Quand j’étais petit, mon père vivait encore. Je devais être bien petit, car mon vieux à moi est mort quand j’avais huit ans. Il s’appelait Bernard, et il était ouvrier. Un estampeur, qui ramenait sa paie dans une enveloppe, chaque mois, à ma mère, qui en sortait quelques billets à la gloire de Bonaparte. Valeur nominale : 10 000 francs. Anciens, comme on se doute. La paie était pauvre, et nous étions pauvres, d’autant qu’il fallait élever cinq gosses paumés dans un coin de la banlieue parisienne. Nous. Notez qu’après sa mort, ce fut incomparablement pire, car passer de la pauvreté à la misère n’est pas une aventure humaine recommandable.
Bernard était donc ouvrier. Ouvrier communiste à l’ancienne, c’est-à-dire stalinien. Il ne servirait à rien d’oublier cette complète tragédie. Mon père, que j’ai tant aimé, et que je chéris encore, croyait à la mystification stalinienne. Il pensait bel et bien qu’une société meilleure était née à Petrograd en 1917. La lamentable (auto)biographie du chef stalinien Maurice Thorez, Fils du peuple trônait sur un buffet. L’horreur est que mon père était un brave. Un bon, un excellent homme. En fait, et sans discussion, un authentique communiste.
Je ne sais comment il a fait pour me transmettre tant, mais il a réussi. On peut parler d’un exploit, car il travaillait 60 heures par semaine dans un atelier, au milieu du fracas des machines et de la poussière de métal. 60 heures signifiaient 10 heures par jour, samedi compris. Et comme il lui fallait prendre un bus jusqu’aux portes de Paris, puis un métro, béret sur la tête et sac en bandoulière, chargé d’une gamelle, il était pour ainsi dire absent.
Le dimanche, après quelques embrassades avec nous, les gamins, il dormait. Pardi ! il fallait comme de juste reconstituer la force de travail. On le sait, en tout cas je le sais, l’Histoire est écrite par les vainqueurs, et mon père était un vaincu de la lutte sociale. Jacques Prévert parle dans l’un de ses textes de « ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Indiscutablement, mon père soufflait, et souffrait. Nul ne dira jamais vraiment qui a bâti ce pays. La seule certitude, c’est que les petits marquis et roquets qui règnent sur le monde ne font jamais que profiter du résultat.
Allons, séchons nos larmes. Mon père m’aura donné sans le savoir l’essentiel. Je me souviens comme si c’était hier de l’une ses sentences. Oui, il lui arrivait d’énoncer de fortes propositions, qui paraissaient s’emparer du réel. Et celle-là était du genre définitif. Mon père : « La victoire du socialisme est inéluctable ». Vous avez bien lu. Je pouvais avoir sept ans, en tout cas pas plus, car ensuite, mon vieux a été hospitalisé. Parlait-il à son vieux copain Gégène Liéveau ? Commentait-il une nouvelle du journal ? Il va de soi qu’il ne s’adressait pas à moi; il est de même évident que je n’ai rien compris à ce charabia. Le socialisme ? Inéluctable ? J’avais sept ans, amis lecteurs ! Mais j’ai été marqué à vie. Mon père devait avoir le ton. On devait sentir la chair de poule entourant ses paroles.
Mais que voulait-il dire ? Répétant le catéchisme stalinien, il exprimait un sentiment partagé par des millions de personnes de la France de 1960 : l’Histoire avait un sens, et un sens unique, dont le signe principal était le Progrès. J’ai mis une majuscule, car elle s’impose. Le Progrès était une marche en avant en effet inéluctable. Les ennemis des pauvres pouvaient certes entraver cette chevauchée fantastique, la retarder, mais certainement pas l’arrêter.
Un certain marxisme d’école primaire racontait une fable ayant les apparences du vrai. Les hommes de la préhistoire avaient fini par créer une forme stable, la féodalité. La bourgeoisie des villes, gagnant en force et en confiance, avait abattu l’Ancien Régime et établi un état social supérieur après 1789, qui s’appelait le capitalisme. C’était le tour de la classe ouvrière, car « les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes », ainsi que l’avait écrit Marx, et son règne serait celui de la réconciliation générale par la disparition organisée des classes. L’ouvrier était le progrès en action, en personne.
C’était funeste. C’était inepte. J’y ai cru moi-même, contre tant d’évidences. La croyance n’a jamais besoin que d’elle-même. Au fait, est-ce que cela a disparu ? En partie, en partie seulement. Il reste dans un grand nombre d’esprits l’idée d’un mouvement au fond linéaire des sociétés humaines, figé dans un mot de nature magique, le « progressisme ». Si on n’est pas progressiste, alors on est réactionnaire. Il faut accepter cet ordre immuable, qui désigne d’un côté les artisans de tous les changements, dans la politique, la science, les lois, et de l’autre les pauvres cloches qui se montrent réfractaires au neuf. D’un côté les valeureux, de l’autre les peureux. À ma gauche, les généreux, à ma droite, les parcimonieux. Il me paraît que cette vision idéologique est plus marquée dans la tradition de gauche que dans le fatras qui sert de référence aux droites.
Eh, où diable veux-je en venir ? Simplement à un livre qui me fait beaucoup réfléchir. Je serais vous, je me le procurerais vaille que vaille. Il s’agit de L’événement Anthropocène (par Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, Seuil, 310 pages, 18 euros). Bonneuil, historien et chercheur au CNRS, a lancé depuis peu une collection appelée Anthropocène, au Seuil, dont trois titres, dont celui cité, sont disponibles. Je vous le dis en confidence, cet espace éditorial est plein de promesses.
