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Rions de Mélenchon (c’est l’été)

Je me permets de rigoler du Great Leader Chairman, du Grand Manitou Lui-Même, Jean-Luc Mélenchon. Lui et ses excellents camarades du PCF sont vent debout contre l’espionnage américain, mais ils ont comme il se doit la mémoire qui flanche. Car qui veut savoir sait depuis au moins 15 ans. Je dis 15 ans, j’aurais pu écrire 65. Je vous mets pour le fun un extrait d’un article de Philippe Rivière, paru dans Le Monde Diplomatique de juillet 1999 :

« LES Etats-Unis sont-ils désormais si puissants qu’ils ne craignent plus les réactions de leurs alliés européens ? Il avait fallu l’obstination d’un chercheur néo-zélandais, Nicky Hager, pour dévoiler l’existence d’un formidable réseau de surveillance planétaire, le système Echelon, en place depuis les années 80… Son enquête (1) exposait en détail, pour la première fois, comment l’Agence de sécurité américaine (National Security Agency, NSA), un des organismes américains les plus secrets, surveille, depuis presque vingt ans, l’ensemble des communications internationales (2).

M. Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale sous la présidence de M. James Carter, avoue, non sans cynisme : « Quand vous avez la capacité d’avoir des informations, il est très dur d’imposer des barrières arbitraires à leur acquisition. (…) Devons-nous refuser de lire (3)  ? » L’embryon du réseau d’espionnage américain date du début de la guerre froide lorsqu’un premier pacte de collecte et d’échange de renseignements, dénommé Ukusa, fut établi entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. A ces deux Etats se sont joints le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Depuis les années 70, des stations d’écoute implantées dans ces pays captent les signaux retransmis vers la Terre par les satellites de type Intelsat et Inmarsat. Et une centaine de satellites d’observation « écoutent » les ondes : radio, téléphones cellulaires, etc.

Par ailleurs, affirme Duncan Campbell (4), tous les réseaux de communication sont écoutés, des câbles sous-marins (des capteurs sont déposés par des plongeurs spécialisés) au réseau Internet (la surveillance du réseau mondial est particulièrement aisée : la quasi-totalité des données transitent par des « noeuds » situés sur le territoire américain, même lorsqu’il s’agit de connexions européennes ! Ainsi, chaque jour, des millions de télécopies, de télex, de messages électroniques et d’appels téléphoniques du monde entier sont passés au crible, triés, sélectionnés, analysés ».

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Bon, à ce stade, c’est déjà marrant. On est en plein remake et je constate qu’en 1999, date de ce papier, un certain Lionel Jospin, et tout le PS avec lui, était au pouvoir, comme c’est le cas aujourd’hui. J’ajoute que Mélenchon s’apprêtait à devenir ministre – il le devint le 27 mars 2000 -, et qu’il n’a pas ouvert le bec. Membre alors de la minorité du PS, il eût pu aisément lancer une vaste campagne autour de la défense des libertés, mais non, rien. Il devait préparer son premier Conseil des ministres.

En un sens, il y a mieux, c’est-à-dire bien pire. Mélenchon est l’allié indéfectible du ci-devant parti stalinien – le PCF -, au point qu’on se demande si l’histoire atroce de ce dernier ne lui est pas plus agréable que celle du PS, parti auquel il a appartenu 31 ans. Eh bien, rappelons aux innombrables oublieux que le parti communiste a soutenu jusqu’à l’extrême fin le régime totalitaire de la RDA, c’est-à-dire jusqu’à la chute du Mur en novembre 1989. D’innombrables textes existent, et parmi eux des discours de soutien de Georges Marchais, grand héros de Mélenchon, adressés à cette ignoble crapule que fut le chef de la RDA, Erich Honecker.

