Les raisons de désespérer ne manquent pas. Celles d’espérer sont-elles perdues ? Je veux croire que non. Des brèches s’ouvrent par où la marge humaine pourrait faire tomber des murs de notre vieux monde. Entre le pire et le possible, mon balancier hésite. L’équilibre viendrait-il de n’occulter ni l’un ni l’autre ?
« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » C’était il y a 13 ans. L’avenir de la vie sur terre vacillait et pouvait se réduire à des cendres si nous ne changions rien au cours du monde.
Qu’en est-il aujourd’hui ? L’incendie est-il endigué ? Avons-nous épargné des flammes les bases de la maison commune ? Où se portent nos regards ? Quelle formule faudrait-il employer pour saisir les temps où nous sommes ?
Une phrase s’est imposée à moi, alors que ces questions me tourmentaient : « La maison brûle et nous soufflons sur le feu. »
Le feu… Nous n’avons d’yeux que pour lui. Nous n’avons Dieu que lui. Toute notre intelligence, tous nos moyens techniques sont mis à son service. Des pyromanes, c’est ce que nous sommes, nous les sociétés de l’âge industriel. Nous laissons derrière nous une terre incendiée, un monde suffocant, une eau qui porte le contraire de la vie.
Le feu, il n’y a plus que lui. Les autres éléments, tant pis. Ils ne font pas le poids. La terre, l’eau, l’air, adieu. Adieu à tout ce qui les peuple. Ce n’est qu’une question de temps. Place à la reproduction artificielle de la vie. Nos chercheurs y travaillent. Nos politiques y voient des gisements de croissance et d’emploi. L’âge des mutants approche. Il a déjà commencé. Soyons sans crainte.
Tous les feux sont au rouge et nous accélérons. L’ivresse nous gagne. Tête baissée, nous courrons vers notre mise à mort. Les piques, les banderilles, nous ne les voyons pas. Nous ne voulons pas les voir. Seule importe la cape agitée devant nous.
Le climat, l’agonie des sols et des océans, l’empoisonnement et l’irradiation qui gagnent où que l’on soit… Tous les indicateurs sont au rouge. Il serait fastidieux et déprimant de les énumérer, tant ils abondent.
Qu’importe que nous les connaissions, que nous les déplorions. Nous accélérons. Mais comme nous sommes des sociétés soucieuses du bien commun, n’est-ce pas, nous couvrons de vert les feux de signalisation. Le temps doit se plier à nos humeurs. Nous n’avons plus la patience d’attendre. Quelques minutes de nos élites sont plus précieuses qu’une montagne à éventrer pour faire passer un TGV ; des terres vivantes ne pèsent rien, en regard d’un aéroport, d’un centre de loisirs, d’une zone d’activités, de galeries marchandes…
Le temps réel a congédié le réel, chaque seconde de nos vies doit être connectée, c’est-à-dire asservie, mais il faut parler la langue de son temps, on ne peut être contre son temps, alors réjouissons-nous, restons connectés pour le meilleur et le pour meilleur.
Innover, croître, le mot d’ordre est sans appel. Le mal est devenu le remède. Nous n’avons foi qu’en ce qui nous dévore, nous les Prométhée brûlant de tous les feux, qu’ils soient nucléaires, chimiques, électromagnétiques, génétiques, nanotechnologiques… Une nuisance s’ajoute à une autre et nous place dans une situation de non-retour. Le totalitarisme du système technique, c’est aussi cela : s’imposer sans débat et perpétuer ses nuisances pendant des millénaires. Comme il faut aller de l’avant, comme il faut prendre de vitesse l’offre et la demande, la conscience et la contestation du désastre, il est inconcevable d’évaluer quoi que ce soit et d’en tirer les conséquences.
Ce que fabrique notre âge technologique ? Des monstres. Et comme tous les monstres dignes de ce nom, ils nous échappent. Les conséquences possibles de nos innovations sont telles qu’elles deviennent impensables, imprévisibles. Tout se conjugue pour nous rendre hyper-insensibles à la banqueroute générale : la complexité, l’étendue des dévastations dans le temps et dans l’espace, le déni qui est le nôtre…
Comment se représenter l’irreprésentable ? Qui contrôle encore quoi que ce soit, de la réaction en chaine, chaotique comme jamais ?
La profusion des biens et des services nous rend-elle plus heureux, plus riches ?
