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La mer, l’air et l’eau (vaines pensées)

J’aime Alexandre Dumas à la folie. Je crois avoir lu Le Comte de Monte Cristo quatre ou cinq fois et au moins trois fois Les Trois Mousquetaires et bien d’autres livres encore de lui, qui était pourtant un épouvantable plagiaire. Dumas n’était pas seulement un copieur, mais un industriel de la récupération d’histoires et de textes, qui utilisa au cours de sa vie littéraire, croit-on, au moins une centaine de nègres écumant pour son compte archives et vieilles éditions. Je ne résiste pas à l’envie de vous donner cet extrait de Comment je devins auteur dramatique, en vous priant d’excuser sa longueur :

« Dieu lui-même, lorsqu’il créa l’homme, ne put ou n’osa point l’inventer ; il le fit à son image. C’est ce qui faisait dire à Shakespeare, lorsqu’un critique stupide l’accusait d’avoir pris parfois une scène tout entière dans quelques auteurs contemporains : c’est une fille que j’ai tirée de la mauvaise société pour la faire entrer dans la bonne. C’est ce qui faisait dire encore plus naïvement à Molière : je prends mon bien où je le trouve. Et Shakespeare et Molière avaient raison, car l’homme de génie ne vole pas, il conquiert; il fait de la province qu’il prend une annexe de son empire ; il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend son sceptre d’or sur elle, et nul n’ose lui dire en voyant son beau royaume : “Cette parcelle de terre ne fait point partie de ton patrimoine”.» Bon, Dumas ne se voyait pas comme un égal parmi les égaux, et je ne peux pas dire que sa vanité me fasse grand plaisir. Je suppose que le personnage est un tout, dont il est difficile d’extraire seulement ce qui me convient.

Je précise encore deux choses. Un, je reste époustouflé par Le Comte de Monte Cristo, qui multiplie toutes les dix pages des coïncidences et des rencontres parfaitement impossibles dans la vie, et presque autant dans un roman. Ce devrait dissuader de continuer, tant les surprises les plus folles sont à chaque tournant, et pourtant l’on marche en exultant. Je marche en exultant. Deux, tout ce qui précède n’a (presque) rien à voir avec ce qui suit et qui justifie un peu que je vous écrive ce dimanche soir. Tout est parti d’un extrait qui trotte souvent dans ma tête, venu du Grand Dictionnaire de Cuisine de Dumas, publié en 1871, en cette si grande année de La Commune, juste après la mort de son auteur. Je cite : « Dans un cabillaud de la plus grosse taille (…), on a trouvé huit millions et demi et jusqu’à neuf millions d’œufs. On a calculé que si aucun accident n’arrêtait l’éclosion de ces œufs et si chaque cabillaud venait à sa grosseur, il ne faudrait que trois ans pour que la mer fût comblée et que l’on pût traverser à pied sec l’Atlantique sur le dos des cabillauds ».

Le cabillaud, je le précise pour ceux qui ne le savent pas, c’est la morue, qui fut à l’origine de tant de fortunes humaines. Et je reprends. Jules Michelet, l’historien bien connu, était un contemporain de Dumas, et il écrivit de son côté, dans le livre  La Mer (1861) : « Dans la nuit de la Saint-Jean (du 24 au 25 juin), cinq minutes après minuit, la grande pêche du hareng s’ouvre dans les mers du Nord (…) Ils montent, ils montent tous d’ensemble, pas un ne reste en arrière. La sociabilité est la loi de cette race; on ne les voit jamais qu’ensemble. Ensemble ils vivent ensevelis aux ténébreuses profondeurs (…) Serrés, pressés, ils ne sont jamais assez près l’un de l’autre (…) Millions de millions, milliards de milliards, qui osera hasarder de deviner le nombre de ces légions ? ».

Pourquoi ces deux courts textes ? Parce qu’ils montrent une évidence : il y a 150 ans, alors que l’espèce humaine occupait le monde depuis des centaines de milliers d’années déjà, nul n’envisageait les limites de l’océan mondial. On pouvait y puiser sans fin pour nourrir les hommes, on n’en viendrait jamais à bout. La pêche industrielle a détruit en moins d’un siècle des équilibres écologiques stables – dynamiques, mais stables – depuis des millions d’années. Et ce qui est vrai de la mer l’est de l’eau, dont notre corps est fait à environ 70 %. À peine si l’idée pourtant réaliste que nous sommes en train de nous attaquer à coup de canons chimiques au cycle de l’eau douce, que l’on croyait pourtant éternel, à peine si cette idée commence à se répandre. L’impératif catégorique serait de briser le cadre des pensées anciennes, et de proclamer qu’il ne faut plus rien polluer. Que l’eau est sacrée. Que celui qui la profane est un criminel des profondeurs. Fuck Off ! Veolia et Suez. Fuck Off ! J’ai encore assez de jus en moi pour rêver d’un monde où les dépollueurs de l’eau auraient disparu.

De la mer, je suis donc passé aux eaux douces, si durement traitées, et je pense maintenant à l’air. Ce dimanche soir, j’apprends que « la région parisienne est en alerte pollution, du fait du taux élevé de particules fines dans l’air ». Je vis dans cette partie du monde, et je sais que certains d’entre nous, parmi les plus faibles, les plus vieux, les plus jeunes, les plus asthmatiques, vont mourir d’avoir été exposés à ces horribles poisons. Et tout le monde le sait. Cela m’amène à rapprocher l’air et le climat des mots écrits par Dumas et Michelet il y a 150 ans. Même à l’époque de la première vague écologiste, celle d’Ivan Illich, celle d’André Gorz, celle de René Dumont – chez nous -, il y a quarante ans, nul (ou presque) ne voyait le climat comme une menace globale.

