Archives de catégorie : Livres

Pour Pascal Wick, berger nomade (un livre magnifique)

Il y a des jours de bonheur. Oh que oui ! Malgré cette satanée crise de la vie, j’adore être sur terre. Et voir. Et entendre. Et parler. Et le reste, ô combien ! Il y a des jours où une lettre, à elle seule, vous fait sauter de joie. Comme celle que je viens de recevoir. Comme celle de Pascal Wick, berger et nomade. Je vous en livre des extraits : « Déjà bien des lunes que nous nous sommes croisés. J’espère que tu vas bien et que la vie te traite avec tout le respect qui t’est dû. De mon côté, je n’ai aucune raison de me plaindre. L’Ancien est toujours nomade et se lève de bonheur (…) Au cours de ma vie j’ai vendu, en dehors de ma force de travail, des agneaux, des fromages, des légumes, du bois de chauffage, et j’en passe (…) Pour l’instant, je suis en douce Drôme, où je m’occupe pas mal de potagers pour les amis. J’ai aussi un mulet avec qui je fais des tours. L’année dernière, nous avons traversé une bonne partie de l’Espagne ensemble ».

Pascal Wick. Je l’ai rencontré il y a dix ans, au printemps 1999. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que cet homme grand de taille et de front était aussi doté d’esprit, et de cœur. Il vivait dans une camionnette aménagée, en compagnie de Clark, un beau border-collie. Quelqu’un m’avait signalé son existence, car il éduquait dans les Pyrénées des chiens appelés à défendre les troupeaux contre les (très) rares attaques d’ours. Pascal était, d’après ce « découvreur », exceptionnel. Eh bien, je confirme : exceptionnel.

Sa vie était restée accrochée au chalet de son enfance dans les Alpes. Gosse, il vivait là, isolé pendant des mois par la neige, entouré de chiens, de chats, de brebis et même de lagopèdes et de tétras-lyres. Même à la belle saison, on n’y parvenait qu’à pied ou à cheval. Pour la raison inepte qu’il ne fichait rien à l’école, il fut envoyé en pensionnat, à Annecy si ma mémoire ne défaille pas. Et ce fut la fin du monde. De ce monde réel, idéel, imaginaire.

Que fit-il ? Je ne sais plus très bien. Il obtint un doctorat en économie, travailla en Algérie, découvrit les États-Unis et ses universités, passa des temps considérables à écouter du jazz dans des boîtes comme il existe là-bas, rencontra en Tunisie un poète analphabète qui lui apprit combien la vie est courte, magnifique, incertaine et précieuse. Après quelques détours, malgré une proposition de l’université canadienne McGill – de celles qu’on ne refuse pas -, il devint berger itinérant entre Drôme et Méditerranée, avec femme et bientôt enfant. Vers 1973.

Berger itinérant, c’est-à-dire avec troupeau perpétuellement transhumant de la mer à la montagne et retour. Toute l’année. Ne cherchez pas, cela n’existe pas. Mais cela existe. Je n’ai plus eu aucun contact avec Pascal depuis dix ans, depuis que ne m’arrive cette lettre qui me fait tant plaisir. Que devient-il ? Si vous avez envie de le savoir, lisez donc le livre unique qu’il vient de publier au Seuil : Journal d’un berger nomade. Et si vous êtes déçu, n’hésitez pas à me secouer les puces en retour. Mais vous ne le serez pas.

Ce que raconte Pascal, sous la forme donc d’un éphéméride, c’est sa vie de berger. Il a la langue précise, heureuse, directe en même temps qu’imagée. Disons qu’il nous aide à voyager, à cheminer avec lui par mille détails et anecdotes. Ses tribulations commencent le 11 avril 1996, par un matin sans nuages, tandis qu’une petite brise descend de la sierra Nevada, en Espagne andalouse. Pascal écrit : « Nous allons bientôt prendre la route du nord, quitter Yegen… ». Yegen ! Croyez-vous au hasard, gens de peu de foi ? Ce nom-là a fait vibrer des cordes jusqu’au plus profond de moi. Yegen ! L’écrivain britannique Gerald Brenan a écrit un livre inoubliable sur les années qu’il passa à Yegen, dans les années 20 du siècle passé. Al sur de Granada – je l’ai lu en espagnol, faute de traduction française – veut dire Au sud de Grenade. C’est un chef-d’œuvre qui raconte cette région des Alpujarras, tout imprégnée encore de la présence arabe, jusque dans la conception de ces villages blancs accrochés à la pente, face à la Méditerranée. J’y suis allé. À Yegen. J’y reviendrai, car je ne peux faire autrement.