Au fait, qu’est donc l’Anthropocène ? Une nouvelle ère géologique, celle créée par l’Homme, et qui fait suite à l’Holocène, qui aura duré 11 500 ans seulement. Pour ceux qui l’ignorent – il n’y a pas de honte -, l’Holocène continue de nos jours, officiellement du moins. Mais au cours d’un colloque tenu en 2 000 à Cuernavaca, au Mexique, un certain Paul Crutzen se lève. C’est un grand chimiste de l’atmosphère – il est prix Nobel 1995 pour ses travaux sur la couche d’ozone -, et il entend dire son mot au sujet des bouleversements constatés sur Terre, à commencer par ces changements massifs provoqués par les activités humaines. Et selon lui, pas de doute : nous avons changé d’échelle de temps, car en effet, l’espèce humaine est devenue un agent physique de force géologique. Nous sommes dans l’ère Anthropocène. Du grec anthropos, qui signifie être humain (1).
La question du vocabulaire est ici décisive, qui ouvre sur la pure et simple métaphysique. Pour ma part, je n’ai pas de doute, car la dégradation des écosystèmes est d’une dimension telle qu’on ne peut lui accoler que l’adjectif géologique. Il ne me reste plus qu’à relier ce si vaste phénomène à l’existence de mon si cher défunt Bernard, ouvrier de la banlieue parisienne. Vous allez voir comme c’est simple.
Dans la pensée progressiste-vulgate dont j’ai parlé plus haut, les Lumières coïncident avec la révolution industrielle, qui elle-même a libéré d’extraordinaires forces productives. Lesquelles ont permis de distribuer aux peuples d’Occident d’immenses quantités de biens matériels et de stabiliser ainsi une forme politique que les marxistes d’antan appelaient la « démocratie bourgeoise ». Malgré les critiques faites à cette forme-là, au fond, les gauches et les droites, depuis deux siècles, s’accordent sur un jugement global : il y a progrès. Inégalement réparti, selon le sentiment de la gauche. Perpétuellement menacé par la recherche de l’égalité, selon la droite. Mais l’essentiel, bis repetita, est ici : il y a progrès.
Moi, cela fait sans mentir des décennies que je me demande ceci : que serait donc un progrès qui conduirait à un tel désastre général ? Dans une revue nommée L’Événement européen, en 1992 je crois, j’avais osé un néologisme, euphonique qui plus est. C’est-à-dire un mot à la fois nouveau, très significatif et agréable au son. Et ce mot, c’était : regrès, qui s’est aussitôt perdu dans la brume infinie de notre langue. Regrès était bien sûr l’envers de progrès, tout en suggérant l’idée d’un regret, immense à mon sens.
J’ai en effet le regret désolé, désespéré sur les bords, de ce qui n’a pas été. Dans le livre de Bonneuil et Fressoz, on trouve une intuition que j’ai déjà eue, mais que les deux auteurs développent avec bonheur : ce n’était pas fatal. L’Histoire, telle qu’elle s’est déroulée, n’avait rien d’inévitable. Au moment de la si Grande Accélération entraînée par la machine à vapeur, deux visions de l’avenir ont cohabité, et même s’il ne reste rien de celle qui a été écrasée, cela ne change pas le fait lui-même. En deux mots, il y a eu affrontement, certes confus, entre les industrialistes, qui ont gagné, et les autres, qu’on peut appeler les Romantiques.
Chez ces derniers, chez un Charles Fourier – que la gauche officielle présente avec dédain comme « socialiste pré-marxiste », chez les briseurs de machines luddites du Royaume-Uni, on osa pendant des décennies mettre en question l’industrialisation du monde, l’individualisme dans lequel nous sommes affreusement plongés, le droit de propriété au fondement du capitalisme transnational. Qui ne comprend qu’une voie et une seule aura été suivie, éradiquant toutes les autres routes possibles, se condamne à la prison perpétuelle d’une critique marginale du monde réel.
Moi, je le proclame : rien n’est tout à fait perdu. La destruction du monde vivant est un phénomène très avancé, mais l’Histoire n’est pas terminée, et nous devons lutter pour la bifurcation. Ce grand mouvement tournant qui renouera, au moins par la pensée, avec nos glorieux ancêtres enterrés vifs dans la cendre des hauts-fourneaux. Notez qu’on peut le dire autrement : il y a un peu plus de vingt ans, j’ai eu la chance de rencontrer André Pochon, paysan des Côtes d’Armor devenu célèbre dans les cercles écologistes. Dédé est un être d’exception, mais je n’entreprendrai pas ici son portrait. Sachez qu’il distinguait avec clarté le « bon » et le « mauvais » progrès.
On peut y voir de la naïveté. J’y ai vu souvent de la naïveté, mais cette distinction est restée dans mon esprit. Je ne la formulerais pas de la sorte, car il n’est qu’un « progrès réellement existant », et c’est la monstruosité qui continue de déferler sur une planète à bout de réserves. De la même manière que le mot communisme, si cher au cœur de mon si cher Bernard, ne saurait être sauvé de sa réalité totalitaire, celui de progrès doit être abandonné, à jamais, de façon à ouvrir une porte sur un avenir concevable.
Pour terminer sur mon vieux père, qui est né en cette fatidique année 1914, j’entends encore le son de sa voix. « La victoire du socialisme est inéluctable ! » Eh non, vieux père, rien ne l’est, car la liberté des hommes, malgré la réduction de son espace et donc de ses possibilités, existe encore. Il convient, car il le faut le plus vite qu’il sera possible, d’enterrer les idées mortes.
(1) Pour être juste, le mot apparaît dans un livre du journaliste Andrew Revkinen en 1992, Global Warming : Understanding the Forecast.