stalinisme. L’analyse du phénomène, dans ses articles et lettres de l’époque, est omniprésente, et d’une clairvoyance qui ne peut que sidérer le lecteur français.
Car ne l’oublions pas : au même moment chez nous, le parti communiste de Thorez et Duclos, à la botte pourtant de Staline et de sa dictature, est devenu intouchable. Des milliers d’intellectuels se prosternent à ses pieds et forgent de folles théories sur l’art prolétarien et la science bourgeoise, ou l’inverse. Orwell, ami proche d’Arthur Koestler, qui a subi de l’intérieur l’extraordinaire mensonge communiste, ne mange pas de ce pain-là. Non content d’appeler un chat un chat – et l’Union soviétique un immense camp de travail forcé -, il ferraille contre les soutiens et soutiers du stalinisme.
Témoin entre cent autres exemples cette lettre adressée aux directeurs de la revue Partisan Review en mai 1946, dans laquelle il dénonce la tactique d’infiltration des  » cryptocommunistes  » dans le parti travailliste. On n’imagine plus aujourd’hui le courage qu’il fallait alors pour se lever de la sorte, quelques mois après la chute de Berlin. L’une des cibles d’Orwell, un député travailliste qu’il pense être au service clandestin des communistes, réagit vivement, dénonçant  » un acte ignominieux « .
Orwell, qui en a vu d’autres, comme cette balle fasciste entrée dans sa gorge en Espagne, reprend sa plume, superbement, et cloue le sbire une fois pour toutes. M. Zilliacus » s’imagine-t-il que lui-même et le petit groupe qui partage ses idées sont les seuls qu’il faudrait s’abstenir de critiquer ? Ou se figure-t-il qu’il peut me réduire au silence par l’intimidation ? Qu’il soit assuré que je poursuivrai mes efforts pour m’opposer à la propagande totalitaire dans ce pays.  »
Tout Orwell, ce grand homme de la liberté, est là. Capable de combattre en temps réel non seulement le fascisme, mais aussi le stalinisme, que tant de nos vaillants intellectuels – de Sartre à M. Sollers – soutinrent ici de toutes leurs forces. Il ne lui échappa pas davantage que le règne de la marchandise, qui allait sous peu tout recouvrir, recelait d’autres menaces. Dans un texte très vif, Les lieux de loisir, qu’on publierait volontiers dans sa totalité, Orwell constate que la radio – la télé n’est pas encore là -, souvent allumée pendant toute la durée du repas,  » tient ainsi à bonne distance cette chose redoutable qu’est la pensée  » Et il ajoute :  » Si l’on commençait par demander : Qu’est-ce que l’homme ? Quels sont ses besoins ? Comment peut-il le mieux s’exprimer ? on s’apercevrait que le fait de pouvoir éviter le travail et vivre toute sa vie à la lumière électrique et au son de la musique en boîte n’est pas une raison suffisante pour le faire « . N’est-ce pas ?
Mais la politique n’est pas tout, et Orwell poursuit son oeuvre, même s’il n’est guère satisfait de lui.  » Il y a maintenant seize ans, note-t-il en 1949, que mon premier livre a été publié (…) Pendant tout ce temps, il n’y a littéralement pas eu un seul jour où je n’aie eu le sentiment que je traînais, que j’avais du retard dans mes travaux en cours, et que ma production était assez misérable « . On osera dire qu’il se trompe. Même dans les courts récits – ainsi, dans  » Comment meurent les pauvres « , où il décrit un terrible séjour dans un hôpital parisien -, Orwell excelle à montrer l’homme et sa douleur, la vie, la mort.
Et quel formidable lecteur ! Quel oeil lorsqu’il dit son enthousiasme pour Conrad, quand il prend la défense de Shakespeare contre Tolstoï ! Il a l’honnêteté intellectuelle si chevillée au corps qu’il prend soin, même dans les critiques contre certains essais qu’il condamme au fond, de longuement présenter la pensée de ses auteurs. Sans simplification ni outrance : en donnant ses chances au livre, dirait-on, d’équilibrer son commentaire.
Quant à ces deux grands livres que sont La ferme des animaux et 1984, on en suit la trace pas à pas. Le premier, qui est une charge inouïe contre le maître du Kremlin, paraît enfin, après 18 mois d’infernaux contretemps, en août 1945, quelques jours après qu’eurent explosé les premières bombes atomiques de l’histoire. Le second est mis en chantier en mai 1946 :  » Il s’agira d’un roman, écrit-il à Leonard Moore, mais je ne souhaite pas en dire davantage pour le moment « .
Vite, George ! Miné par la tuberculose, Orwell n’a plus que quelques dérisoires années à vivre. Après la mort de sa femme Eileen, il se retrouve seul avec son fils adoptif Richard. On le voit avec lui sur certaines photos, emprunté et poignant, son éternelle cigarette au bord des lèvres. Comme on aimerait lui taper sur l’épaule ! Comme il nous semble un ami, un frère ! Et un camarade ? Oh oui, certes. Mais un vrai.

George Orwell, Essais, articles et lettres, volume IV, coédition Ivrea et Encyclopédie des nuisances, 650 pages, 250 francs, 38,11 euros.

