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Des nouvelles de mon livre de dans six mois

Je vous ai déjà dit deux mots à propos d’un livre en préparation. Son écriture me dévore une énergie telle que je ne dispose pas du temps que je souhaiterais ici. Mais voilà que je suis dans la dernière ligne droite : il paraîtra en septembre aux éditions Les Liens qui Libèrent (LLL). J’ai beaucoup de chance, car mon éditeur est un excellent éditeur. En outre, Henri Trubert – son nom – est devenu au fil des ans, depuis qu’il a édité chez Fayard, en 2007, Pesticides, révélations sur un scandale français (avec mon coauteur François Veillerette), un ami. Il est donc très plaisant de travailler en se sachant soutenu.

Ce livre parle de la chimie, de l’industrie chimique, de la manière dont cette industrie a pris la place inouïe qui est la sienne. Vient qui veut sur Planète sans visa, et c’est très bien ainsi. Mais parmi les milliers de lecteurs que j’ai l’honneur de recevoir, il en est qui sont prêts à me donner un coup de main. À eux, je me permets de demander de l’aide, dès à présent, pour faire savoir autour d’eux que ce livre va sortir. J’en ai besoin, car les fenêtres d’édition, quand elles s’ouvrent, se ferment au plus vite. Il n’est donc pas trop tôt pour vous alerter. Et soyez tous certains que je n’oserais pas ces mots s’il ne s’agissait que de mon sort personnel. Sans l’ombre d’un doute, ce livre concerne chacun d’entre nous, à plus d’un titre.

Il va de soi que je ne prétends aucunement que le livre sera bon. Ce que je dis, car je sais ce qu’il contient, c’est qu’il rendra lisibles des informations très importantes. Voilà. Je vous laisse ci-dessous les premières et les dernières lignes du prologue, dont je ne peux garantir qu’elles seront dans la version définitive du texte. Elles sont fort guillerettes à côté des 23 chapitres qui suivent.

« C’est un monde splendide, onirique, où tout semble possible. L’entrechoquement est l’un des grands maîtres de cérémonie, servi par les passions les plus vives. On aime à la folie et l’on se jette sans façon dans les bras d’un qu’on ne connaissait pas la milliseconde d’avant. On déteste violemment et l’on s’enfuit à la vitesse du son, sans se retourner sur un passé qui n’a jamais existé (…)

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>  Autrement exprimé, la quête immémoriale de la connaissance chimique est une belle disposition de l’esprit. Il faudrait être singulièrement tourné pour ne pas apprécier la capacité de quelques humains à passer leur vie au milieu des cornues et des formules. À distance, la geste du Persan Jâbir ibn Hayyân, découvrant – probablement – l’acide chlorhydrique au 8ème siècle de notre ère, remplit d’une joie enfantine. De même Abu Bakr Mohammad Ibn Zakariya al-Razi, autre Persan, entre 9ème et 10ème siècle, isolant l’acide sulfurique et l’éthanol. De même Paracelse décrivant pour la première fois il y a près de 500 ans la formation de l’hydrogène en versant du vitriol sur du fer. De même Michael Sendivogius, subodorant, à l’orée du 17ème siècle, l’existence de l’oxygène. De même, au siècle suivant, Joseph Black et son « air fixe », autrement appelé le gaz carbonique. De même Lavoisier, Volta, Gay-Lussac, Berzelius, Faraday, cent autres.

> Non, décidément non, ce livre n’est nullement une condamnation de la chimie. Il démontre, à l’aide de quantité d’exemples difficiles à contester, que l’industrie née de cette quête mène une guerre non déclarée contre ce qui est vivant. Cela n’a rien à voir avec le génie de la découverte, mais tout avec les limites indépassables de notre espèce ».

Avant que j’oublie (quelques livres)

Vous m’excuserez, je l’espère. Comme je n’ai pas le temps, je vous laisse quelques mots seulement sur des livres qui s’entassent autour de moi. Le fait qu’ils s’entassent ne signifie évidemment pas qu’ils sont indignes d’intérêt. D’ailleurs, je les ai lus. Mais je n’ai pas le temps – bis repetita – d’en faire de véritables critiques.

