Au printemps 2001, alors que j’étais jeune et fringant, je suis allé sur l’archipel de Riou, tout près de Marseille. Pas Frioul, qui se trouve en face quand on se tient à l’entrée du Vieux Port. Non, Riou, que tant de Marseillais ignorent totalement. Si je repense à ces instants de bonheur pur, c’est parce que j’en ai soupé. Pour un temps, je ne peux plus supporter ces misérables embrouilles dont je vous entretiens pourtant à loisir. J’en ai marre, de ces joutes, du pouvoir, des cheffaillons, de ces tristes structures humaines qui nous déshonorent tous un peu. Moi qui déteste tant l’autorité, la hiérarchie, les convenances, tous ces salamalecs qui rendent les sociétés humaines possibles – sinon désirables -, je pense donc à l’archipel.
Un jour, je me suis retrouvé à l’arrière d’un Zodiac courant sur l’eau à une vitesse désarçonnante. Tenant un bout, autrement dit une corde, pour ne pas être éjecté droit dans la mer Méditerranée. Le pneumatique tapait, cognait contre l’eau et faisait des bonds de cabri. Quel sport ! Si je m’étais retourné à ces moments-là, j’aurais aperçu le cap Croisette, masquant Marseille. Mais comment aurais-je pu faire ?
Alain tenait le manche, apparemment indifférent aux formidables tressautements. Responsable de Conservatoire, études des écosystèmes de Provence (CEEP), une association naturaliste et scientifique, il s’occupait de l’archipel pour le compte du Conservatoire du Littoral. Faisait-il beau ? Oui, il faisait beau. Un soleil couleur feu. Une mer couleur Marine. Passant au sud de l’île Maïre, la plus proche de la côte, Alain m’a montré sur une corniche l’un des faucons pèlerins de l’archipel. On eût dit une souris grise assise sur une nappe blanche, à 100 mètres de hauteur. Oui, j’ai oublié de le préciser, tout Riou est calcaire. Blanc calcaire. Et Maïre ressemble à un éléphant blanc dont la peau crevassée remonterait aux temps affreux où n’existait pas encore l’urbanisation généralisée des côtes de Mare Nostrum.
Dites-moi, vous souvenez-vous que la Méditerranée est Mare Nostrum ? Notre mer à tous ? Mais revenons à Riou, qui compte quatre îles – Riou, Jarre, Maïre et Plane – et des îlots. De loin sur l’eau, l’effet est incroyable. Car les heutes falaises de certaines îles, Riou notamment, semblent des montagnes de sel, ou de sucre, posées sur le bleu noir des flots. Il y a 8 à 9 000 ans, Riou n’était qu’une pointe de terre en mer. Après avoir puissamment baissé – entre 100 et 120 mètres – au cours de la régression grimaldienne, la Méditerranée est ensuite remontée, créant Riou et ses petites soeurs. Je le précise, la régression grimaldienne n’a rien à voir avec Albert Grimaldi, prince de Monaco. Du moins, je ne crois pas qu’il puisse s’agir du même phénomène.
Le Zodiac a tournicoté autour des îles avant de s’engouffrer, au sud de Riou, dans une minuscule faille, une lèvre entre deux parois où le clapot, devenu furieux, paraissait capable de nous casser la tête contre la pierre. Le lieu s’appelle « La calanque des Anglais ». Il n’est pas impossible que des contrebandiers se soient cachés ici. Seulement une petite heure, le temps de tromper l’ennemi, avant de repartir la peur au ventre. Riou est un lieu empli d’une histoire dense, pour qui sait lire. L’île a été une pêcherie de thon à l’époque gallo-romaine, ce qui ne se produirait plus aujourd’hui. Car le thon, pillé, n’est plus. Elle a été un repaire de pirates, lesquels se sont reconvertis. Elle a été la cible des Barbaresques, elle a été carrière de sable et de pierre, et bien entendu avant-poste militaire. Quelle île n’aura pas été, dans le passé humain, un avant-poste militaire ?
