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En défense de mon ami Pierre Rabhi (une suite nécessaire)

 

Lecteurs, je vais vous infliger un fort long texte que j’ai écrit à la suite de l’article de Jean-Baptiste Malet dans Le Monde Diplomatique d’août. Fallait-il ? Je n’en sais rien, mais j’ai ressenti comme une nécessité. Parce que Pierre Rabhi est un ami ? Oui, sûrement. Mais aussi parce que l’école de la calomnie m’a toujours écœuré. Et quand je dis toujours, c’est toujours. Je l’ai déjà dit ici, mon père était un ouvrier communiste, ce qui à son époque voulait dire stalinien. Je l’ai profondément aimé, je l’aime encore, et c’est sans doute pour cette raison que le stalinisme et tous ses avatars m’ont révulsé dès que j’ai eu 12 ou 13 ans. C’est à cet âge que j’ai commencé une activité politique, trépidante pendant plus de dix ans, et ce fut dès cet instant dans une opposition concrète à l’horrible manipulation qu’ont subie tant d’êtres merveilleux, dont mon père. Le communisme réel était une infamie.

Dire qu’il en reste des traces est pour moi une évidence. Comme le bilan vrai, total, moral, intellectuel de décennies de déshonneur n’a pas été conduit, il est loisible en 2018 d’utiliser des méthodes largement magnifiées dans l’univers stalinien. Bien sûr, celui-ci n’a rien inventé, mais il a assemblé comme aucun autre mouvement l’art du mensonge et ce qu’Orwell a appelé jadis la doublepensée et la novlangue. Je crois, et je le croirais même si j’étais le seul – ce n’est pas le cas ! – que la vérité n’est pas le mensonge. Et qu’au moins, « si le mensonge règne sur le monde, qu’au moins cela ne soit pas par moi ». J’ajoute, pour que les choses soient claires, que je suis certes un écologiste, ô combien. Mais qu’une marque dans l’histoire politique des hommes est aussi la mienne. Et cette marque, c’est celle de Charles Fourier, d’Elisée Reclus, de Nestor Makhno, de Buenaventura Durruti. Ce pourrait être de la forfanterie, mais c’est surtout vrai. Entre certains, qui ont soutenu le crime, et quelqu’un comme moi, il y a des fleuves de sang qui ne disparaîtront qu’à ma mort. Si on a envie de rigoler, on peut. Mais je suis sérieux.

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On peut tout d’abord lire l’article sur Rabhi. Et même, on le doit.

Cliquer ici pour lire l’article du Diplo

Ajout du 14 août : mon cher ami Hacène – bien reçu ! – me signale que la lecture du PDF ci-dessus est impossible. Compte tenu de mes faibles capacités, je mets en ligne une autre voie d’accès : le-systeme-Pierre-Rabhi

Je vous en prie, si ça ne marche pas, aidez-moi.

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Ma réponse

Tentative de décryptage systématique d’un article de désinformation sur Pierre Rabhi

 

Ce qui suit est une critique consacrée à l’article signé Jean-Baptiste Malet dans Le Monde Diplomatique d’août 2018. Il décrit un supposé « système Rabhi ». Pour qu’il n’y ait pas de réclamation à ce sujet, je déclare que je connais Pierre depuis plus de vingt ans. Que je le respecte, et qu’il est mon ami. Depuis quand ne pourrait-on défendre un ami ?

 

Commençons par le titre du Diplo. Il suggère sans détour une organisation, une cohérence, des buts. Dans le langage codé mais évident, système est péjoratif. On dira « le système capitaliste » ou plus sûrement « le système ». Voyons de plus près.

 

1ère manip. Les cinq premiers paragraphes permettent de présenter Rabhi, mais d’une manière telle que son sort est déjà scellé. Un, il radote, et vend donc une marchandise de piètre qualité. « Vend » ? Par des procédés subliminaux – ou pas, d’ailleurs – bien connus, Malet instille l’idée que tout n’est question que d’argent, et de vilain argent. Tandis que Rabhi ressort sa vieille histoire de colibri dans la salle, eh bien, « dans le hall adjacent », on vend des machines « de redynamisation et restructuration de l’eau par vortex ». N’est-ce pas une preuve manifeste que Rabhi est un fieffé renard ?

Non, c’est la preuve que Malet est dans une entreprise de démolition. Il choisit un élément qui n’a rien à voir avec Rabhi, de manière à l’entortiller dans le ridicule et la rapacité. Car Rabhi est invité par des comités tartempion et des structures qui le sollicitent pour parler. En quoi serait-il responsable de ce qui se passe dans un « hall adjacent » ? Si moi, Fabrice Nicolino, je parle au salon Marjolaine – ce qui m’est arrivé maintes fois -, je suis aussi responsable de ce que des stands vendent des colifichets que je trouverais, si l’on m’interrogeait, ridicules ?

Mais Malet vient de gagner la partie en envoyant un énorme clin d’œil aux lecteurs du Diplo, qui ont déjà compris que l’on parle d’un ruffian.

 

2ème manip. Dès l’ouverture du sixième paragraphe, on apprend qu’Edouard Philippe a cité dans un discours Pierre Rabhi. On ne sait pas ce que le Premier ministre a dit – était-ce une louange, une critique, une allusion ? -, mais l’essentiel est évidemment de disqualifier un homme par sa proximité suggérée avec la droite. Belle méthode. Imaginons qu’un jour Marine Le Pen cite le nom de Serge Halimi – directeur du Diplo – et vante même l’un de ses éditos, ce qui est loin d’être impossible. Malet en conclurait quoi ?

 

3ème manip. Malet écrase le temps, ce qui est bien commode. Il feint et amène le lecteur à croire que Rabhi se répète pesamment depuis un demi-siècle. Que s’est-il passé entre 1968 et 2018 dans la vie de Rabhi ? Il a senti, avant 1968 et les beaux mouvements qui ont suivi, la gravité de la crise globale dans laquelle s’enfonçaient les sociétés du Nord. Rappelons qu’à l’époque, les « avant-gardes » soutenues avec ardeur par le Diplo magnifiaient la Chine maoïste massacreuse de son peuple, Cuba approuvant l’intervention russe en Tchécoslovaquie, la Corée du Nord du Djoutché. Pierre Rabhi, petit homme venu d’une oasis algérienne, travaillant dans une usine de la région parisienne, tombé amoureux d’une secrétaire de l’entreprise, avait choisi, avant tout le monde, une autre voie, ô combien périlleuse. Et non pas, comme le note fielleusement Malet, le « retour à la terre ». J’écris fielleusement, car cette expression prépare le lecteur à ce qui suit : le compagnonnage avec l’ignominie vichyssoise. Du « retour à la terre » à « la terre ne ment pas, elle », mots écrits par Emmanuel Berl pour Pétain, il n’y a qu’un pas. Malet sait parfaitement, nouveau clin d’œil, que l’affaire est ainsi lancée : Rabhi ne peut être au mieux, qu’un archiréactionnaire. Or tout au contraire, avec la prescience du poète qu’il est, Pierre Rabhi avait senti qu’une vie d’usine et de soumission à l’ordre industriel ne serait pas une vie. Ce n’était certes pas un révolutionnaire, mais un révolté contre l’ordre social de ce temps, oui, cent fois oui.

 

4ème manip, l’usage orienté du mot modernité, qui semble être chez Malet un concept positif. Ce qui est fâcheux, c’est qu’il n’est nullement explicité. Or pour moi, la modernité, c’est précisément cette formation sociale qui pose aux humains – et aux autres – des problèmes sinon insolubles du moins terrifiants. En ce cas, Pierre Rabhi a eu mille milliards de fois raison de s’écarter du chemin. Un chemin d’ailleurs d’une grande complexité, dont Malet, l’ignorant en presque totalité, ne dit à peu près rien. Dans sa langue appauvrie, Pierre Rabhi aurait agi « en réaction », expression très proche, euphoniquement, de « en réactionnaire ». Mais plus simplement, plus vraiment, Rabhi a préféré tracer sa voie, sans payer tribut à Fidel Castro et à Vladimir Oulianov.

 

5ème manip, Finalement, cela se confirme : chez Malet, le mot modernité est positif. Le mouvement ouvrier aurait été structuré par la « modernité politique et le rationalisme ». Cette fois, c’est clair : opposé au rationalisme, Pierre Rabhi n’est donc qu’un obscurantiste parmi tant d’autres. Je rappelle pour ceux qui savent trois mots d’histoire que le mouvement ouvrier aura été constamment traversé de tendances, d’idées, de contradictions. Dites-moi : quoi de commun entre Proudhon et Staline ? Entre l’armée paysanne de Makhno et l’armée rouge de Trotski écrasant les révoltés de Kronstadt ? Entre les communautés rouges et noires de Catalogne et les assassins du NKVD ? Le mouvement ouvrier de Malet n’existe que dans son imagination. Plutôt, il n’est que ce rameau pourri qui relie la Première Internationale à Lénine,  Lénine à Staline, puis au sinistre reste.

Le « rationalisme » de ce « mouvement ouvrier » -là a conduit aux chars sur des foules désarmées, aux camps, à la terreur de masse. Laissons-le sans gêne entre les mains du Diplo.

 

6ème manip, l’affaire Pierre Richard. Prenez le temps de lire ce passage chez Malet avant de considérer mon commentaire. Mais d’abord un mot sur la citation que Malet porte au débit de Pierre Rabhi. Dans une lettre de 1960 – à 22 ans –, Rabhi s’adresse à un médecin d’Ardèche, Pierre Richard, dont il vient d’apprendre qu’il œuvrait à la création du parc national des Cévennes. Et il écrit : « Nous [Pierre et son épouse] sommes sensibles à toutes ces questions et voudrions prendre une part active en retournant à cette nature que vous défendez ». Question à Malet et à tous autres : qui diable défendait à cette date la nature déjà martyrisée ? Qui en parlait seulement ? Rabhi se montre en la circonstance un magnifique pionnier. Les « révolutionnaires » à la mode du Diplo, une fois au pouvoir, ne faisaient que détruire un à un les équilibres naturels, ainsi qu’on a vu partout où leur glorieux parti s’est emparé du pouvoir.

Mais pour l’enquêteur Malet, c’est une tout autre histoire. Car lui, il sait. Il sait ce que Rabhi ignorait et dont au reste il se serait moqué éperdument : Pierre Richard a été en 1940 « instructeur d’un chantier de jeunesse ». Vichy, l’insupportable régime pétainiste avait en effet créé des chantiers pour encadrer la jeunesse de France. Avoir été instructeur en 1940, est-ce grave ? En tout cas, ce n’est pas glorieux. J’en suis d’accord.

Mais. Mais Malet ne prend pas soin de dire ce que Richard a fait, ni combien de temps il a passé dans la structure. Une semaine, un an, quatre ans ? On ne saura pas, car il s’agit, par glissements de sens qui sont au b.a.-ba des entourloupeurs, de signifier au lecteur dûment préparé que Richard n’était qu’un fasciste et que Rabhi lui écrivant vingt ans plus tard se révélait un homme pour le moins trouble. C’est une forme éloignée mais réelle du syllogisme. Richard est un fasciste, Rabhi écrit à Richard, ergo Rabhi copine avec l’infâme.

Seulement, la France de 1940, M. Malet, comptait les pétainistes par millions, et le parti communiste cher au cœur du Diplo – l’Allemagne hitlérienne et l’URSS stalinienne étaient liées par pacte – négociait avec l’occupant nazi la reparution légale du journal L’Humanité dans Paris sous la botte. Si vous voulez accuser Richard de quelque chose, faites-le, mais abattez vos cartes. Je crains que vous n’en ayez pas.

Enfin, cette éclairante anecdote. Le fondateur du journal Le Monde, mais aussi, en 1954, du Monde Diplomatique, Hubert Beuve-Méry, a lui servi jusqu’en 1941 dans l’école d’Uriage, qui préparait les cadres du régime de Vichy. Et le même n’a pas hésité à écrire ces mots que – peut-être – Richard n’aura jamais pensés : « Il faut à la révolution un chef, des cadres, des troupes, une foi, ou un mythe. La Révolution nationale a son chef et, grâce à lui, les grandes lignes de sa doctrine. Mais elle cherche ses cadres ». Avec la méthode à Mimile, je pourrais dire approximativement : le Diplo a été fondé par un collabo, or Malet écrit dans ce journal, ergo ça en dit long sur lui.