Hervé Kempf a publié un livre sur la grande affaire de Notre-dame-des-Landes (Le Seuil, 160 pages et 10 euros seulement). Hervé est un ami, et je collabore au site qu’il a créé, Reporterre. Ceci posé, c’est la première fois que le gros des infos est rassemblé, et d’une manière très agréable. Hervé raconte fort bien le début, le milieu et la fin toute provisoire de cette bagarre qui unit tant. N’hésitez donc pas ! Ce livre est fait pour circuler, et servir.

couvertureLa vignette est toute petite, mais il s’agit d’un livre d’entretiens avec Noam Chomsky, menés par l’Américaine Laray Polk (Guerre nucléaire et catastrophe écologique, Agone, 190 pages, 15 euros). Le propos de Chomsky est comme à l’habitude intéressant, et le livre vaut à coup certain le détour. Simplement, j’ai réalisé combien était grand, malgré tout, le fossé qui existe entre un type comme lui et un gars comme moi. Sa vision de l’écologie s’inscrit dans un cadre – pour aller vite, le « progressisme » – qui n’est pas le mien.

 Pierre Athanaze ! S’il n’y en avait qu’un, j’aimerais que cela soit celui-là. Athanaze est le président de la très belle Association pour la Protection des Animaux Sauvages (Aspas). C’est un naturaliste de qualité, c’est un humain de grande qualité – oui, je le connais -, et son livre sur le lynx en France mérite amplement l’arrêt (Qui veut la peau du lynx, éditions Libre et Solidaire, 250 pages, 19,90 euros). Des Vosges au Jura, de la disparition de l’animal à son retour – naturel ou par réintroduction -, Athanaze nous restitue une histoire qu’une poignée seulement de passionnés connaissait. Je crois pouvoir dire qu’il aime l’animal.

’Association pour la Protection des Animaux Sauvages – See more at: http://www.aspas-nature.org/aspas/presentation-generale/#sthash.bcgiS3c7.dpuf

’Association pour la Protection des Animaux Sauvages – See more at: http://www.aspas-nature.org/aspas/presentation-generale/#sthash.bcgiS3c7.dpuf

’Association pour la Protection des Animaux Sauvages – See more at: http://www.aspas-nature.org/aspas/presentation-generale/#sthash.bcgiS3c7.dpuf

 Jared Diamond, vous voyez ? C’est l’auteur de l’impressionnant Effondrement, paru en 2006. Dans Le monde jusqu’à hier (Gallimard, 570 pages, 24 euros), ce grand biologiste et ornithologue s’interroge sur ce que les sociétés anciennes peuvent nous apprendre sur la manière d’habiter la Terre. La naïveté n’est pas au programme de Diamond – pas de « bons » sauvages à l’horizon -, mais l’intelligence et le questionnement, oui. Que nous disent-ils sur l’éducation, la vieillesse, la nourriture, la santé, le danger ? C’est passionnant.

 Je reprends rapidos ce qui figure sur la couverture du livre de Marc Giraud : De la grenouille poilue à la vache volante, les animaux extraordinaires de la Terre. J’ai lu Super Bestiaire (Robert Laffont, 320 pages, 22,90 euros) à sa sortie fin 2013. C’est rempli d’histoires de bêtes, réellement inouïes la plupart du temps, racontées d’une manière heureuse et drôle par Giraud, qui est un naturaliste de terrain du tonnerre de Dieu. Franchement, faut y aller.

Ah la belle idée ! Je suis en train de lire Un an dans la vie d’une forêt (David Haskell, Flammarion, 356 pages, 21,90 euros). Haskell est un biologiste américain qui a décidé de rendre visite à 1 mètre carré d’une forêt des Appalaches, pendant une année entière. Il s’agit donc d’un éphéméride, qui nous permet, en une quarantaine de saynètes, de découvrir ce qui change, ce qui bouge, ce qui naît, ce qui meurt sur cette minuscule surface. Cette dernière est appelée le mandala, mot sanscrit qui signifie cercle. L’expérience est prodigieuse, mystique, très belle aussi. Je n’ai pas fini, mais je suis assez d’accord avec l’avis de Jean-Marie Pelt : un chef-d’œuvre de l’écologie.

C’est tout pour aujourd’hui.