L’affaire Daeninckx

Je vous dois une courte explication. Ce long article a paru dans Politis 659, le 12 juillet 2001. Et il est l’un des rares à sortir du cadre de la crise écologique dans le site que j’ai créé fin août 2007, Planète sans visa. Pourquoi ? Parce que Didier Daeninckx ne renonce jamais. Sur son site Amnistia.net figure toujours une attaque absurde contre ma personne et le travail que j’ai eu l’honneur de faire en 2001 dans le journal Politis. Les quelques lecteurs que cela intéresse constateront que Didier Daeninckx ne prend pas le risque de reproduire l’objet de sa grande colère contre moi. Il m’a semblé que ce texte devait être disponible, pour que toute personne de bonne foi puisse former son jugement sur les habitudes extra-littéraires du romancier. Le texte en gras ci-dessous – ce qu’on appelle dans le jargon un chapeau – présente le dossier de juillet 2001. Viennent ensuite les articles qui le composent.

N’hésitant pas à employer le mensonge, la calomnie, d’effarants syllogismes, le romancier Didier Daenincks mène depuis cinq ans une offensive contre des militants connus de la gauche. Il les accuse tout bonnement de faire partie d’un complot négationniste ! Histoire d’un délire. Ou comment un écrivain organise des procès de Moscou à Paris.

On est là, à Aubervilliers, dans le bureau de Didier Daeninckx, sous son toit. Il fait terriblement chaud. Terriblement.  » Hervé Delouche m’a floué, dit-il. Il a basculé très vite du côté de Quadruppani, et ça, je n’ai pas compris. Et puis un jour, il a fini par me dire que lui aussi, il avait fréquenté ces milieux-là, les négationnistes. Si au moins il était venu me voir en me disant : « Voilà, j’ai fait une connerie » ! Mais non, il avait noué des relations qu’il m’avait cachées.  »

Cacher quelque chose au romancier Didier Daeninckx coûte très cher, et le journaliste Hervé Delouche, un homme fragile pour qui l’affectif – et l’affection – compte beaucoup, a payé le prix lourd en plongeant dans la dépression. C’est que Delouche, pendant des années, a été un ami, un intime de Daeninckx : les familles se fréquentaient, et passaient même des vacances ensemble. Mais en janvier 1996, Daeninckx apprend que les éditions La Baleine s’apprêtent à sortir un livre de l’ancien militant d’ultragauche Gilles Dauvé dans sa fameuse collection  » libertaire  » Le Poulpe.

Or Dauvé, selon Daeninckx, est un négationniste de longue date, un vieux complice de Robert Faurisson, l’ami des nazis. Daeninckx menace aussitôt La Baleine de retirer un manuscrit qu’il a déposé chez elle. Et voilà que Serge Quadruppani, auteur de polar lui aussi, prend la défense de Dauvé, qui fut son camarade. Tel est le point de départ d’une croisade de plus de cinq années : Dauvé, Quadruppani, et leurs innombrables complices vont devoir rendre gorge.

Pour Delouche, c’est la descente aux enfers. Il était un frère ou presque, il devient le traître. Dans un premier temps, Daeninckx se  » contente  » d’exhumer une revue confidentielle dont Delouche s’est occupé en 1980, lorsqu’il avait une vingtaine d’années, Magazine. Tout s’éclaire ! Ses pages, écrit-il  » font la part belle à l’écrivain d’extrême-droite Ernst Von Salomon (…) au théoricien de la Nouvelle Droite française Alain de Benoist et à son homologue italien Freda (1) « . Mais il s’agit d’un flagrant délit de mensonge, de montage, de trucage. Outre que Delouche ne signe aucun des articles incriminés, ceux-ci disent très exactement le contraire de ce que prétend Daeninckx !

Celui sur Alain de Benoist proteste  » contre cette remontée des courants idéologiques droitistes et néocapitalistes (parmi lesquels la Nouvelle Droite « . Cet autre, qui contiendrait une  » critique complaisante  » d’un livre de Freda, est en fait une dénonciation de  » l’ultradroite radicale « . La technique de Daeninckx n’est que trop claire : un coup de ciseau, un coup de stabylo pour sortir de leur contexte quelques bouts de phrase, et Delouche, qui milite à l’extrême-gauche depuis plus de vingt-cinq ans, devient un fasciste d’autant plus dangereux qu’il est camouflé.

La suite est pire et ne laisse place au moindre doute : Daeninckx,  » floué « , veut détruire celui qui fut si proche. Rencontrant Gérard Delteil, autre écrivain de polar, il lui confie sans hésiter :  » Delouche est un flic ! Et d’ailleurs, qui lui a payé son appartement ?  » La rumeur gagne et enfle, mais Javert n’en a pas encore fini. Sur le site Internet qu’il a créé (amnistia.net), Daeninckx accuse Delouche, à mots à peine couverts, d’avoir joué un rôle des plus troubles dans l’assassinat en 1988, à Paris, de la militante anti-apartheid Dulcie September !

Sur quelle base ? Voici : au début des années 90, Delouche est secrétaire de rédaction d’un journal d’enquêtes, J’accuse, auquel, par parenthèse, Daeninckx collabore. Une journaliste sud-africaine, Evelyn Groenink, vient proposer un article sur l’assassinat de September, qui met en cause les services français. J’accuse lui paie une avance, semble sur le point de publier son travail, puis hésite, puis refuse, estimant qu’elle ne dispose pas de preuves suffisantes. Amère, Groenink écrira en janvier 1998 un article dans un journal sud-africain où elle attaque Delouche, mais aussi Jacques de Bonis et Michel Briganti, les responsables de J’accuse.