Et comme si cela ne suffisait pas, on apprend – encore un clin d’œil supposé éclairer le lecteur – que Richard parle d’âme, de santé des paysans – le Diplo a attendu combien de décennies pour seulement évoquer la situation ? – et qu’il combat l’urbanisation, l’Etat centralisateur, les boîtes de conserve et le départ forcé des paysans. Eh, mais c’est le début d’un programme écologiste, et je le partage, mais oui !

 

7ème manip : Gustave Thibon. Je n’en discute pas : ce philosophe mort en 2001 a eu des idées que je récuse en totalité. Il était monarchiste, sans doute maurassien, et il a été utilisé par Vichy et ses épigones. Il n’empêche que Malet, une nouvelle fois, picore ce qui sert son propos d’origine, en oubliant des points essentiels. Par des procédés casuistiques rebattus, Malet présente Thibon comme un soutien déclaré de Vichy, ce qui ne s’est pourtant pas manifesté pendant la guerre. A-t-il reçu, comme d’autres, la Francisque ? A-t-il écrit des mots d’épouvante dans la presse collabo ? Non, non et non. Il est l’un des fondateurs, en 1941, de la revue Economie et humanisme, avec des prêtres – oui, il était catho – et l’économiste bien connu François Perroux. On est toute de même loin de la Milice, non ?

Mais il y a bien mieux. En 1941 toujours, il rencontre Simone Weil, la grande, l’admirable Simone de la guerre d’Espagne et des grèves de juin 36. Elle est, dira-t-il, la grande rencontre de sa vie. Simone lui confie précieusement ses carnets quand elle part vers les Etats-Unis et Thibon en tirera en 1947 un livre posthume de la grande philosophe, La pesanteur et la grâce. Alors, fasciste, Thibon ?

Il le faut bien, puisqu’il faut mettre Rabhi à terre. A l’époque où Rabhi fréquente Thibon, il est un fervent catholique, comme ce dernier. A-t-il épousé des idées d’extrême-droite pour autant ? Je ne le sais pas, je ne le crois pas, mais surtout Malet, qui se contente de l’insinuation, tellement commode, ne l’établit aucunement. Et c’est grave.

 

8ème manip : Malet, qui n’est pas né de la dernière pluie, cite à Rabhi les travaux d’André Gorz dans les années 70. J’ai toujours eu et je conserve un vif intérêt pour la pensée de Gorz, avec des réserves qui n’ont cessé de croître. Je suis presque certain que Pierre Rabhi n’a lu aucun des livres de Gorz, et il aurait été plus sain de le lui demander, ce que Malet n’a visiblement pas fait. Pour la raison simple qu’il tenait là une occasion en or – encore un clin d’œil au lecteur de gauche, décidément ! – de montrer le gouffre qu’il faut creuser autour de Rabhi. Car Gorz est infiniment présentable et si Rabhi l’envoie promener, répétant une fois encore son hostilité à la modernité – le nucléaire, le dérèglement climatique, la destruction des sols fertiles, ce n’est pas un peu et beaucoup la modernité ? – c’est parce qu’il ne fait vraiment pas partie de la famille.

Mais quelle famille ? En janvier 1968, Gorz a près de 45 ans et participe à un congrès culturel international à La Havane (Cuba). Le mojito, les cigares et les tapes dans le dos de Castro tombent comme à Gravelotte. Gorz y va d’un discours délirant d’enthousiasme pour le régime – qui emprisonne homos, marginaux et poètes, sans compter les opposants -, la voix cassée par l’émotion. Six mois plus tard, Castro applaudit des deux mains l’entrée dans Prague des trouves soviétiques. Gorz est donc un modèle de vertu et de clairvoyance ?

 

9ème manip : la question de la famille homosexuelle. Malet, on commence à être habitué, sème le doute et la confusion à partir d’une courte citation, décontextualisée bien sûr. Elle vise à fortement suggérer que Rabhi serait homophobe. Et l’on sait qu’à partir de là – fort justement selon moi -, le poil se hérisse. Car l’homophobie est bien sûr un racisme, et à ce titre une horreur. Mais relisons : Rabhi « considère comme dangereuse pour l’avenir de l’humanité la validation de la famille “homosexuelle”, alors que par définition, cette relation est inféconde ». Attaque-t-il si peu que ce soit les homos ? Non, il interroge au plan anthropologique une vision, et j’estime qu’il en a le droit. Certes, il exprime un préjugé, une inquiétude qui me paraissent discutables, mais il exerce un droit. Et Malet en fait une accusation. Contre Rabhi.

Idem pour la décisive question des relations entre les hommes et les femmes. Rabhi exprime une vision qui montre qu’il n’a pas été percuté – moi, je l’ai été dès 1971, et j’en suis heureux – par le mouvement féministe. Il n’a pas compris, dommage, mais ces mots, sauf à verser comme Malet dans un grossier idéologisme, n’ont rien de déshonorant. Si ?

Notons, au bas de l’avant-dernière colonne de la page 22 ce venimeux : « En plus de ses fréquentations vichysso-ardéchoises… ». On voit la perversité du propos, car Rabhi, vingt ans après la guerre, ne rencontre pas un vichyssois dans la personne de Thibon – voir supra -, mais un « grand prix de littérature » décerné en 1964 par l’Académie française. Et un ami du grand Lanza del Vasto. Quel rapport avec Vichy ?

 

10ème manip : le Burkina Faso et Maurice Freund. Il faut bien parler d’une humiliante – mais pour qui ? – mise en scène. Aussi bien, Malet aurait pu parler d’une aventure humaine exaltante où un enfant d’une oasis algérienne se tourne vers ses frères du Sud pour leur transmettre un précieux savoir. N’oublions pas que Pierre et Michèle Rabhi ont élevé cinq enfants sur une (très) maigre terre d’Ardèche, au moment où poussaient les banlieues et mouraient les paysans. N’importe qui peut comprendre que cette réussite économique, sociale, écologique et spirituelle a un sens. Mais Malet n’en parle pas.

Au contraire, il tente de ridiculiser, en extrayant des paroles prononcées par Freund, le compost si cher au cœur de Rabhi. On n’y trouve que plumes d’oiseau, tiges de mil, excréments de chameaux. Il n’y manque plus que la poudre de Perlimpinpin. Et tout cela, car martelons, martelons, il en restera bien quelque chose, parce que Rabhi veut une « revanche » sur la modernité. Sur quelle base repose ce jugement supposément de valeur ? Sur rien du tout. Rabhi, selon Malet, ne noue pas de fructueux échanges avec les paysans burkinabés, il les « initie au calendrier lunaire de la biodynamie ». Quel épouvantable personnage !

Dans une manœuvre désormais connue – souvenons-nous de Gorz -, Malet oppose le vieux Dumont, icône indiscutable, et Rabhi. Dumont, apparemment, détestait Rabhi et le traitait de charlatan, ce qui était bien son droit. J’ai connu et aimé Dumont, mais avec le regard de Malet, on l’aurait aisément classé dans la catégorie des hideux pétainistes. Car, voyez-vous, Dumont a directement servi Vichy et sa propagande en écrivant en 1942 et 1943, quand tant de juifs étaient raflés dans les rues de nos villes, des articles dans un journal antisémite, « La Terre Française ». On trouve sous la plume de Dumont le 30 mai 1942, tandis que le sort du monde se joue devant Stalingrad, ces mots désolants : « Les agriculteurs allemands nous observent, soyons fiers de notre renommée ; sachons leur montrer une agriculture progressiste, au courant des plus récentes techniques. »

Cette mauvaise action rend-elle Dumont infréquentable ? Ma réponse est évidemment non, mais il faut encore ajouter que Dumont aura été, bien au-delà de ses soixante ans, un productiviste patenté, un défenseur acharné des pesticides et des méthodes industrielles dans l’agriculture. Derechef, cela ne le rend pas criminel – quoique -, mais lorsqu’il s’en prend à Rabhi, il vaut mieux savoir cela. Ne sent-on pas à distance, dans les mots de Dumont choisis par Malet comme la pénible morgue du sachant – lui – en direction de l’autodidacte, Rabhi ?

 

11ème manip, à propos de Thomas Sankara, ce qui est un comble dans un journal comme Le Diplo. Malet ne dit rien du travail concret, acharné de Rabhi au Burkina. Car c’est bien joli de parler depuis un bureau climatisé, et ça l’est moins les pieds dans la terre recuite, à courber l’échine avec des paysans pauvres dont tout le monde se fout. Dont Malet ? Dont Malet, car sinon, il aurait au moins tenté de dresser un quelconque bilan des admirables opérations – limitées, mais admirables – lancées par Rabhi et quelques amis dans certains des pays les plus pauvres du monde.

Quant à Sankara, voici. Malet ne raconte rien des relations d’amitié nouées entre Rabhi et Sankara via Freund. Le président africain assassiné – peut-être par des forces spéciales pas si éloignées de nous – a envisagé un moment de nommer Pierre Rabhi ministre ! Or, dans la mythologie chère au Diplo, Sankara était non seulement un homme de fer, mais un révolutionnaire. Et figurez-vous que je suis d’accord ! Sankara était un homme d’exception qui manque et manquera à l’Afrique. Malet, d’ellipses en mots sournois, laisse entendre que Freund et Rabhi, tels deux voleurs, se sont enfuis du Burkina. En effet, « ils quittent précipitamment » le pays. Sauf que quitter le Burkina après le putsch de Compaoré, si favorable aux intérêts occidentaux, devrait en bonne logique apparaître au crédit de Rabhi. Et ce n’est pas le cas.

 

12ème manip. Sur la pauvreté. Malet a tant besoin de prouver qu’il s’emmêle péniblement les pieds dans sa démonstration. Il veut à toute force montrer que Rabhi récuse la protection sociale, qui serait un « luxe répréhensible ». Il le veut, mais ne le peut. Car voici ce que lui déclare Rabhi : « Beaucoup de gens bénéficient du secourisme social. Mais pour pouvoir secourir de plus en plus de gens, il faut produire des richesses. Va-t-on pouvoir l’assumer longtemps ? ». Quoi de plus évident, quoi de plus anodin ? Je défie quiconque d’y voir une mise en cause de la protection sociale. Mais Malet ne s’y trompe pas, qui estime contre l’évidence qu’un tel point de vue pourrait bien expliquer « l’indulgence envers les entreprises multinationales ».

Quant à l’opposition classique – Malet aurait pu lire Majid Rahnema, ami d’Ivan Illich, auteur de « Quand la misère chasse la pauvreté » – entre l’infernale misère et une pauvreté assumée collectivement, on voit bien qu’elle est totalement inconnue du journaliste.

C’est très fâcheux, car qui s’intéresse vraiment à la crise écologique planétaire sait forcément que pour des raisons physiques, bien avant d’être morales ou politiques, la pauvreté ou, pour reprendre l’expression de Rabhi, la « sobriété heureuse », est l’horizon indépassable de l’humanité. Si toutefois, comme moi, on veut éviter le recours à la barbarie.

 

13ème manip. Les Amanins. Ce domaine drômois est le résultat d’une rencontre fulgurante entre Michel Valentin, un industriel – de la plasturgie, qui plus est ! – et Pierre Rabhi. Et Valentin a en effet consacré des millions d’euros à cette œuvre collective. N’est-il pas merveilleux de voir que même un capitaliste peut modifier l’axe de sa vie, et consacrer son argent à l’avenir des hommes ? Malet fait ses comptes d’apothicaire et constate que « seulement » 80 % de la consommation du centre, qui accueille des milliers des visiteurs chaque année, est assurée par la production locale. Pour n’importe qui d’autre, ce serait le signe d’un grand succès, mais pas pour lui, qui insiste sur le passage, en douze ans, de 2300 bénévoles. Combien de temps sont-ils restés ? Un jour, une heure, dix ans ? Qu’ont-ils fait ? Le formidable mouvement mondial des Wwoofers – explicitement : « vivre et travailler dans des fermes biologiques » – ne méritait-il pas mieux que cet étrange rappel de la loi, c’est-à-dire que ses membres ne sont pas soumis aux cotisations sociales ? Le sous-entendu est limpide : on a à faire à un patronat de combat, qui profite d’une faille pour piétiner le code du travail.