Et retour à Pascal. En ce printemps 1996, il part avec deux chiennes. D’abord Maïza, « la rapidité, la vivacité », ensuite Brook, « le calme et le sérieux ». Il les aime. Il est presque incroyable de voir une telle intensité dans le regard d’un humain pour une bête. Si, je sais ce que j’écris. Presque. Les étapes se succèdent. Draguignan. Les Juges. Ambel. On retrouve des amis, on se prépare pour la grande traversée. Le 12 mai, notre homme et ses chiennes sont à Paris. Le 13, il débarque à Detroit, satisfait d’entrer aux États-Unis par la file des « Non Citizens Aliens ». Avec les Aliens. Avec les autres et les étranges étrangers, toujours. Il retrouve ses animaux et poursuit sa route.

Mais je dois bientôt arrêter, car je ne vais pas refaire tout le voyage. Pascal se rend à Billings, dans le Montana, où un propriétaire, Teddy Thompson, lui donne 1200 dollars par mois pour garder son troupeau. Le lieu se situe dans les Rocheuses, une zone sauvage appelée du nom indien d’Absaroka. Il y entend chanter le loup, il y aperçoit le puma, il y croise d’innombrables coyotes. Mais surtout, surtout, il doit composer avec la présence d’ours, dont le fameux grizzli. Je vous laisse découvrir ses jugements, que je ne partage pas nécessairement. C’est en tout cas passionnant. Il est passionnant qu’un berger amoureux du Grand Dehors comme l’est Pascal Wick nous parle de la coexistence si difficile entre l’homme et tout ce qui n’est pas lui.

Bon. Vous ferez ce que vous voulez. Pour qui n’a pas d’argent, 19 euros représente une somme, je le sais. Il n’y a pas le feu, pas au point de dévaliser la banque du coin. Le livre de Pascal Wick est là pour un moment, qui durera. Au-delà, j’ai ressenti en lisant, et je ressens encore en écrivant que la vie ne peut être la soumission aux conditions qui nous sont faites. Je prendrai volontiers le livre de Pascal pour un doux appel caché à la révolte la plus radicale qui soit. Jeunesses, n’avouez jamais vos rêves, et vivez-les ! Jeunesses, n’acceptez rien de ce qu’on attend de vous ! Jeunesses, attrapez la queue du lion de montagne à pleines mains, aussi courte soit-elle, aussi difficile que cela soit ! Jeunesses, marchez ! Et vieillesses de même.

Polar (re)

Juste un mot sur le roman policier – le mien – que j’évoquais ici il y a quelques jours. Je ne vais pas vous mentir en vous disant que je suis assailli, mais plusieurs d’entre vous m’ont fait savoir qu’il y avait un problème sur le titre. L’explication est simple : dans les dernières semaines, ce dernier a changé. Le bon, le seul titre est : Le vent du boulet (Fayard). Je redis une dernière fois qu’il n’est pas consacré à la crise écologique. La preuve – qui m’étonne moi-même – que je ne pense pas seulement à elle.

Aveux tardifs (sur un roman policier)

(À la demande générale de Raton et de Hacène, je me dois d’écrire ici que les aventures de tata Thérèse ne sont pas terminées. Il reste dans les placards quelques histoires vraies, dont une si hénaurme que je n’aurais pas été capable de l’inventer. Qu’on se le dise donc, tata va revenir. Pas tout de suite, parce que je n’ai pas le temps, et ce qui n’a pas été écrit, je ne vous le fais pas dire, ne l’est pas encore.)

