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Passer le Sahara dans un tamis (adage new age)

Je suis à peu près certain que la plupart d’entre vous en ont entendu parler. Une équipe américaine de la Sea Education Association (SEA) a découvert l’existence d’un continent fait de déchets, essentiellement plastiques, dans l’Atlantique (ici en français et là en anglais). Continent est certes un mot abusif pour parler d’une masse liquide, mais cela donne au moins une idée de la taille. Environ la surface de la France, de la Belgique et de la Grèce réunies. Notons avant d’oublier que l’on parle beaucoup ces derniers jours de cette dernière, mais pour des raisons plus intéressantes : comment diable ses habitants vont-ils faire pour continuer à acheter les merdes qui finiront dans l’Atlantique ?

Donc, une découverte. Faite de milliards de fragments de plastique industriel, sur dix mètres de profondeur, à moins de 1 000 km des côtes américaines. De l’autre côté, dans le Pacifique, on a trouvé dès 1997 le Trash Vortex (tourbillon d’ordures), autrement dénommé The Great Pacific Garbage Patch, pour Grande nappe de déchets du Pacifique. Je vous en avais parlé il y a deux ans (ici). Cette gentille monstruosité doit aujourd’hui dépasser la taille des États-Unis d’Amérique, qui atteignent tout de même 9 millions et 600 000 km2. Mais ce n’est qu’un début.

Autre nouvelle aussi réjouissante : la mousson d’Asie envoie dans la stratosphère l’extraordinaire pollution atmosphérique produite par les croissances chinoise et indienne. Vous avez dû entendre parler de ce miracle qui nous permet de vendre des turbines et d’acheter des ordinateurs. De vendre des centrales nucléaires et d’acheter des T-shirts. De vendre des locomotives et d’acheter des joujous. Bref, de continuer à vivre sans aucun but. Revenons à la mousson, qui est aussi une sorte de pompe surpuissante, capable de propulser l’air chargé de polluants de toutes sortes au-dessus des villes d’Asie, avant qu’il ne rencontre des courants porteurs et rapides, entre 32 et 40 km d’altitude (ici). Une fois bien installés dans ces couches de la haute atmosphère, ces masses colossales de molécules souvent redoutables circulent pendant des années au-dessus de nos têtes, mais finissent largement par retomber. Sur nous ? Pardi.

Si j’ai choisi le titre « Passer le Sahara dans un tamis », c’est grâce à Charles Moore, le navigateur qui a découvert le Trash Vortex du Pacifique en 1997. Lui ne se paie pas de mots. Il sait pertinemment qu’il est impossible de « nettoyer » les océans des épouvantables déjections que nous y rejetons chaque jour. Et sa formule me paraît pleine de bon sens : « Autant essayer de passer le Sahara au tamis ». On ne peut nettoyer, désolé. Mais on ne peut continuer bien longtemps. De même qu’on ne peut stopper les si magnifiques croissances asiatiques, même si elles s’effondreront fatalement, et bientôt probablement. Cette situation me rappelle le sort d’Antigone, cette pauvre fille d’Œdipe et de Jocaste. Quand Créon, le nouveau roi de Thèbes, lui interdit d’enterrer son frère Polynice, considéré comme un traître, elle se trouve prise dans un étau qui lui sera fatal.

D’un côté, elle doit obéir à son roi, car c’est la loi. De l’autre, elle ne peut pas abandonner la dépouille de son frère à la charogne, car elle l’aime. Que faire ? Oui, que faire dans un cas pareil ? Antigone décide finalement d’enterrer Polynice, mais Créon l’emmure vivante encore dans le tombeau des Labdacides. C’est un cas de double contrainte, bien étudié depuis par les psychologues et les psychiatres. Pour ce qui concerne la crise écologique, si manifeste, la société des hommes ne sait visiblement pas quoi faire. Il lui faudrait arrêter les frais, et tout de suite. Mais elle ne le peut pas. Je vous en préviens, les situations de double contrainte peuvent aisément conduire à la folie. Pour ma (toute petite) part, je suggère de commencer par la révolte.