Elle ne se demande pas pourquoi aucun journal dans le monde n’a repris ses informations, non. Elle écrit :  » Au fait, n’est-il pas typique des services secrets de monter un journal qui enquête sur les services secrets ? Peut-être suis-je devenue complètement paranoïaque.  » Voilà bien une question que ne se pose pas Daeninckx. Delouche l’infâme est un complice des tueurs parce que son journal n’a pas apprécié le travail d’une journaliste.

Et parce que, ne l’oublions pas, il n’a pas voulu accabler Serge Quadruppani. Le fond du dossier contre ce dernier est un mélange insupportable de petits faits vrais et d’énormités mensongères. Certes, Quadruppani a fréquenté dans les années 70 Pierre Guillaume, vieux militant d’ultragauche qui sombrera plus tard, sur fond de négation des chambres à gaz, dans l’antisémitisme le plus abject. Certes, une partie des militants qui l’entouraient alors éditèrent à la fin de ces années-là un journal confidentiel et nauséabond, La Guerre Sociale, aux relents en effet négationnistes.

Daeninckx, qui croit tenir sa proie, l’accuse d’en être l’un des piliers, mais c’est faux : Quadruppani n’a jamais appartenu à La Guerre Sociale. Dans un autre journal dont il s’occupe au même moment, La Banquise, Faurisson est en réalité décrété  » indéfendable « . Mais il faut ajouter que Quadruppani manie aussi, pendant quelque temps, de douteux paradoxes qui lui vaudront une sèche mise en cause de Pierre Vidal-Naquet, en 1983, pour  » discret révisionnisme « .  » Avec le recul, reconnaît Quadruppani, il est certain que j’aurais dû rompre plus tôt avec Guillaume. Nous pensions, et c’était une énorme connerie, que ce n’était pas la question de l’existence des chambres à gaz qui était un problème, mais bien l’extermination de masse. Nous nous sommes trompés, et nous l’avons dit, et écrit.  »

Ecrit ? Oui. En juin 1996, en réponse aux premières attaques de Daeninckx, Quadruppani et Dauvé publient une brochure, préfacée par Gilles Perrault, au titre explicite :  » Libertaires et ultragauche contre le négationnisme « . Ce pourrait être l’apaisement, c’est le déchaînement. Au fil des mois et des années, dans un crescendo angoissant, Daeninckx accusera, à l’aide d’insinuations et d’effarants syllogismes, Quadruppani d’être un agent de la DST, de faire l’apologie de la pédophilie, sous-entendra qu’il a des liens avec des petites frappes nazies et en effet pédophiles, comme Michel Caignet. Rien ne l’arrête, pas davantage une pétition signée en 1997 par Vidal-Naquet, Gilles Perrault, Maurice Rajsfus, Pierre-André Taguieff, et bien d’autres, cette fois en faveur de Quadruppani, et qui souligne notamment :  » Nous connaissons assez Serge Quadruppani, par ses écrits ou personnellement (…) pour estimer inacceptable qu’on lui applique aujourd’hui une étiquette de  » négationniste « .

Daeninckx tente même d’obtenir contre Quadruppani une interdiction professionnelle de fait. Auteur de polar on l’a dit, et directeur littéraire, Quadruppani est écarté, grâce à des manoeuvres, des festivals de Saint-Malo, Granville, Aubervilliers; on lui refuse une résidence d’auteur à Vienne, etc.  » Il existe tout un réseau, explique sans état d’âme Daeninckx aujourd’hui, un réseau de gens qui se connaissent depuis de très longues années, et dans lequel se retrouvent, j’en suis sûr, au moins Quadruppani, son ami Dauvé et Gilles Perrault.  »
Perrault ? Mais bien entendu ! L’auteur de L’orchestre rouge n’a-t-il pas signé la préface de la brochure de Quadruppani ? De juin 1996 jusqu’à ces tout derniers jours, Daeninckx mène une enquête terrifiante sur ce qu’il appelle  » l’icône de la gauche radicale « . On ne peut que résumer ici les étapes d’une construction géante qui figure en partie dans un pamphlet qu’il lui a consacé (2).

Perrault, qui fut un jeune homme de droite, s’est engagé pendant la guerre d’Algérie dans les parachutistes. Il tire de cette expérience un livre paru en 1961, Les Parachutistes. Daeninckx :  » Ce livre est une horreur absolue, qui justifie la torture et le viol des femmes algériennes  » Perrault :  » Si c’était vrai, il faudrait expliquer pourquoi Le Seuil, une maison d’édition plastiquée à l’époque par l’OAS, l’a publié ! Mon livre a reçu le prix Aujourd’hui, décerné par des directeurs de journaux, dont nombre étaient d’anciens résistants.  »

Pour Daeninckx, ce livre est pourtant une pierre angulaire, preuve irréfragable que Perrault est un homme d’extrême droite. Tout s’enchaîne à la suite, dans ce qu’il faut appeler par son nom : un délire, dont le site amnistia.net offre des développements stupéfiants. Le livre L’orchestre rouge, bréviaire pourtant de générations entières de militants de gauche et d’extrême-gauche ? Une savante opération de la DST, menée par le seul vrai mentor – et marionnettiste – de Perrault, le maître-espion Constantin Melnik, ancien chef des services secrets français ! De proche en proche, Perrault apparaît dans toute son horrible lumière : il fut l’ami dans les années 60 de Jean-François Steiner, auteur d’un Treblinka – du nom d’un camp de la mort nazi – que Daeninckx considère comme une entreprise souterraine de banalisation du nazisme, un précurseur du négationnisme. Seul problème : à sa sortie en 1966, le livre, qui obtiendra le Grand Prix de la Résistance, est salué par toute la critique, y compris communiste ! Et qui le préface ? Simone de Beauvoir !