Cavanna est mort

Je vais être bref, car je n’ai rien d’autre à dire que ma tristesse. Je travaille pour Charlie. Cavanna continuait à écrire pour Charlie chaque semaine. Avis sans complément à tous ceux qui chient sur ce journal sans jamais le lire pourtant. Ou Cavanna était un grand, et il l’était. Ou c’était un con, et il ne l’était pas. Comme il était un grand, Charlie ne peut pas être ce que tant de crétins prétendent qu’il est. Sur ce, le souvenir de cet homme qui joua sans le savoir un grand rôle dans ma vie.

Les (grands) mots de mon père

Quand j’étais petit, mon père vivait encore. Je devais être bien petit, car mon vieux à moi est mort quand j’avais huit ans. Il s’appelait Bernard, et il était ouvrier. Un estampeur, qui ramenait sa paie dans une enveloppe, chaque mois, à ma mère, qui en sortait quelques billets à la gloire de Bonaparte. Valeur nominale : 10 000 francs. Anciens, comme on se doute. La paie était pauvre, et nous étions pauvres, d’autant qu’il fallait élever cinq gosses paumés dans un coin de la banlieue parisienne. Nous. Notez qu’après sa mort, ce fut incomparablement pire, car passer de la pauvreté à la misère n’est pas une aventure humaine recommandable.

Bernard était donc ouvrier. Ouvrier communiste à l’ancienne, c’est-à-dire stalinien. Il ne servirait à rien d’oublier cette complète tragédie. Mon père, que j’ai tant aimé, et que je chéris encore, croyait à la mystification stalinienne. Il pensait bel et bien qu’une société meilleure était née à Petrograd en 1917. La lamentable (auto)biographie du chef stalinien Maurice Thorez, Fils du peuple trônait sur un buffet. L’horreur est que mon père était un brave. Un bon, un excellent homme. En fait, et sans discussion, un authentique communiste.

Je ne sais comment il a fait pour me transmettre tant, mais il a réussi. On peut parler d’un exploit, car il travaillait 60 heures par semaine dans un atelier, au milieu du fracas des machines et de la poussière de métal. 60 heures signifiaient 10 heures par jour, samedi compris. Et comme il lui fallait prendre un bus jusqu’aux portes de Paris, puis un métro, béret sur la tête et sac en bandoulière, chargé d’une gamelle, il était pour ainsi dire absent.

Le dimanche, après quelques embrassades avec nous, les gamins, il dormait. Pardi ! il fallait comme de juste reconstituer la force de travail. On le sait, en tout cas je le sais, l’Histoire est écrite par les vainqueurs, et mon père était un vaincu de la lutte sociale. Jacques Prévert parle dans l’un de ses textes de « ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Indiscutablement, mon père soufflait, et souffrait. Nul ne dira jamais vraiment qui a bâti ce pays. La seule certitude, c’est que les petits marquis et roquets qui règnent sur le monde ne font jamais que profiter du résultat.

Allons, séchons nos larmes. Mon père m’aura donné sans le savoir l’essentiel. Je me souviens comme si c’était hier de l’une ses sentences. Oui, il lui arrivait d’énoncer de fortes propositions, qui paraissaient s’emparer du réel. Et celle-là était du genre définitif. Mon père : « La victoire du socialisme est inéluctable ». Vous avez bien lu. Je pouvais avoir sept ans, en tout cas pas plus, car ensuite, mon vieux a été hospitalisé. Parlait-il à son vieux copain Gégène Liéveau ? Commentait-il une nouvelle du journal ? Il va de soi qu’il ne s’adressait pas à moi; il est de même évident que je n’ai rien compris à ce charabia. Le socialisme ? Inéluctable ? J’avais sept ans, amis lecteurs ! Mais j’ai été marqué à vie. Mon père devait avoir le ton. On devait sentir la chair de poule entourant ses paroles.

Mais que voulait-il dire ? Répétant le catéchisme stalinien, il exprimait un sentiment partagé par des millions de personnes de la France de 1960 : l’Histoire avait un sens, et un sens unique, dont le signe principal était le Progrès. J’ai mis une majuscule, car elle s’impose. Le Progrès était une marche en avant en effet inéluctable. Les ennemis des pauvres pouvaient certes entraver cette chevauchée fantastique, la retarder, mais certainement pas l’arrêter.

