Archives de catégorie : Mer

Sur une idée fixe (l’interdiction de la pêche industrielle)

Pardonnez-moi de revenir à une idée exprimée plusieurs fois sur Planète sans visa. Je pense souvent à ce qui se passe sous la surface des océans, d’où nous venons tous, rappelons-le. Passons, même s’il ne le faudrait pas, sur le désastre des pollutions telluriques, c’est-à-dire celles venues des côtes, par les cours d’eau devenus égouts à ciel ouvert. Passons. Le reste est pire, je crois, car en moins d’un siècle de pêche industrielle, des équilibres vieux de millions d’années au moins, et parfois bien plus, ont été rompus. Le passage des usines flottantes et de leurs immenses racloirs, qu’ils soient filets dérivants – certains atteignent 100 km de long – ou chaluts, rompt irrémédiablement des chaînes alimentaires immémoriales.

Je ne vais pas, aujourd’hui du moins, vous accabler de chiffres et d’études. Je les connais, vous les connaissez au moins en partie. Et je vous renvoie si vous le souhaitez au très complet livre signé Yves Miserey et Philippe Cury, Une mer sans poissons (Calmann-Lévy). L’un des plus grands biologistes des pêches de la planète, Daniel Pauly, rejoint évidemment leur point de vue, qui s’impose à tous (ici). Nous sommes pour sûr dans le grand Déluge des récits bibliques. Nous sommes dans l’extrême catastrophe. Ce qui existait n’est plus, et malgré l’évidence, les imbéciles qui décident pour nous tous se réfugient dans des pensées tristement mécaniques. Ainsi, les promoteurs canadiens d’un moratoire sur la pêche à morue, voici vingt ans, ont-ils cru qu’il suffisait d’arrêter la pêche quelque temps pour revoir le mythique animal. Lequel n’est toujours pas revenu, ni ne reviendra jamais dans les quantités phénoménales de jadis. Un écosystème n’est pas un bouton électrique qu’il suffirait d’allumer et d’éteindre à volonté. La place de la morue a été largement prise par d’autres espèces, et ce poisson qui a fait la fortune de générations de pêcheurs est désormais un souvenir sur les bancs de Terre-Neuve.

Ce n’est plus même un crime. C’est un suicide collectif, dont seule la taille géante le sépare de celui de la secte du révérend Johnson au Guyana, en 1978. Que faire ? La réponse est évidente, et pourrait marquer un tournant dans l’histoire humaine si elle était reprise par suffisamment de voix. Il faut bien entendu INTERDIRE la pêche industrielle. Ne plus composer sur tel et tel aspect du massacre, comme le font par exemple le WWF ou Greenpeace. Mais au contraire déployer haut et fort la seule bannière qui vaille : la prohibition planétaire. Elle seule peut arrêter la tuerie, elle seule peut permettre de lier le sort des pêcheurs artisanaux du monde entier, France comprise. La clé est là, en effet : s’il est désormais essentiel de désarmer les bateaux de grande taille, il faut dans le même temps offrir aux communautés de pêcheurs du monde entier et à ceux qu’ils nourrissent des moyens plus efficaces, plus sélectifs, plus économes de prélever ce qui peut l’être, sans plus menacer l’équilibre général.

En théorie, une coalition mondiale des petits pêcheurs, des écologistes, de tous ceux décidés à sauver la vie peut encore agir. Mais le temps presse tant que je ne peux que répéter mon angoisse. Ce n’est pas un sentiment ordinaire, car il me plonge droit dans les abysses les plus profonds des mers du globe. Je sens de plus en plus que nous perdons peu à peu dans cette affaire les chances d’un avenir commun. Mais comme la vie ne saurait s’arrêter, il faut bien tenter quelque chose. Ce pourrait être un Appel mondial sans concessions, avec à la clé – pourquoi n’y parviendrions-nous pas ? – une pétition de 100 millions de signatures, suivie d’opérations de blocages dans les ports de ces bateaux-usines qui tuent toute perspective.