PS : Amis lecteurs qui êtes en désaccord avec mes prises de position, par exemple au sujet des Verts et d’Europe Écologie, sachez que je vous comprends, en partie du moins. Mais de vous à moi, vous croyez qu’une telle stratégie, qui n’a rien donné de probant en quarante ans, est susceptible d’arrêter le nuage chinois et de réduire la taille des océans de merde plastique dont nous remplissons notre petite baignoire planétaire ?

Mais comment ai-je pu oublier Tomás O’Crohan ?

 

Alors que s’achève ce lundi 18 janvier 2010, il me revient en tête, avec la force qu’a ce personnage, Tomás O’Crohan. Ou bien plutôt Tomás Ó Criomhthain, son vrai nom gaélique. Tomás était pêcheur, né dans les îles Blasket, sur la côte ouest de l’Irlande. Et si j’ai pensé à lui, c’est pour la raison que je l’ai oublié dans mon article précédent, consacré à Ouessant et à Yvon Guermeur. Or il y avait sa place. Or il y aurait été à sa place. Mais comme je n’ai pas voulu lui consacrer un simple post-scriptum, voici donc quelques mots sur ce prodige.  

Sur les îles Blasket, d’abord. L’étymologie de leur nom pourrait remonter à cette langue médiévale scandinave qu’on appelle le vieux norrois, ou encore le vieil islandais. Il existe bien un mot proche, en norrois, qui est brasker, et qui signifie endroit dangereux. Si c’est vrai, je n’aurai qu’un commentaire : bien vu. Les Blasket, dont l’État a expulsé les derniers habitants en 1953 - pour la raison grotesque de leur offrir le confort « moderne » - sont en effet un archipel où le paysan-pêcheur affrontait de perpétuelles tempêtes.

Tomás a sans doute été l’un des beaux représentants de cette tribu des Blasket, vivant dans une autarcie presque complète. Né en 1856, mort en 1937, il aura mené la vie rude d’îlien perdu, voué à une pêche toujours incertaine, toujours recommencée. Pour quelque obscure raison, il était aussi un écrivain d’immense portée. Spontanément, sans bien entendu le savoir lui-même. Vers 1925 - à 69 ans ! - il commença d’écrire, sous la forme de lettres à un ami, An tOileánach, qui est un chef-d’œuvre. An tOileánach a été traduit du gaélique par Jean Buhler et Una Murphy, sous le titre de L’homme des îles. L’autre jour, il y a un mois peut-être, j’ai supplié un frère, Emmanuel, de l’acheter et de le lire. J’ai pour ma part une édition de poche parue dans la collection Voyageurs, chez Payot. Hélas ! hélas pour lui, Emmanuel m’a annoncé que le livre se trouvait épuisé.

Il va donc falloir me faire confiance. Ce livre est envoûtant de la première à la dernière ligne. Car l’on y mène la vie des Blasket à la fin du 19ème siècle. Réellement. On hisse le cochon de Diarmid sur le char, ce qui n’est pas rien. On entonne en chœur « La douce colline de la femme aux cheveux noirs », avant de boire sa chope de bière, ou deux, ou plus. On hisse la voile pour se rendre à Dingle, au bout de la péninsule. On remonte les casiers à homards, on pêche le maquereau, quand il daigne se montrer. En mer, on trime. À terre, encore plus si cela se peut. Tomás : « Vers le 1er mai de cette année, il y eut du maquereau à prendre, et nous en retirâmes un bon paquet de sous. J’en avais pour cinq livres après une seule semaine. Puis mon père mourut et je dus utiliser mes cinq livres à le mettre au cercueil. Les cercueils de l’époque n’étaient pas aussi chers qu’aujourd’hui. Un enterrement complet coûtait alors dans les dix livres. Il est souvent revenu à trente livres depuis lors.

   » Après avoir connu toutes ces traverses, je dus exiger encore davantage du travail de mes os; tout le travail que j’avais accompli dans le petit champ ne me rapporta pas deux sacs de pommes de terre; je n’en tirai que trois moissons d’avoine, la dernière étant la meilleure ».