Un certain marxisme d’école primaire racontait une fable ayant les apparences du vrai. Les hommes de la préhistoire avaient fini par créer une forme stable, la féodalité. La bourgeoisie des villes, gagnant en force et en confiance, avait abattu l’Ancien Régime et établi un état social supérieur après 1789, qui s’appelait le capitalisme. C’était le tour de la classe ouvrière, car « les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes », ainsi que l’avait écrit Marx, et son règne serait celui de la réconciliation générale par la disparition organisée des classes. L’ouvrier était le progrès en action, en personne.

C’était funeste. C’était inepte. J’y ai cru moi-même, contre tant d’évidences. La croyance n’a jamais besoin que d’elle-même. Au fait, est-ce que cela a disparu ? En partie, en partie seulement. Il reste dans un grand nombre d’esprits l’idée d’un mouvement au fond linéaire des sociétés humaines, figé dans un mot de nature magique, le « progressisme ». Si on n’est pas progressiste, alors on est réactionnaire. Il faut accepter cet ordre immuable, qui désigne d’un côté les artisans de tous les changements, dans la politique, la science, les lois, et de l’autre les pauvres cloches qui se montrent réfractaires au neuf. D’un côté les valeureux, de l’autre les peureux. À ma gauche, les généreux, à ma droite, les parcimonieux. Il me paraît que cette vision idéologique est plus marquée dans la tradition de gauche que dans le fatras qui sert de référence aux droites.

Eh, où diable veux-je en venir ? Simplement à un livre qui me fait beaucoup réfléchir. Je serais vous, je me le procurerais vaille que vaille. Il s’agit de L’événement Anthropocène (par Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, Seuil, 310 pages, 18 euros). Bonneuil, historien et chercheur au CNRS, a lancé depuis peu une collection appelée Anthropocène, au Seuil, dont trois titres, dont celui cité, sont disponibles. Je vous le dis en confidence, cet espace éditorial est plein de promesses.

Au fait, qu’est donc l’Anthropocène ?  Une nouvelle ère géologique, celle créée par l’Homme, et qui fait suite à l’Holocène, qui aura duré 11 500 ans seulement. Pour ceux qui l’ignorent – il n’y a pas de honte -, l’Holocène continue de nos jours, officiellement du moins. Mais au cours d’un colloque tenu en 2 000 à Cuernavaca, au Mexique, un certain Paul Crutzen se lève. C’est un grand chimiste de l’atmosphère – il est prix Nobel 1995 pour ses travaux sur la couche d’ozone -, et il entend dire son mot au sujet des bouleversements constatés sur Terre, à commencer par ces changements massifs provoqués par les activités humaines. Et selon lui, pas de doute : nous avons changé d’échelle de temps, car en effet, l’espèce humaine est devenue un agent physique de force géologique. Nous sommes dans l’ère Anthropocène. Du grec anthropos, qui signifie être humain (1).

La question du vocabulaire est ici décisive, qui ouvre sur la pure et simple métaphysique. Pour ma part, je n’ai pas de doute, car la dégradation des écosystèmes est d’une dimension telle qu’on ne peut lui accoler que l’adjectif  géologique. Il ne me reste plus qu’à relier ce si vaste phénomène à l’existence de mon si cher défunt Bernard, ouvrier de la banlieue parisienne. Vous allez voir comme c’est simple.

Dans la pensée progressiste-vulgate dont j’ai parlé plus haut, les Lumières coïncident avec la révolution industrielle, qui elle-même a libéré d’extraordinaires forces productives. Lesquelles ont permis de distribuer aux peuples d’Occident d’immenses quantités de biens matériels et de stabiliser ainsi une forme politique que les marxistes d’antan appelaient la  « démocratie bourgeoise ». Malgré les critiques faites à cette forme-là, au fond, les gauches et les droites, depuis deux siècles, s’accordent sur un jugement global : il y a progrès. Inégalement réparti, selon le sentiment de la gauche. Perpétuellement menacé par la recherche de l’égalité, selon la droite. Mais l’essentiel, bis repetita, est ici : il y a progrès.