Pour Daeninckx, ce n’est qu’une preuve de plus de la malignité du réseau. D’ailleurs, Steiner n’a-t-il pas témoigné en 1997 en faveur de Papon au moment de son procès ? Si Perrault connaît Steiner, et que Steiner défend Papon, n’est-ce pas la démonstration éclatante que Perrault a partie liée avec l’ancien Waffen-SS François Brigneau et les chefs de la DST, lesquels pourraient avoir commandité l’assassinat du militant internationaliste Henri Curiel en 1978, auquel, comme par hasard, il a consacré une biographie ? A peine exagérée – si peu vraiment -, voilà en quoi consiste la méthode du commissaire Daeninckx.  » Si Perrault était venu me voir, affirme-t-il sans rire, pour me dire : j’ai travaillé pour la Dst, mais maintenant je veux participier à la lutte antifasciste, j’aurais dit : pas de problème !  »

C’est sans doute pourquoi, parachevant son oeuvre, Daeninckx va jusqu’à traquer la soi-disant homosexualité de Perrault. Dans un chapitre de son livre, Le goût de la vérité, il atteint à l’ignoble, faisant  » l’analyse  » d’un roman de ce dernier, Dossier 51, où  » la fiction balise au plus près les aveux les plus terribles « . Pas les aveux d’Auphal, le personnage de cette fiction, mais ceux de Perrault, suggère Daeninckx de mille façons. Auphal, homo refoulé, tombe à cause de cela dans le piège d’un espion, et le devient lui-même. CQFD. L’ombre de l’espion Constantin Melnik, une fois de plus, plane sur ce méli-mélo sans nom.

Est-il bien étonnant, dans ces conditions, que tout le monde ne marche pas ? Maurice Rajsfus, inlassable militant antifasciste, dont la famille a été exterminée à Auschwitz, dirigeant pendant de longues années du réseau Ras Le Front :  » Fin mai 1996, j’apprends que Daeninckx a dit à Gérard Delteil, au cours d’une conversation : « Rajsfus a intérêt à fermer sa gueule, parce qu’il y a vingt ans, il a fricoté avec les gars de la Guerre Sociale ». Autrement dit, avec des négationnistes ! Quelque temps plus tard, et je ne le regrette pas, j’ai dit dans une conférence de presse que si Daeninckx était là, à répéter ces saloperies, il ne sortirait pas indemne de la salle. Ses méthodes sont celles du Guépéou. Un tel qui a connu un tel qui a connu un tel est coupable. Avec ça, chez ses amis staliniens, on avait droit à une balle dans la nuque ou au goulag. Assez !  »

Thierry Jonquet a lui aussi de bonnes raisons d’en avoir marre. Ce romancier reconnu, membre pendant vingt ans de la Ligue communiste, antifasciste de toujours, est appelé en urgence par Daeninckx un jour de 1997.  » Il me dit : « Delouche est dans le coup, c’est grave, je t’envoie les documents ». Je les reçois, les lis, tombe sur le cul, et le rappelle en lui disant : « Didier, tu perds la boule ! ». Mais il insiste, exigeant de moi que je prenne position au point que je raccroche en lui disant : « Je t’emmerde ! »  »

Funeste, très funeste réplique. Pourquoi Jonquet se refuse-t-il à admettre l’évidence d’un vaste complot négationniste ? N’en ferait-il pas lui-même partie ? Le 19 juillet 2 000, il fait une entrée spectaculaire sur le site Internet de Daeninckx, dans la redoutable rubrique  » Menaces fascistes « . Quel crime a commis Jonquet ? Celui d’avoir publié un livre qui a fort déplu à l’imprécateur, Jours tranquilles à Belleville (Méréal), dans lequel est abordé le thème de l’insécurité dans un quartier populaire.

 » La campagne de Daeninckx contre moi va loin, note Jonquet. Je ne peux plus aller dans une librairie de province, pour une signature, sans qu’on vienne me dire : « Mais pourquoi soutenez-vous les négationnistes ? ». Il y a quelque temps, invité à l’Institut français d’Athènes, je suis même tombé sur un professeur grec qui m’a dit : « Vous n’êtes pas clair avec les négationnistes » !  »

Selon des sources proches de Didier Daeninckx, lui et sa petite équipe de policiers prépareraient une enquête dont on n’ose imaginer le résultat sur Pierre Vidal-Naquet, le Juste. Dans l’atroce et crépusculaire roman noir qu’est le monde selon Daeninckx, chacun porte donc un masque. On a reconnu le sien : c’est celui du procureur Andreï Ianouarievitch Vychinski. Didier Daeninckx se croit à Moscou, en 1937. Son pistolet Nagant à lui, c’est la phrase qui tue.