So what ? Je passe aux aveux, car il est temps, plus que temps. J’ai écrit un roman policier qui sort ces jours-ci – ou qui est sorti, je ne sais pas trop – aux éditions Fayard. Pour mettre d’emblée de côté les rieurs que j’ai repérés parmi vous, sachez que la collection Fayard Noir abrite aussi Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel. Ce n’est pas une blague : moi, à côté de lui,  dans la même collection.

Bon. Contrairement aux apparences, cet avis n’est pas publicitaire. Je ne cherche pas à vous faire acheter un livre qui, je vous le précise aussitôt, n’est pas consacré à la crise écologique, obsession souveraine de mes jours et de mes nuits. Mais franchement, je ne pouvais quand même pas cacher que j’ai écrit ce livre. Si ? Bon, c’est fait. Il s’appelle Le vent du boulet. De quoi parle-t-il donc ? De la France, je crois. D’une certaine France qui existe bel et bien, selon moi en tout cas. Pour ne pas non plus paraître ingrat avec vous, qui me lisez avec plus ou moins de patience et d’indulgence, je vous donne en excusivité mondiale, ci-dessous, le prologue de ce roman-là. Ma mission est accomplie, et du même coup, elle est terminée. Le bonsoir.

PROLOGUE

Voilà. On est le 17 avril, je suis vivant. Si on veut. Cela fera bientôt un an qu’un ami a franchi ma porte, rue Lesage, Belleville, Paris, France, pour me rendre service. J’espère qu’Antoine De Bei regrette certains jours de ne pas être devin : il m’aurait laissé dépérir. J’aurais préféré peut-être, que tant souffrir.

Je vais mieux. Si. J’ai arrêté tous les médicaments dès octobre, au cul la chimie, et je n’ai jamais repris l’alcool, sauf en de rares occasions, quand le pleur menace, quand Antoine m’invite chez lui, et les deux fois où j’ai couché avec Maureen. La gauloise est toujours ma forteresse d’antan, la gardienne de mes prisons, elle s’agite en ce moment sous mes yeux.

Je suis encore vivant, c’est déconcertant. Je ne suis pas sûr de pouvoir compter dessus bien longtemps. Que s’est-il passé depuis la fin de l’été passé, quand j’ai échappé à ce bastringue ? Commençons par les morts, peut-être. Monsieur Ahmed Kebbour n’a toujours pas été retrouvé, selon Antoine, qui suit de près l’actualité locale. À l’heure qu’il est, que retrouverait-on de lui ? Ses dents jaunes ? Son haleine de rat ? Oublions.

Monsieur Christian Mathieu a officiellement été tué par un cambrioleur. La police n’a pas même cherché la vraisemblance, à croire que c’était au-dessus de ses forces maigrelettes. Un voleur chez un collectionneur de poids et haltères ? Retrouvé quasiment à poil,  ses vêtements éparpillés autour de lui, sa silhouette musculeuse criblée de trois impacts de balles ? Lui, l’ancien parachutiste d’exception, se serait laissé surprendre puis descendre comme un loulou de Poméranie ? Quelle belle enquête, et quelle jolie conclusion ! La police est grande, quand elle le veut.

L’amie de cœur de Popeye, une certaine Nicole N’Diaye, Sénégalaise selon le journal La Provence, aurait vu le meurtrier. Il aurait vingt-cinq ans, il aurait des lunettes, il aurait une casquette. Tout moi. Je me suis demandé pourquoi elle avait raconté de telles conneries, je me le demande encore. J’ai osé penser qu’elle était soulagée de ne plus sucer la queue de Popeye. J’ai osé.

Concernant les noyés de force, j’ai été surpris par la conclusion de l’enquête. Hartmann n’a pas abdiqué, il a œuvré, comme il avait promis. Il a fait son travail, en partie du moins. L’autopsie n’a pas été préfabriquée, elle a démontré que les poumons des deux plongeurs de Port-Cros contenaient de l’eau douce, qui se rencontre peu en haute mer. Je parviens désormais à écrire sans trop trembler que des petites ordures leur ont trempé la tête dans un quelconque récipient. L’enquête continue, bien qu’enlisée, bien que perdue dans le désert en plein soleil, car elle a été ouverte pour assassinat.