Qui est riche, qui est pauvre, dans ce monde où l’on fait commerce de tout ? Dans « Les origines de la pensée grecque », Jean-Pierre Vernant écrit ceci : « La richesse remplace toutes les valeurs […]. Elle ne comporte aucune limite […]. L’essence de la richesse, c’est la démesure […]. » A sa racine, on trouve « la pléonexie : le désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part. »
C’est contre cette convoitise que s’est construite la philosophie. « Celui qui s’accommode avec la pauvreté est riche, en effet, et on doit estimer pauvre non celui qui a peu de choses, mais celui qui en désire davantage », énonçait Sénèque. Quant à Aristote, il notait déjà que « les plus grands crimes » étaient perpétués « pour se procurer le superflu et non le nécessaire. »
Quelle inversion des valeurs, quelle régression. Ces crimes, dont parlait Aristote, sont devenus nos commandements :
– Se goinfrer de futilités et qu’importe si d’autres sont privés du nécessaire.
– Avaler du bitume et tant pis si les agro-carburants font mourir de faim des misérables par millions. Tant pis si l’or noir du Nigéria empoisonne l’air, la terre et les cours d’eau, tant pis s’il repose sur la guerre et sur la famine. Tant pis si le nucléaire détruit le monde, nos voitures atomiques valent bien ça.
– Rester connecté quitte à ce que des esclaves fabriquent nos smartphones. Quitte à ce que des êtres humains soient empoisonnés par nos déchets électroniques et par les mines de métaux rares. Quitte à ce que tout le reste du vivant soit irradié.
– Etendre la société marchande à toutes les sphères de l’existence, fabriquer des jamais assouvis, des frustrés perpétuels, des êtres de pacotille et, un jour ou l’autre, des invendus, des incendiés.
Et voilà que, dans le brasier, des individus tentent de sauver ce qui peut l’être. Ils se réapproprient leur alimentation, leur énergie, leur habitat, leur santé, leur pensée, leur humanité. Ils tentent de s’affranchir des tutelles où s’étiolent leurs jours. Ils incarnent leurs valeurs, ils habitent le monde autour d’eux et le rendent habitable pour d’autres qu’eux. Ils prennent la défense des zones où foisonne la vie. La vie dans une poignée de terre, dans une mare, dans des arbres mémorables, la vie dans nos lambeaux d’humanité, ils la préservent. Ils mettent en actes leurs idées.
Serait-ce le début d’un grand chambardement ? Le ferment du monde à venir serait-il dans ce flot d’initiatives ? Ces gouttes vertueuses, ô combien nécessaires, suffiront-elles à vaincre la fournaise ? Que faudrait-il en plus pour peser vraiment ?
Je ne me risquerai pas à jouer les devins. Le sursaut à opérer me semble si colossal que ses formes et ses contours dépassent l’imagination, en tout cas la mienne. A quatre pattes dans ma pépinière d’oignons et de poireaux, je laisse venir les pensées, sans volonté d’aucune sorte.
Ce qui surgit d’abord, ce sont des questions, des doutes…
– Cultiver son jardin, bien sûr, mais les nuages chimiques et radioactifs, les terres qui deviennent des déserts ? Refuser les téléphones et les compteurs intelligents, fort bien, mais leurs nuisances et l’emprise de la planète intelligente ?
– Comment faire nombre ? Comment franchir le seuil critique au-delà duquel un basculement est possible ?
– Où commencent, où s’arrêtent les alliances possibles ?
– La fin est-elle dans les moyens ? Devons-nous prendre les armes de nos adversaires ? Les armes sont-elles neutres, selon l’usage que l’on en fait ? Quel horizon, à ce jeu-là, sinon devenir de parfaits techniciens ou des guerriers perpétuels ?
– Tous les arguments sont-ils bons à prendre ? Doivent-ils être jugés prioritairement à l’aune de leur efficacité ? Comment imaginer que nous gagnions quoi que ce soit à cette aune-là, terrain de prédilection de la Machine, justement ? Devons-nous taire nos valeurs morales, au motif qu’elles sont inaudibles ? Faut-il leur préférer des arguments pragmatiques, économiques et financiers ? Qu’avons-nous à attendre vraiment d’une victoire remportée pour de mauvaises raisons ?
– Faut-il souscrire à l’accord tacite, passé entre les pouvoirs et les organisations citoyennistes, ne remettant nullement en cause les fondamentaux, mais restant dans le cadre dicté par l’oligarchie : la gestion des nuisances, le marchandage de simulacres, la concertation – le mot fétiche pour ne pas dire l’acceptation –, l’oubli des causes premières au profit du fonctionnement, de la communication, de la reconnaissance ?