(1) Didier Daeninckx, Le Goût de la vérité, Verdier, 1997
(2) Le Goût de la vérité

Contre l’assassinat moral

Ne nous y trompons pas, l’affaire Daeninckx est très grave. Depuis plus de cinq ans, sans jamais rencontrer une véritable opposition, ce romancier longtemps membre du parti communiste français – dont il est resté proche -, tente d’assassiner moralement des gens parfaitement respectables, dont une particularité saute aux yeux : ils sont tous de gauche ou d’extrême-gauche. Daeninckx prétend que Gilles Perrault, Serge Quadruppani, Hervé Delouche, Thierry Jonquet, Maurice Rajsfus et quelques autres sont, à des degrés divers, impliqués dans une épouvantable conspiration négationniste.

A l’en croire, les trois premiers seraient purement et simplement des agents des services français, policiers ou espions, qui cacheraient leurs idées d’extrême-droite sous des déguisements antifascistes. Quand Daenincks a-t-il dérapé ? Nous ne le savons pas. En 1993, il avait été à l’origine de la révélation, essentiellement dans Le Monde , de liens honteux entre quelques militants communistes et des cercles d’extrême droite. Fustigeant avec raison ces rouges-bruns, il avait néanmoins surpris certains militants antifascistes par ses raccourcis et ses exagérations, décrivant un vaste complot là où il n’y avait que dérive – infâme – de quelques individus.

Dans l’affaire qui nous occupe, et qui menace à tout instant de tourner à l’affrontement tant la colère d’une partie des victimes de Daeninckx est grande, il est bien entendu hors de question d’être neutre. Politis, dénonce des méthodes qui mêlent tous les grands classiques de la manipulation et du trucage : le mensonge quand c’est nécessaire; l’amalgame, le syllogisme, l’insinuation et la calomnie à chaque page ou presque de l’abracadabrantesque réquisitoire d’un écrivain devenu procureur.

Où sont donc ses preuves ? Il n’y en a aucune. Et quel serait le but de militants qui n’ont cessé, depuis des décennies, de soutenir toutes les causes de la gauche, y compris la plus radicale ? De se découvrir brutalement, le jour J, et d’appeler à rejoindre le combat de leur seul véritable allié, le nazi Robert Faurisson ? En d’autres circonstances, le délire – oui, il faut employer ce mot – de Didier Daeninckx aurait pu faire hurler de rire.

Mais des hommes qui n’ont à rougir de rien ont gravement souffert, moralement, d’être ainsi mis en cause. Mais un Delouche, mais un Quadruppani, mais un Jonquet rencontrent constamment dans le milieu du polar et de l’édition dont ils dépendent pour vivre des difficultés et des désagréments. Car Daeninckx, qui ne compte ni son temps ni sa peine, fait son possible pour les isoler, voire les empêcher de travailler.

Au-delà, ses folles accusations ont semé un trouble redoutable à l’intérieur même de l’association Ras Le Front, pourtant constituée pour lutter contre le fascisme, le vrai. Des départs ont eu lieu, d’innombrables bruits ont circulé, d’anciens amis et camarades ne se parlent plus. A cause de Daeninckx.

Celui-ci n’est nullement isolé. Malgré ses campagnes, il garde l’oreille de nombreux refondateurs du PCF, et de Robert Hue; de militants de premier plan de la Gauche Socialiste; de responsables du Mrap. Et beaucoup de journaux le considèrent, sans jamais être allés au fond de ses prises de position, comme le chevalier blanc de l’antifascisme. Il est temps, largement temps de stopper cette terrible mécanique qui, à l’instar des procès staliniens, entend découvrir ses pires ennemis au beau milieu de ses meilleurs amis.

Comment et pourquoi la gauche et le mouvement social ont-ils pu tolérer si longtemps ces procès de Moscou à Paris ? La question mérite d’être posée, et largement débattue. Quoi qu’il en soit, nous en prenons l’engagement, nous ne laisserons plus Didier Daeninckx dire et écrire n’importe quoi sans réagir. Et nous appelons solennellement tous ceux qui savent encore faire la différence entre la discussion publique et la calomnie à en faire autant. Stop !

Est-il enfin allé trop loin ?

Les victimes de Daeninckx sont cette fois décidées à réagir, y compris sur le plan judiciaire. D’autres  » négationnistes  » et  » pédophiles  » se sont ajoutés à la liste de la calomnie ces dernières semaines, dont Guy Dardel, directeur de la radio Fréquence Paris Plurielle, très engagée à gauche. Divers proches de Daeninkx, dont l’écrivain Fajardie dans un fax adressé à un éditeur, l’ont ainsi traité, sans seulement trouver un prétexte, de nazi et de pédophile.

Le 15 juin dernier, un groupe composé d’amis de Dardel, Rajsfus, Perraultn Quadruppani, Delouche, Jonquet et autres, a tenté de demander des comptes à Didier Daenincks au cours d’un festival du polar qui se déroulait à la Bastille. Des coups ont été échangés, mais aucun qui ait visé ou atteint Daeninckx, qui prétend avoir été agressé par un véritable commando.
Le climat actuel ne peut de toute façon que dégénérer, d’autant plus que Didier Daeninckx a franchi un pas supplémentaire en accusant Gilles Perrault, au cours d’une réunion avec le Syndicat de la magistrature, d’être derrière une vaste entreprise de  » libération de la parole antisémite  » orchestrée par la DST !