Nous avons fait de cet auxiliaire premier de la vie un ennemi, peut-être implacable. C’est une nouveauté si radicale que nombre refusent d’y croire. Parmi eux des Allègre, qui ne comptent finalement pas tant que cela à mes yeux. Et puis d’autres, dont je sais la sincérité et la probité, ce qui me navre bien davantage. Où veux-je en venir ? À ce constat mi-rigolard mi-désespéré que l’époque est rude pour les cœurs tendres que nous sommes. On a cru la mer inépuisable : elle se vide chaque jour un peu plus. On a imaginé le cycle de l’eau hors de portée : un nombre croissant de fleuves n’arrivent plus à la mer. On a négligé l’atmosphère et le climat tant qu’on a pu, pour découvrir enfin que nous sommes en train de détruire la régularité du temps et des précipitations, qui a pourtant permis l’éclosion des civilisations d’où nous venons en ligne directe.

Où veux-je en venir ? Nous avons grand intérêt à serrer nos voiles, nous avons grand intérêt à nous regrouper pour nous tenir chaud, car l’heure des tempêtes est devant nous.

Un chef-d’œuvre signé Victor Serge (aux éditions Agone)

Préambule indispensable : exceptionnellement, ce qui suit ne concerne pas la crise écologique. Nul n’est obligé de s’intéresser à Victor Serge, qui habite les hauteurs les plus élevées de mon Panthéon personnel. J’ai connu cet homme en 1971, lors que j’avais 16 ans. Je l’ai aussitôt aimé, avant de l’admirer. Qu’on se le dise : j’ai l’admiration bien rare. Mais Serge est clairement à part, et je lui dois d’ailleurs le nom de ce lieu imaginaire appelé Planète sans visa (ici). Je lui dois bien plus que cela. Je lui dois d’avoir choisi la liberté comme valeur conductrice de la vie humaine. Je lui dois d’avoir compris ce qu’est le vrai courage, moi qui n’ai (presque) jamais eu à en éprouver l’existence. Je lui dois l’exigence qu’on est en droit d’attendre des relations avec les autres humains. Je le salue souvent encore, dans le silence de ma tête, comme un père lointain, comme un frère réel.

Ajoutons que la lecture de ce livre n’est pas facile pour qui ne s’intéresserait pas à l’époque dont il est question. De très nombreuses références à l’histoire politique, notamment celle de la première moitié du siècle précédent, peuvent dérouter le lecteur.

Et voici le vrai début : gloire aux éditions Agone, de Marseille (http://atheles.org/agone/). Cette petite maison publie souvent des livres formidables – parfois plus discutables -, mais celui-ci m’aura secoué comme bien peu. Il s’agit des Carnets (1936-1947) de Victor Serge (840 pages, 30 euros), et la première singularité de ces textes, c’est qu’ils n’ont pas été modifiés, élagués, censurés pour complaire à quelque vivant que ce soit. Ce que nous avons en main, c’est ce que Serge a écrit de sa propre volonté au cours de ces onze et si terribles années du siècle passé. Mais bien entendu, commençons par le commencement : qui est-il ? Sa vie est telle qu’on se ridiculiserait à paraître la résumer. Trois mots, et le reste attend ceux que ça intéresse. Serge est né Viktor Lvovitch Kibaltchitch en 1890, de parents émigrés politiques russes, réfugiés à Bruxelles. À Paris, il est anarchiste individualiste, et croise la route de quatre membres de la future Bande à Bonnot. Bien que n’ayant jamais soutenu leurs actions, bien qu’ayant critiqué leur dérive, Serge est condamné à cinq ans de prison, pour complicité. En somme, un innocent, dans nos républicaines prisons de 1912.

À peine sorti, en 1917, il est à Barcelone, une ville alors traversée de part en part par le souffle de la révolution sociale. Après bien des entraves, il arrive au début de 1919 dans la Russie bolchevique, dont il deviendra lui, le si vibrant libertaire, l’un des dirigeants. Il côtoie tous les chefs de ce mouvement, de Lénine à Trotski, passant par Staline. Mais l’anarchiste n’est pas mort en lui. Il voit avec stupéfaction, bientôt avec horreur, la révolution devenir une prison. Il aide qui il peut aider. On le sollicite de partout, car c’est un homme, qui aime les hommes. Année après année, il affermit son opposition à la dictature. Il est arrêté, libéré, déporté en Asie centrale, où il va passer trois ans. Des milliers, des millions d’autres sont broyés sous la meule stalinienne. Serge est l’un des rarissimes révolutionnaires de la première époque de la révolution bolchevique à échapper au grand massacre. In extremis, une campagne menée dans les milieux intellectuels français et belges – il est connu pour être un écrivain – le sort du goulag. Romain Rolland arrache sa grâce a cours d’un entretien privé, à Moscou, avec le grand maître de l’Union soviétique.

Serge s’installe à Bruxelles, car à Paris, les flics n’ont toujours pas oublié Bonnot, pourtant si éloigné de Victor. Il suit les déchirements de l’Espagne d’après le 19 juillet 1936. Il voit, comme bien peu, combien le stalinisme a tout gangréné. Est-il trotskiste, comme l’en accusent faute de mieux ses nombreux adversaires ? Non, c’est un révolutionnaire. Et c’est un démocrate. Et c’est un humaniste incandescent. Il soutient la révolution espagnole étranglée à la fois par Hitler et Staline, et c’est à cet instant que commencent les Carnets publiés par Agone.

Première note, en novembre 1936, à Paris. Serge rencontre André Gide, dont il trace le portrait, entre photo, vidéo avant l’heure, aquarelle. Il a l’art du portrait, une sorte de génie de l’instantané. Voilà l’entrée de ces stupéfiants Carnets, où Serge montre l’une des facettes d’un esprit qui en eut tant : le goût de la culture, de la littérature, de la pensée, de l’intelligence. De Gide, qui avait tant intérêt à rester dans le giron stalinien, il loue la « vitalité du vieil intellectuel », qui a osé écrire ce qu’il avait vu en URSS, quand la plupart des visiteurs mentaient. La politique n’est jamais plus loin que le pas de la porte : fin mai 1937, Serge est touché au cœur par la disparition d’Andreu Nin, responsable du Poum, parti espagnol révolutionnaire antistalinien. Les tueurs du Guépéou, aidés par les communistes locaux, ont enlevé, torturé et assassiné l’une des âmes de la révolution espagnole de juillet 1936. Commence une litanie. Une interminable série d’épitaphes pour tous ceux qui, tués par les staliniens, sont en outre diffamés, traînés dans l’ordure, accusés de collusion avec Hitler, Mussolini, quand ce n’est pas le Mikado japonais ou les services secrets britanniques.