Vous êtes nombreux, j’imagine, à avoir vu le film Das Leben der Anderen (La vie des autres), ce film allemand sorti en 2006. On y voit comment la police politique stalinienne, la Stasi, surveillait sa population. J’ajoute que cette agence infernale employait  91 000 agents officiels et 175 000 informateurs, soit 266 000 personnes sur une population générale de 16 millions environ. En clair, tout le monde était fliqué. On a découvert après la chute du Mur que des époux avaient espionné pendant des décennies leurs épouses, et inversement. Aucun régime, à ma connaissance, n’est allé aussi loin. Même l’Union soviétique n’a semble-t-il pas eu les moyens matériels de surveiller d’aussi près son peuple. Mais je reconnais que l’on peut en discuter.

Ce qui demeure indiscutable, c’est l’horreur des régimes totalitaires. Les dirigeants actuels du PCF ont soutenu de leurs forces déclinantes ces systèmes, et quand ils protestent contre les Américains aujourd’hui, j’ai comme l’envie de les envoyer se faire foutre. Quant à Mélenchon, un mot sur ses déclarations d’amour au parti allemand Die Linke. Je sais que tout est oublié, mais moi, désolé, je monte la garde. Die Linke provient d’une fusion entre des groupes de la gauche syndicale de l’Ouest et les restes du défunt parti communiste au pouvoir en RDA, le SED. Sans la puissance électorale maintenue de l’ancien SED dans la partie Est de l’Allemagne, Die Linke existerait à peine.

Mais cela n’ennuie évidemment pas Mélenchon, ni aucun de ses bons amis. Moi, si.

À propos de la surveillance de tout et de tous

Vous trouverez ci-dessous deux textes. Le premier est de moi et il a été publié dans Charlie Hebdo le 19 juin passé. Il n’est pas sérieux, il se moque, il sera vite oublié. En outre, il est vulgaire. J’ai imaginé Big Brother, vieux, égrotant, qui donne son point de vue sur les derniers événements en cours, c’est-à-dire l’espionnage généralisé des vies privées par les appareils d’État coalisés de l’Occident.

Le second est un point de vue du groupe grenoblois Pièces et main d’œuvre (PMO). Il mérite d’être lu et réfléchi.

Quant à ce que je pense de cette affaire de la NSA, je n’ai pas même le goût de vous le donner, tant mon écœurement est grand. En 1998, le « scandale » Échelon avait révélé que l’Amérique, le Canada, la Grande-Bretagne, l’Australie, la Nouvelle-Zélande écoutaient les communications du monde entier. Je note comme vous qu’à cette époque, Al-Qaïda n’existait pas, et que l’on espionnait pourtant. Car telle est la loi de nos apparentes démocraties : la police et l’armée ne sont jamais satisfaites des pouvoirs toujours plus grands qu’on leur accorde.

A-t-on demandé des comptes en 1998 ? Aucun. Le dernier des imbéciles – même s’il est difficile de donner le gagnant du concours, il existe –  pouvait savoir à ce moment-là qu’aucune barrière ne protégeait les ordinateurs connectés, les courriers anciens, les téléphones fixes ou portables. Avez-vous noté ne serait-ce qu’une manifestation de notre belle gauche morale ? De nos écologistes estampillés ? Il est vrai qu’à cette date, M.Mélenchon était ministre de M.Jospin, qu’il continue à présenter comme une excellente personne.

Or donc, chacun sait et s’en fout. Tout se passe comme si la plupart souhaitaient ouvrir ses intérieurs, ses domiciles, ses cachettes au Grand Oeil qui voit tout. Je note au passage que l’acceptation inconditionnelle du téléphone portable par la quasi-totalité de la population relativise tous les discours politiques portant sur le refus de ce monde et de ses lois.

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1/ Mon petit texte signé Big Brother
Bande de petits cons. Je me fais chier comme un rat à la résidence Les Blés d’or, où je suis le plus jeune des presque morts. Le kiné sort de ma chambre, l’ophtalmo est venu hier regarder de près mon gros œil qui voyait tout si bien, je vais pas tarder à m’abonner à Notre Temps.

Les journaleux sont des pouilleux. Un type de la télé a appelé tout à l’heure, il voulait envoyer une équipe pour savoir ce que je pensais de cette histoire. Eh ben, c’est pas compliqué, je suis baisé. Je suis dépassé. Je suis une vieille histoire qui sent déjà l’incinération au crématorium. Les types de la NSA sont des grosses crevures, mais je dois reconnaître qu’ils savent manier l’outil.