Le projet des Amanins est critiquable et améliorable, mais pour l’attaquer, Malet cherche des critiques et n’en trouve qu’une qui dit, tout en exonérant Rabhi, qu’elle a vu des gens claquer la porte en se plaignant d’être « exploités ». Malet peut-il citer un lieu de passage et de vie, donc de pouvoir, d’argent et de rivalités, où de telles déceptions sont inconnues ? Pour son info, je lui dirai connaître des contributeurs réguliers du Diplo qui assassinent autour d’un verre les mœurs parfois bien curieuses du grand mensuel. Je le dis, je le jure.

N’importe. Le but est évidemment de faire accroire qu’une bande d’assoiffés – de pouvoir et d’argent, pardi – font tourner une affaire commerciale à leur profit. Je serais néanmoins curieux de connaître dans le détail les liens entre les Colibris et le réseau ETW, et je serais preneur d’informations de qualité, même si elles sont désagréables, et elles peuvent l’être. Mais le propos filandreux de Malet sur ce sujet nous en éloigne : tout ce qui l’intéresse est de pouvoir accoler le mot gourou à celui de Rabhi. Le lecteur pressé du Diplo, et tous ou presque le sont, gardera à l’esprit que Rabhi, Steiner, les gourous indiens et l’exploitation de jeunes victimes sans défense, c’est tout un. Madre de Dios.

 

14ème manip, qui n’en est pas (tout à fait) une. Ouf, je sauve les meubles en signalant que j’ai appris des choses dans les derniers paragraphes. Et j’ajoute sans gêne que ces faits me dérangent. Je suis en effet pour la destruction des transnationales, dont je vois, dont je sais qu’elles aggravent chaque jour qui passe la crise écologique planétaire. Telle est leur nature profonde, comme le scorpion de la fable. Je trouve donc désolants les rencontres de Pierre Rabhi avec des gens de Carrefour et de McDo. Connaissant le zèbre, je suis bien certain qu’il ne voit pas bien, poussé par une galaxie Rabhi qui le dépasse, les conséquences de ces échanges. Cela dit, je ne lui cherche pas d’excuse, et comme tout le monde, il est responsable de ses actes.

Mais ne faut-il pas aller au-delà ? Les grands patrons qui viennent le voir me font penser à ceux qui croyaient guérir des écrouelles en obtenant le passage de mains royales sur leur cou. Mettez-vous à leur place ! Si la plupart sont de parfaits imbéciles, tout occupés à leur cupidité et à leurs éternelles luttes de pouvoir, certains ont fatalement une sensibilité singulière. Pourquoi ne pas appeler cela une âme ? Bien qu’incapables de changer leur être profond, le contact direct avec Rabhi doit sûrement calmer en eux cette douleur existentielle que chaque humain réellement humain ne peut que ressentir face au désastre en cours.

Puis, de vous à moi, deux noms : Badiou et Cordier. Le premier, Alain, est bien connu et souvent apprécié des lecteurs du Diplo. Il continue à soutenir l’aventure infernale de la Chine maoïste, exemple sans pareille d’une manipulation et d’une domination meurtrière sur un peuple entier. Lui, qui incarne le pire de la politique, aurait donc droit de cité, car il entre dans le cadre.

Le second, Daniel, a écrit le fulgurant Alias Caracalla, dans lequel il montre comment un jeune crétin monarchiste, antisémite peut devenir un héros du combat antifasciste. Et ce devrait donner quelque idée à Malet, car si l’on ne donne pas sa chance au patron de Danone – l’individu, pas le groupe industriel -, au nom de quelle logique folle laisse-t-on pérorer des anciens staliniens, si nombreux autour du Diplo, voire des représentants d’un parti communiste français qui, n’ayant pas qu’on sache changé de nom, assume donc en totalité l’histoire sordide du mouvement stalinien ?

Mieux, si l’on veut : la période comprise entre 1941 et 1947 n’a-t-elle pas vu éclore en France une union nationale – staliniens, sociaux-démocrates, gaullistes éventuellement chrétiens – pour cause de grande tragédie ? N’est-ce pas cette union nationale-là qui aura permis au passage l’écriture du magnifique programme du Conseil national de la résistance (CNR) ? Faut-il rappeler à Malet le cas Marcel Dassault ? Celui qui allait devenir le Dassault des avions militaires et des tueries lointaines mais certaines, a été conduit au camp de Buchenwald à l’été de 1944, et a été sauvé de la mort par l’appareil communiste stalinien qui tenait l’administration du camp. Et singulièrement par Marcel Paul, qui deviendrait ministre du général de Gaulle en 1945. Au nom précisément de l’union nationale avec les capitalistes n’ayant pas défendu Vichy et l’envahisseur. Dites-moi donc, M. Malet, tenez-vous la crise écologique globale, qui menace de dislocation les sociétés humaines, pour moins importante que le terrible conflit de 1939-1945 ? Et ne faut-il pas chercher des alliés et des amis aussi loin qu’il sera nécessaire ?

En vérité, cela ne tient pas debout. Les capitalistes reçus par Rabhi ont-ils reçu quelque chose ? Peuvent-ils arborer un certificat de bonne conduite signé par lui ? Lui ont-ils payé une villa aux Canaries ou à Majorque, lui ont-ils ouvert un compte aux îles Caïman ? Aux dernières nouvelles, non. Ces capitalistes-là sont venus expier, par une pénitence nouvelle manière, quelques-uns de leurs méfaits. Qu’ils croient.

Ce qui est drôle, dans une certaine mesure, c’est que les bolcheviques chers au cœur du Diplo – et de Malet ? je ne sais – n’ont jamais hésité, eux, à traiter avec des capitalistes russes. L’un de leurs congrès, à Londres me semble-t-il – un lecteur voudra-t-il m’éclairer ? -, qui s’est tenu bien avant la Première Guerre mondiale, a bel et bien été financé par un industriel ! Et à ce compte-là, qu’aurait pensé de Marx et Engels un Malet du 19ème siècle ? Autant vous le dire, Engels était riche, car son père possédait une transnationale du textile, avec des intérêts en Allemagne et jusqu’à Manchester, en Angleterre.

Faut-il vous faire un dessin ? Le textile en 1850, le travail des gosses, l’air infect des ateliers, les journées de 10 ou 12 ou 14 heures. Engels a vécu de cela et, mieux, est allé travailler pour son père dans une de ses filatures anglaises, pour aider matériellement Marx. Sans surexploitation des ouvrières anglaises et allemandes, pas d’Engels. Et sans l’argent d’Engels, pas de Marx au sens où on l’entend aujourd’hui. Marx n’a jamais voulu s’abaisser à chercher un emploi et il aura vécu des dizaines d’années en étant un homme entretenu. C’est un fait, tout comme Le Capital doit beaucoup aux poumons crevés des prolétaires de papa Engels.

 

La France est sans doute l’un des pays les plus marqués par la si sombre histoire du stalinisme. Hors les pays staliniens ou néostaliniens, bien entendu. Pendant des dizaines d’années, le mensonge a régné dans des parties importantes de notre société. Qu’on songe aux procès de Moscou, à la famine en Ukraine, au Goulag, aux médecins juifs de Staline, à la « science prolétarienne » de Lyssenko, aux émeutes d’Allemagne de l’Est, aux révoltes polonaise, hongroise, tchécoslovaque, aux aveux extorqués à Padilla ou aux Ochoa, au petit Livre rouge, aux Khmers rouges, à l’Angola du MPLA, au Mozambique du Frelimo, à la Guinée Bissau, au Portugal de l’été 1975, au sort de Barbé et Célor, de Boris Souvarine, d’Auguste Lecoeur, de Charles Tillon, de Laurent Casanova, de Marcel Servin, de tant d’innombrables autres.

La sphère des intellectuels – dans laquelle le Diplo joue un rôle certain – n’a pas échappé à la fabrication industrielle du faux. En réalité, sans la participation massive de journalistes et publicistes, d’instituteurs et professeurs, de médecins, d’écrivains, le stalinisme à la française n’aurait pu prospérer.

Il en reste de pesantes traces, ce qui n’a rien d’étonnant. Car ce passé maudit n’a nullement été purgé. Il est possible, admis, et même encensé qu’un partisan de l’empire totalitaire chinois – Badiou – s’exprime au grand jour. Tous ceux qui ont défendu les divers totalitarismes, de l’Union soviétique à Cuba, gardent leur belle santé et n’estiment, au-delà de larmes de crocodiles, n’avoir aucun compte à rendre à la vérité et à la justice.

Je dis, j’affirme qu’il existe en France un stalinisme culturel diffus, qui continue d’impressionner son monde. Du haut d’un Olympe certes rétréci, du haut d’idées qui ont surtout fait la preuve de leur toxicité, des « révolutionnaires » autoproclamés continuent de distinguer pour leurs dupes le bien et le mal. Le Diplo est leur maître à tous, qui a promu depuis sa création en 1954 toutes les causes dites « progressistes ». Ce qui va fort loin, car sans entrer dans le détail, ce journal aura défendu à sa manière et l’Union soviétique et la Chine maoïste. Et ne parlons pas de tous les autres, jusqu’au Nicaragua sandiniste du despote Ortega.

Au total, les régimes défendus au fil des décennies par Le Diplo ont fait des millions de victimes, mais cela ne compte pas. Le « progressisme », cette invention si commode, qui pense que le destin des hommes est linéaire, des ténèbres à la lumière, domine encore et toujours leur misère intellectuelle. Or la vie des humains est d’une complexité qui repousse toujours plus loin la compréhension qu’on en a. Et les idées nouvelles passent au travers des interstices où l’air pur lui-même ne parvient que rarement.

Il reste et il demeurera pour moi que Jean-Baptiste Malet et Le Monde Diplomatique ont commis ensemble une mauvaise action contre un homme qui ne méritait pas cela. Pierre Rabhi a ses limites, ses contradictions et ses défauts, ce qui n’étonnera personne. Mais tel qu’il est, il appartient à la très vaillante race des prophètes. Qui montrent par l’exemple de leur vie qu’il est possible de bâtir autre chose. Et selon moi, ce quelque chose que nous apporte à tous Rabhi, et même à Malet à son corps défendant, c’est l’espoir. L’espoir d’un monde où la solidarité, la coopération, l’amour de la nature et des bêtes, la pauvreté digne auront triomphé de la domination de quelques-uns sur tous.

 

Pourquoi il faut défendre Pierre Rabhi

Ici même, sur Planète sans visa, plusieurs lecteurs ont signalé un long article – deux pages – signé Jean-Baptiste Malet dans le Monde Diplomatique du mois d’août. Ce papier décrit ce qu’il nomme le « système Pierre Rabhi ». Etant loin de chez moi, je n’y ai pas accès et si quelqu’un dispose d’un PDF, je le publierai sans aucune réticence. Néanmoins, je l’ai lu, et j’ai décidé aussitôt, m’adressant à un interlocuteur réel, de faire une trop courte réponse. Je dis trop courte, car j’aurais pu – et dû peut-être, mais il n’est pas trop tard – écrire plus long. En particulier, le passage concernant l’amitié entre Pierre Rabhi et un ancien vychissois méritait développement.

Si je vous livre ici ces quelques mots, c’est parce que Pierre vient de m’appeler pour me confier son désarroi. Et je lui ai dit qu’il fallait réfléchir – lui, ses amis, les structures qui l’entourent – à une réponse sereine et puissante. On verra, mais j’estime qu’il n’est pas bon  de laisser la calomnie prospérer. En tout cas, voici donc dans l’ordre la missive que m’a adressée un lecteur au demeurant très sympathique, puis ma réponse. Je vois combien il est curieux de répondre à un texte que vous n’avez pas sous les yeux. Je tâcherai d’y remédier. Mais je ne pouvais laisser passer les jours  et faire croire ainsi que personne n’est prêt à relever le gant. Il est question d’honneur ? Oui, il est question d’honneur.