Cette liste des martyrs est insupportable et n’en finit d’ailleurs pas. Les staliniens, et parmi eux des crapules aussi retentissantes que le Français Jacques Duclos, qui conserve une station de métro à son nom, ont proprement massacré une génération politique, qui incarnait la possibilité d’une autre Histoire. À l’heure où, écrit Serge, « l’Urss est la plus vaste prison du monde », les bourreaux qu’elle a envoyés partout où elle le peut éliminent les militants qui gênent le pouvoir de Staline. Victor note des éléments précis concernant Krivistki, Reiss, et tant d’autres, qui ne serviront à rien ni à personne. Il échappe de peu à la police vichyste, et donc à la Gestapo, attrape le Capitaine-Paul-Lemerle, un navire qui quitte Marseille, comme on le ferait du dernier métro. Nous sommes en mars 1941, et Serge finira, après tant d’aléas, à débarquer au Mexique.

Commencent alors les dernières années de la vie de Serge. Il mourra en novembre 1947 à Mexico, probablement d’une crise cardiaque. Mais avant cela, jour après jour, il note rencontres, voyages sur les routes mexicaines, réflexions, inquiétudes, projets. Pour un Journal, c’est remarquablement écrit. Et ce qui me frappe peut-être le plus, aujourd’hui du moins, c’est l’insatiable curiosité de Serge, lors même qu’il est réellement menacé de mort. Il passe du pire à l’émerveillement pour les codex précolombiens. À Oaxaca, au Monte Albán, il dit son émotion devant « le travail de mains inconnues ». Devant le temple de Teotihuacan, il note : « J’ai l’impression de contempler une des plus grandes choses que nous puissions voir ici-bas : d’être en contact avec une humanité tout à fait différente de la nôtre (…) ». Les paysages, les volcans, les pauvres villages indiens, le soleil, l’horizon, la Terre lui sont l’occasion de pages aussi simples que belles. En février 1944, il écrit : « En entrant dans le Michoacán, le sites changent, verdissent : amples vallées, champs clairs, cela fait aux yeux un bien inestimable. Je sens combien la vie végétale nous est proche et nécessaire ». Comme il a vu beaucoup de pays, il peut lier telle vue du Mexique et tels panoramas d’Europe centrale, ou d’Italie, ou de la Lozère. Ou encore comparer les merveilles aztèques et les antiquités hellénoscythes.

Est-il un écologiste avant l’heure ? Bien sûr, je me suis posé la question, et la réponse est : non. Il ne l’est pas. Car il est entier dans ce monde englouti où les nazis et les staliniens s’unissent contre l’espoir. Et pourtant ! Pourtant, je le jurerais, Serge n’est pas loin du grand combat de notre siècle. À Mil Cumbres, à 2600 mètres d’altitude ce 19 août 1943, il s’exclame : « C’est l’écorce terrestre que l’on voit ». Car Serge voit, à la différence de tant d’aveugles. Il voit. Le contact sur place avec Paul Rivet, fondateur du Musée de L’Homme, lui permet de saisir la sensationnelle beauté du monde, malgré la tragédie toujours présente. En août 1943, toujours : « Pendant que le volcan reprend du souffle, sa silhouette se ternit, puis noircit. On suit la montée des météores et leur chute. Il en est qui s’en vont parmi les étoiles vertes et y planent un long moment. La Voie lactée tombe sur le volcan, de sorte qu’il semble avoir deux prolongements à l’infini : le prolongement obscur, lourd et menaçant des nuées et celui, aérien, glacial, doucement lumineux de la Voie lactée. Par contraste avec l’embrasement terrestre, les étoiles sont d’un bleu d’acier scintilant et virent au vert. »

Il me serait aisé d’extraire des morceaux suggérant, davantage encore, que Serge le prophète envisageait cette épouvantable crise de la vie dans laquelle nous sommes désormais tous plongés. Mais ce serait tordre la réalité. Victor, extralucide à n’en pas douter, était quoi qu’il en soit de son temps. Eût-il vécu, peut-être aurait-il rejoint notre si noble combat. Intimement, je le crois. Mais je ne le sais ni ne peux prétendre le savoir. Quant au reste, il me faut dire encore à quel point Victor Serge, alors qu’il est décidément minuit dans le siècle, est admirable.

Redisons calmement que Victor est un survivant. Le splendide survivant d’une génération politique fracassée. Mexico est la ville où Léon Trotski a été assassiné par un sbire stalinien, quelques mois avant l’arrivée dans la ville de Serge. Le face-à-face avec ce mort si troublant est un moment difficile pour le lecteur. Car Serge a beau admirer celui que l’on appelait Le Vieux, il n’est pas un dévot. Après sa mort, il va visiter à plusieurs reprises sa veuve Natalia Ivanovna Sedova, et constate qu’ils sont tous deux les derniers représentants en vie de ceux qui ont mené la révolution bolchevique de 1917. Moi qui n’ai pas de sympathie pour Trostki, moi qui ne suis pas d’accord avec les choix faits par Serge entre 1919 et 1930, je dois dire que ces souvenirs sont poignants.