Du côté des vivants, Lando ne veut plus entendre parler de rien, et je le comprends. Du reste, à l’entendre, il n’a jamais fait la moindre analyse. Le genou de Kijo ? La machine s’est trompée, ou c’est lui. Stop, de toute façon, stop s’il vous plaît, stop. Stop est l’un de ses mots préférés, dans cette nouvelle étape de sa pauvre vie. La nénette qui l’accusait de l’avoir gravement tripotée a retiré sa plainte, et Lando parle d’exil. Il ferait mieux.

Kijo, justement. Je viens de recevoir une petite carte de lui, avec un couple d’amoureux de Peynet au recto. Il dit qu’il est heureux, que sa copine attend un petit. Une petite, en fait. Il a quitté sa supérette, il parle d’un BTS d’horticulture, il parle des Alpes-de-Haute-Provence. Pierre-Henri est bien allé au Canada, voir son frère installé là-bas, mais il n’en est pas revenu. Ou plutôt, il est repassé chez lui pour tout bazarder, personne autour de lui n’a compris. Il a vendu la maison, fermé le cabinet, il a rendu son tablier trop maculé. Je l’ai vu, et je dois l’aller visiter là-bas, à Trois-Rivières, où il travaille dans un hôpital. Il dit qu’il est soulagé, que le Québec est grand, que le Québec est libre. Il adore New-York, qu’il rejoint certains week-ends en avion.

Le Philippe à Marina, l’ancien Philippe à Marina a fini par m’écrire une longue lettre fin novembre. Auparavant, on s’était écharpés au téléphone, je lui aurais bien balancé un ou deux coups de boule, mais à distance, ce n’est pas évident. Dans sa lettre, il était calmé, apaisé pour de bon, et me donnait du cher Fred. Si. Il prétendait être en plein deuil, mais ajoutait qu’il fallait se tourner vers la vie. N’est-ce pas, mon cher Fred ? Je n’ai pas répondu, je crois bien que j’ai déchiré la lettre. Depuis, j’ai su par Pierre-Henri et son ancien réseau local qu’il s’était marié. C’est donc ainsi qu’il oublie. Requiescat in pace.

Antoine semble normal en tout point. Il rit. Il continue de bien aimer Domi, sa femme, bien qu’elle soit un peu chiante sur les bords. Je ne parle pas pour moi, cette fille a toujours été adorable à mon endroit. Antoine rit, Antoine aime, Antoine plaide. Il a récemment, en février, défendu Jean-Paul, un ami commun, un éditeur qui n’hésite pas à prendre les risques qu’il faut. Une sombre histoire de rétro commissions, concédées par l’Algérie dans le cadre d’un vaste contrat gazier, et dénoncée dans un livre au napalm. Jean-Paul et son auteur, un Algérien courageux, ont emporté le morceau grâce à une ruse de guerre, une faille formelle dénichée au dernier moment par Antoine. Il semble normal, mais les rares fois où l’on a abordé ensemble les événements passés, sa voix a flotté, son œil a cherché la fuite au loin, il a eu des soupirs pesants. Il a peur. Voilà, la chose essentielle est dite. Antoine semble normal, mais il a peur. Pour lui peut-être, et pour sa famille, sûrement. Il voudrait que l’affaire soit vitrifiée, enterrée pour 300 ans au cimetière de La Hague, au milieu de déchets électronucléaires, voilà ce qu’il voudrait, j’en suis bien certain. Rarement, mais tout de même, il parvient à m’arracher un rire d’avant.

Maureen vit sa vie, regarde Charwa, sa pousse, commencer la sienne dans les éclats de rire, Maureen a un amant, ce n’est pas moi. Elle m’a lancé des appels de phare jusqu’en janvier, par là, on s’est retrouvés au lit deux fois, je me répète, mais je l’ai envoyée promener, une fois de plus. Et donc, elle a un jules, un mec que j’aimerais bien détester, mais ce salopard est si gentil avec elle que je n’y parviens pas. Putain, comment fait-il ?