D’un lecteur

Bonjour Monsieur,

J’ai lu récemment avec intérêt votre ouvrage “Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture “. Ouvrage par ailleurs aussi apprécié par mon père( quoique un peu fort à son goût), vieux bonhomme de 75 ans, fils de petits paysans auvergnats, mais aussi ancien professeur d’agriculture enseignant 40 ans durant le système conventionnel honni.
Toutefois, page 119, vous vous faites l’apôtre de “la si haute valeur du paysan Pierre Rabhi “. À ce sujet, je vous invite si ce n’est déjà fait de lire le fort instructif article de Jean Baptiste Malet dans le Monde diplomatique de ce mois d’août intitulé “Frugalité et marketing : le système Pierre Rabhi “.

 

Ma réponse :

Je crains que vous ne fassiez une confiance aveugle au Diplo. J’ai lu l’article de Malet. Il y a des infos intéressantes, ce qui est bien le moins, mais l’ensemble appartient à un genre que je ne connais que trop bien. On sait à l’avance ce que l’on veut dire, et l’on saisit dans le réel tout ce qui vient à l’appui. Et l’on « fabrique » ainsi, pour un public qui comprend à mots parfois couverts, un monstre social.

Je connais Pierre Rabhi depuis environ 25 ans. Ce n’est pas un argument, c’est un fait. J’ai vu grandir sa réputation. C’est un homme qui appartient à cette catégorie que l’on nomme généralement « prophètes ». Il montre par son existence qu’une autre façon de vivre est possible. Ce qui n’interdit nullement de le critiquer. Il n’est pas dans la politique et, ainsi que Malet le constate – et moi, je le sais -, il ne s’est nullement enrichi. Ce qui me semble plutôt un bon point.

Puisque vous semblez appartenir à certaine tradition, je vous parlerai d’Antonio Gramsci, qui plaidait pour l’hégémonie culturelle dans la société, sans laquelle aucun changement – et pour lui, c’était la révolution prolétarienne – n’était possible. Eh bien, Rabhi prépare « ce changement de paradigme », cette révolution culturelle et morale sans laquelle l’écologie ne l’emportera jamais. Avec des alliés improbables, j’en conviens, mais qui montrent essentiellement la profondeur de la crise où nous sommes plongés. Les bolcheviques, voyez-vous, n’ont pas fait différemment, et de mémoire, il me semble qu’un de leurs congrès a été payé par un capitaliste russe. Et alors ?

Pierre Rabhi défend-il ce monde ? Non, évidemment non. Il défend des valeurs essentielles de coopération, de solidarité, et de sobriété. Ce pauvre Malet, qui n’a visiblement aucune conscience claire des limites physiques de la planète, entend ridiculiser Rabhi en rappelant qu’il oppose radicalement la pauvreté – sinon souhaitable, désormais inévitable – et l’insupportable misère. Rabhi a raison, pour sûr ! (Re)lisez Majid Ranhema !

Enfin, car je n’ai pas toute ma journée, je trouve lamentable que l’article ne s’intéresse pas au fondement de « l’entreprise Rabhi », c’est-à-dire le combat réel et concret au côté des paysanneries du Sud. Dans ce domaine décisif, il y a plus d’une approche. Celle du Diplo, depuis des décennies, est purement idéologique, et a surtout montré son éloignement du sort des campagnes du monde. Rabbi a aidé à former des dizaines de milliers de techniciens en agro-écologie dans des pays comme le Maroc, la Mauritanie ou le Burkina. Ce qui semble n’intéresser aucunement Malet !

Puis, un dernier mot. Le Diplo a soutenu – et souvent mordicus – des dictatures staliniennes et néostaliniennes dont le bilan réel se compte en dizaines de millions de victimes. Rabbi est-il responsable d’une seule mort ? Je crois qu’il est important d’apprendre à balayer et nettoyer humblement devant une porte pareillement ensanglantée.

En bref, Pierre Rabhi est un homme bon. Un homme excellent. Et un ami que je m’honore de fréquenter. Et ce papier du Diplo, malgré, je le répète, certaines informations utiles, est finalement une œuvre de désinformation.

On a raison de se révolter

Pardon, à moitié pardon pour ce titre. Il a servi de masque à certains crétins du lointain mai 68. Et cette engeance-là, je l’exècre. Plus récemment, Alain Badiou l’a repris pour intituler un livre que je n’ai pas lu. Badiou, maoïste non repenti, n’est nullement un adversaire, c’est un ennemi. De la liberté humaine, de la morale, de la décence élémentaire. Bon, il va disparaître, et en peu de mois ou d’années, ne sera plus lu par personne. Je l’espère bien.

Restent ces paroles, qui n’appartiennent qu’à ceux qui s’en emparent. Et, oui, « on a raison de se révolter ». Et je vous invite et inviterai bientôt à le faire. Vous, je ne sais pas, mais moi, je ne supporte plus le gémissement. Nous pouvons agir, et nous allons le faire. Sur ce, cette dépêche de l’AFP qui me fait dire comme rarement qu’il faut y aller, relever la tête, monter au front et défendre la vie pour de vrai. POUR DE VRAI.

 

La vie marine sauvage est en train de disparaître

Sydney (AFP) – Il ne reste plus que 13% des océans de la planète pouvant être considérés comme sauvages, et ils pourraient disparaître complètement d’ici 50 ans, conséquence de l’augmentation du fret maritime, de la pollution et de la surpêche, selon une étude scientifique.

Une équipe internationale de chercheurs a analysé les impacts humains sur l’habitat marin, entre ruissellements et augmentation du transport maritime.

Les scientifiques emmenés par Kendall Jones, de l’Université du Queensland, ont établi une cartographie des zones sous-marines considérées comme intactes et les écosystèmes « pour l’essentiel libres de perturbations humaines ».

D’après leur étude publiée par le journal Current Biology, on trouve la plus grande partie des zones sauvages dans l’Antarctique et l’Arctique ainsi que près d’îles reculées du Pacifique. Les zones côtières proches d’activités humaines sont celles où la vie marine est la moins florissante.

« Les zones marines qui peuvent être considérées comme intactes sont de plus en plus rares à mesure que les flottes marchandes et de pêche étendent leur champ d’action à la quasi totalité des océans du monde et que les ruissellements de sédiments ensevelissent de nombreuses zones côtières », a déclaré M. Jones.

« L’amélioration des technologies du transport maritime signifie que les zones les plus reculées et sauvages pourraient être menacées à l’avenir, y compris les zones jadis recouvertes par la glace désormais accessibles à cause du changement climatique ».

Selon les chercheurs, seuls 5% des zones restées sauvages sont situés dans des régions protégées. Le restant est d’autant plus vulnérable.

Les chercheurs appellent au renforcement de la coopération internationale pour protéger les océans, lutter contre la surpêche, limiter les extractions minières sous-marines et réduire les ruissellements polluants.

« Les régions maritimes sauvages constituent un habitat vital à des niveaux sans égal, comprennent une abondance énorme d’espèces et de diversité génétique, ce qui leur donne de la résistance face aux menaces comme le changement climatique », a expliqué James Watson, de la Wildlife Conservation Society australienne.

« Nous savons que ces zones diminuent de façon catastrophique. Leur protection doit devenir l’objectif d’accords environnementaux multilatéraux. Faute de quoi, elles disparaîtront vraisemblablement d’ici 50 ans ».

En 2016, l’ONU a commencé à travailler sur un accord international qui régirait et protègerait la haute mer.

« Cet accord aurait le pouvoir de protéger de vastes espaces en haute mer et pourrait représenter notre meilleure chance de protéger la dernière vie marine sauvage », souligne M. Jones.

© AFP

Quelques mots sur Christian Troadec, maire de Carhaix

Tout d’abord, un immense merci à Alban, qui est parvenu à terrasser les intrus qui s’étaient infiltrés jusqu’ici.

Je vous mets ci-dessous le reportage fait en Bretagne pour Charlie. Il s’agit d’une virée à Carhaix, où règne le maire Christian Troadec, régionaliste bon teint, ci-devant chef des Bonnets Rouges. Vous verrez comment il a donné les clés de sa ville à une usine chinoise effarante, qui fabrique du lait en poudre destiné au marché chinois. Lisez, et je crois que vous m’en direz des nouvelles. Sur ce, compte tenu de la touffeur autour de moi, salut !

Le reportage sur Carhaix et Troadec est ici

Empoisonné pour 400 ans

Hier, dans Le Monde, une belle enquête qui débute en une, signe de l’importance qu’on lui donne. Je vous en mets le texte tout au-dessous. Quant à mon texte, il s’agit d’un chapitre du livre écrit avec mon vieil ami François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard), paru début 2007. Je dois vous dire mon sentiment halluciné : nous avons dit une grande part de la vérité il y aura bientôt 12 ans, et c’est seulement maintenant que l’on en parle dans « quotidien de référence ». Ainsi va le monde – non Le Monde -, ainsi va le monde à sa perte.

 

1/Le chapitre de notre livre de 2007

Rendez-moi ma Guadeloupe et ma savane

…et le petit coin de bananier où je suis né (chanson créole)

 

Où l’on voit que les Américains ne sont pas si bêtes qu’on le croit parfois. Où l’on voit que les Français le sont bien davantage. Où l’on déguste des bananes avant de recevoir de terribles coups de bambou. Où il apparaît que la Guadeloupe est empoisonnée pour des centaines d’années. Cocorico !

 

La banane, c’est la civilisation. Pas seulement une incroyable saveur, une inimitable douceur, un réconfort physique après l’effort. Non. La banane, c’est l’homme. Certains prétendent même – mais où serait la preuve ? – qu’elle est le premier fruit apparu sur terre. On en trouve en tout cas la trace dans quantité de textes de l’Antiquité grecque, latine, et même hindoue et chinoise. Car cette merveille est née en Asie, probablement dans les forêts de Malaisie ou d’Indonésie, où l’on trouve encore certaines variétés sauvages. Les Arabes l’ont plantée en Afrique, mais qui l’a transportée en Amérique, dans cette Amérique tropicale où elle est si bien acclimatée ? Sans doute Tomás de Berlanga, un Dominicain qui accoste en 1516 à Saint-Domingue avec des plants de bananiers. Fatalitas !

 

Douce France et rudes trafics

 

Un peu moins de 500 ans plus tard, le 23 août 2002, le cargo Douce France entre dans le port de Dunkerque. Des inspecteurs de la répression des Fraudes montent à bord et saisissent 23 cartons remplis d’une tonne et demie de patates douces venues de Martinique. Aucun rapport ? Si. Les fonctionnaires ont été renseignés et ne s’en cachent guère. C’est pour cette raison qu’ils veulent analyser au plus vite ces patates destinées au marché de Rungis, c’est-à-dire au grand public. La découverte n’est qu’une confirmation : elles contiennent un produit interdit en France depuis 1990, le chlordécone, un insecticide très toxique. Lequel n’était pas destiné aux patates, mais bien aux…bananes. En effet, le fruit est cultivé aux Antilles de manière intensive, au point que, tous les cinq ou sept ans, il faut laisser reposer la terre malmenée. On arrête un peu la banane, et l’on plante autre chose, qui demande beaucoup moins d’entretien. De la patate douce, par exemple.

Mais si telle est bien l’histoire du stock saisi à Dunkerque, elle se double d’un copieux complément. Le chlordécone retrouvé n’a pas été épandu d’hier. Il est resté en terre – le produit est très stable, rémanent comme disent les spécialistes – et a finalement contaminé les patates par leurs racines. L’affaire cache en réalité ce qu’il faut appeler un drame. Dix jours avant l’arrivée du cargo, des flics locaux, eux aussi « renseignés », ont fait une curieuse découverte dans une bananeraie martiniquaise : plusieurs centaines de kilos de chlordécone. Bien entendu, il ne s’agit pas d’un vieux stock oublié depuis l’interdiction de 1990. Un tel volume démontre ce que, soit dit en passant, tout le monde sait : aux Antilles, (presque) tout est permis. Il y a à cela, en l’occurrence, des raisons qu’on ne peut oublier. Le bananier, qui n’est pas un arbre, mais une herbe pérenne, est constamment attaqué par de terribles ravageurs. C’est le cas par exemple de la cercosporiose jaune, un champignon, ou pire encore du charançon, qui détruit peu à peu le système racinaire du fruit. Depuis des lustres, on pulvérise bananeraies, cannes à sucre ou melons. Une estimation de 1997 évoque l’effarante moyenne de 70 kg de pesticides par an et par hectare en Martinique.

