Il y a des jours de bonheur. Oh que oui ! Malgré cette satanée crise de la vie, j’adore être sur terre. Et voir. Et entendre. Et parler. Et le reste, ô combien ! Il y a des jours où une lettre, à elle seule, vous fait sauter de joie. Comme celle que je viens de recevoir. Comme celle de Pascal Wick, berger et nomade. Je vous en livre des extraits : « Déjà bien des lunes que nous nous sommes croisés. J’espère que tu vas bien et que la vie te traite avec tout le respect qui t’est dû. De mon côté, je n’ai aucune raison de me plaindre. L’Ancien est toujours nomade et se lève de bonheur (…) Au cours de ma vie j’ai vendu, en dehors de ma force de travail, des agneaux, des fromages, des légumes, du bois de chauffage, et j’en passe (…) Pour l’instant, je suis en douce Drôme, où je m’occupe pas mal de potagers pour les amis. J’ai aussi un mulet avec qui je fais des tours. L’année dernière, nous avons traversé une bonne partie de l’Espagne ensemble ».
Pascal Wick. Je l’ai rencontré il y a dix ans, au printemps 1999. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que cet homme grand de taille et de front était aussi doté d’esprit, et de cœur. Il vivait dans une camionnette aménagée, en compagnie de Clark, un beau border-collie. Quelqu’un m’avait signalé son existence, car il éduquait dans les Pyrénées des chiens appelés à défendre les troupeaux contre les (très) rares attaques d’ours. Pascal était, d’après ce « découvreur », exceptionnel. Eh bien, je confirme : exceptionnel.
Sa vie était restée accrochée au chalet de son enfance dans les Alpes. Gosse, il vivait là, isolé pendant des mois par la neige, entouré de chiens, de chats, de brebis et même de lagopèdes et de tétras-lyres. Même à la belle saison, on n’y parvenait qu’à pied ou à cheval. Pour la raison inepte qu’il ne fichait rien à l’école, il fut envoyé en pensionnat, à Annecy si ma mémoire ne défaille pas. Et ce fut la fin du monde. De ce monde réel, idéel, imaginaire.
Que fit-il ? Je ne sais plus très bien. Il obtint un doctorat en économie, travailla en Algérie, découvrit les États-Unis et ses universités, passa des temps considérables à écouter du jazz dans des boîtes comme il existe là-bas, rencontra en Tunisie un poète analphabète qui lui apprit combien la vie est courte, magnifique, incertaine et précieuse. Après quelques détours, malgré une proposition de l’université canadienne McGill – de celles qu’on ne refuse pas -, il devint berger itinérant entre Drôme et Méditerranée, avec femme et bientôt enfant. Vers 1973.
Berger itinérant, c’est-à-dire avec troupeau perpétuellement transhumant de la mer à la montagne et retour. Toute l’année. Ne cherchez pas, cela n’existe pas. Mais cela existe. Je n’ai plus eu aucun contact avec Pascal depuis dix ans, depuis que ne m’arrive cette lettre qui me fait tant plaisir. Que devient-il ? Si vous avez envie de le savoir, lisez donc le livre unique qu’il vient de publier au Seuil : Journal d’un berger nomade. Et si vous êtes déçu, n’hésitez pas à me secouer les puces en retour. Mais vous ne le serez pas.
Ce que raconte Pascal, sous la forme donc d’un éphéméride, c’est sa vie de berger. Il a la langue précise, heureuse, directe en même temps qu’imagée. Disons qu’il nous aide à voyager, à cheminer avec lui par mille détails et anecdotes. Ses tribulations commencent le 11 avril 1996, par un matin sans nuages, tandis qu’une petite brise descend de la sierra Nevada, en Espagne andalouse. Pascal écrit : « Nous allons bientôt prendre la route du nord, quitter Yegen… ». Yegen ! Croyez-vous au hasard, gens de peu de foi ? Ce nom-là a fait vibrer des cordes jusqu’au plus profond de moi. Yegen ! L’écrivain britannique Gerald Brenan a écrit un livre inoubliable sur les années qu’il passa à Yegen, dans les années 20 du siècle passé. Al sur de Granada – je l’ai lu en espagnol, faute de traduction française – veut dire Au sud de Grenade. C’est un chef-d’œuvre qui raconte cette région des Alpujarras, tout imprégnée encore de la présence arabe, jusque dans la conception de ces villages blancs accrochés à la pente, face à la Méditerranée. J’y suis allé. À Yegen. J’y reviendrai, car je ne peux faire autrement.
Et retour à Pascal. En ce printemps 1996, il part avec deux chiennes. D’abord Maïza, « la rapidité, la vivacité », ensuite Brook, « le calme et le sérieux ». Il les aime. Il est presque incroyable de voir une telle intensité dans le regard d’un humain pour une bête. Si, je sais ce que j’écris. Presque. Les étapes se succèdent. Draguignan. Les Juges. Ambel. On retrouve des amis, on se prépare pour la grande traversée. Le 12 mai, notre homme et ses chiennes sont à Paris. Le 13, il débarque à Detroit, satisfait d’entrer aux États-Unis par la file des « Non Citizens Aliens ». Avec les Aliens. Avec les autres et les étranges étrangers, toujours. Il retrouve ses animaux et poursuit sa route.
Mais je dois bientôt arrêter, car je ne vais pas refaire tout le voyage. Pascal se rend à Billings, dans le Montana, où un propriétaire, Teddy Thompson, lui donne 1200 dollars par mois pour garder son troupeau. Le lieu se situe dans les Rocheuses, une zone sauvage appelée du nom indien d’Absaroka. Il y entend chanter le loup, il y aperçoit le puma, il y croise d’innombrables coyotes. Mais surtout, surtout, il doit composer avec la présence d’ours, dont le fameux grizzli. Je vous laisse découvrir ses jugements, que je ne partage pas nécessairement. C’est en tout cas passionnant. Il est passionnant qu’un berger amoureux du Grand Dehors comme l’est Pascal Wick nous parle de la coexistence si difficile entre l’homme et tout ce qui n’est pas lui.
Bon. Vous ferez ce que vous voulez. Pour qui n’a pas d’argent, 19 euros représente une somme, je le sais. Il n’y a pas le feu, pas au point de dévaliser la banque du coin. Le livre de Pascal Wick est là pour un moment, qui durera. Au-delà, j’ai ressenti en lisant, et je ressens encore en écrivant que la vie ne peut être la soumission aux conditions qui nous sont faites. Je prendrai volontiers le livre de Pascal pour un doux appel caché à la révolte la plus radicale qui soit. Jeunesses, n’avouez jamais vos rêves, et vivez-les ! Jeunesses, n’acceptez rien de ce qu’on attend de vous ! Jeunesses, attrapez la queue du lion de montagne à pleines mains, aussi courte soit-elle, aussi difficile que cela soit ! Jeunesses, marchez ! Et vieillesses de même.