De mon temps, il fallait encore surveiller la foule. Une idée fumeuse réussissait toujours à sortir d’un cerveau mal essoré, et il fallait payer des milliers de petits flics de la pensée pour vérifier que tout le monde adorait René Coty et le président Truman. Ç’était du boulot, et en plus, il fallait sortir de la maison pour faire de temps à autre une descente chez les neurones suspects.

On dira ce qu’on voudra des Amerloques, mais les mecs qui ont pris ma suite ne bougent plus leur slip léopard du bureau. On avait des équipes, ils gèrent des machines. Des cathédrales de fils entortillés et de mémoires sans limites. Un type pète à Lagos, ça schlingue aussi sec à Fort Meade, dans le Maryland, au siège transhumaniste de la NSA. Un jeune se paluche à Pékin, ils ont une photo de sa bite avant que le Chinetoque ait fini sa branlette.

Les Little Brothers associés sont des fortiches, mais je note quand même que des armées de clampins soutiennent ces pédés informatiques. J’ai connu bien des carpettes, et quelques résistants, mais j’avais jamais autant vu de volontaires. On les reconnaît de loin, ils ont Facebook greffé dans le cul. Je rêve. Des millions et des millions offrent sur un plateau leur caca du matin, leurs photos de partouze, leur opinion sur Koh-Lanta et l’adresse de leur psy. Les mecs se foutent en rang d’oignon devant leur portable, se prennent eux-mêmes en photo, face, profil, et envoient le tout à Fort Meade, en vitesse électronique.

Et Google. Oh putain ! Bien obligé de leur tirer mon chapeau, leurs gars ont visiblement pris des leçons chez moi, quand j’étais le boss. La guerre, c’est la paix, l’ignorance c’est la force, Internet c’est la liberté. N’avouez jamais ! N’avouez jamais que vous sucez la bite de la CIA depuis les origines, ça pourrait détourner le client. Pourrait. Le client s’en tape, de ces pignolades. 60 % des Américains sont d’accord pour montrer leur cul à l’écran pourvu ça serve contre les barbus à turban.

C’est ça qui a le plus changé, rapport à mon temps à moi, quand l’Oceania faisait la guerre à l’Estasia. Ou à l’Eurasia ? Ou l’Estasia à Al-Qaïda ? Faudrait regarder les archives. Je me fais bien chier, à la résidence Les Blés d’Or. Y a la mer, y paraît, y a la télé partout, jusque dans les chiottes. Je leur en veux pas, aux jeunes, mais ils se rendent pas compte. Le temps des pionniers, c’était quand même mieux. Demandez à Winston Smith et à Julia.
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2/ Le point de vue de Pièces et main d’œuvre

Bas les pattes devant Snowden, Manning, Assange et les résistants au techno-totalitarisme

mardi 18 juin 2013 par Pièces et main d’œuvre

Nul ne peut plus nier ce que les opposants à la tyrannie technologique dénoncent depuis des années : les objets intelligents qui envahissent nos vies (ordinateurs, Internet, téléphones mobiles et smartphones, GPS) donnent au pouvoir les moyens de la surveillance généralisée.

En dévoilant des documents secrets, un ex-agent américain révèle que la NSA (Agence nationale de sécurité) espionne les internautes du monde entier, dans le cadre du programme clandestin « Prism » mis en place par George Bush et poursuivi par Barak Obama. Sont visés les utilisateurs d’Internet et des « réseaux sociaux » (Google, Facebook, Apple, Youtube, Yahoo, Skype, DropBox, Microsoft, AOL) soit, à l’ère numérique, à peu près tout le monde.

Les esprits forts diront qu’ils le savaient déjà. Les esprits forts savent toujours tout. Edward Snowden, lui, prouve ce qu’il dit. Et les médias du monde entier ne peuvent faire autrement que de publier ses déclarations, alors que les dénonciations des esprits critiques restaient confinées et refoulées à quelques milieux restreints.