Moi, cela fait sans mentir des décennies que je me demande ceci : que serait donc un progrès qui conduirait à un tel désastre général ? Dans une revue nommée L’Événement européen, en 1992 je crois,  j’avais osé un néologisme, euphonique qui plus est. C’est-à-dire un mot à la fois nouveau, très significatif et agréable au son. Et ce mot, c’était : regrès, qui s’est aussitôt perdu dans la brume infinie de notre langue. Regrès était bien sûr l’envers de progrès, tout en suggérant l’idée d’un regret, immense à mon sens.

J’ai en effet le regret désolé, désespéré sur les bords, de ce qui n’a pas été. Dans le livre de Bonneuil et Fressoz, on trouve une intuition que j’ai déjà eue, mais que les deux auteurs développent avec bonheur : ce n’était pas fatal. L’Histoire, telle qu’elle s’est déroulée, n’avait rien d’inévitable. Au moment de la si Grande Accélération entraînée par la machine à vapeur, deux visions de l’avenir ont cohabité, et même s’il ne  reste rien de celle qui a été écrasée, cela ne change pas le fait lui-même. En deux mots, il y a eu affrontement, certes confus, entre les industrialistes, qui ont gagné, et les autres, qu’on peut appeler les Romantiques.

Chez ces derniers, chez un Charles Fourier – que la gauche officielle présente avec dédain comme « socialiste pré-marxiste », chez les briseurs de machines luddites du Royaume-Uni, on osa pendant des décennies mettre en question l’industrialisation du monde, l’individualisme dans lequel nous sommes affreusement plongés, le droit de propriété au fondement du capitalisme transnational. Qui ne comprend qu’une voie et une seule aura été suivie, éradiquant toutes les autres routes possibles, se condamne à la prison perpétuelle d’une critique marginale du monde réel.

Moi, je le proclame : rien n’est tout à fait perdu. La destruction du monde vivant est un phénomène très avancé, mais l’Histoire n’est pas terminée, et nous devons lutter pour la bifurcation. Ce grand mouvement tournant qui renouera, au moins par la pensée, avec nos glorieux ancêtres enterrés vifs dans la cendre des hauts-fourneaux. Notez qu’on peut le dire autrement : il y a un peu plus de vingt ans, j’ai eu la chance de rencontrer André Pochon, paysan des Côtes d’Armor devenu célèbre dans les cercles écologistes. Dédé est un être d’exception, mais je n’entreprendrai pas ici son portrait. Sachez qu’il distinguait avec clarté le « bon » et le « mauvais » progrès.

On peut y voir de la naïveté. J’y ai vu souvent de la naïveté, mais cette distinction est restée dans mon esprit. Je ne la formulerais pas de la sorte, car il n’est qu’un « progrès réellement existant », et c’est la monstruosité qui continue de déferler sur une planète à bout de réserves. De la même manière que le mot communisme, si cher au cœur de mon si cher Bernard, ne saurait être sauvé de sa réalité totalitaire, celui de progrès doit être abandonné, à jamais, de façon à ouvrir une porte sur un avenir concevable.

Pour terminer sur mon vieux père, qui est né en cette fatidique année 1914, j’entends encore le son de sa voix. « La victoire du socialisme est inéluctable ! » Eh non, vieux père, rien ne l’est, car la liberté des hommes, malgré la réduction de son espace et donc de ses possibilités, existe encore. Il convient, car il le faut le plus vite qu’il sera possible, d’enterrer les idées mortes.

(1) Pour être juste, le mot apparaît dans un livre du journaliste Andrew Revkinen en 1992, Global Warming : Understanding the Forecast.

Deux livres avant d’autres

Je vous signale rapidement deux livres récents, avant que d’oublier. Bien entendu, ils sont en rapport avec l’objet essentiel de Planète sans visa, c’est-à-dire la crise écologique planétaire qui dévaste notre avenir commun. Je ne vous ennuie pas avec les romans et les essais qui remplissent aussi ma vie.