Charwa m’a sauvé la vie, elle a planté des fleurs autour, et des rires, et des instants de bonheur. Je n’ai cessé de la voir, je propose sans arrêt à Maureen de la garder dans la journée, d’aller la promener, de la sortir, merde, je suis attaché par les fibres, je n’en reviens pas. Certains matins, je regrette, oh comme je regrette d’avoir refusé, avec Maureen. Trop tard.

Angelica m’envoie des mots, des flots. Je ne lis pas tout, car à chaque fois, je suis embarqué pour deux jours, la tempête souffle de bas en haut. J’aime cette femme, à un point qui m’inquiète, mais il faut 900 km entre nous, c’est mieux. On s’est téléphonés deux ou trois fois, elle est passée en coup de vent gargantuesque à Paris, je l’ai menée chez un Chinois. Ce jour-là, tout était d’un calme étrange. Elle continue de pleurer. Et Ange boit.

Hartmann m’étonne. Un peu avant Noël, je me suis autorisé à l’appeler au travail, je voulais ajouter deux ou trois phrases au merci du jour de mon départ. Il a été laconique au possible, réfrigérant, mais m’a recommandé d’attendre de ses nouvelles. Le mystère. Dès le lendemain, dans ma boîte aux lettres de la rue Lesage, il y avait un petit mot avec une courte phrase : « Pour continuer la conversation, appeler à 17 heures précises, d’une cabine publique éloignée ». Il y avait un numéro de portable à la suite. À dix-sept heures, j’ai appelé depuis une cabine au coin du Cirque d’Hiver, et de l’autre côté, on se doute, Hartmann. J’ai pu me libérer d’un peu de ma dette avec des phrases méditées et sincères.

Hartmann est un homme exceptionnel, pas la peine de chercher plus loin le compliment. Je le lui ai dit, à ma manière louche. Il m’a servi quelques sentences, mais aussi demandé des nouvelles de ma santé, j’étais touché plus que je ne saurais dire. Il a affirmé pour finir, en montant sur ses grands chevaux, que l’enquête sur les noyés de Port-Cros se poursuivait, et qu’elle se poursuivrait. J’ai gardé mes doutes pour moi.

Quant à moi, je vis, je vivote, je vis. En échange de menues conneries écrites, dont des corrections, Jean-Paul, l’ami éditeur, me délivre un petit salaire qui me suffit, d’autant que je ne paie rien pour la rue Lesage. Il n’est pas exclu, comme j’en avais la vague intention l’an passé, que je tente de coucher avec la voisine d’en face. Le mois d’avril recommence, bientôt mai, tout n’a pas disparu dans la vaste trappe des jours. Rien n’a disparu. Je pense à Marina Lourens, je rêve d’elle.

N’oublions pas la haine. Il ne faut pas haïr, dans une belle société pacifiée comme la nôtre. C’est barbare. Je suis un barbare qui n’oublie ni ne regrette rien. Ni Kebbour, ni Mathieu. Je suis un barbare qui se réveille la nuit quand il rencontre dans l’eau froide le visage d’hommes jamais vus. Je suis un barbare qui pense à la vengeance. On verra bien. Patience.

La politique de l’oxymore (sur le « développement durable »)

Ce n’est pas le livre le plus rigolo de la saison, mais sa lecture renforce le sentiment qu’il faut sortir du cadre. En tout cas chez moi. Mais peut-être n’y a-t-il plus de cadre ? Peut-être que tout tient à jamais dans ce cadre-ci ? Comme je n’ai pas envie – envie, je confirme – de le croire tout à fait, je préfère une seconde penser au printemps. Je sais trop le reste pour m’apesantir encore sur l’hiver de la pensée.

Et ce livre ? La politique de l’oxymore, de Bertrand Méheust (Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte). Il est court – 160 petites pages – et ne coûte que 12 euros, un prix à peu près raisonnable. Je ne le trouve pas renversant, et j’espère que l’auteur ne m’en voudra pas de dire simplement ce que je pense. Il n’est pas renversant, mais il peut utilement servir à décoincer par ci par là quelques neurones. Et quel livre d’aujourd’hui peut en dire autant ?