Gilles Perrault n’entend pas en rester là :  » J’ignore ce que fera la DST, accusée de commanditer une entreprise de  » libération de la parole antisémite « . En ce qui me concerne, j’ai transmis le dossier de cette lamentable affaire à mon conseil, maître Daniel Soulez Larivière. « 

La sale guerre d’une armée de tueurs

Article publié dans Politis 637 du 8 février 2001

Le livre de Habib Souaïdia, La sale guerre – qui paraît ce jour aux éditions La Découverte (224 pages, 95 francs) – est le témoignage presque insupportable d’un lieutenant des forces spéciales algériennes. Il a vécu de l’intérieur le terrorisme d’Etat, les enlèvements, les massacres sous l’uniforme. L’armée tue en Algérie, même si ses soldats sont souvent déguisés en islamistes

Habib Souaïdia ne peut pas oublier. Il fume beaucoup, garde les yeux figés, on se demande parfois s’il n’est pas resté là-bas. Au printemps 1994, ce très jeune lieutenant des forces spéciales – il n’a alors que 25 ans – reçoit l’ordre d’accompagner d’autres officiers jusqu’à la décharge publique à la sortie de Lakhdaria, sur la route de Bouïra. Certains appartiennent au Département de renseignement et de sécurité (DRS), l’ancienne Sécurité militaire. » Je leur ai demandé ce qu’ils mijotaient, rapporte Habib, parce qu’ils étaient en civil. Mais c’était un ordre.  »

Deux personnes entravées par du fil de fer – un gosse de quinze ans, un homme de trente-cinq – sont extraites d’une Renault bleu nuit.  » Le jeune, dit Habib, était à genoux, à poil. Un lieutenant de ma promotion a sorti un bidon d’A 72, une sorte de kérosène, et en a versé sur lui. Je ne pouvais pas croire qu’il allait faire ça, je ne pouvais pas : le jeune homme suppliait et hurlait. Mais il a brûlé quand même, comme une torche. et le lieutenant l’a achevé d’une rafale. L’autre, qui était soupçonné de donner à manger aux terroristes, savait ce qui l’attendait. Il est resté muet de terreur, et il a brûlé comme le premier juste après. « . Par contraste, l’atmosphère de la pièce où se déroule l’interview est devenue glaciale. Habib ne dit plus rien. Il tire sur sa cigarette, lâche :  » On a fait du mal, on a fait beaucoup de mal.  » Il pleure.  » Putain ! on était pourtant des officiers !  »

Habib Souaïdia, à la lecture de son livre, apparaît comme un militaire de coeur. A seize ans, en 1985,  » animé par un profond esprit patriotique « , il entre à l’Ecole des cadets de Koléa, dans la plaine de la Mitidja. Un an plus tard, l’école est fermée, et il retourne chez lui, à Tébessa, où il passe son bac. En septembre 1989, il s’engage pour vingt-cinq ans dans l’Armée nationale populaire (ANP) et entre dans le saint des saints : l’Académie interarmes de Cherchell, où est formée l’élite militaire algérienne.

Pendant trois ans, il y apprend le métier : la conduite des lourds tanks soviétiques, le maniement des fusils d’assaut Kalachnikov ou des missiles sol-sol, les arts martiaux, la topographie, le génie de combat. Dehors, le Front islamique du salut (FIS), créé en mars 1989, conquiert la rue et les esprits. Après le triomphe des municipales de mai 1990, ses militants commencent, là où ils sont en force, à imposer la loi de la chorta islamiya – la police islamique -, notamment aux femmes. Habib, qui ne s’intéresse aucunement à la politique, s’accroche au mythe :  » l’armée était là pour protéger le peuple et la nation, pas pour rétablir l’ordre ou intervenir dans les problèmes intérieurs « . Mais quand éclate la grève insurrectionnelle de mai 1991 au cours de laquelle le FIS réclame la dawla islamiya, la république islamique, il n’en est plus si sûr.  » Cela faisait vraiment peur « .

A la fin des trois années à Cherchell, il est volontaire pour entrer dans les  » forces spéciales « , des unités d’élite parachutistes. Le coup d’Etat qui a empêché la victoire électorale du FIS aux législatives a du même coup plongé le pays dans un début de guerre civile : l’armée et la police arrêtent par milliers les sympathisants islamistes, les premiers accrochages font des dizaines de morts des deux côtés.
Habib part en juillet 1992 pour une année de spécialisation à Biskra, à l’Ecole d’application des forces spéciales (EATS). C’est là que tout bascule. Cherchell était une école, Biskra est un cloaque. L’EATS est en effet entre les mains d’un colonel corrompu, qui détourne les crédits de son unité et n’hésite pas à vendre au marché noir les tenues paras.  » Pas d’hygiène, pas de discipline, nourriture infecte, peu de moyens « , résume Habib. Ceux qui protestent, comme le capitaine Boualeg, sont emprisonnés, puis chassés de l’armée. L’enseignement se concentre sur l’essentiel : des marches commandos de 120 km sous le soleil, l’usage des armes blanches, l’art de l’égorgement.