Une partie notable mais inconnue de ces produits sont illégaux. Illégaux car dangereux pour la vie et les hommes, comme le chlordécone. Un petit peu d’histoire ne nous fera pas de mal : ce produit miraculeux – comme tant d’autres vantés par les marchands – a été breveté aux Etats-Unis en 1952, puis vendu par DuPont de Nemours à partir de 1958 sous le nom commercial de kepone. Un vrai grand succès commercial : 55 formulations différentes, exportées dans le monde entier, seront mises sur le marché au fil des décennies.

Aïe ! Et même Aïe, aïe, aïe ! En 1975, dans l’usine d’Hopewell (Virginie), où le Kepone-chlordécone est synthétisé, violent coup de tonnerre. Un médecin du travail, étonné de voir perpétuellement trembler l’une des employées, commande une analyse de sang. La malheureuse est littéralement gorgée de kepone, tout comme la James River, où l’on a jeté pendant des années tout ce qui gênait la marche du profit. On découvre peu à peu une pollution dramatique, avec effets aigus sur tous les travailleurs. Pendant des mois, les journaux américains écrivent des dizaines d’articles sur cette petite ville qui aimait tant se faire appeler « la capitale chimique du monde ». L’Amérique, qui plaisante moins avec les siens qu’avec nous autres, interdit le kepone en août 1976. Fin de l’histoire ? Vous vous en doutez, ce n’est que son début.

 

Interdits, illégaux, mais bons pour les Antilles

 

Voici le Curlone, qui est la même chose que le kepone, mais qui a changé de nom. On ne dira jamais assez l’imagination de l’industrie. La matière active, c’est-à-dire la molécule chimique au centre du produit, quel que soit son nom, est en tout cas très efficace contre le charançon. Il faut bien lui reconnaître quelque chose. Le curlone va être légalement utilisé aux Antilles françaises de 1981 à 1990. Ensuite ? Il est interdit à son tour, ou presque : jusqu’en septembre 1993, deux dérogations qui engagent la signature de deux ministres de l’Agriculture, le socialiste Louis Mermaz et le très multicartes Jean-Pierre Soisson, permettent de poursuivre l’usage du poison. C’est d’autant plus aimable que des substituts existent dès avant cette époque.

Bah ! Nous sommes à la fin de l’été 1993, et désormais, tout va enfin changer. Les descendants d’esclaves qui travaillent dans les plantations des descendants d’esclavagistes – les Békés -, ne courront plus les terribles risques d’avant. La santé avant tout ! Sauf que c’est une blague, une farce sinistre et révoltante. Il suffit d’une courte étude officielle, menée en Guadeloupe de juillet 1999 à mars 2000, pour découvrir son ampleur. Vingt prélèvements d’eau dans des sources autour de la ville de Basse-Terre révèlent la présence massive de trois molécules organochlorées dont l’usage est interdit depuis 8 ans au mieux, 20 au plus. L’une d’elles est le chlordécone. Elle dépasse la norme maximale dans la totalité des échantillons où elle a été recherchée. Et dans un cas, de 100 fois !

Pour avoir une idée plus précise encore de ce qu’ont fatalement enduré les paysans locaux, il faut rappeler que la banane des Antilles, dont la base génétique est très étroite, nécessite des soins permanents, pied par pied. Pour combattre nématodes, charançons ou champignons, il faut venir, repasser, revenir encore. Et pulvériser. Sur la plante, mais aussi fatalement sur le dos, les yeux, les mains de celui qui traite.

Qui l’ignore ? Tout le monde, apparemment. Le signal d’alarme a pourtant été tiré dès 1977. Cette année-là, l’Inra commande à Jacques Snegaroff un rapport sur la pollution par les pesticides dans les bananeraies du sud de la Guadeloupe. Beau travail : l’expert trouve dans les sols et les eaux des organochlorés, dont le chlordécone. À ce moment pourtant, la molécule n’est pas autorisée en France, ce qui signifie sans détour qu’il y a trafic, massif. Mais on s’en moque résolument. Les spécialistes du ministère de l’Agriculture – ohé, braves gens ! – ne peuvent pas davantage ignorer que le chlordécone a été interdit pour motif grave l’année précédente aux Etats-Unis. Silence, on tue. Les charançons, pour commencer.

En 1979, nouveau rapport, dit Kermarrec, qui démontre l’extrême stabilité dans l’environnement de certains organochlorés comme le chlordécone. Ce texte souligne les risques évidents – évidents – de l’utilisation de ces pesticides en Guadeloupe, notamment pour le milieu aquatique. Les ouassous, ces délicieux crustacés des îles, les poissons, seront tôt ou tard contaminés, si ce n’est déjà fait.

En 1993, l’Unesco et notre glorieux ministère de l’Environnement lancent une étude commune sur l’état de la mer Caraïbe. On se penche sur le sort du Grand Carbet, cette rivière qui se jette droit en mer, après avoir traversé des zones de bananeraies. Il en résulte deux travaux, dont l’un restera secret. Le second, réalisé dans l’estuaire, révèle la présence de chlordécone dans 8 sédiments analysés sur 12. 1998 : toujours plus fort. « Nos » chères Antilles ont droit à une mission d’inspection à la demande de deux ministères. Étude, synthèses, obtention de « données appropriées » et bien sûr propositions d’action pour réduire les pollutions par pesticides.

Et nous revoilà en 1999, avec ces taux aberrants de chlordécone découverts, jusqu’à 100 fois la norme autorisée. Ne désespérons pas encore de la République, car elle rugit enfin. Les autorités ferment des captages pour l’eau potable, limitent les usages des eaux les plus polluées et bidouillent les interconnexions du réseau d’eau de manière à faire redescendre les taux à un niveau tolérable. On casse le thermomètre, en somme, ce qui est une mesure bien pratique. Hélas, trois fois hélas, des analyses de sol, qu’on avait jusque-là négligées, révèlent la présence des mêmes poisons partout où ils ont été recherchés. Mais que faire, mon Dieu ? Que faire pour protéger ces pauvres gens des Tropiques, que nous aimons tant ? Rien.

Voilà le tour du docteur Henri Bonan et de Jean-Louis Prime. Le premier est membre de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). Le second appartient à l’Inspection générale de l’environnement (IGE). Les deux hommes, en mission officielle, débarquent en Guadeloupe au printemps 2001 et remettent un rapport sur la pollution par les pesticides le 5 juillet 2001. Ce n’est pas triste, mais ce n’est pas gai : au moins 36 pesticides différents sont utilisés pour la seule banane. Dans cet inventaire délirant, le lecteur découvre un monde totalement inconnu fait d’oxamyl et d’abamectin, de dianizon et de terbuphos, de flusilazole et de tridémorphe. Sans compter le paraquat, dont on ne va pas tarder à reparler.

Oui, un monde inconnu de nous, mais aussi des fonctionnaires chargés en théorie de nous protéger. Car Bonan et Prime écrivent sans trembler que certains pesticides utilisés ne sont en fait pas homologués pour un usage dans les bananeraies. En français courant, il s’agit d’une illégalité, une de plus. Et ils ajoutent, ce n’est tout de même pas un détail, que la Direction départementale de l’agriculture (DDA) de Guadeloupe « n’a pas pu fournir les quantités de produits phytosanitaires effectivement utilisés en 99 dans les bananeraies ».

Or donc, le mystère, l’opacité, mais aussi la facétie. Nos auteurs, qui sont, il faut le souligner au passage, des experts sérieux, notent que « la lutte contre la cercosporiose jaune demande un traitement des feuilles réalisé en général par avion, l’hélicoptère étant employé dans les zones difficiles. Le traitement aérien, s’il permet de couvrir la totalité des parcelles en maîtrisant les dosages, n’est pas sans inconvénients pour le voisinage ». Eh oui, il y a risque de « dispersion de brouillard fongicide sur les habitations éparses ». Ce dernier problème, voyez-vous, « est aggravé par le développement anarchique de l’habitat bien souvent sans permis de construire. ». Si. Ah, ces Antilles !

 

Champions du monde de la prostate

 

Comble peut-être, les importations de pesticides sont très libéralement encadrées. Ainsi, « on observe une importation annuelle de l’ordre de 2 100 tonnes dont on ignore très largement la répartition entre les différents usages (…) On peut constater que, pour environ 75 % des tonnages importés, la famille chimique des produits est inconnue ».

Évidemment, on peut se dire, comme nous y invitent les marchands, que ces pesticides sont utilisés pour protéger notre santé. Ou bien, ce qui n’est pas nécessairement plus bête, rappeler que les organochlorés, famille à laquelle appartient entre autres le chlordécone, s’attaquent au système nerveux central des humains. Parmi les symptômes courants d’une exposition un peu trop rapprochée, il faut signaler les tremblements, les contractures musculaires, des troubles de la vision, de la coordination, une diminution du nombre de spermatozoïdes, des nausées, de l’arythmie, et l’on arrête ici ce qui deviendrait aisément interminable. Les organochlorés sont, très simplement résumé, des ennemis de tout ce qui est vivant sur terre. Des tueurs nés.

Aucune preuve ne peut être rapportée d’un lien de cause à effet, et en conséquence, seuls des esprits malintentionnés évoqueront ce fait terrible : il existe deux fois plus de cancers de la prostate dans la zone caraïbe qu’en Europe. Certes, des caractéristiques génétiques pourraient jouer un rôle dans cet étonnant phénomène. Mais comment expliquer ce qui suit, et qu’on jugerait partout ailleurs ahurissant ? Une étude de très haut niveau, publiée dans le journal scientifique European Urology en 2005 (Mallick, Blanchet, Multigner) conclut que le taux de cancers de la prostate en Guadeloupe est passé de 92 pour 100 000 en 1995 à 168 pour 100 000 en 2003. La Guadeloupe, sous réserve d’un inventaire plus complet, est le territoire humain où l’incidence de ce type de cancers est la plus élevée. Faut-il une fois de plus crier cocorico, comme à chaque fois que nos couleurs triomphent ?

Mallick et ses collègues, qui pointent fort justement les aspects génétiques de cette catastrophe sanitaire, ajoutent néanmoins que « les habitants de la Guadeloupe sont exposés à certains facteurs environnementaux qui peuvent être liés au cancer de la prostate ». Lesquels ? Entre autres, « depuis le milieu du XXe siècle, des activités de culture de la banane intensives ont conduit à une utilisation importante de pesticides organochlorés, ce qui a résulté en un haut niveau de contamination de l’environnement et des ressources alimentaires locales. »

Deuxième sinistre étrangeté : la Guadeloupe connaît des cas fréquents de formes atypiques de la maladie de Parkinson. Madame Dominique Caparros-Lefebvre, chef du service de neurologie au CHU de Pointe-à-Pitre, ne s’est pas contentée de le constater. Elle a osé s’interroger, en bonne scientifique, sur les liens possibles entre ces cas et la grande consommation locale de plantes traitées avec certains pesticides proches de la famille des carbamates. Par ailleurs, la recherche de chlordécone dans le cerveau de malades morts de Parkinson a révélé qu’il contenait davantage de cette molécule que celui de personnes décédées d’autres causes.

Il est temps de se résumer avant de repartir au front : depuis des décennies, de nombreux exploitants agricoles des Antilles françaises traitent à leur manière les sols tropicaux dont ils ne sont, rappelons le à tout hasard, que des hôtes provisoires. Avec des conséquences qu’on commence seulement à entrapercevoir sur les sols, l’eau, les aliments, la faune, la flore, les hommes. Sans qu’à aucun moment, malgré une série d’alertes impressionnante, le pouvoir politique n’ait seulement bougé un orteil. Est-ce bien tout ? Eh non ! Le feuilleton continue, restez en notre compagnie, vous ne serez pas déçu.