Je me souviens, au vrai je me souviendrai toujours des pêcheurs de Soumbedioune, un village tout proche de Dakar, au Sénégal. Les piroguiers partent et reviennent, souvent dans la même journée. Et le soir, des mammas exhibent en criant, coupent, découpent et vendent des poissons gris et roux, à peine sortis de l’eau. Il règne sur ce sable une atmosphère de conte de fées et de furie mêlés, emplie de joie, de faim, d’espoir. Je suis allé en mer avec plusieurs de ces piroguiers, et j’ai vu de mes yeux ce qu’ils maudissent chaque jour. Ces saloperies de chalutiers russes, coréens, chinois, européens hélas, qui pillent leur mer et leur mère en échange de quelques bakchich distribués aux corrompus en place au pouvoir. Je pense à ceux de Soumbedioune. Mais aux pêcheurs du Pérou et du Chili. Mais à ceux de l’Inde et de la côte de Malabar. Mais à ceux des îles et îlots d’Indonésie ou du Vietnam. Et aux ligneurs de bars du raz de Sein. Autrement dit, je pense aux poissons sublimes, aux crustacés de rêve, aux innombrables coquillages, à la folle diversité de ces fonds que nous ne connaissons pas ; et aux hommes qui pourraient en profiter, à condition  de ruiner à jamais l’industrie qui nous menace tous de mort.

Je répète : une coalition mondiale; une pétition de 100 millions d’humains pour l’abolition de la pêche industrielle ; enfin, des actions concrètes d’immobilisation des bateaux de la désolation.

Ce que sont les siècles pour la mer*

J’ai déjà écrit, ici ou ailleurs, et tant de fois, que la crise actuelle des océans – d’où nous venons tous – dépasse l’entendement humain. Nos ressources intellectuelles sont faibles, quoi qu’en pensent les paons, si nombreux où que l’on se tourne. J’ai dit, écrit, et par-dessus tout pensé que le désastre des eaux sous-marines est de nature biblique, en ce qu’il sépare un avant impensé et un après impensable. L’état des mers révèle, comme aucune autre crise actuelle, où nous en sommes réellement. Des chaînes trophiques, des équilibres stables depuis des millions d’années se rompent sous nos yeux d’humains, dont la vie est si brève.

Millions ou dizaines de millions. Un groupe de scientifiques de haut niveau vient de compiler pour nous de nombreuses études. L’océan mondial paraît être sur le point de basculer, en quelques années, dans une crise d’extinction de la vie comme il n’en a pas connu depuis 55 millions d’années. L’acidification – par l’explosion des émissions de carbone -, la pêche industrielle évidemment, les massives pollutions charriées par les fleuves, qui créent des zones d’anoxie – absence d’oxygène – de millions de km2, tout cela forme un tout atterrant.Vous lirez le résumé de tout cela ici.

Je n’ai cessé de radoter, en particulier sur Planète sans visa, la même chose : c’est à cette aune-là, et à aucune autre, qu’il faut comprendre le monde, et juger ses acteurs principaux. Le reste n’est que bullshit. J’ai vu plusieurs commentaires concernant Hulot ou Europe-Écologie, qui montrent bien la distance qui me sépare même de certains lecteurs pourtant fidèles. Eh bien, j’en prends évidemment mon parti. Hulot, Joly et tant d’autres, sans compter les ridicules de droite ou de gauche qui dansent et rient sur le pont du Titanic, je ne les supporte plus. C’est un fait que je dois bien assumer : je ne marche plus du tout et ne marcherai plus jamais. J’espère qu’au moins cela sera compris. Hulot, pour ne prendre que cet exemple, est de nouveau en train, après son fameux Pacte et son piteux Grenelle, de nous faire perdre ce que nous n’avons plus : du temps. Dans ces conditions, et compte tenu de ce qu’il incarne, je dois avouer que je lui en veux.

Arrêtons une seconde, une minute peut-être, de nous raconter des salades. Nous ne sommes pas sur une voie possible. Nous accompagnons le désastre en sifflotant. Et ceux qui voteront siffloteront un peu plus fort que les autres.

* Ce titre est inspiré d’un livre ancien, Que sont les siècles pour la mer. Beau titre, pour un auteur qui n’est pas de mon goût : Max Gallo.

La mer, c’est grand

Je crois bien me souvenir que je vous ai fait faux bond. Sans prévenir, sans m’excuser, avec un sans-gêne qui devrait me gêner. Mais non, pour dire la vérité. Je me suis sauvé, je me suis ensauvé et j’ai gagné l’océan majeur de nos côtes, cet Atlantique qui est l’athlète définitif  de tous mes rêves. Je ne peux me passer longtemps de ce contact physique. Six mois est une sorte de maximum. Or j’avais passé ce délai, puisque je me suis baigné la dernière fois en novembre. Presque huit mois avant de me jeter dans l’eau froide et folle de ce géant infatigable. Mon Dieu, croyez-le, le bonheur existe.