Je résume, pour ceux qui ne savent pas. La totalité de ceux qui ont incarné octobre 1917 ont été déportés et plus souvent assassinés par la dictature stalinienne. Serge rend hommage – pour ma part, je suis sur la réserve – à ces révolutionnaires qui crurent dynamiter le vieux monde. Je crois, moi, que la structure mentale et politique des bolcheviques les condamnait à l’arbitraire et à la répression de la différence. Serge croit qu’une autre voie fragile était possible. Que Trotski aurait dû arracher le pouvoir à Staline quand il était encore temps, en 1926 ou 1927. Qu’alors, l’Union soviétique ne serait pas devenue un immense camp de concentration. Attention ! il n’a pas la naïveté de penser que tout aurait été différent. Il juge qu’en l’absence d’une révolution européenne salvatrice, en 1920-1922, Trotski aurait pu représenter une sorte d’absolutisme socialiste éclairé. En tout cas, il ne s’absout pas. Le 14 mars 1946, il admet cette terrible évidence : « L’erreur de pensée la plus grande (…), ce fut de ne pas voir que nous construisions un État totalitaire ».

Certes oui, et ce constat est glaçant. Quant au reste, Serge est d’une intelligence qui foudroie sur place. Ayant été parmi les premiers à comprendre la nature du stalinisme, il ne peut que mettre en garde, mais en vain, ceux qui continuent à rêver de révolution. Car l’affrontement n’est pas seulement, comme de ni nombreux combattants l’ont cru, entre le fascisme et la démocratie. Le stalinisme est devenu un ennemi mortel. Serge décrit avec une prescience sidérante les objectifs de l’URSS après la chute de Hitler. Il voit, et il écrit que l’Europe centrale va passer dans le camp soviétique, sur fond de manipulations, d’assassinats, de calomnies sans fin et sans frein. Héraut du mouvement socialiste d’avant Staline, Serge « apprend le métier de vaincu » (19 février 1944). Car « l’époque est celle de la conscience obscurcie » et des « valeurs falsifiées ».

Permettez-moi d’insister encore. Victor nous parle d’un temps capital. Lorsqu’il arrive à Paris en 1909, alors anarchiste de 19 ans, le mouvement ouvrier est une splendeur. Une merveilleuse création humaine, le fruit d’une authentique civilisation. Les bourses du travail, les mutuelles, les syndicats, les causeries, les livres, le lien vivant avec la recherche scientifique font espérer des temps nouveaux. Tout est en place pour une société meilleure. La Première guerre mondiale met tout à bas. Et le stalinisme, atroce maladie de l’esprit avant tout – le mensonge, la calomnie, le dénigrement, la manipulation, la violence – détruit à la racine l’espérance révolutionnaire. Serge est un homme des ruines. Et ce qui me touche plus que tout dans ce livre, c’est que, ayant vécu dans sa chair la tragédie – sa femme russe, Liouba, est devenue folle, ses manuscrits ont été volés, ses amis assassinés, ses deux enfants récupérés par miracle -, il ne renonce pas.

Non, Serge ne renonce pas. Car il est un combattant. Un révolutionnaire mais un humaniste. Il continue de rêver d’une meilleure organisation des hommes. De respect. D’amour, je crois, bien que le mot lui soit inconnu. Le 16 mai 1946, dans la petite ville de Morelia, il est pris de vertiges. Avec le recul, on comprend sans peine que son cœur si fabuleux est sur le point de lâcher. « Je me sens en état de disponibilité, dit-il, prêt à partir, disparaître simplement ». Son fils Vlady, peintre de valeur, va lui survivre. De même que sa fille Jeannine. De même que sa compagne Laurette Séjourné. Comment vous le dire autrement ? J’aime Victor Serge.

PS 1 : Honneur aux éditions Agone, je l’ai déjà dit, et à Charles Jacquier, directeur de la collection Mémoires sociales. Honneur également à Claudio Albertani et Claude Rioux, auteurs de cette édition impeccable.  Honneur aux préparateurs de cette même édition : Michel Caïetti, Thierry Discepolo, Gilles Le Beuze, Philippe Olivera.

PS 2 : France 5 a diffusé le 25 mars 2012 un film de la Chilienne Carmen Castillo, Victor Serge L’insurgé. Castillo a partagé les derniers instants dans la clandestinité de Miguel Enriquez, responsable du Mir abattu par la soldatesque de Pinochet en 1974. Je ne souhaite rien dire du film, que je n’ai pas aimé. En revanche, un mot sur l’insupportable présence – pour moi – de Régis Debray en grand témoin de la vie de Serge. Je considère cette incongruité comme une insulte faite au mort. Debray a en effet été pendant de longues années un soutien décidé à la dictature de Castro à Cuba, et n’a en fait jamais rompu son lien originel avec l’esprit du stalinisme. Autant dire qu’il n’avais pas sa place dans un film présenté comme un hommage. On le voit pérorer et déclarer notamment : « Au fond, ce qui me passionne, c’est la tragédie de la solitude ». Ce psychologisme de bazar cache des dizaines d’années de répressions staliniennes, qui incluent l’histoire lamentable des gauches latino-américaines après la prise de pouvoir de Castro en 1959. Et cette histoire concerne au premier chef Régis Debray. Je ne peux croire que le Victor Serge que je connais eût pu être l’ami de cet homme-là.

PS 3 : Il me manque un mot. Le singulier itinéraire de Victor Serge signifie, entre mille choses, qu’un autre destin social était possible. Comme je l’ai écrit ici : une autre Histoire était concevable. Le stalinisme n’était pas fatal. Les fascismes n’avaient rien d’une certitude. La guerre elle-même aurait sans nul doute pu être évitée. Serge et ses camarades sont depuis longtemps des cendres froides, mais le souvenir de leur existence menace toujours les édifices les plus solides.

Quelques livres sur ma table (et en retard)

Je suis en dette, car je reçois ou achète des livres, et si j’en lis beaucoup, j’en parle rarement. Pour me faire pardonner un temps, permettez-moi de vous signaler une petite fraction de ceux qui traînent ici. Tous ont un rapport, fût-il indirect, avec la crise écologique, ce personnage principal de Planète sans visa. Surtout, ne croyez pas sur parole mon jugement. Vérifiez, avant d’éventuellement acheter, que tel livre vous apportera réellement quelque chose. Car à la vérité, mais vous le savez aussi bien que moi, le prix des livres est devenu délirant. Sans rapport, trop souvent, avec leur qualité réelle.