Edward Snowden agit sans le soutien d’aucune organisation, d’aucun parti, d’aucun collectif. Heureusement – il n’aurait rien fait. Son geste relève de ce qu’Orwell nommait la « décence ordinaire ». « Je ne peux, en mon âme et conscience, laisser le gouvernement américain détruire la vie privée, la liberté d’Internet et les libertés essentielles pour les gens tout autour du monde au moyen de ce système énorme de surveillance qu’il est en train de bâtir secrètement. » (1) À 29 ans, il sacrifie sa carrière et sa vie personnelle, choisit la désertion, risque la prison pour trahison (comme le soldat Manning, auteur des fuites vers Wikileaks) voire un « accident ». Il affronte seul les services secrets de la première puissance mondiale.

En France depuis le 10 juin 2013, aucune des organisations qui, avant ou depuis le meurtre de Clément Méric, clament l’urgence de la « lutte antifasciste », n’a pris la défense de Snowden. Aucune manifestation de soutien, aucun communiqué, aucun appel contre la surveillance totale, y compris celle de la DGSE française (services secrets extérieurs), comparée par un ex-agent à une « pêche au chalut ». (2) À ce jour, le seul appel pour l’asile politique de Snowden en France émane de Marine Le Pen. Un coup de pub dont le Front de Gauche n’a pas été capable.

Edward Snowden : « Ma grande peur concernant la conséquence de ces révélations pour l’Amérique, c’est que rien ne changera. [Les gens] ne voudront pas prendre les risques indispensables pour se battre pour changer les choses… Et dans les mois à venir, les années à venir, cela ne va faire qu’empirer. [La NSA] dira que… à cause de la crise, des dangers auxquels nous devons faire face dans le monde, d’une nouvelle menace imprévisible elle a besoin de plus de pouvoirs, et à ce moment-là personne ne pourra rien faire pour s’y opposer. Et ce sera une tyrannie clé-en-main. »

Snowden a raison. En France, le rétro-fascisme à front bas et crâne ras, qu’on reconnaît au premier coup d’œil, obsède l’anti-fascisme rétro, patrimonial et pavlovien, tout ému de combattre la bête immonde qu’on lui a tant racontée et qu’il croit connaître. Il est vrai qu’ils partagent quelquefois les mêmes goûts en matière de look et de dress code. Les skinheads, c’est quand même plus simple que les RFID et la « planète intelligente » d’IBM. Dénoncer « les origines françaises du fascisme » (Zeev Sternhell, Là-bas si j’y suis, France Inter) et « le retour des années 1930 » (Le Nouvel Observateur et cie), c’est plus facile que de s’attaquer au techno-totalitarisme. D’autant que celui-ci est pourvoyeur d’emplois et de croissance économique, donc « progressiste » et « de gauche ». Qu’importe que 64 millions de moutons soient pucés, tracés et profilés, si la filière micro-électronique prospère, de STMicroelectronics à Gemplus et Thales. Pour Pierre Gattaz, nouveau président du Medef, et le lobby de l’industrie électronique : « La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. » (3)

Personne pour s’aviser que nous ne sommes pas dans les années 1930. Qu’après des décennies d’accélération technologique, à l’heure de la contention électronique, le « fascisme » aussi s’est modernisé. Il n’a plus le visage du Dictateur. Même plus celui de Big Brother. Mais celui des myriades d’actionneurs, capteurs, nano-processeurs, datacenters, super-calculateurs, Little Brothers, qui maillent, structurent, activent et pilotent la société de contrainte.

Les documents publiés par Snowden confirment ce que nous avons décrit de la police des populations à l’ère technologique. (4) La presse fait mine de découvrir l’espionnage par Internet. Quitte, comme le site du Monde, à le faire sous une bannière publicitaire pour IBM et « la planète intelligente ». C’est-à-dire, le projet de puçage électronique de chaque chose et chaque être sur Terre, via des puces communicantes. Le projet, bien avancé, d’un Internet des objets, élargit le réseau à chaque objet et être vivant pucé, qui nous interconnecte (nous incarcère) en permanence avec notre environnement (notre cage). Un filet électronique dont il sera impossible de s’extraire. Si les révélations de Snowden vous émeuvent, « la planète intelligente » d’IBM vous glacera. (5)