Malgré cela – ou à cause ? -, Habib Souaïdia a hâte de commencer le combat direct contre les islamistes, qui continuent d’infliger de lourdes pertes à l’armée. Cela tombe bien : la hiérarchie de l’ANP crée en novembre 1992 le Centre de commandement de la lutte antisubversive (CCLAS), confié au général Mohamed Lamari, homme-clé du système. Le CCLAS et ses 6500 hommes, dont des unités du DRS et le 25e régiment de reconnaissance, que rejoint Habib en décembre 1992, se lancent dans l’atroce bagarre.
Habib patrouille dans l’Algérois, perquisitionne, arrête des hommes aux barrages routiers, et bientôt tue.  » Tout le monde était prêt à mener cette guerre « , écrit-il. Mais il y a la manière. Le jeune lieutenant rêve encore du code d’honneur appris à Cherchell :  » ne jamais tirer sur un homme désarmé, ne jamais tuer un prisonnier, ne jamais maltraiter l’ennemi quand il est entre vos mains « .

Au lieu de quoi il découvre la barbarie des tueurs du Poste de commandement opérationnel (PCO), rebaptisé par les jeunes militaires Police du crime organisée. On est là au coeur du secret algérien, au plus près des groupes spéciaux qui gravitent autour du DRS du général Mohamed Médiene, dit  » Tewfik « .
Ces groupes enlèvent, violent, torturent, assassinent. En pleine coordination avec le CCLAS. Tout au long du premier trimestre 1993, un message stupéfiant apparaît sur les ondes militaires de la région d’Alger :  » Bravo 555 « . Dès que les patrouilles l’entendent, elles doivent tout arrêter et rester sur place, quoi qu’il arrive. En une seconde,  » Bravo 555  » bloque toutes les unités antiterroristes. Pour permettre aux terroristes maison de mieux circuler ? On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les grands massacres de 1997, dont celui de Bentalha : les unités qui ont laissé mourir les villageois par centaines avaient-elles, elles aussi, entendu  » Bravo 555  » ?

Le cauchemar et la schizophrénie recouvrent tout : Habib continue de se croire un officier, tandis que les satrapes du DRS violent dans son dos les étudiantes de Delly-Brahim et Ben Aknoun. Ces hommes-là ne connaissent qu’une loi, kabous et carta. Le pistolet automatique et la carte de flic, qui autorisent tout. En mars 1993, Habib assiste malgré lui à son premier massacre : on lui ordonne un soir d’accompagner une vingtaine de paras en civil, armés de grenades et de poignards, près du village de Douar Ez-Zaatria. Il les attend à un carrefour avec des véhicules, les ramène à la caserne : les hommes qui descendent des camions ont des couteaux pleins de sang. Le surlendemain, les journaux annoncent que les islamistes ont tué une douzaines de villageois à Zaatria. Le voilà complice du crime.

D’autres horreurs parsèment cette longue descente aux enfers. Habib Souaïdia décrit une armée qui est devenue, comme l’appellent les militaires restés lucides – il y en a -, la Société nationale de formation des terroristes. Car Habib n’a bientôt plus de doute : ses chefs ne veulent en aucune manière venir à bout des islamistes armés. La vraie guerre est dirigée contre les trois millions d’Algériens qui ont voté pour le FIS. Les groupes armés, eux, servent la stratégie des généraux, car la violence dans la société leur permet de maintenir sur elle l’ordre sans lequel leur pouvoir serait balayé.

Habib, muté à Lakhdaria, assiste en 27 mois à des dizaines d’assassinats, ramène du maquis la tête de terroristes abattus ou même leurs oreilles, supporte – de plus en plus mal – les cris des suppliciés jusqu’à l’intérieur même de la caserne. Un jour, quatre hommes enlèvent l’ancien maire FIS à bord d’un fourgon dont le numéro est noté par un passant : Habib retrouve l’engin dans la cour. Un lieutenant du DRS lui lance :  » C’est nous, les terroristes ! « . Le maire est enchaîné dans une minuscule cellule, et sera torturé pendant quinze jours. Habib est convaincu de son innocence :  » Il ne m’était plus possible de trouver le sommeil « . Il finira en prison, à la suite d’une fausse accusation, et croupira quatre ans dans la prison militaire de Blida, avant de parvenir, par miracle, à gagner la France.

On ne sait pas trop bien ce qui impressionne le plus dans ce livre.L’horreur sans doute, mais aussi la profondeur du mal qui ronge l’armée algérienne, où tant de soldats et d’officiers boivent, se droguent et trafiquent. Un impératif domine la guerre contre les islamistes : habtouh lel-oued ! Fais-les descendre à l’oued !, cette version  » moderne  » de la corvée de bois de la première guerre d’Algérie. Il sera très difficile, après ce témoignage fou, de continuer à croire que l’Algérie serait livrée aux seules exactions d’un fantomatique GIA. Qui tue ? Certains islamistes sans doute, mais plus sûrement encore des commandos de la mort dont le souffle ignoble rappelle tout à la fois la terreur stalinienne, la stratégie de la tension italienne et la contre-insurrection chère au coeur des stratèges français de la lutte antiguérilla. La vérité avance.