La Bio entre business et projet de société          Commençons par La bio (entre business et projet de société). Paru en avril chez l’éditeur marseillais Agone (430 pages, 22 euros), il rassemble plusieurs contributions, sous la direction de Philippe Baqué. J’avais un peu peur, en le lisant cet été, de tomber sur un texte idéologique. Mais tel n’est pas le cas. Même dans l’article consacré au réseau de magasins Biocoop, Baqué se garde de simplifier des débats qui sont aussi légitimes que délicats. Il ne fait pas de doute, à le lire, que la tendance à l’industrialisation de ce qui fut longtemps une aventure sociale et politique pèse lourd. La plupart des 320 magasins – en 2011 – de l’enseigne ont désormais une structure patronale classique, tandis que les formes coopératives du passé ne sont plus que relique.

Dans l’ensemble, le livre est excellent, et n’oublie jamais des dimensions généralement mises de côté. C’est bête à écrire, mais la bio repose quand même sur des paysans, qui sont en fait les grands héros du livre. Et non seulement les paysans d’ici, mais également ceux du monde réel. De précieux articles sont consacrés au Maroc – celui-ci écrit par mon ami Patrick Herman -, la Bolivie, la Colombie, Israël et la Palestine, les États-Unis. Beaucoup, beaucoup d’une excellente information.

      Marie-Monique Robin, que j’estime au plus haut point, n’a guère besoin de moi pour se faire (re)connaître, mais enfin, deux mots sur son livre, Les moissons du futur (Arte éditions/La Découverte), 300 pages, 19,50 euros). Le sous-titre du livre est explicite : Comment l’agroécologie peut nourrir le monde, et il nous propulse dans un monde que la plupart des médias ignorent totalement. Celui des paysans du Sud, au Malawi, au Mexique, au Sénégal. Un personnage très remarquable hante cette enquête menée dans le monde entier : Oliver de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation. Ce type est un Juste de notre temps.

        Sur le même sujet sans limites – la faim, la terre – payons une dette qui ne sera jamais remboursée. Je vous signale une ONG suisse, qui fait un travail, notamment d’édition, de très grande qualité (ici). Pour commencer, le Cetim a publié il y a quelques mois un petit livre dont le titre, Terre et Liberté (192 pages, 10,50 euros), renvoie au cri de guerre des paysans du monde entier, à toutes les époques. Tierra y libertad, somptueux mot d’ordre universel, se retrouve chez les Russes – Zemlya i Volya -, chez Emiliano Zapata, qui l’avait piqué à Ricardo Flores Magón, chez les anarchistes espagnols bien sûr, qui en firent un journal. Bref. Le livre du Cetim contient deux articles importants et un entretien avec Paul Nicholson, l’un des fondateurs du mouvement planétaire La Vía Campesina, l’une des rares réussites complètes du mouvement écologiste. On y apprendra, au plan des idées, l’essentiel de l’aventure. Les articles, quant à eux, sont signés Xavier Montaigut, un prof catalan membre de Xarxa de consum solidari (ici) et Javiera Rulli, biologiste argentine – et suédoise -, très active dans la dénonciation du modèle agricole intensif en Amérique latine. Que vous dire ? Ce ne sont pas des chefs-d’œuvre de la littérature, non pas. Mais les informations réunies ici ne le sont jamais ailleurs. Il m’arrive d’en avoir un peu marre de ceux qui se plaignent de l’indigence des journaux officiels, sans faire l’effort de lire autre chose.

   Deuxième livre du Cetim, édité avec l’association Grain, qui est une pure merveille de la Création (ici) : Hold-up sur l’alimentation (176 pages, 10 euros). Davantage encore que le précédent, cet ouvrage doit figurer dans votre bibliothèque. J’ignore le montant des frais d’envoi, mais à ce prix de départ, de toute façon, peu seront ruinés. C’est passionnant du début à la fin. On passe d’une analyse fine du système alimentaire mondial à l’arnaque du lait, de la crise climatique à l’agrobusiness, de la souveraineté alimentaire à l’accaparement massif des terres agricoles, des OGM à l’Afrique, du riz à la viande industrielle.

Tous cobayes ! Cela va (presque) de soi : il faut lire le dernier livre de Gilles-Éric Séralini, Tous cobayes (256 pages, 19,90 euros). Il y parle bien entendu de l’empoisonnement généralisé dont nous sommes les victimes, de sécurité alimentaire, de la nécessité d’une expertise enfin indépendante des lobbies industriels. Mais aussi, et j’y suis très sensible, de détoxification des corps et de désintoxication des esprits. Il faut, insiste-t-il, imaginer un nouveau cadre pour la santé, un paradigme neuf, adapté à la révolution folle de la chimie de synthèse et des manipulations du génome. On n’y est pas, certes, mais c’est une raison de plus pour commencer à marcher.

C’est passablement incroyable, mais ce livre – Les marchands de doute (524 pages, 29 euros hélas) – est sorti sans provoquer le moindre remous médiatique. Publié par les éditions Le Pommier en janvier 2012, sous la plume d’Érick Conway et Noami Oreskes, il est l’implacable description des manœuvres de l’industrie pour tromper les opinions. Amorale on le sait, l’industrie n’a qu’un devoir : fourguer. Tout. De la pénicilline ou de l’anthrax, selon les cas. Les deux auteurs de ce grand livre racontent avec une minutie digne d’éloge comment les marchands de tabac, de pétrole, de pesticides, sont parvenus à créer suffisamment de trouble pour retarder et saboter la prise de conscience dans des domaines aussi décisifs que le climat, entre autres. Bien que connaissant l’essentiel, j’ai été secoué en lisant ce qui a été imaginé pour couler Rachel Carson, auteure immortelle de Printemps silencieux. Pour une raison qui m’échappe, les éditions Le Pommier ont réalisé une abominable couverture du livre. À ce prix-là, c’est un petit désastre.