Ce pourrait être sinistre, et c’est souvent fort drôle, car Tomás est un homme qui aime rire, faire des farces, et la fête. Est-il toujours fiable ? Je n’en mettrai pas ma main au feu. Il raconte ainsi avoir été sévèrement mordu par un phoque, qui lui aurait arraché un notable bout de chair au mollet. La sorcière de l’île - 160 âmes au total -, présente à la maison quand  Tomás revient avec son affreuse blessure, rapporte alors ce qu’il faut faire pour sauver sa jambe. C’est très simple : il faut appliquer un morceau de phoque sur la plaie vive, serrer avec un pansement, et attendre huit jours. À la suite de diverses péripéties, l’oncle Diarmid réussit à tuer un autre phoque, et ne « s’arrêta qu’après avoir serré dans ma jambe un morceau de chair du phoque et, une semaine après, je me portais aussi bien que je m’étais jamais porté ».

À part cette histoire, qu’il est bien difficile de prendre au premier degré, le reste se lit comme une vie. Il faut que je m’arrête, ou je vais tout vous raconter. Un dernier extrait, où apparaît un autre gosse de l’école, « le Roi » Pats Micky, que Tomás n’aime guère. Et rions ensemble : « Nous avions un poste de garde qui signalait tous les bateaux venant à nous, car des gens déplaisants étaient dans les parages à l’époque, des rôdeurs et des baillis prompts à s’emparer de tout ce qui leur tombait sous la main et qui vous auraient laissé mourir de faim, même s’ils allaient tous finir leurs jours dans les asiles des pauvres, sans être pleurés par personne.

   » Mais ce jour-là, l’homme du bateau n’était pas de cette trempe ; c’était un inspecteur des écoles. A cette nouvelle, nous n’en menions pas large. Un gars n’arrêtait pas d’aller sur le pas de porte pour voir quand le visiteur serait en vue. Une vigoureuse fille fut la première à le voir. Elle se rua de la porte à sa place avec une expression d’horreur. Il fit bientôt son entrée. On voyait ici et là des gosses avec une main sur la bouche ; quant aux grandes filles, l’une d’elle éclata de rire et une autre suivit bientôt. L’inspecteur avait la tête en l’air, examinant tantôt la paroi, tantôt les poutres du toit, tantôt les écoliers.

       — Sainte Marie ! me glissa le Roi dans un murmure, il a quatre z’yeux ! — Oui, lui dis-je, et une lumière qui se reflète dedans. — Je n’ai jamais vu un homme pareil, dit-il.

  » Chaque fois qu’il tournait la tête, une lueur étincelante brillait dans ses yeux. A la fin, toute la bande éclata de rire ; tous les grands et tous les petits hurlaient de peur. L’institutrice eut tellement honte qu’elle manqua s’évanouir et l’inspecteur ne se tenait plus de rage.

       — Il y aura un meurtre, me dit le Roi dans un souffle, je me demande si personne a jamais vu un homme avec quatre z’yeux.

  » C’était la première personne portant des lunettes que les enfants avaient jamais vue ».

Je ne vois guère quoi ajouter. Si, tout de même : j’aime les îles. Et la littérature, et finalement tant de choses et tellement d’êtres que je ne saurais me plaindre de rien. D’ailleurs, je ne me plains de rien.

Pour Yvon Guermeur, découvreur d’Ouessant

 

J’aime la mer, et La Mer aussi. C’est un roman que peut-être certains d’entre vous ont lu. Je dis peut-être, car je crois qu’il n’est guère connu. Édité en Allemagne en 1911, il a ensuite été traduit en français, avant de tomber entre mes mains. Son auteur ? Bernhard Kellermann, qui a séjourné à Ouessant pendant quelques mois de 1907. La Mer parle de cette île du bout du continent européen, où l’océan est la seule vraie puissance.Le narrateur y rapporte, à la première personne, des amours compliquées et des amitiés confuses, avant qu’il ne quitte Ouessant, sans doute pour n’y plus revenir. Roseher est blonde, au milieu des femmes noires de l’île. Yann est un pêcheur merveilleux. Yvonne est une fille qui ne refuse guère ses grâces. Le narrateur habite pour sa part la « Villa des tempêtes ». Au cours d’un de mes séjours sur l’île, il ne m’a pas été difficile de retrouver sa trace. Car cette « villa » existe, bien qu’elle soit en ruines. C’est un bâtiment près de la pointe de Pern, qui abrita, jusque vers 1900, une corne de brume, actionnée, je crois bien, par une paire de nobles chevaux de labour.