Et tout d’abord un livre gai, on ne peut plus plaisant, écrit par un homme que je dois désigner comme un copain : Jean-François Noblet. Jean-François, Grenoblois,  a participé au lancement de la Frapna (Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature) dans l’Isère, il y a des lustres, puis il a créé et longtemps dirigé le service Environnement du conseil général de l’Isère. C’est un amoureux profond, enthousiaste, définitif de la nature et des bêtes. Voici un petit paquet d’années, il a publié un livre épatant, La nature sous son toit, consacré à la cohabitation entre eux et nous, sous le même toit. Et Jean-François ne se contente pas de donner des conseils, il pratique ce qu’il prêche. J’ai eu la chance d’aller le visiter, et j’ai vu comment les animaux communs, dans sa demeure comme dans son jardin, étaient traités. Comme des hôtes, comme des invités permanents. Je vous le dis comme je le pense : c’est beau.

Bon, le livre. La nature au Café du Commerce (Plume de Carotte, 156 pages, 15 euros). Une trentaine de chapitres, dont le titre annonce le propos : Les animaux sauvages sont méchants, Les chasseurs régulent la faune, Les écolos lâchent des vipères dans la nature, Les chauves-souris s’accrochent aux cheveux, etc. On aura reconnu les lieux

Jean-François Noblet - La nature au café du commerce - Préjugés et lieux communs sur la faune et la flore. communs qui traînent chez tant de gens rencontrés ici ou là. Noblet a choisi le ton qu’il fallait pour tordre le coup à ces increvables inventions. Plutôt, les tons. Celui de l’humour, celui du pédagogue, parfois celui du grand frère compréhensif. Intervenant à la première personne, distillant les anecdotes, jamais agressif, il livre au fond un livre de sage, qui en a beaucoup vu, et qui en est revenu. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il écrit. Je pense par exemple qu’il aurait mieux fait de lire les ouvrages de Moriceau au sujet des attaques de loups sur les hommes avant d’envoyer son travail aux pelotes. Mais cela fait un moment que je n’avais pas lu avec autant de plaisir des histoires d’animaux. En France. Aujourd’hui.

Toxique Planète A. Cicolella Autre genre, Dieu sait ! Je connais et j’apprécie également André Cicolella, lanceur d’alerte bien connu dans certains cercles. Cico, comme on l’appelle familièrement, est chercheur et toxicologue. Il a été chassé de son emploi à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), en 1994, parce qu’il avait organisé une conférence scientifique sur les éthers de glycol, danger toxique extrême. La justice lui a donné raison six ans plus tard, et entre-temps, il était devenu une figure publique. Responsable de la commission Santé d’Europe-Écologie-les-Verts – qui est parfait ? -, il a présidé la Fondation Sciences Citoyennes avant de diriger l’excellent Réseau Environnement Santé (RES, http://reseau-environnement-sante.fr).

Dans Toxique Planète ( le scandale invisible des maladies chroniques), paru au Seuil (316 pages, 19 euros), Cico détaille la folle expansion mondiale de maladies comme le cancer, le diabète, l’obésité, les affections cardio-vasculaires, les allergies. Et il démontre avec clarté que nombre de systèmes de santé n’y résisteront pas, ployant et même cassant sous la charge. Il convainc de même que le sempiternel déficit de notre Sécurité sociale n’a rien d’une crise financière, mais tout d’un désastre sanitaire. Il faudrait évidemment remonter aux causes de ces authentiques épidémies. Savez-vous bien que le tiers des Français souffrent aujourd’hui d’une allergie au moins, qu’elle soit respiratoire, alimentaire, cutanée ? Mettant en cause l’alimentation et l’agriculture productiviste, les produits de l’industrie chimique,  le tabac bien sûr, il en appelle à une révolution paradigmatique dans la santé publique.

Et ? Le livre fourmille de données impeccables, d’études, d’inquiétudes fortement documentées. À ce titre, il est davantage que précieux. Il faut non seulement le lire, mais aussi le conserver non loin de soi. Reste qu’il y manque selon moi un examen des responsabilités. Celles de l’industrie. Celles de la publicité, reine du mensonge. Celles des autorités publiques. Celles des forces politiques. Celles, même, des habitants de ce pays, que nous sommes tous. Je vois bien que Cico a voulu montrer que la critique écologiste était sérieuse, argumentée, solide puisqu’étayée.  Mais le constat me paraît manquer de mise en perspective. Le livre refermé, on a un peu le sentiment d’un grand malheur fatal, lié au développement d’une méta-machine incontrôlable, qu’on ne pourrait contenir qu’à ses marges. Cela ne change rien à l’intérêt évident du livre, mais cela devait être dit.