Je rappelle pour commencer qu’un oxymore est une contradiction dans les termes, quelque chose qui ne se peut. Méheust en cite beaucoup, un peu trop peut-être, dont ce si fameux « développement durable », qui est assurément l’un des plus beaux. L’expression, opportunément mal traduite de l’anglais, signifiait au point de départ « développement soutenable ». Je le sais parce que je le sais. Mais je le sais aussi parce que je possède le rapport dit Brundtland, dans une version québécoise qui fait autorité (Notre Avenir à Tous, Les Éditions du Fleuve, 1989).

Le développement durable dont on nous rebat les oreilles chaque jour est en fait Sustainable development. Et croyez-moi, cela change tout. Car le développement soutenable renvoie à des notions écologiques imparables. Un écosystème est ou non capable de soutenir tel ou tel usage. Il n’appartient pas à l’homme, même si celui-ci peut évidemment le détruire, ce dont il ne se prive pas. Sustainable development est une vision riche, exigeante, des relations entre l’homme et la nature. C’est d’emblée une notion problématique et incertaine, qui oblige en permanence à s’interroger. Le développement durable, lui, est devenu la tarte à la crème des innombrables tartuffes de ce monde, qui entendent faire durer le développement jusqu’à la fin de tout ce qui bouge sur terre.

Ne croyez pas ce débat philologique anodin. Il est central. Je ne sais qui a réalisé le tour de passe passe autour de l’expression Sustainable development. Je ne sais s’il a été volontaire, organisé, planifié peut-être. Il me semble que c’est possible. Dans tous les cas, on voit bien que les assassins de la vie se battent autour des mots comme s’ils en avaient – eux, et pas nous, hélas – compris toute l’importance. Voyez le mot biocarburant ! Je sais bien que certains écologistes sont fiers d’avoir à moitié imposé le mot agrocarburant, que tant de gens ne comprennent pas. Mais enfin, est-ce une victoire ? La véritable réussite aurait été de pouvoir nommer ce crime de la manière adéquate. Et il n’en est qu’une : nécrocarburant.

Autre exemple auquel je viens de m’intéresser : le sort des animaux. Dans les coulisses, une bagarre étonnamment vive oppose les tenants du « bien-être » animal à ceux de la simple « bientraitance », affreux néologisme qui dissimule – mal – le refus de considérer la souffrance des animaux. D’ailleurs, un combat parallèle et complémentaire se livre entre ceux qui osent parler de la souffrance du cochon ou du poulet et ceux qui veulent réserver ce mot à l’espèce humaine, lui préférant en l’occurrence celui de douleur, qui élimine toute allusion à des formes de conscience chez l’animal.

Bon, je me suis un peu éloigné, vous avez l’habitude. Pour la peine, un extrait intéressant du livre de Méheust : « Avant d’aller plus loin (…), un fait qui me semble absolument capital pour l’intelligence de notre problème : un univers mental cherche toujours à persévérer dans son être et ne renonce jamais de lui-même à lui-même si des forces extérieures considérables ne l’y contraignent pas. Je crois que l’on trouvera difficilement dans toute l’histoire universelle un seul exemple vraiment convaincant d’un tel renoncement ».

L’italique de la citation appartient à la citation, bien entendu. Et, faut-il l’ajouter ? je suis d’accord avec Méheust. Il va falloir mettre en mouvement des forces considérables.

Ceci n’est pas un suspense

Comme certains le savent, j’ai écrit hier le premier épisode d’une série. Elle concerne France Nature Environnement (FNE), confédération d’environ 3 000 associations de protection de la nature en France. Un mastodonte, si vous voulez. Non, je me reprends, car le mastodonte, bien plus impressionnant encore que notre sublime éléphant, a disparu il y a des millions d’années. Je ne voudrais pas porter la poisse à FNE. Appelons cela un puissant regroupement. Et disons que mon article d’hier était une flèche tirée de mon carquois, puis décochée sur une poignée de bureaucrates.