Qui n’a jamais vu la pointe de Pern est un insolent veinard. Il lui reste au moins cette merveille-là à visiter, qui n’est pas si loin d’ici. Et qui l’a vue est encore plus chanceux, car jamais il n’oubliera. Jamais je n’oublierai les nunatak de Pern. Ce sont des rocs face à la mer, qui font songer aux statues de l’île de Pâques. L’homme n’est pour rien dans ces sculptures naturelles, léguées par la dernière époque glaciaire, qui continueront de défier longtemps encore nos frêles existences. La première fois que je me trouvai auprès d’eux, je reconnus aussitôt quantité de personnages. Il y avait là un vieux pirate, tête renversée, qui riait à gorge déployée. Aussi une bête étrange dont je ne savais le nom, avec une corne de rhinocéros en lieu et place du front. Un rocher isolé s’était fait une tête de chien, et disposait même de deux pattes avant, étirées jusqu’à la lande. Partout, des Indiens à crête de Huron paraissaient dormir en fourbissant leur tomahawk. Je n’en menais pas large.

Que cette île soit de sortilège, chacun le sait. Moi, je l’ignorais encore. Il me fallait voir l’océan. À Pern, il vient buter contre la roche depuis les houles si profondes venues d’Amérique. Entre ce continent que nous, Européens, avons tué avant de le comprendre, et Ouessant, il n’y a rien. C’est-à-dire tout. Une masse qui réduit nos dimensions à celles qui sont les nôtres. « Quand je rentrai chez moi, raconte le narrateur de La Mer, la Villa des Tempêtes était comme couverte d’une lèpre. Des ballots d’écume tourbillonnaient dans l’air. La fureur de la marée déchirait l’eau entre les brisants en une mousse sale que le vent emportait par blocs entiers ». L’Atlantique, à Pern, ne fait que tolérer le granit. Une marée ordinaire, une poussée habituelle des flots transforme le lieu en un violent concours de gris et de blancs. De blancs au pluriel, car il en est de nombreux.

Quant à décrire la tempête, cela dépasse mes forces maigrelettes. J’ai vu la pluie de mer, cette poussière humide poussée par les vagues, mêlée de cailloux, de goémon et bien sûr d’écume aussi dense qu’une soupe, passer par-dessus le phare du Créac’h, dont la hauteur approche 55 mètres. Encore le dominait-elle de bien plus haut. Dans les moments où la mer parle, il faut se taire, car de toute façon, on n’entend plus qu’elle. L’air est blanc. L’eau est blanche. Le vent est blanc. La lande est blanche. La pierre est blanche. Il faut attendre que le silence revienne, qui ne revient jamais tout à fait, à Pern en tout cas. Je pourrais aisément encore parler d’Ouessant, car ce lieu fait partie des rares qui me font pleurer. Je n’éprouve aucune honte à vous dire que l’île m’a fait pleurer plus d’une fois, comme ce jour d’hiver au ciel bleu, tandis que je regardais l’îlot Keller. Keller est un bloc d’herbe, quarante mètres au-dessus de la vague, séparé par un court bras de mer d’Ouessant. Quand on se trouve au bord extrême, côté Ouessant, on ne voit de Keller qu’une lande, qui s’arrête aux falaises. Il y a une maison. Si j’étais Merlin le magicien, c’est là que j’habiterais.

J’ai pleuré d’autres fois, mais je vais prudemment en rester là. Car tout cela, après tout, n’était que préambule, figurez-vous. Mais oui ! Juste une façon de vous faire comprendre à quel point Yvon Guermeur aura marqué ma vie. Il ne le sait évidemment pas. Il ne s’en doute pas davantage, mais c’est ainsi. Je n’ai rencontré cet homme que deux fois, peut-être trois. Il est ornithologue. L’un de nos plus beaux ornithologues. Un passionné, un connaisseur hors-pair de l’avifaune de Bretagne, qui dirige sur place le Centre d’étude du milieu d’Ouessant (CEMO). Ce centre, créé grâce au legs du père de l’ornithologie bretonne, Michel-Hervé Julien, est connu dans le monde entier par une petite tribu, dont les membres sont dispersés. Chaque automne, une partie d’entre eux, venus de toute l’Europe, se retrouvent là pour des observations de terrain. Car Ouessant, qui ne fait que 8 kilomètres de long et 4 de large, au mieux, est placée le long d’une voie migratrice importante. Les oiseaux qui descendent du Nord suivent le tracé de la côte avant de parvenir à destination, qui se trouve parfois en Afrique tropicale. Ils suivent la côte, mais dans la nuit, ils se détournent quelquefois, surtout quand les feux du Créac’h les attirent irrésistiblement. Alors, ils viennent se cogner, et s’étendre au pied du phare.