Bon, je préfère l’état actuel. Sur Riou, l’un des points les plus secs de France, il ne pleut que 350 mm d’eau par an, et le vent fou de Méditerranée souffle 362 jours par an, dont 200 plutôt fort. Les plantes se sont adaptées et portent des feuilles écailleuses qui limitent l’évaporation. Le plus étonnant, c’est que 360 espèces végétales ont été recensées, dont 18 sont protégées, comme la passerine hirsute, l’astragale de Marseille ou la petite saladelle.
Ce jour-là, j’ai débarqué sur la plage de Monasterio, accueilli par des criaillements de goélands leucophées. Il y en a des milliers. Des milliers, dont certains vous frôlent depuis les cieux. Un désordre écologique de plus, qui s’explique largement par les décharges de l’arrière-pays continental. En choisissant – avec goût – Riou pour pondre, les goélands apportent aussi, par leurs déjections, un azote qui finira en nitrates. C’est un bon dopant, qui favorise les plantes les plus banales, au détriment des petites du pays. Et les rats s’en donnent à cœur joie. Pas les surmulots de nos égouts, mais des rats noirs, introduits là par Dieu sait qui et quand. Ceux-là mangent à l’occasion des plantes.
Les rats noirs se plaisent donc beaucoup à Riou. Sur l’île Plane, on en a dénombré jusqu’à 140 à l’hectare ! Du coup, on les piège. Je sais, c’est assez cruel, mais ces animaux ne sont pas seulement des herbivores. Ils s’attaquent aux oeufs et aux poussins de goélands. Pas grave ? D’un certain point de vue, ce n’est pas si grave, en effet, puisque les goélands se comptent en milliers de couples. Mais que faites-vous des puffins ?
En 2001, quand j’étais là-bas, l’archipel de Riou abritait 10% des puffins de Méditerranée, 27 % des cendrés, et 30% des pétrels tempête ! Je parle là, bien entendu des oiseaux « français ». Qui sont comme de tout petits albatros, passant l’essentiel de leur vie en pleine mer, à l’autre bout du monde, avant de revenir nicher à Riou au printemps. Les puffins nichent, il n’y a pas de meilleur mot, dans des terriers de pierre, à flanc de falaise quand c’est possible. Cela limite la casse, certes, mais les rats se jouent de la plupart des difficultés. Et le poussin de puffin est contraint de passer la journée tout seul, terré dans le calcaire, en attendant le retour des adultes ! Si le rat arrive, je réfère ne pas imaginer.
Mais ce jour de 2001, j’ai eu une chance insolente. Après visite, infructueuse, de deux terriers, je me suis glissé dans un semblant de grotte. J’entendais la mer au-dessous, qui paraissait grignoter le soubassement de pierre. Elle bouillonnait d’une jeune vie inépuisable. À un moment, il m’a fallu comme plonger dans le noir, me frottant à des parois humides, sans émettre le moindre son, bien entendu. Avec prudence. Avec délicatesse. Mais cela valait la peine. Allumant une discrète lampe frontale, j’ai bel et bien vu un puffin cendré, qui lui-même me regardait sans crainte apparente. Ces oiseaux, qui vivent si loin de nos folies, nous redoutent moins qu’il ne faudrait. Je vous donne mon avis. En tout cas, un puffin, dans une grotte, au-dessus d’une mer assaillante.
Puis quoi ? Puis rien. Pensant à ces (déjà) lointains souvenirs, ce mercredi 18 mars 2009, je me dis que la vie reste belle, dans quelques interstices en tout cas. Voyez le bien que me font les puffins. J’en ai oublié, provisoirement il est vrai, tous ceux qui s’en prennent à la vie. Tous ceux qui s’en accommodent. Tous ceux qui pourraient, qui devraient, et qui se taisent pourtant. Je n’ai cité personne. Une belle journée de printemps à tous.