Soit un député martiniquais non-inscrit, Philippe Edmond-Mariette. Cet élu, excédé de constater l’immobilité glaciale de Paris, dégoupille une première grenade le 12 décembre 2003. Avec une poignée de collègues, il réclame de l’Assemblée nationale l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire. Sur les pesticides. Dans les départements d’outre-mer. Car, estime-t-il, « il va falloir expliquer comment la vente et donc l’utilisation du chlordécone ont pu être autorisées de 1981 à 1993 en Martinique et en Guadeloupe alors que l’on connaissait déjà le degré de toxicité et la persistance de ce produit dont nous risquons d’avoir à subir pendant de longues années encore les conséquences de l’usage prolongé. Nous sommes là en face d’un réel problème potentiel de santé publique puisque ce pesticide persistant et bio-accumulable est un véritable poison classé potentiellement cancérigène que les scientifiques ont identifié comme un perturbateur endocrinien. »

L’attaque n’est tout de même pas si banale. Nous ne sommes pas très loin de l’infamante accusation d’empoisonnement collectif. Réactions ? Aucune. Le 22 juin 2004, le député rappelle son propos – pour les sourds, qui sait ? – estimant qu’il « est temps que toute la lumière soit faite sur les conséquences environnementales, ainsi que sur la santé des populations, de l’utilisation des produits phytosanitaires dans les départements d’outre-mer ! ». Le point d’exclamation est dans le texte d’origine. Réactions ? Aucune.

 

Mais qui a vraiment autorisé le poison ?

 

Alors le parlementaire et ses collègues entreprennent seuls le travail de vérité, dans un rapport d’information, dûment enregistré à l’Assemblée nationale le 30 juin 2005 sous le numéro 2430. C’est une bombe. Plutôt, cela aurait dû être une bombe salutaire et salubre dans une démocratie simplement honnête.

Que dit ce document ? D’abord que l’homologation d’un des pires poisons locaux – notre cher chlordécone – a obéi à d’étranges décrets. Les dates sont confuses, en partie contradictoires : le curlone – spécialité commerciale contenant le chlordécone, la molécule – a été autorisé en 1981. Soit une année avant l’autorisation du chlordécone. Cherchez l’explication, mais n’ayez pas trop d’espoir. Résumé pour gens pressés : on n’avait pas le droit, mais on avait le droit.

En 1990, la fantaisie administrative continue. On décide – le ministère de l’Agriculture – d’interdire le chlordécone, car on a compris, quatorze ans après la même décision américaine de 1976, ses redoutables dangers. Cette fois la spécialité commerciale – le curlone – est interdite avant la molécule, le chlordécone. Mais l’essentiel reste identique : on avait le droit, mais on n’avait pas le droit. Le droit d’utiliser du chlordécone, pas celui d’employer un produit en contenant. Faites un effort, s’il vous plaît.

Pour tout arranger, l’interdiction est une blague complète. Le lobby des planteurs s’agite en effet, et réclame un délai d’utilisation de trois ans. Pour écouler les stocks, à n’en pas douter, et parce que, selon eux, les produits de substitution ne seraient pas au point. Un député de Martinique, qui n’est pas, on s’en doute, Philippe Edmond-Mariette, pose une question écrite le 23 avril 1990, qui relaie opportunément ces saines revendications. Le ministre de l’Agriculture qui lui répond est socialiste, et s’appelle Henri Nallet. Dans ce jeu de clair-obscur où les responsables politiques semblent contresigner en permanence des décisions prises ailleurs, on a la nette impression qu’il pourrait s’appeler Tartempion.

N’empêche. Une signature est une signature, et celle de Nallet fait tache. Il accorde sans hésiter et sans même chercher d’arguments deux ans de grâce, ajoutant qu’il en accordera volontiers un de plus en cas de besoin.

Au total, et après deux dérogations dont on a déjà parlé, le chlordécone sera utilisé à la convenance des planteurs jusqu’en septembre 1993. Au moins. Une honte extrême. Et une responsabilité proprement historique prise par des irresponsables. Car au début de 2006, le bilan tout provisoire de la dissémination du chlordécone évoque un pur cauchemar. Selon des scientifiques sérieux, un sixième des terres agricoles de Basse Terre (Guadeloupe), soit 4 000 hectares, sont contaminées pour des centaines d’années. Ce n’est pas une faute de frappe : des centaines d’années. Les deux tiers des ouvriers agricoles et un tiers des femmes enceintes « abritent » dans leur propre sang du chlordécone, sans que personne au monde ne puisse en évaluer les conséquences à long terme.

Comment cela a-t-il été possible ? Écoutons un instant Daniel Dollin, de la chambre d’agriculture de Guadeloupe, qui confiait en août 2005 à l’hebdomadaire Sept Magazine, à propos des gros planteurs de son département : « [Ils] faisaient la pluie et le beau temps dans les groupements, les petits pouvaient juste se plier (…). C’était la belle époque de la banane, on avait un marché garanti en Martinique et en Guadeloupe, et l’objectif de chacun était de trouver les moyens pour conserver ses parts de marché malgré les intempéries.(1)»

À la lecture de ce qui précède, on peut imaginer que les services de l’État, en métropole, ronflent en chœur du matin au soir. Il n’en est rien. Il existe en effet, comme nous l’avons vu dans le cas du Gaucho et des abeilles (voir le chapitre précédent), des fonctionnaires spécialement chargés de la « protection » des végétaux, éventuellement des hommes. En particulier à la Direction générale de l’alimentation (DGAL), véritable place forte du ministère de l’Agriculture chargée du contrôle des pesticides.

En son sein, sous son autorité, siège une Commission des toxiques souvent critiquée pour ce que l’on appellera son manque de clairvoyance. Les industriels des pesticides siègent ès qualités dans cette instance supposément indépendante, qui accorde ou non des homologations pour leurs produits. Si indépendante et si souvent décriée qu’elle a fini par être mise entre parenthèses en 2005. En attendant un hypothétique nouveau système.

 

Un préfet au secours d’une abomination

 

Mais nous sommes pour l’heure en 2003, et dans un (court) moment de révolte, la Commission des toxiques va refuser d’accorder un blanc-seing au paraquat, l’un des produits phares de la multinationale Syngenta. Si l’on veut rire jaune une seconde, il suffit d’aller sur le site de propagande de ce pesticide, appelé pour l’occasion Paraquat Information Center (2). Ce portail en français, dont rien n’indique bien sûr qu’il est l’œuvre de Syngenta, délivre « des informations complètes et basées sur des faits sur l’ un des herbicides les plus utilisés au monde ».

Bienvenue dans un monde digne des plus belles fantasmagories. On « apprend » ainsi, belles photos à l’appui, comment le paraquat a amélioré la vie des paysans pauvres au Bengale occidental. Lisez, et soyez édifiés : « Les riziculteurs témoins des résultats obtenus sur le site de démonstration ont qualifié cette approche de révolutionnaire. “Nous n’avons jamais cru que du riz semé à la volée pouvait prendre aussi bien ; nous avons désormais confiance dans cette nouvelle technologie”, ont déclaré les riziculteurs Abdul Rahup Molla, Abdur Rahim et Abdul Karim Molla. » Idem et ibidem en Chine, au Costa Rica, en Afrique du Sud. C’est simple : le paraquat, on en mangerait.

Et c’est bien là l’un des atroces problèmes posés par ce violent poison. Car en Asie du Sud-Est par exemple, le paraquat est l’une des armes de prédilection des paysans pauvres saisis par le désespoir. Ils se suicident, par centaines et milliers, en avalant des pesticides, dont le paraquat. Même nos experts français de la Commission des toxiques en ont entendu parler, c’est dire !

Réunis dans une séance officielle de la Commission, le 15 janvier 2003, ils brandissent l’étendard du non. Syngenta ayant demandé une homologation pour la France, ils recommandent « l’interdiction de l’utilisation des spécialités en pulvérisation à l’aide d’appareils à dos, aucun scénario acceptable compte tenu des pratiques agricoles réelles n’étant acceptable ». Et ils ajoutent, pour que les choses soient claires, du moins dans leur langage codé : « La commission attire l’attention de la DGAL sur le problème de santé publique posé par cette substance (utilisée dans des tentatives de suicide) ; malgré plusieurs mesures de gestion du risque (adjonction d’un amérisant, d’un épaississant, d’un vomitif, plusieurs cas de suicide au paraquat sont encore à déplorer chaque année. »

Les experts, dont certains sont réellement indépendants, disent non au paraquat le 15 janvier 2003. Que va faire la DGAL, la seule véritable autorité en la matière ? Le 7 février, cette noble administration réunit son comité d’homologation des pesticides, censé délivrer pratiquement les autorisations, après avis des spécialistes de la Commission. Et là, changement de ton presque complet, trois semaines plus tard seulement.

Entre autres perles, la représentante de la Direction générale de la santé (DGS) fait valoir que les « accidents » survenus en France avec le paraquat seraient le fait de « mésusages ». Les victimes du pesticide ne sauraient tout simplement pas s’en servir. Cette même excellente personne « s’interroge sur l’opportunité d’intégrer ceux-ci { les accidents } dans la réflexion ». En France métropolitaine, les centres antipoison ont enregistré en quatre ans 54 morts, dont 3 accidentelles seulement. Dans les DOM, il n’y a pas de centre antipoison. En effet, à quoi bon faire entrer une si menue contrariété dans une réflexion publique ? Au cours de cette funeste réunion du 7 février, le « rapporteur herbicide » explicite un point de vue décoiffant : « la toxicité du paraquat est un faux problème par lui-même au regard de la problématique plus générale des conditions d’utilisation des produits phytosanitaires. Une interdiction du produit ouvrirait la porte à l’utilisation du glyphosate ».

Faux problème ? Faux problème également celui des enjeux économiques colossaux du paraquat, qui représente à ce moment de l’histoire des centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires pour Syngenta ? La réunion du 7 février 2003 ouvre la porte au paraquat au moment où toute l’Europe civilisée refuse un produit dangereux. La Suède est en pointe sur le sujet, qui a interdit le paraquat depuis 1983. D’autres pays comme l’Autriche, le Danemark, la Finlande, la Hongrie, la Slovénie et la Suisse ont fait de même. La menace d’une interdiction générale, européenne, plane, au point que le ministre des Affaires étrangères suédois, Anders Kruse, déclare tout net à l’AFP : « Ce produit chimique est très dangereux. Il est mortel, et il n’y a pas d’antidote. Une seule cuillerée et c’est une mort certaine, et très douloureuse. Tout indique qu’il peut également endommager les nerfs et provoquer la maladie de Parkinson ».

Pourquoi la France souhaiterait-elle maintenir son autorisation, en particulier dans les DOM ? D’ailleurs, le souhaite-t-elle ? Oui, trois fois oui. Le patron de la DGAL, Thierry Klinger, qui s’est si lourdement illustré dans l’affaire des abeilles et du Gaucho, fait du lobbying. En faveur du pesticide. Il presse notamment les représentants français à Bruxelles de s’opposer à une éventuelle opposition communautaire.

Le 3 octobre 2003, il triomphe, grâce à une alliance rare avec l’Angleterre, laquelle possède il est vrai l’usine qui fabrique en Europe le paraquat. L’Union européenne, réunie ce jour-là à Bruxelles, maintient pour dix ans, sous des conditions minimalistes, l’autorisation de pulvériser du paraquat. Surtout loin de la métropole. Interrogé par Libération sur les raisons de la DGAL de soutenir avec une telle force ce dossier, Thierry Klinger donne une réponse aussi splendide que vide : « Nous avons fait une enquête auprès des préfets des DOM. Une interdiction aurait posé des problèmes de remplacement du produit dans les Antilles, et cela demande du temps à mettre en place ». Passez muscade, passez bananes, passez poison et suicidés.

Au printemps suivant – nous sommes le 5 avril 2004 -, la présidente de l’association Action santé environnent (ASE) adresse au ministre de l’Agriculture, Hervé Gaymard, une lettre ferme : « Je suis très étonnée qu’en l’espace d’un an seulement la France ait quitté les 9 autres pays qui étaient contre le paraquat, et n’y ayant pas trouvé d’explication convaincante dans la presse, ni sur le site Internet du ministère de l’agriculture, je me permets de vous demander, Monsieur le Ministre, de m’envoyer tous les documents expliquant de façon claire quels ont été les éléments déterminants pour que la France, qui en octobre 2002 se positionnait aux côtés de 9 autres pays européens en faveur du retrait du marché du paraquat, ait subitement changé d’avis ». Pas de réponse, et l’on vous fait grâce des autres échanges, avec saisie de la Commission d’accès aux documents administratifs, la Cada pour les initiés. Rien, ce qu’on pourrait appeler du mépris.