Naguère, il y a bien peu de temps encore, des milliers de bécasses et de grives étaient achevées autour, puis mangées à la suite, ou revendues. Yvon a donc créé le CEMO, et le dirige encore, aux dernières nouvelles du moins. Il est celui qui a tout vu. Des troglodytes et des accenteurs, des rouges-gorges et des merles, évidemment. Mais aussi une chouette harfang des neiges, le 2 mai 1993, égarée de l’Arctique. Mais encore des bruants nains venus de Sibérie, sans oublier une fauvette à joues grises, qui ne vit pourtant qu’en Amérique, attrapée dans ses jumelles le 25 octobre 1986. Ce qu’il m’a appris ? Qu’on pouvait être insolemment heureux seul. Pas seul tout le temps, non. Mais souvent, oui. Et qu’un bout de pierre est un pays enchanteur, pourvu qu’on sache l’habiter.

Ce n’est pas rien, mais il y faut ajouter un éloge de la lenteur, qui se changerait, pas à pas, en grandeur. Yvon Guermeur est un homme lent, qui a parcouru Ouessant à pas calmes des centaines, peut-être des milliers de fois. En tous sens. Modeste à un point préoccupant, il s’est laissé déposséder d’une reconnaissance qui lui revenait pourtant, d’évidence. Car cet homme est aussi un archéologue-né, bien qu’amateur. Marchant, baissant parfois la tête pour ne pas offenser le vent, il a vu, à terre, ce que personne ne soupçonnait avant lui. Il a entrevu l’histoire ancienne de l’île, avant tout le monde, pour tout le monde. À Porz Arland, par exemple, il a découvert les traces de ce qui pourrait bien avoir été un petit port de l’époque romaine. En gratouillant dans la microfalaise. Mais son chef-d’œuvre s’appelle Mez-Notariou, le champ du notaire.

En 1987, il se balade aux abords d’un chantier au centre de l’île. Dans une tranchée creusée par une pelle mécanique, il aperçoit des fragments de poterie et des pierres un rien curieuses. Il emporte le tout, brosse ses échantillons au coin du feu, et commence une expertise sauvage. La pierre a été cuite, et d’un. Certains fragments semblent être d’apparat, et de deux. Le tout semble remonter à une époque située entre l’âge de fer et l’âge de bronze, et de trois. Il ne faut pas croire, Yvon Guermeur sait lire dans les plus vieux grimoires.

Après tant de péripéties que je ne peux pas même les évoquer, Mez-Notariou est devenu un grand chantier archéologique européen. Le site a été occupé au moins entre le quatrième millénaire avant notre ère et jusqu’à 500 ans après. Des haches néolithiques jusqu’à la fin de l’Empire romain. Il y a 3000 ans, ce village-là comptait sans doute près de 400 habitants, soit presque la moitié de la population actuelle. Pourquoi diable avoir bâti un village en bois – les preuves abondent – sur une île en pierre ? Ouessant, selon l’étude des pollens, n’a pas abrité de chênes, qui ont pourtant servi aux fondations de Mez-Notariou. Faut-il imaginer du bois flotté, dans les terribles courants de la mer d’Iroise ? Les habitants n’étaient pourtant pas à plaindre. L’on sait qu’ils mangeaient des coquillages et des oiseaux à profusion, du requin, et même du…cerf, venu, lui aussi, et fatalement, du continent. Je donnerais gros pour savoir quelles embarcations utilisaient les îliens d’il y a tant d’années. Gros.