J’ai bêtement laissé passer le livre que Pierre Jouventin – un éthologue de grande réputation – consacre à une louve (Kamala, une louve dans ma famille, Flammarion, 346 pages, 21 euros). Sorti en février 2012, le bouquin de Jouventin, spécialiste notamment des manchots, raconte une histoire foldingue. L’auteur et sa femme Line décident d’adopter un loup, une petite louve qui sera nommée Kamala, du nom d’une enfant-loup indienne, découverte en 1920. Kamala la louve naît en mai 1975 au zoo de Montpellier, et doit être euthanasiée, car le directeur, M.Gallet, ne parvient plus à vendre les animaux en surnombre nés en captivité. Les Jouventin n’hésitent guère et ramènent celle qui s’apprête à devenir Kamala dans une boîte à chaussures. Or ils habitent en appartement, à Montpellier ! Le reste, qui dure des années, est un extraordinaire face-à-face. Qui est Kamala ? Que peut-on apprendre d’un animal sauvage apprivoisé ? Peut-elle mordre Éric, le jeune fils de la maison ? Comment sera-t-elle en compagnie de chiens ? Est-elle intelligente ? Sans trahir l’auteur – car il s’agit d’une histoire, même si elle est vraie -, l’amour emporte et recouvre tout. Malgré le déchaînement de Kamala sur les meubles, les livres, tant d’objets nécessaires à la vie quotidienne. Il y a de l’amour, donc, de l’humour et de franches rigolades, et au total, on sort du livre enthousiasmé, dévoré – c’est le mot – par l’envie de faire pareil que les Jouventin. Mais fort heureusement, la loi interdit aujourd’hui de faire joujou avec les animaux sauvages.

Un regret, que me pardonnera je l’espère Pierre Jouventin : les digressions, bienvenues en général, sont fort mal placées dans le récit et gênent ce dernier. Mon avis rétrospectif aurait été de couper en deux le texte. D’abord cette formidable aventure, ponctuée de quelques annotations naturalistes. Et puis un plus court essai, entre éthologie et philosophie. Bon, c’est dit.

Journal de Thoreau Le journal de David Thoreau – Henry David Thoreau – ne peut être mis entre toutes les mains. Il me semble, moi, qu’il est difficile d’apprécier cette déambulation étendue du 22 octobre 1837 au 31 décembre 1840 sans en savoir un peu-beaucoup sur Thoreau et son univers, sur l’Amérique de son temps aussi (Journal 1837/1840, éditions Finitude). Thoreau est un grand magicien de la Nature, et un anarchiste entraînant, partisan de la désobéissance civile, au risque de la prison. Dans son si magistral Walden ou la vie dans les bois (Walden; or, Life in the Woods), il raconte son séjour solitaire de deux ans, deux mois, deux jours dans une cabane au bord de l’étang de Walden, d’où le nom du livre.

Ce récit est pratiquement devenu mythique aux yeux de la vaste tribu des amoureux américains de la Nature. Un peu moins, beaucoup moins en fait chez nous. Moi qui ai lu le livre il y a longtemps, j’en garde un souvenir intense, celui d’une métamorphose de l’être par le contact avec les éléments les plus simples de la vie réelle. Mais pour en revenir au Journal, sachez donc que ce n’est pas l’introduction la meilleure au monde de Thoreau. En revanche, pour ceux qui sont familiers de ce dernier, un seul mot d’ordre : en avant ! L’éditeur, culotté, courageux et donc remarquable, annonce d’autres tomes du Journal. Ne soyez pas les derniers à lire (10 janvier 1840, alors que Thoreau n’a que 22 ans) : « Je connais un monde où terre et eau se rencontrent ».

Homéopathie à la ferme Des éleveurs racontent  J’ai une tendresse personnelle pour ce livre collectif titré Homéopathie à la ferme (Des éleveurs racontent). Publié par les éditions Repas, au prix raisonnable de 16 euros (pour 224 pages), il rapporte les paroles inspirées d’éleveurs réunis dans un réseau parti de la Drôme, qui essaime jusqu’en Bretagne. Mais pourquoi cette tendresse ? Parce que je connais le point qui relie tout ce beau monde, et qui se trouve être un vétérinaire homéopathe. Alain Boutonnet est un être exquis, mais cela ne suffit pas encore à faire un bon livre. Or celui-là l’est. On pénètre grâce à lui dans un monde enchanté dont personne ne parle jamais, moi compris. Celui des animaux aimés par leurs éleveurs. Et soignés par l’homéopathie, preuve s’il en était besoin de l’efficacité de cette étrange médecine dont personne ne comprend comment elle marche.

Yveline, Vincent, Annick, Jean-Louis, Agnès racontent vraiment la maladie d’animaux vivants, dont certains ont un nom. Ils décrivent le travail, le troupeau, les questions, les échecs. Et Alain commente, sans jargon. Cornillon, une brebis, commence à avoir des visions, ce qui la trouble profondément. Junon, une vache de 11 ans, a un panaris. Farouk, autre vache de 9 ans, a la fièvre et un traumatisme à la mamelle. À chaque fois, les animaux sont évidemment soignés à l’homéopathie. Ça marche fort bien, mais le remède est parfois difficile à trouver. Alain Boutonnet, beau travail !

Un livre qui donne l’impression d’être une poule en liberté, qui picorerait ce qui lui plaît. Frédérique Basset (Vers l’autonomie alimentaire, éditions rue de l’Échiquier, 130 pages, 13 euros) signe un livre court, plein d’entrain, mêlant en une multitude de petits flashs « pourquoi, comment, et où cultiver ce que l’on mange ». Un pied dans le compost, un zoom sur Kokopelli, une visite express dans tel ou tel jardin partagé – en ville -, un entretien avec Xavier, sur les terrasses potagères. On se perd un peu, mais avec le plus grand plaisir. Car il s’agit d’une immersion.