Interview de Pierre Vidal-Naquet

“L’armée entretient et fabrique le terrorisme“

Pour Pierre Vidal-Naquet, la seconde guerre d’Algérie rappelle, dans un mimétisme évident, le comportement de l’armée coloniale de la première

Politis : Que pensez-vous du livre de Habib Souaïdia ?

Pierre Vidal-Naquet : C’est un livre capital, car pour la première fois, on y voit fonctionner, de l’intérieur, le nouveau terrorisme algérien, ce qu’on appelle la seconde guerre d’Algérie. Franchement, il est empli de choses passionnantes : cette histoire de la tête d’un déserteur sur le bureau du général Mohamed Lamari, c’est tout de même quelque chose ! Ce qui est frappant, au-delà de faits qui, dans leur extrême précision, sont difficilement récusables, c’est ce mimétisme si évident de l’armée algérienne par rapport à l’armée coloniale française. Du reste, bon nombre des généraux algériens sont d’anciens d’anciens soldats de notre armée, dont certains ont attendu 1961, c’est-à-dire les derniers mois de la guerre, pour déserter.

Vous retrouvez dans le récit de Souaïdia des éléments déjà à l’oeuvre dans la période 1954-1962 ?

P.V-N : Sans aucun doute. Je pense bien sûr aux faux maquis de Bellounis, montés par les services français, ou à l’intoxication de la bleuite, qui a conduit au massacre de centaines de combattants du FLN. Mais on est en face, en réalité, de vieilles techniques remises au goût du jour, et qui ont été utilisées par les Anglais en Malaisie, à Chypre, au Kenya contre l’insurrection Mau-Mau. L’armée française les a employées, avant l’Algérie, à Madagascar et en Indochine, et les Américains dans le Guatemala du colonel Arbenz, puis au Vietnam. L’Algérie paie – en partie – le prix de la destruction massive de l’Organisation politico-administrative du FLN, cette fameuse OPA.

Que voulez-vous dire ?

P.V-N : Le général De Gaulle a voulu – et organisé – la destruction physique de l’OPA, qui regroupait les cadres les plus instruits du FLN, sa véritable infrastructure. Combien ont été tués ? Probablement des dizaines de milliers. Ajoutez à cela la dramatique politique des regroupements : deux, peut-être trois millions de paysans ont été expulsés de leurs villages pour les couper du FLN, phénomène sur lequel Pierre Bourdieu a écrit un texte célèbre, Les déracinés. Je me demande si cet exode, qui a conduit aux bidonvilles, n’a pas été l’évenement le plus important de la guerre d’Algérie, avant la torture.

Et à l’indépendance, les militaires ont été d’emblée les maïtres…

P.V-N : En fait, depuis la conquête en 1830, l’armée, française puis algérienne, n’a cessé de jouer un rôle essentiel dans ce pays. L’armée d’aujourd’hui, qui n’a jamais combattu, qui n’a jamais traversé une frontière, est une caste corrompue, totalement coupée de son peuple. On disait pendant la guerre, celle de 40, que Vichy était une SPA, une Société protectrice des amiraux, tant ils étaient nombreux dans les cercles de la collaboration. J’ai l’impression que l’Algérie est devenue une vaste Société protectrice des généraux.

On finit par avoir l’impression qu’ils ont besoin du terrorisme, et qu’ils l’entretiennent.

P.V-N : Ils l’entretiennent et ils le fabriquent ! C’est sans doute pour eux le meilleur moyen de conserver leur pouvoir, et donc de garder le contrôle sur la manne pétrolière. L’armée est devenue, comme l’écrit si justement Habib Souaïdia, une Société nationale de formation des terroristes. Il est manifeste que Bouteflika a été et demeure le fondé de pouvoir des généraux. Il n’est que toléré par eux.

Pour en revenir à l’éternelle question, qui tue en Algérie ?

P.V-N : Il n’est pas question de dire que le GIA n’existe pas, mais il est sans doute partiellement infiltré, et surtout imité par d’autres groupes qui trouvent leurs racines dans l’armée. A votre question, je répondrai : certains islamistes sans doute, mais aussi l’armée. Et peut-être surtout un milieu interlope dans lequel des gens se croient membres du GIA alors qu’ils peuvent parfaitement être manipulés par l’armée, qui a mis tout le pays en coupe réglée. C’est d’autant plus dommage qu’il existe, à côté de cet immense désastre, une Algérie vivante, une société civile qui existe et qui ne demande qu’à se développer.

Que pensez-vous de la façon dont la crise algérienne est perçue en France ? Et du rôle des intellectuels français ?

Faut-il vraiment évoquer le rôle de M. Glucksmann et de ce farceur de Henri-Lévy ? Leurs séjours en Algérie et le récit qu’ils en ont rapporté rappellent les voyages que certains faisaient à Moscou, dans les années trente. La capacité de certains intellectuels à jouer les gogos m’a toujours stupéfié. Il y a plus grave : la position des autorités françaises, qui consiste à soutenir l’autorité en place, quelle qu’elle soit, est scandaleuse et indéfendable. Le gouvernement s’honorerait à accueillir les réfugiés politiques algériens, à accepter sur notre territoire une presse algérienne d’opposition, et utiliser les moyens de pression dont nous disposons pour imposer un minimum de respect des droits de l’Homme.

Pensez-vous qu’il y ait de l’espoir pour l’Algérie ?

P.V-N : A court terme, peu.