La suite ? Mais quelle suite ? Ouessant poursuit sa route, qui me semble moins heureuse qu’elle ne fut. Le pays se vide, les forces vives s’en détachent, les vieux dominent. À moi, il me plaît de constater, une fois de plus, que l’histoire des hommes n’est que marée. Flux et reflux. Trangression marine, inéluctablement suivie d’un retrait des mers et du rivage. Le monde ne nous appartient pas. Nous lui appartenons corps et âme. La renverse est au centre de nos vies. Yvon Guermeur n’est-il pas un splendide berger du temps ?

PS : Yvon Guermeur vient de publier son opus magnum, Ornithologie en Bretagne, chez Pallantine. Mais je ne peux en parler, car je ne l’ai ni vu ni lu. Je me l’offrirai dès que possible, malgré son prix exorbitant de 120 euros.

Les baleines bleues auraient-elles tout compris ?

Je poursuis ma rêverie, commencée hier ici.  Ambulocetus natans – la « baleine qui marche » -, est la charmante bestiole ci-contre, qui mesurait environ trois mètres de long. On pense qu’elle a dû vivre il y a 50 millions d’années et qu’elle était sur le chemin pour devenir une baleine. Qui le croirait ? Elle serait une sorte d’intermédiaire entre Pakicetus, que je vous ai déjà présenté (Les baleines bleues lancent-elles un message ?), et Basilosaurus, que je vous montrerai plus bas. Ambulocetus gardait encore la possibilité de sortir de l’eau, de se planquer dans une mangrove, au bord d’une plage, avant de se jeter, telle un grand méchant loup, sur ses victimes. Vous avez vu ? Oui, ses dents ne laissent place à aucun doute. Basilosaurus, ci-dessous, ne devait pas se contenter non plus de bonbons à la menthe.

Ce gaillard-là, cétacé archaïque, a pu vivre jusqu’à la fin de l’Éocène, il y a environ 36 millions d’années, et lui ne pouvait déjà plus aller à terre. Ne vous fiez pas à la taille de vignette, car il pouvait atteindre 21 mètres de long et avaler un animal de la taille d’un dauphin actuel. Ce n’est donc que très lentement que les choses ont commencé à changer, et que les baleines sont devenues de placides et pacifiques mammifères. Que faut-il donc penser d’une telle évolution ? Oui, que faut-il penser du passage de la violence quotidienne à la fluidité musicale des grands fonds ? Je vais vous décevoir, car je ne le sais pas.

Puisque la connaissance n’y est pas, reste au moins le songe et les déambulations intérieures. La baleine bleue, dont je parlais hier, est un animal si beau, si parfaitement accompli, ayant traversé tant d’épreuves qu’elle m’émeut aux larmes. J’espère ne pas vous faire peur. Mais je le répète : aux larmes. J’ai dit qu’elle avait failli disparaître. J’ai dit que son chant s’était soudainement fait plus grave, sans qu’on sache réellement pourquoi. Eh bien, je vais tenter de répondre, moi, en insistant sur le droit imprescriptible à l’imagination. Si la baleine bleue pleurait sur son monde disparu ?

Oui, et si la baleine constatait, d’année en année, l’inconcevable massacre qui se produit sous ses yeux de géant ? N’oublions jamais – je ne risque pas – que ce monument de l’histoire naturelle migre sur des milliers de kilomètres, bien que nous ne sachions pas grand chose de ses routes marines. Ce bel oiseau, ce grandiose oiseau migrateur file et traverse des immensités. Lesquelles n’ont plus rien à voir avec ce qu’elles étaient il y a seulement cinquante ans. Tout a changé. Tout est changé. Des écosystèmes stables depuis peut-être des centaines de milliers d’années ont été bouleversés par la pêche industrielle, l’un des plus grands crimes jamais conçus par l’homme. Personne, je dis bien personne n’est en mesure de saisir l’énormité des processus de destruction en cours sous la surface des mers et des océans.

Personne, c’est-à-dire aucun humain. En revanche, la baleine bleue, qui a évolué avec la mer, qui en est l’un des plus étonnants rejetons, qui voit tout, entend tout et peut-être comprend tout, la baleine bleue n’est-elle pas capable, elle, de saisir l’ampleur du drame absolu que nous avons provoqué ? Je le dis sans crainte du ridicule, cela me semble possible. Et en ce cas, le chant devenu si grave de notre si belle amie serait un pleur. Le pleur désespéré de qui se retrouve, peu à peu, seul au monde des profondeurs.