Un lien d’une puissance surnaturelle, à ce point surnaturelle qu’elle m’est spontanée et sans appel, me lie à la mer. Nul n’y pourra rien changer, je vous en préviens à toutes fins utiles. Notre corps est pour l’essentiel fait d’eau et de sodium, je ne crois pas vous apprendre grand chose. De l’eau et du sodium. Il me semble, et qu’on me corrige si je divague – ce n’est pas un jeu de mots – que 70 % de notre carcasse est constituée d’eau, à quoi il faut rajouter bon poids – 15 % du total ? – de sodium, dont le chlorure est comme notre sel de cuisine. Nous sommes la mer. Elle est nous-même. Nous en venons, nous y retournons, nous y finirons d’une manière ou d’une autre, même si cela doit prendre un peu de temps, à l’échelle dérisoire qui est la nôtre. La mer, je préfère que les choses soient claires entre nous, est ma mère et ma fille et mon amour éternel, et mon berceau et mon tombeau.

En somme comme en résumé, j’ai nagé et pris du soleil pleine face. J’ai tout oublié du reste. Mais y avait-il un reste où que ce soit ? Je me dis que non. Je me dis que j’ai gravement tort, eu égard à la marche des événements et du monde en déroute, mais je dois me répéter : il m’a semblé qu’il n’y avait rien au monde en dehors de ce que je vivais. Et c’est fini. Et me voilà.

Les tueurs sont parmi nous (sur le thon)

Je vais être bref pour de vrai, pour une fois. Vous devez tous savoir qu’un affrontement en mer a eu lieu le 4 juin, au large de Malte, entre un thonier-senneur français – spécialiste de la pêche au thon rouge – et des équipes de Greenpeace. Un militant de 45 ans, Frank Hewetson, a été blessé à la jambe par un croc, non de boucher comme dans l’imagination malade de Sarkozy *, mais de forban. Je veux d’abord saluer le courage exemplaire de ceux qui osent aller au contact de montagnes d’acier, menées et dominées par des [bip.bip.bip]. Oui, moi qui ai pu tant critiquer Greenpeace, et qui récidiverai quand j’en verrai le sens, je tire mon chapeau aux habitants des Zodiac.

Et au-delà ? Il est une leçon, parmi d’autres, que je tire aussitôt des événements. Toute la petitesse de notre espèce est là. Je m’inclus, je nous inclus tous, cela va de soi. Mais en la circonstance, c’est bien de ces pêcheurs que je veux parler. La trentaine de thoniers de Sète continuent de gagner des fortunes en vendant au prix très fort des thons rouges au Japon, où un seul poisson de 150 kilos peut approcher les 160 000 euros. Vous avez bien lu : un seul poisson peut être vendu 160 000 euros sur le marché tokyoïte de Tsukiji.

Qu’importe, dans ces conditions, que le thon rouge de Méditerranée, qui accompagne nos civilisations depuis 9 000 ans dans le bassin de Mare Nostrum, soit au bord de l’extinction. Ces crétins iront au bout, jusqu’à l’ultime prise. Comme l’ont fait les Canadiens avec la morue de Terre-Neuve avant le moratoire de 1992, qui n’aura pas permis le sauvetage de cette espèce royale. Pleurons ? Oui, pleurons, car je ne vois pas ce que nous pourrions faire d’utile. Nous sommes en face du fatum des Latins – le destin, écrasant -, et même de l’hybris des Grecs, cette démesure qui conduit droit à la tragédie de l’atè, l’égarement. Je crois, je suis raisonnablement certain que nous ne voyons là que les prodromes, les tout premiers débuts d’un affrontement planétaire, monumental, historique entre deux visions antagoniques de l’avenir.

Autant dire ce que j’ai déjà écrit tant de fois : les écologistes officiels qui tapent sur le ventre du ministre, et vont répétant que nous sommes sur la voie de l’accord, du rassemblement, de la lucidité partagée, du sursaut, se trompent affreusement. Et nous mènent tous, pardon pour l’exécrable jeu de mots, en bateau. À mes yeux, il y a définitivement eux et nous. Cela peut sembler contradictoire avec d’autres paroles consignées ici, mais je ne crois pas que cela soit le cas. Je suis pour l’union, la réunion de tous ceux qui, venant des plus lointains horizons, sont en marche. Mais les tueurs de thons sont les tueurs de nous tous. Et je refuse de transiger avec cette canaille-là.

* Nicolas Sarkozy a promis il y a quelques années de pendre à un croc de boucher Dominique de Villepin, qu’il juge coupable de manipulation contre lui dans le cadre de l’affaire dite Clearstream.