Je dois avouer que je n’aime pas la bureaucratie. Et ajouter que je n’en ai pas fini. Le papier d’hier sera suivi dès lundi d’un deuxième. Et puis d’un troisième. Y aura-t-il un quatrième ? C’est bien possible. Mais si je ne continue pas ce vendredi, c’est simplement parce que je dois rassembler encore quelques informations, m’assurer qu’elles sont exactes, et puis écrire. J’aime écrire, certes, mais nul ne me paie pour cela. Je ne m’en plains pas, loin s’en faut, mais il faut de temps en temps s’en rappeler. Bref, j’ai besoin d’un court délai. Mais vous ne serez pas déçu du voyage.

En attendant, et cela n’a rien à voir, je me permets de vous signaler quelques livres qui traînent chez moi en ce moment. Je ne les ai pas tous lus, non, mais assez parcourus en tout cas pour vous les signaler, et même vous les recommander. Le premier est une livraison de la revue Ethnies, publiée par Survival International (45 rue du Faubourg du Temple, 75010, Paris). Ce numéro double – 33-34 – est consacré au lien rare créé entre Claude Lévi-Strauss et ceux qu’on finirait par appeler les Nambikwara, un peuple indien de l’Amazonie. C’est un ensemble d’articles et d’entretiens souvent passionnants, agrémenté d’un DVD documentaire de 46 minutes, À propos de Tristes Tropiques. J’ai déjà parlé de Lévi-Strauss ici, et n’y insiste donc pas. Cet homme est une respiration.

Autre livre, surprenant celui-là : Le Salon des berces (Nil, 18 euros), écrit par le grand paysagiste Gilles Clément. Inutile de le cacher, j’ai grande sympathie pour l’homme, que je connais. Mais j’ignorais qu’il écrivît aussi bien. Ce livre est un récit à la première personne, qui raconte l’installation de Clément dans un coin de vallée creusoise, à la fin des années 70. La maison familiale, dans la Creuse elle aussi, lui est désormais interdite à la suite de quelque épouvantable litige. Et donc, Clément cherche. Et avant tout un lieu susceptible de se transformer en jardin. La maison viendra après, sans permis de construire pendant des années. Il ne s’agit pas seulement d’un chant d’amour aux lieux qu’on choisit, mais aussi d’une chronique très concrète, parfois désopilante, de l’humanité rencontrée sur place. En bref, une bien bonne surprise pour moi.

Rapidos, je vous signale aussi la sortie d’un livre de Dédé Pochon, paysan des Côtes d’Armor, infatigable défenseur d’une agriculture durable. Le titre – Le scandale de l’agriculture folle – est un peu racoleur, mais on retrouve le personnage que l’on aime. Et son introduction donne à penser sur la totale révolution de l’agriculture accomplie en 60 ans en France. Dédé en a été un acteur enthousiaste, avant d’en devenir un critique féroce. Il ferait penser, sur un plan plus concret, à la mue opérée chez René Dumont à l’entrée des années 70 du siècle passé (éditions du Rocher, 15 euros).

Gilles-Éric Séralini, un scientifique qui étudie de près les OGM, publie de son côté un livre très intéressant, mais qui me semble, j’en suis désolé, mal édité. Je n’entre pas dans les détails techniques, qui sont d’ailleurs secondaires. Séralini pense que la médecine doit se renouveler de fond en comble et que sa priorité doit être, désormais, de « détoxifier » nos organismes, surchargés de poisons de tous ordres. Cette perspective est non seulement originale, mais aussi, visiblement, réaliste. (Nous pouvons nous dépolluer, éditions J.Lyon, 19 euros).

Enfin, je déguste à la petite cuiller un livre intitulé  Grassland. Je suis navré, mais il est en anglais. Il décrit d’une manière admirable l’histoire écologique, et donc le massacre de la Grande Prairie américaine. Je le confesse, si j’avais eu à choisir un lieu pour vivre, j’aurais peut-être choisi celui-là, aux alentours de l’an 1500 par exemple. Mais on ne m’a pas demandé mon avis (Grassland, par Richard Manning, Penguin Book).

Sur ce, je me sauve pour mieux revenir.