Virginie Belle. Je suis très prudent avec tout ce qui touche la vaccination. Je n’aime guère, autant le dire, les proclamations idéologiques, qui font plaisir à ceux qui les émettent, mais n’aident pas ceux qui les reçoivent. Le livre de Virginie Belle (Faut-il faire vacciner son enfant ?, chez Max Milo, 432 pages, 21,90 euros) sort du lot, car une multitude d’informations sérieuses, sourcées, permettent de se faire une meilleure idée du sujet. Et c’est donc énorme. J’ai apprécié les textes simples, et qui m’ont paru de très bonne tenue, sur les maladies infantiles. Le moins que l’on puisse écrire, c’est qu’on ne sort pas de là avec une confiance accrue dans les diverses autorités supposées défendre le sort des mioches.

J’ai gardé pour la fin le plus improbable. Un livre qui ne concerne que la Loire-Atlantique et la Vendée, mais qui coûte la bagatelle de 54 euros. Cette Biohistoire des papillons (Presses universitaires de Rennes) est l’œuvre magistrale de Christian Perrein, aidé il est vrai par des dizaines d’observateurs. Comment vous dire à quel point c’est réussi ? On y trouve un excellent résumé des principales caractéristiques de la région étudiée – climat, sols, végétation, flore, géologie, etc. -, une histoire des lieux, depuis le lointain Paléolithique, et une formidable mise en scène de trois siècles de lépidoptérologie, c’est-à-dire l’étude de papillons. J’y ai appris que le génial Réaumur – ses 4000 pages de Mémoires pour servir à l’étude des insectes ! – était Vendéen.

Cette somme impressionnante compte également des monographies – accompagnées de photos – consacrées, comme de juste, aux papillons.  Leur texte en est savant, sans jamais être pédant, sans jamais perdre en route le lecteur. Quels noms, soit dit en passant ! L’Azuré porte-queue voisine avec l’Azuré du trèfle, la Petite Violette avec le grand Mars changeant, la Vanesse des chardons avec le Grand Nègre des bois.

Je dois vous avouer que je suis épaté, admiratif devant un travail aussi soigné. Alors, 54 euros pour voir s’envoler les papillons de Loire-Atlantique et de Vendée, c’est cher ? Hors de prix, mais fabuleux. (Petite Bergère, je crois que c’est fait pour toi).

Quelques livres pour patienter en attendant autre chose

J’entasse les livres, j’en ai partout autour de moi, j’en ai toujours eu, j’en aurai toujours. Mais il faut bien que je rende un peu de ce que je reçois, me semble-t-il. Et c’est pourquoi je me propose de vous parler de quelques-uns d’entre eux, avant que la poussière ne retombe dessus. L’ordre apparent de ce qui suit n’est qu’un habillage du désordre ambiant. Picorez. Voyez. Sentez. Et ne me croyez pas sur parole. Parole.

(1) D’abord ce livre signé Bertrand Guillaume et Valéry Laramée de Tannenberg, Scénarios d’avenir (chez Armand Colin). C’est un bon bouquin, trop court selon moi, qui fait le point sur deux questions intimement liées. La première, c’est celle du dérèglement climatique en cours, vraisemblablement bien plus grave que ce qu’annonce le prudent Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Le constat est clair, argumenté, sombre. La deuxième question traitée est finalement celle de la technologie. Cette dernière est considérée comme l’ultime baguette magique, censée nous sauver de tout. Les auteurs démontrent, là encore avec clarté, l’étonnante naïveté de tant de promoteurs d’idées « neuves » en la matière.

Tel propose d’injecter de grandes quantités de dioxyde de soufre dans la stratosphère, dans le but de mimer une forte activité volcanique, qui « rétrodiffuserait » les rayons du soleil, abaissant du même coup la température au sol. Tel autre suggère d’ensemencer les mers avec du fer, ou de blanchir villes et nuages, etc. Bref, ce que les auteurs appellent « l’ingénierie de la planète » est l’autre nom de la foi naïve dans la technologie. Les auteurs s’en détachent nettement, même s’ils accordent un certain crédit – immérité selon moi – aux projets de séquestration de carbone sous terre. Bien qu’éloigné de leurs vues générales, je les rejoins volontiers sur cet essentiel-là : pour lutter contre le dérèglement climatique, il faut une révolution énergétique. Dernier point, déplaisant : le prix de ce livre est de 25 euros, pour 160 pages. Armand Colin se moque de qui ?

J’ajoute ceci, qui n’a (presque) rien à voir. Valéry Laramée de Tannenberg est le rédacteur-en-chef d’une des meilleures sources en français d’information sur l’écologie. Le Journal de l’Environnement, en ligne, est une grande réussite. Payante, mais cela me semble normal (http://www.journaldelenvironnement.net/). L’abonnement est cher, mais on peut faire un essai gratuit de trois mois.

(2) Passons à Alain Hervé, écologiste historique, créateur au début des années 70 du journal Le Sauvage. Il tente et réussit dans Merci la Terre (Sang de la Terre/Médial, 72 pages, 4,90 euros) un petit miracle minimaliste. En 23 chapitres de deux pages en moyenne, il nous offre sa vision de la vie sur cette planète, nous compris. Je pourrais aisément me disputer avec lui sur tel ou tel sujet – il y a de quoi -, mais au total, l’admiration l’emporte. Hervé a une façon merveilleuse, à la fois simple et puissamment évocatrice, de décrire les vastes phénomènes qui nous entourent, et nous font. On passe de la nuit à la forêt, de nos origines à la mer, de l’agriculture aux animaux, en passant par l’eau et le feu. Un seul mot : bravo.