À ne lire à aucun prix sur la plage (sérieux)

Moi qui ne lis pratiquement plus Le Monde, que j’ai découvert par miracle l’année de mes quatorze ans, voilà que j’en ai acheté un exemplaire. Et qu’il contenait un article bien intéressant de Lucie Lecoq. Comme je ne connais pas ce nom, j’imagine, un peu vite, que cette personne est une stagiaire, venue là pendant l’été.

Et si je me trompe, pardon. Mais aussi, un(e) journaliste chevronné(e) aurait-il – elle – osé parler de la sorte d’une étude d’ONG écologiste ? N’importe. Un article intéressant, donc (ici), qui cite l’association Surfrider Foundation Europe (ici). Laquelle, rassemblant au départ des surfeurs, se donne pour but « la défense, la sauvegarde, la mise en valeur et la gestion durable de l’océan, du littoral, des vagues et de la population qui en jouit ». Si l’on m’avait demandé mon avis, je n’aurais peut-être pas rédigé de la sorte. Mais il est vrai que je ne suis pas un surfeur.

Surfrider France vient de publier un rapport qui tente d’appliquer aux plages françaises les critères de qualité qui seront imposés partout en Europe à compter de 2015, demain matin, donc. Et là, coup de torchon et folie complète : sur 1974 plages étudiées, pas moins de 171 devraient aussitôt fermer si l’on prenait en compte aujourd’hui la loi à venir. Soit près d’une sur dix !

On se doute bien que la coalition surpuissante des intérêts croisés du tourisme, de la politique, de l’administration et de la finance a déjà dégainé contre le travail, sérieux à n’en pas douter, de Surfrider. On se doute bien qu’il est hors de question de toucher à la poule aux œufs d’or, quel que soit l’état du poulailler. De bons esprits doivent déjà travailler à une solution présentable. Elle sera trouvée. Elle l’est peut-être.

Je vous ai traînés jusqu’ici pour vous dire que ce n’est pas, à mes yeux, le pire. Eh oui ! J’ai eu la curiosité de charger et de lire la directive européenne 2006/7/CE, qui entrera en vigueur en 2015 (ici). Rendez-vous, pour ceux qui ont le temps, à l’annexe 1, qui fixe les normes de qualité des eaux de baignade. Surfrider, qui a meilleur esprit que moi, se réjouit que celles-ci soient rendues plus sévères. Moi, je lis tout autre chose, je vous le dis ! Je découvre – oui, je DÉCOUVRE – avec stupéfaction que seules deux types de bactéries sont recherchées : Escherichia coli et les entérocoques intestinaux.

Ma première remarque est comme évidente : les boutiquiers et bureaucrates de la santé se sont prémunis contre les risques immédiats, ceux qu’un baigneur pourrait leur reprocher d’avoir encouru. Mais pour le reste, rien. Rien, rien, rien. Si une eau de mer contient moins de 500 Escherichia coli pour 100 ml, elle est d’excellente qualité. Et encore de qualité suffisante si elle en contient 900. Ce qui sera donc, à partir de 2015, un PROGRÈS. Fort bien, j’en suis secrètement ravi. Mais la nouvelle directive ne dit pas un seul mot de la pollution chimique multiforme de toutes les eaux, douces ou salées.

Je dis bien : pas un mot. Un efficace travail de lobbying a permis de laisser de côté le vaste continent des molécules rémanentes, toxiques, reprotoxiques, cancérogènes, mutagènes, tératogènes, etc. Autrement dit, l’on pourra se baigner sans l’ombre d’un problème dans une eau qui ne contient pas de merde organique, mais qui pourrait très bien être surchargée de merde synthétique. Franchement, sachant ce que drainent nos fleuves, dont beaucoup se glissent en mer très près de plages surfréquentées, comment ne pas être dégoûtés à jamais ?

 

Ce monde, notre monde, est incapable de dire la vérité sur son état. Car le dire,  c’est reconnaître la faillite générale. C’est avouer l’empoisonnement universel. C’est s’obliger à changer. Tant que l’opposition ne sera pas assez puissante, les petits et grands maîtres du désastre préféreront toujours casser le thermomètre plutôt que de lutter contre la maladie. Je vous avais prévenus, ce n’est pas bon pour les vacances.