Idem avec les États partenaires de l’Union européenne. En août 2004, la Suède, qui n’a pas digéré la volte face française sur un dossier aussi sensible, contre-attaque. Elle saisit la Cour européenne de justice pour obtenir l’annulation de la décision prise par l’Union. Au motif qu’elle aurait été prise sans véritable examen, s’appuyant sur une seule étude espagnole assurant que le paraquat est sans danger ! Le ministre Kruse, déjà cité, va même jusqu’à déclarer sans être pour autant traîné devant un tribunal : « Ils ont négligé les études donnant le résultat contraire ». Ils, croit-on comprendre, ce sont les officiels français, comme pris en flagrant délit de quelque chose de triste autant qu’immoral. Mais « ils » sont décidément les plus forts. Jusqu’à quand ?

 

 

(1) Cité dans un excellent article d’Éliane Patriarca, Libération, 6 janvier 2006

(2) http://www.paraquat.com/Home/tabid/515/Default.aspx

 


2/ L’enquête parue dans Le Monde le 6 juin 2018

 

Les Antilles, empoisonnées pour des siècles

La quasi-totalité des Guadeloupéens et des Martiniquais sont contaminés par le chlordécone, un pesticide ultratoxique, utilisé de 1972 à 1993 dans les bananeraies. Un scandale sanitaire unique au monde

 

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Il a vu ses collègues tomber malades et mourir tour à tour sans comprendre.  » Cancer, cancer, cancer… C’est devenu notre quotidien. A l’époque, on ne savait pas d’où ça venait « , se souvient Firmin (les prénoms ont été modifiés) en remontant l’allée d’une bananeraie de Basse-Terre, dans le sud de la Guadeloupe. L’ouvrier agricole s’immobilise sur un flanc de la colline. Voilà trente ans qu’il travaille ici, dans ces plantations verdoyantes qui s’étendent jusqu’à la mer. La menace est invisible, mais omniprésente : les sols sont contaminés pour des siècles par un pesticide ultra-toxique, le chlordécone, un perturbateur endocrinien reconnu comme neurotoxique, reprotoxique (pouvant altérer la fertilité) et classé cancérogène possible dès 1979 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Ce produit, Firmin l’a toujours manipulé à mains nues, et sans protection.  » Quand on ouvrait le sac, ça dégageait de la chaleur et de la poussière, se rappelle-t-il. On respirait ça. On ne savait pas que c’était dangereux.  » Il enrage contre les  » patrons békés « , du nom des Blancs créoles qui descendent des colons et détiennent toujours la majorité des plantations.  » Ils sont tout-puissants. Les assassins, ce sont eux, avec la complicité du gouvernement. « 

La France n’en a pas fini avec le scandale du chlordécone aux Antilles, un dossier tentaculaire dont les répercussions à la fois sanitaires, environnementales, économiques et sociales sont une bombe à retardement. Cette histoire, entachée de zones d’ombre, est méconnue en métropole. Elle fait pourtant l’objet d’une immense inquiétude aux Antilles, et d’un débat de plus en plus vif, sur fond d’accusations de néocolonialisme.

Tout commence en  1972. Cette année-là, la commission des toxiques, qui dépend du ministère de l’agriculture, accepte la demande d’homologation du chlordécone. Elle l’avait pourtant rejetée trois ans plus tôt à cause de la toxicité de la molécule, constatée sur des rats, et de sa persistance dans l’environnement. Mais le produit est considéré comme le remède miracle contre le charançon du bananier, un insecte qui détruisait les cultures.

Les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique en seront aspergées massivement pendant plus de vingt ans pour préserver la filière, pilier de l’économie antillaise, avec 270 000 tonnes produites chaque année, dont 70  % partent pour la métropole.

La France finit par interdire le produit en  1990, treize ans après les Etats-Unis. Il est toutefois autorisé aux Antilles jusqu’en septembre  1993 par deux dérogations successives, signées sous François Mitterrand par les ministres de l’agriculture de l’époque, Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson. Des années après, on découvre que le produit s’est répandu bien au-delà des bananeraies. Aujourd’hui encore, le chlordécone, qui passe dans la chaîne alimentaire, distille son poison un peu partout. Pas seulement dans les sols, mais aussi dans les rivières, une partie du littoral marin, le bétail, les volailles, les poissons, les crustacés, les légumes-racines… et la population elle-même.

Une étude de Santé publique France, lancée pour la première fois à grande échelle en  2013 et dont les résultats, très attendus, seront présentés aux Antillais en octobre, fait un constat alarmant : la quasi-totalité des Guadeloupéens (95  %) et des Martiniquais (92  %) sont contaminés au chlordécone. Leur niveau d’imprégnation est comparable : en moyenne 0,13 et 0,14 microgrammes par litre (µg/l) de sang, avec des taux grimpant jusqu’à 18,53  µµg/l. Or, le chlordécone étant un perturbateur endocrinien,  » même à très faible dose, il peut y avoir des effets sanitaires « , précise Sébastien Denys, directeur santé et environnement de l’agence. Des générations d’Antillais vont devoir vivre avec cette pollution, dont l’ampleur et la persistance – jusqu’à sept cents ans selon les sols – en font un cas unique au monde, et un véritable laboratoire à ciel ouvert.

Record de cancers de la prostateEn Guadeloupe, à cause des aliments contaminés, 18,7  % des enfants de 3 à 15 ans vivant dans les zones touchées sont exposés à des niveaux supérieurs à la valeur toxicologique de référence (0,5 µg/kg de poids corporel et par jour), selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Un taux qui s’élève à 6,7  % en Martinique. Cette situation est là encore  » unique « , s’inquiète un spécialiste de la santé publique, qui préfère garder l’anonymat :  » On voit parfois cela dans des situations professionnelles, mais jamais dans la population générale. « 

La toxicité de cette molécule chez l’homme est connue depuis longtemps. En  1975, des ouvriers de l’usine Hopewell (Virginie), qui fabriquait le pesticide, avaient développé de sévères troubles neurologiques et testiculaires après avoir été exposés à forte dose : troubles de la motricité, de l’humeur, de l’élocution et de la mémoire immédiate, mouvements anarchiques des globes oculaires… Ces effets ont disparu par la suite, car le corps élimine la moitié du chlordécone au bout de 165 jours, à condition de ne pas en réabsorber. Mais l’accident fut si grave que les Etats-Unis ont fermé l’usine et banni le produit, dès 1977.

Et en France, quels risques les quelque 800 000 habitants de Martinique et de Guadeloupe  courent-ils exactement ? Les études menées jusqu’ici sont édifiantes – d’autres sont en cours. L’une d’elles, publiée en  2012 par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), montre que le chlordécone augmente non seulement le risque de prématurité, mais qu’il a aussi des effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des nourrissons.

Le pesticide est aussi fortement soupçonné d’augmenter le risque de cancer de la prostate, dont le nombre en Martinique lui vaut le record du monde – et de loin –, avec 227,2 nouveaux cas pour 100 000 hommes chaque année. C’est justement la fréquence de cette maladie en Guadeloupe qui avait alerté le professeur Pascal Blanchet, chef du service d’urologie au centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre, à son arrivée, il y a dix-huit ans. Le cancer de la prostate est deux fois plus fréquent et deux fois plus grave en Guadeloupe et en Martinique qu’en métropole, avec plus de 500 nouveaux cas par an sur chaque île.

Intrigué, le professeur s’associe avec un chercheur de l’Inserm à Paris, Luc Multigner, pour mener la première étude explorant le lien entre le chlordécone et le cancer de la prostate. Leurs conclusions, publiées en  2010 dans le Journal of Clinical Oncology, la meilleure revue internationale de cancérologie, révèlent qu’à partir de 1 microgramme par litre de sang, le risque de développer cette maladie est deux fois plus élevé.

Entre deux consultations, Pascal Blanchet explique, graphique à l’appui :  » Comme les Antillais sont d’origine africaine, c’est déjà une population à risque – du fait de prédispositions génétiques – . Mais là, la pollution environnementale engendre un risque supplémentaire et explique une partie des cas de cancers de la prostate. « 

Urbain fait partie des volontaires que le professeur avait suivis pour son étude. Cet agent administratif de 70 ans, au tee-shirt Bob Marley rehaussé d’un collier de perles, reçoit chez lui, près de Pointe-à-Pitre. Son regard s’attarde sur ses dossiers médicaux empilés sur la table du jardin, tandis que quelques poules déambulent entre le manguier et sa vieille Alfa Roméo.

 » Une affaire de gros sous « Quand il a appris qu’il était atteint d’un cancer de la prostate, Urbain s’est d’abord enfermé dans le déni.  » C’est violent. On se dit qu’on est foutu « , se souvient-il. Un frisson parcourt ses bras nus.  » J’ai été rejeté. Les gens n’aiment pas parler du cancer de la prostate ici. «  La maladie fait l’objet d’un double tabou : la peur de la mort et l’atteinte à la virilité dans une société qu’il décrit comme  » hypermachiste « .  » Mais les langues se délient enfin « , se réjouit-il.

L’idée de se faire opérer n’a pas été facile à accepter.  » Et puis je me suis dit : merde, la vie est belle, mieux vaut vivre sans bander que mourir en bandant ! «  Il rit, mais la colère affleure aussitôt :  » J’ai été intoxiqué par ceux qui ont permis d’utiliser ce poison, le chlordécone. Aujourd’hui je suis diminué. «  Selon lui,  » beaucoup de gens meurent, mais le gouvernement ne veut pas le prendre en compte. Si c’était arrivé à des Blancs, en métropole, ce serait différent. Et puis, c’est aussi une affaire de gros sous « .

Ce qui se joue derrière l’affaire du chlordécone, c’est bien la crainte de l’Etat d’avoir un jour à indemniser les victimes – même si prouver le lien, au niveau individuel, entre les pathologies et la substance sera sans doute très difficile. Mais l’histoire n’en est pas encore là. Pour l’heure, les autorités ne reconnaissent pas de lien  » formel «  entre le cancer de la prostate et l’exposition au chlordécone. Une étude lancée en  2013 en Martinique devait permettre de confirmer – ou non – les observations faites en Guadeloupe. Mais elle a été arrêtée au bout d’un an. L’Institut national du cancer (INCa), qui l’avait financée, lui a coupé les fonds, mettant en cause sa faisabilité.

La nouvelle est tombée sous la forme d’un courrier signé par la présidente de l’INCa à l’époque, Agnès Buzyn, devenue depuis ministre de la santé. Quatre ans après, Luc Multigner, qui pilotait l’étude à l’Inserm, reste  » estomaqué «  par les arguments  » dénués de tout fondement scientifique «  avancés par le comité d’experts pour justifier cette interruption.  » Je les réfute catégoriquement, affirme le chercheur. Si on avait voulu empêcher la confirmation de nos travaux antérieurs en Guadeloupe, on ne s’y serait pas pris autrement « , souligne-t-il.

Cette histoire a rattrapé Agnès Buzyn depuis son arrivée au gouvernement. Interrogée en février à l’Assemblée nationale, elle a soutenu que l’étude pâtissait d’un  » biais méthodologique «  qui l’aurait empêchée d’être concluante.  » Je me suis appuyée sur le comité d’experts pour l’arrêter « , insiste auprès du Monde la ministre de la santé dans son bureau parisien. Elle assure toutefois que le gouvernement est  » prêt à remettre de l’argent pour tout scientifique souhaitant monter une étude robuste «  et qu’un appel à projets va être lancé.

Luc Multigner s’en désole :  » Cela renvoie tout aux calendes grecques. C’est comme si tout le travail, l’énergie et les moyens financiers mis en œuvre ces quinze dernières années n’avaient servi à rien !  » Selon lui,  » l’Etat n’est pas à la hauteur de la gravité du dossier « . Un sentiment largement partagé, tant le problème est géré au coup par coup et sans véritable stratégie depuis son irruption.

L’affaire du chlordécone surgit au tout début des années 2000 grâce à la mobilisation d’un ingénieur sanitaire, Eric Godard, de l’Agence régionale de santé (ARS) de Martinique. C’est lui qui, le premier, donne un aperçu de l’ampleur des dégâts en révélant la contamination des eaux de consommation, des sols, du bétail et des végétaux. Il est mis à l’écart pendant plus d’un an après sa découverte, mais des mesures sont prises : des sources d’eau sont fermées, d’autres traitées, et des zones entières sont interdites à la culture – étendues par la suite à la pêche.