(3) Qui est Gilbert White ? Un curieux Anglais né en 1720, qui a passé l’essentiel de sa vie dans le village de Selborne. La petite et valeureuse maison d’édition  marseillaise Le Mot et le Reste (ici) publie un classique d’outre-Manche, parfaitement inconnu chez nous, Histoire naturelle de Selborne (320 pages, 23 euros). Il s’agit de deux séries de lettres adressées par Selborne au zoologiste Thomas Pennant d’une part et au juriste Daines Barrington d’autre part.

Histoire naturelle de SelborneSelborne est un village de moins de 700 habitants, à environ 75 km au sud de Londres, que White explore pour nous dans tous les sens. Comme il est un naturaliste, son regard est précis, mais aussi chargé d’émotion. Extrait : « Au fur et à mesure que la paroisse s’étend vers la forêt de Woolmer, à la jonction des terres argileuses, le sol devient un terreau sableux et humide, impeccable pour le bois de construction, mais épouvantable pour la circulation ». Les oiseaux fascinent White, et nous fascinent à notre tour, 220 années plus tard. Si peu de choses semblent avoir changé ! Extrait : « L’alouette a commencé d’émettre ses chuintements dans mes champs samedi dernier ». Les pouillots voisinent avec les choucas, le faucon hante les marais à la recherche de sa pitance, l’engoulevent et l’œdicnème fendent les airs ou les herbes.

(4) Alex Mac Lean m’avait soufflé, en 2008, avec Over, un livre de photos aériennes consacré à l’American Way of Life, sous-titré : Une aberration écologique (La Découverte). Il publie, de nouveau à La Découverte, Sur les toits de New York ( 240 pages, 42 euros).

Il s’agit de photos prises du ciel, qui nous montrent ce que l’on ne voit jamais. Par la pure et simple magie de son œil – car il en faut -, Mac Lean se fait le découvreur d’un monde.Sur les toits se trouve une autre ville, faite de bars, de restaurants, de potagers, de vrais jardins, de petites centrales d’énergie, d’espaces coopératifs, de solariums bien entendu. Le seul immeuble de la Standard Motor Products – 6 étages – a permis la création, sur 4 000 mètres carrés, de la Brooklyn Grange Rooftop Farm. Ce livre est comme un passeport, fait pour le voyage, fait pour le plus beau des voyages, celui du rêve. Urbain.

(5) Patrick Piro, journaliste, a écrit pour les éditions Les Petits Matins un livre fort bien fait, dont le titre est : Le nucléaire, une névrose française (250 pages, 14 euros, enfin un prix raisonnable).

Le nucléaire, une névrose françaiseJe connais Patrick depuis des lustres, je le précise, et je le tiens pour un ami, même si je ne le vois que rarement. Mais cette note n’est pas du copinage. Son bouquin est d’un bout à l’autre clair, synthétique, éclairant. Et en cette manière, il y faut un vrai talent, dont l’auteur dispose pour nous. Le livre, critique – heureusement ! -, passe en revue les grandes questions, de la sécurité post-Fukushima à l’économie du nucléaire, sans oublier la décisive question de son histoire, EPR comrpis. Patrick revient ainsi, et entre autres éclairages, sur ce qu’il nomme fort justement le « coup d’État du 6 mars 1974 ». Au centre du livre, ce fait qui reste une révélation, tant il est peu connu : au plan mondial, le nucléaire est sur le déclin, et nullement à l’offensive. Conclusion forte : « le débat va rester sous tension pendant des années ».

Bon, je vous épargne la liste des romans que j’ai entre-temps dévoré de bon appétit. Il me faut avouer que je ne mets rien au-dessus. J’ai encore dans la gorge le goût du tout dernier, El Asedio (Le siège), un roman d’Arturo Pérez-Reverte, publié en poche dans la collection espagnole Punto de lectura. Oui, je l’ai lu en castillan, et pas pour faire bisquer qui que ce soit. Cette langue est à elle seule une fête, une ivresse intérieure. Et comme j’ai la chance de la lire, pourquoi m’en priverais-je ? El Asedio raconte le siège de Cadix par les troupes napoléoniennes, en 1811.

Dans le genre, on peut parler d’un récit picaresque, même si ce n’est pas tout à fait cela. Inventé en Espagne, le roman picaresque est le plus souvent autobiographique. Mais le mot espagnol pícaro (tantôt « misérable », tantôt « malin ») colle parfaitement à plusieurs personnages de ce fleuve d’aventures qu’est El Asedio. Et notamment Pepe Lobo, le capitaine Pepe Lobo, qui se fait corsaire, sans doute mon préféré. Dans cette ville de Cadix posée au bord de l’Atlantique, battue par les vents, les flots et les canonnades françaises, le drame est partout. Le commissaire Rogelio Tizón traque un assassin de jeunes filles, qui meurent de façon énigmatique, tout près de lieux d’impact des bombardements français. Tandis que le capitaine Desfosseux tente à toute force d’améliorer la portée de ses chers canons, ce pauvre couillon de Felipe Mojarra – un paysan-guerillero qui n’aura bientôt plus que ses larmes pour pleurer  – harcèle autant qu’il peut ces autres couillons que sont les fantassins français perdus au fond de l’Andalousie. Quant à Lolita Palma, la propriétaire de l’entreprise Palma e Hijos, ne partez pas dans vos fantasmes. Malgré son prénom, elle n’a rien d’une séductrice. Plutôt, elle est probablement celle d’un seul. Mais lequel ?

Avant de vous quitter, un dernier mot sur l’un des plus évidents personnages du roman, l’océan. Qu’on lui fasse face, qu’on lui tourne le dos, qu’on y navigue, qu’on y meure, qu’on le regarde à la lunette en espérant l’arrivée d’un chargement, il est un sublime organisme vivant. Qui nous remet à notre juste place.

Ma tata Thérèse est arrivée

Ce qui suit n’est que réclame. Mais je crois pouvoir avancer que c’est pour la bonne cause. Celle de la mémoire – si vive en moi – de ma tata Thérèse à moi. Euh, le livre sort chez Sarbacane, et coûte 14,50 euros. Je crois pouvoir écrire que je suis content.