A mesure que la pépinière s’éclaircit, les questions laissent place aux rêveries. Les chants d’oiseaux portent en eux des refrains qui se cherchent…
Ça serait un jour du printemps, un jour quand on serait plus mort. Partout, ça ferait comme un chant jusque dans l’âme et dans le corps. L’ivresse et les écrans plasma avec facilités d’paiement, on pourrait vivre sans tout ça et s’offrir enfin du bon temps. On démissionn’rait des usines et des ministèr’s à croqu’-mort qui font turbiner les turbines et les supermarchés d’la mort. Jusque dans les tréfonds d’nos vies, partout ça sonn’rait l’angélus. On serait plus des engloutis. Un jour, on serait tant et plus, que dans les vill’s et les faubourgs, dans les campagn’s et les prairies, y aurait partout, jour après jour, inflation sur le goût d’la vie…
Allongé dans l’herbe, les yeux rêvant dans les nuages, je me laisse emporter par le chant. J’imagine un mouvement qui grandit, des appels à la prise du pouvoir, à commencer par le pouvoir de non-achat ! Quelle force nous avons là si, collectivement, nous savions en faire usage. Commencer par se mettre en grève des achats superflus et nuisibles…
– Ne plus être des compulsifs, des consommateurs qu’on somme de consumer le monde, en finir d’être des têtes de gondoles que d’autres se payent à moitié prix, en avoir soupé des vieilles lunes de la croissance, de la relance, du gagner plus…
– Ne pas prendre plus que notre part, parce qu’il y va de la vie des autres, parce que nous ne serons jamais ni repu(e)s, ni épanoui(e)s à vouloir toujours plus.
– Pourvoir à nos besoins essentiels par nous-mêmes, à l’échelle locale, faire une œuvre commune de nos paroles, retrouver la mémoire de nos mains, devenir artisans et, pourquoi pas, artistes de nos vies.
– Cesser de travailler à notre asservissement et à celui des autres.
– Refuser d’être des cibles, des données exploitées par les algorithmes. Ne plus se laisser réduire à des chiffres, à des comportements prévisibles et obéissants.
– Remplacer les détecteurs électroniques de fumée, de présence humaine, de bactéries dentaires indésirables, de frigo intelligent à remplir… par des détecteurs d’enfumage et de mensonges proférés par les marchands, les décideurs et les valets.
– Proclamer la nuit debout du 4 août avec, autour de la table, les oubliés de toujours, je veux parler des misérables que notre mode de vie décime, je veux ne pas oublier les animaux au supplice dans les bagnes industriels et tous ceux, toutes celles qu’on empoisonne, les vies humaines et non-humaines qui n’ont plus leur place sur la terre…
– Promulguer la Déclaration de nos droits et de nos devoirs.
Sans un coup de canon, des empires, que l’on croyait indestructibles, s’écrouleraient. Ce ne seraient plus seulement des gouttes d’eau que l’on verserait sur l’incendie. La fable tant de fois citée proposerait une autre version. C’est aux pyromanes en chef que l’on s’attaquerait. Leurs forfaits seraient très clairement dénoncés et des sanctions tomberaient. Ils cesseraient d’être des mécènes, des demi-dieux adulés. Nous nous passerions d’eux, enfin. Pour prendre une autre métaphore, nous fermerions le robinet au lieu d’éponger sans fin l’eau qui déborde de partout.
Le souffle serait tel qu’au lieu de relancer les flammes, il les éteindrait une à une.
Pris dans mes folles spéculations, je m’enflamme… Les questions de méthode se dissipent et une évidence s’impose : le mouvement se trouvera en marchant.
Retour sur la terre sacrée. Qui l’emportera de l’incendie ou du grand souffle de la vie ?
De jour en jour, ma pépinière n’en finit pas de grandir. Partout, la végétation s’épaissit, partout les arbres deviennent plus foisonnants. Ce matin, une nouvelle exhortation me vient, avec la renaissance du soleil…
Dès à présent, s’accroupir dans un arpent de jardin sauvage, regarder les millions de brins d’herbe et de gouttes de rosée qui font comme des soleils multipliés. S’imprégner de cette beauté-là et se découvrir millionnaire. Millionnaire en brins d’herbe et en constellations.
La beauté, l’étonnement, la gratuité, les racines de la vie… Gardons-les serrés sur notre cœur. Mais je sais que ces fortunes vous sont précieuses, ami(e)s des causes communes que je salue, dans les beaux jours du printemps.