Après cela, l’affaire semble tomber dans l’oubli. Il faut attendre qu’un cancérologue, Dominique Belpomme, dénonce un  » empoisonnement «  dans la presse nationale en  2007, provoquant une crise médiatique, pour que les pouvoirs publics s’emparent vraiment du sujet. Un premier plan national d’action est mis sur pied, puis un deuxième. Leur bilan est  » globalement mitigé « , constate un rapport d’évaluation, qui critique la  » juxtaposition d’initiatives ministérielles distinctes « , l’absence de coordinationet le manque de transparence auprès de la population. Un troisième plan court actuellement jusqu’en  2020. Il encadre notamment les recherches pour mieux connaître les effets sanitaires du chlordécone.

En dire aussi peu que possible » L’Etat a mis un certain temps à prendre la dimension du problème et à considérer l’angoisse que ça pouvait générer aux Antilles « , admet Agnès Buzyn. Mais la ministre de la santé l’assure :  » Avec moi, il n’y aura pas d’omerta. J’ai donné l’ordre aux Agences régionales de santé – ARS – de Martinique et de Guadeloupe d’être transparentes envers les citoyens. « 

La consigne semble être mal passée. Dans une lettre adressée à la ministre le 23  janvier, un syndicat de l’ARS de Martinique dénonce les  » pressions que subissent les agents pour limiter l’information du public au strict minimum « , mais aussi les  » manœuvres visant à la mise à l’écart du personnel chargé de ce dossier « , dont l’expertise est pourtant  » unanimement reconnue « . Et pour cause : l’un des agents ostracisés n’est autre qu’Eric Godard – encore lui –, qui doit son surnom,  » M.  Chlordécone « , à sa connaissance du dossier.

Contacté, le directeur général de l’agence, Patrick Houssel, dément :  » Il ne s’agissait pas de faire pression, mais de mettre en place une communication plurielle, pour qu’elle ne soit plus seulement faite par M. Godard. «  De son côté, le ministère de la santé voit là un simple  » problème interne de ressources humaines « , et non une alerte.

En dire aussi peu que possible, de peur de créer la panique et d’attiser la colère. Pendant des années, les autorités ont appliqué cette stratégie au gré des nouvelles découvertes sur l’ampleur du désastre. Mais le manque de transparence a produit l’effet inverse. La suspicion est désormais partout, quand elle ne vire pas à la psychose : certains refusent de boire l’eau du robinet, la croyant, à tort, toujours contaminée. D’autres s’inquiètent pour les fruits, alors qu’il n’y a rien à craindre s’ils poussent loin du sol – le chlordécone disparaît à mesure qu’il monte dans la sève, ce qui explique que la banane elle-même ne soit pas contaminée.

L’inquiétude et la défiance envers les autorités se sont encore aggravées après la publication, en décembre  2017, d’un rapport controverséde l’Anses. L’agence publique avait été saisie pour savoir si les limites maximales de résidus de chlordécone autorisées dans les aliments étaient suffisamment protectrices pour la population. La question est brûlante, car un changement dans la réglementation européenne en  2013 a conduit – comme le ministre de l’agriculture, Stéphane Travert, l’a reconnu en janvier – à une hausse mécanique spectaculaire des limites autorisées en chlordécone pour les volailles (multipliées par dix) et pour les viandes (multipliées par cinq).

La mobilisation s’organiseOr, dans ses conclusions, l’Anses estime que ces nouveaux seuils sont suffisamment protecteurs. Selon l’agence, les abaisser serait inutile, et il est  » plus pertinent d’agir par les recommandations de consommation pour les populations surexposées  » au pesticide. Elle le justifie par le fait que le problème ne vient pas des circuits réglementés (supermarchés), mais des circuits informels (autoproduction, don, vente en bord de route), très prisés par les habitants, en particulier les plus pauvres, mais où les aliments sont souvent fortement contaminés.

La population n’est pas la seule à avoir été choquée. Des scientifiques, des médecins, des élus et des fonctionnaires nous ont fait part de leur indignation face à ce qu’ils perçoivent comme un  » tournant « ,  » en contradiction totale  » avec la politique de prévention affichée par les pouvoirs publics, visant au contraire à réduire au maximum l’exposition de la population au chlordécone.

Plusieurs d’entre eux soupçonnent le gouvernement de vouloir privilégier l’économie sur la santé, en permettant aux éleveurs de bœufs et de volailles de vendre leurs produits avec des taux de chlordécone plus élevés. De son côté, Agnès Buzyn reconnaît qu’ » on a tous intérêt à ce que les seuils soient les plus bas possible « , mais se dit  » très embarrassée «  pour en parler puisque  » l’alimentation est de la responsabilité du ministère de l’agriculture « . Celui-ci n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

La polémique a en tout cas obligé l’Etat à revoir sa stratégie. Son nouveau maître-mot : la communication.  » Pour restaurer la confiance, il faut être transparent, affirme Franck Robine, préfet de la Martinique et coordinateur du troisième plan national sur le chlordécone. On n’a pas de baguette magique, mais on montre aux gens qu’on s’occupe du problème et qu’on partage avec eux les connaissances. «  La cartographie des zones polluées, restée confidentielle depuis sa réalisation en  2010, a enfin été rendue publique fin avril pour les deux îles. Un colloque public sur le chlordécone se tiendra également du 16 au 19  octobre en Guadeloupe et en Martinique. Une première.

Il en faudra toutefois davantage pour rassurer la population. Depuis le rapport controversé de l’Anses, la colère prend peu à peu le pas sur le fatalisme et la résignation. La mobilisation s’organise. Des syndicats d’ouvriers agricoles de Guadeloupe et de Martinique se sont associés pour la première fois, en mai, pour déposer une pétition commune auprès des préfectures. Ils réclament une prise en charge médicale et un fonds d’indemnisation pour les victimes. Une étude cherchant à établir les causes de mortalité de ces travailleurs, qui ont été les plus exposés au chlordécone, est en cours.

Des habitants font aussi du porte-à-porte depuis trois mois.  » Même ceux qui n’ont pas travaillé dans la banane consomment des aliments contaminés, donc il faut qu’ils sachent ! « , lance l’une des bénévoles. Les personnes âgées sont les plus surprises. Certains ignorent encore le danger auquel la population est exposée. D’autres sont incrédules. Harry Durimel, avocat et militant écologiste, raconte :  » Quand je distribuais des tracts sur les marchés, les vieux me disaient : “Tu crois vraiment que la France nous ferait ça ?” Ils ont une telle confiance dans la République ! Mais ça bouge enfin, les gens se réveillent et prennent la mesure de la gravité de la situation. «  D’autant qu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucune solution pour décontaminer les sols.

Qui est responsable de cette situation ? La question est devenue lancinante aux Antilles. Des associations et la Confédération paysanne ont déposé plainte une contre X en  2006 pour  » mise en danger d’autrui et administration de substances nuisibles « .  » On a dû mener six ans de guérilla judiciaire pour que la plainte soit enfin instruite, s’indigne Harry Durimel, qui défend l’une des parties civiles. Le ministère public a tout fait pour entraver l’affaire. «  Trois juges d’instruction se sont déjà succédé sur ce dossier, dépaysé au pôle santé du tribunal de grande instance de Paris, et actuellement au point mort.

Le Monde a pu consulter le procès-verbal de synthèse que les enquêteurs de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp) ont rendu, le 27  octobre 2016. Un nom très célèbre aux Antilles, Yves Hayot, revient régulièrement. Il était à l’époque directeur général de Laguarigue, la société qui commercialisait le chlordécone, et président du groupement de producteurs de bananes de Martinique. Entrepreneur martiniquais, il est l’aîné d’une puissante famille béké, à la tête d’un véritable empire aux Antilles – son frère, Bernard Hayot, l’une des plus grosses fortunes de France, est le patron du Groupe Bernard Hayot, spécialisé dans la grande distribution.

Devant les gendarmes, Yves Hayot a reconnu qu’il avait  » pratiqué personnellement un lobbying auprès de Jean-Pierre Soisson, qu’il connaissait, pour que des dérogations d’emploi soient accordées « .

Surtout, l’enquête judiciaire révèle que son entreprise, Laguarigue, a reconstitué un stock gigantesque de chlordécone alors que le produit n’était déjà plus homologué. Elle a en effet signé un contrat le 27  août 1990 avec le fabricant, l’entreprise Calliope, à Béziers (Hérault),  » pour la fourniture de 1 560 tonnes de Curlone – le nom commercial du chlordécone – , alors que la décision de retrait d’homologation – le 1er  février 1990 – lui a été notifiée « , écrivent les enquêteurs. Ils remarquent que cette quantité n’est pas normale, puisqu’elle est estimée à  » un tiers du tonnage acheté sur dix ans « . De plus,  » au moins un service de l’Etat a été informé de cette “importation” « , puisque ces 1 560 tonnes  » ont bien été dédouanées à leur arrivée aux Antilles «  en  1990 et 1991. Comment les douanes ont-elles pu les laisser entrer ?

 » Scandale d’état « D’autant que,  » s’il n’y avait pas eu de réapprovisionnement, il n’y aurait pas eu de nécessité de délivrer de dérogations «  pour utiliser le produit jusqu’en  1993, relève l’Oclaesp. Les deux dérogations accordées par les ministres de l’agriculture visaient en effet à écouler les stocks restants en Guadeloupe et en Martinique. Or ces stocks  » provenaient de ces réapprovisionnements « , notent les gendarmes. La société Laguarigue a justifié cette  » importation  » par une  » divergence dans l’interprétation de la réglementation « . Yves Hayot ne sera pas inquiété par la justice : il est mort en mars  2017, à l’âge de 90 ans.

Contacté par Le Monde, l’actuel directeur général de l’entreprise, Lionel de Laguarigue de Survilliers, affirme qu’il n’a  » jamais entendu parler de cela « . Il précise qu’il n’était pas dans le groupe à l’époque – il est arrivé en  1996 – et assure que Laguarigue a  » scrupuleusement respecté les trois phases d’arrêt du chlordécone «  concernant sa fabrication, sa distribution et son utilisation.

Les conclusions des enquêteurs sont quant à elles sans ambiguïté :  » Les décisions prises à l’époque ont privilégié l’aspect économique et social à l’aspect environnemental et à la santé publique « , dans un contexte concurrentiel avec l’ouverture des marchés de l’Union européenne. La pollution des Antilles au chlordécone est ainsi  » principalement la conséquence d’un usage autorisé pendant plus de vingt ans. Reste à savoir si, au vu des connaissances de l’époque, l’importance et la durée de la pollution étaient prévisibles « .

Un rapport de l’Institut national de la recherche agronomique, publié en  2010 et retraçant l’historique du chlordécone aux Antilles, s’étonne du fait que la France a de nouveau autorisé le pesticide en décembre  1981.  » Comment la commission des toxiques a-t-elle pu ignorer les signaux d’alerte : les données sur les risques publiées dans de nombreux rapports aux Etats-Unis, le classement du chlordécone dans le groupe des cancérigènes potentiels, les données sur l’accumulation de cette molécule dans l’environnement aux Antilles françaises ?, s’interroge-t-il. Ce point est assez énigmatique car le procès-verbal de la commission des toxiques est introuvable. « 

Le rapport cite toutefois l’une des membres de cette commission en  1981, Isabelle Plaisant.  » Quand nous avons voté, le nombre de voix “contre” était inférieur au nombre de voix“pour” le maintien de l’autorisation pour les bananiers, dit-elle. Il faut dire que nous étions peu de toxicologues et de défenseurs de la santé publique dans la commission. En nombre insuffisant contre le lobbying agricole. « 

Longtemps resté discret sur le sujet, Victorin Lurel, sénateur (PS) de la Guadeloupe, ancien directeur de la chambre d’agriculture du département et ancien ministre des outre-mer, dénonceun  » scandale d’Etat « .  » Les lobbys des planteurs entraient sans passeport à l’Elysée, se souvient-il. Aujourd’hui, l’empoisonnement est là. Nous sommes tous d’une négligence coupable dans cette affaire. « 

Faustine Vincent

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