Au cul du Probo-Koala (une aventure maritime)

Avant que j’oublie, un livre formidable. Demain commence aux Pays-Bas le procès du Probo-Koala, un cargo maudit. Parmi les mis en examen figurent le capitaine du navire, la transnationale Trafigura, la ville d’Amsterdam et la société APS. On leur reproche d’avoir participé, peu ou prou, à un trafic de déchets à destination de la Côte d’Ivoire. C’est là, le 19 août 2006, que sont déchargés du Probo 528 mètres cubes de déchets plus ou moins liquides, que des camions, affrétés dans de baroques conditions, doivent aller déverser dans l’immense décharge d’Abidjan, Akouédo. Située à une quinzaine de kilomètres du centre-ville tentaculaire, dans un ravin naturel, ouverte sans l’ombre d’une autorisation en 1965, elle met fatalement en contact ses jus avec la nappe phréatique, la lagune qui s’insinue entre les deux parties d’Abidjan, et l’océan proche.

La folie n’est plus très loin. Que contenaient les cuves du Probo ? Officiellement, des eaux de nettoyage souillées – à peine – par des hydrocarbures. En réalité, c’est beaucoup plus grave, infiniment plus dangereux. L’odeur des déchets est suffocante, oppressante, résistant à tout. Des chauffeurs refusent de charger, d’autres s’enfuient après une seule tournée, et les riverains réagissent aussitôt. Habitués pourtant aux pires horreurs déversées sur les 150 hectares de la décharge, ils protestent dès avant la fin des déversements. Ils bloquent des camions, menacent et tempêtent.

L’opération n’ira pas jusqu’au bout. En tout cas, pas à Akouédo. On retrouvera plus tard une dizaine de dépôts sauvages qui paraissent entourer la capitale de la Côte d’Ivoire. Certains chauffeurs ont balancé leur chargement dans des fossés, des forêts, au bord des routes, partout où ils ne risquaient pas le flagrant délit. Commence un drame sanitaire mêlé d’une psychose collective qu’il n’est pas difficile de comprendre. Car il y a des morts. Des malades. Des intoxiqués par milliers. Des angoissés par dizaines de milliers. Mais que s’est-il passé ?

C’est ce que racontent Bernard Dussol – de l’émission Thalassa – et Charlotte Nithart, de l’association écologiste Robin des Bois, dans un livre (Le cargo de la honte, Stock, 260 pages, 18,50 euros). Un troisième homme, qui ne signe pas, a mis la main à l’ouvrage, lui donnant une patine singulière. Cet homme, je le connais, car il s’agit de Jacky Bonnemains, fondateur de Robin des Bois. Le livre pourrait être seulement intéressant, mais il est en fait passionnant. Jacky, en effet, connaît admirablement l’univers des déchets et du transport maritime. Mieux que la plupart des spécialistes, très cloisonnés dans leur savoir. L’addition de ces connaissances et d’un travail de terrain parfait, en Côte d’Ivoire, de Dussol et Charlotte, marque une grande réussite.

Je ne vais pas tout raconter. Sachez que les auteurs ont pris le parti d’une sorte de « romanquête ». Le genre est justement contesté depuis que BHL s’en est servi pour ses petites affaires pakistanaises. Mais ici, grâce à la rigueur des informations, la forme semble la meilleure possible. On suit ainsi le capitaine ukrainien du Probo, Sergueï Chertov, jusque dans son poste de pilotage, à l’entrée du port d’Abidjan. De même, on embarque dans la Mercedes de ce frimeur de Salomon Ugborugbo, et l’on admire sans retenue Safiatou Ba N’Daw, qui change de tailleurs plus vite que son ombre. On passe même une demi-heure avec les responsables français de Trafigura, venus à Abidjan en croyant pourvoir acheter le calme, et qui se retrouvent pour une fois, stupéfaits, en taule.

Vous verrez, vous verrez peut-être. Le livre est comme une leçon de choses sans discours. Sur l’état réel des relations entre le Nord et le Sud. Sur l’état d’esprit vrai de ces chevaliers d’industrie qui pullulent dans l’univers du pétrole, du transport maritime, du déchet. Sur notre impuissance, notre inconséquence, nos incohérences, notre insignifiance disons-le. Bref, un irremplaçable pense-bête, qu’il suffit de rouvrir de temps à autre, quand on a passé trop de temps en compagnie des si médiocres discussions françaises. Ah ! l’un des personnages les plus odieux de l’histoire, à l’arrière-plan certes, estime que le secteur le plus prometteur est désormais celui des énergies renouvelables. C’est là qu’il faut investir, car c’est là que pousse l’argent sur les arbres. Cela peut faire penser.

PS : On lira, ou pas, les raisons qui m’ont amené, voici quelques années, à m’éloigner de Robin des Bois (lire ici). Cela n’a rien à voir avec ce qui précède.