Pendant que les attardés lèvent le poing, farouches et déterminés contre le spectre « des heures les plus sombres de notre Histoire », le pouvoir resserre le filet électronique. Avec l’approbation béate de la majorité « parce que la technologie, tout dépend de ce qu’on en fait. »

« Ainsi donc, notre génération du lien social et du réseau virtuel, notre génération qui a fait tomber des dictatures par la force de baïonnettes informatiques, notre génération devra, donc, comme les autres, payer le prix du sang et apprendre, comme les autres, que l’engagement est un risque, une créance prise sur la vie, une créance que les plus courageux et les plus innocents paient et remboursent de leur mort. » (6) Il y a dans ces lignes des condisciples de Clément Méric tout l’aveuglement de l’époque sur elle-même.

Passons sur cette « génération », qui confond « lien social » et laisse électronique – après tout, elle n’a rien connu d’autre et ses mentors la maintiennent dans sa niaiserie.

Facebook n’a pas plus balayé Ben Ali et Kadhafi, (7) que les abrutis de Troisième Voie et des Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires ne menacent la démocratie. « Une mouvance qui compterait 1000 adhérents et 4000 sympathisants selon son chef. Mais 500 selon les autorités. » (8) « Les JNR, totalement dévouées à sa personne (NdA : de Serge Ayoub, leur chef), mais qui ont très peu à voir avec un quelconque militantisme politique ». (9) « Il est impossible de décrire Troisième Voie comme un groupe de combat ou séditieux » (Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême-droite). (10) « Ce sont des jeunes extrêmement précarisés issus de familles très populaires avec des parents bénéficiant des aides sociales. Ils ont un faible niveau de diplôme (…) En fait, ils appartiennent au sous-prolétariat des zones rurales et péri-urbaines. Ils ont grandi dans des familles où, le plus souvent, un seul des parents travaille. Quand ils n’ont pas été élevés au sein de familles monoparentales avec leur mère dans une grande précarité » (Stéphane François, historien). (11)

Ils sont, en somme, le pendant rural des délinquants de banlieue. De ceux qui, en septembre 2012, massacrèrent Kevin et Sofiane à la Villeneuve d’Echirolles, parce qu’ils étaient d’un quartier différent. Même profil socio-économique. Ni plus avisés, ni moins violents, non moins déstructurés par la déferlante des écrans et la dissolution du tissu social. Des exclus des métropoles high-tech et de la compétition internationale, comme eux trahis par la gauche. Pas plus que pour les délinquants, leur condition n’excuse leurs gestes. Pas plus que les délinquants, ils n’incarnent le « renouveau fasciste ».

Mais ils sont plus spectaculaires et moins virtuels que le techno-totalitarisme et, partant, plus faciles à désigner. « La grande nouveauté est que, grâce à Internet, certains informaticiens ont les moyens d’imposer leur vision du monde au reste de la population. Au lieu d’écrire des essais philosophiques dans l’espoir d’influencer les générations futures, ils réalisent leur projet de société. Le fait d’être d’accord ou non avec eux est sans objet, car ils ont déjà rapproché le monde de leur idéal » (Christopher Soghoian, militant américain de la protection de la vie privée). (12) La tyrannie technologique est plus pervasive et redoutable que 500 brutes alcoolisées. Elle exige de ses opposants plus que du pathos et des postures. Combattre le techno-totalitarisme, c’est-à-dire l’attaque la plus performante contre notre liberté et contre la possibilité de choisir ce qui nous arrive, impose l’effort de comprendre la nature de cette attaque, et ses spécificités. Nous ne sommes pas dans les années 1930 ; il nous faut penser notre époque pour affronter notre ennemi actuel, et non les avatars du passé.

Entiers et naïfs, nous pensons que le secret est de tout dire. Et donc, quel que soit le mépris dans lequel les tiennent les beaux esprits, nous ne pouvons qu’approuver et soutenir ceux qui par leurs actes individuels livrent au public les preuves de sa servitude et tentent d’éveiller sa conscience. On verra ce que le public et ceux qui parlent en son nom font de ces révélations. Si peu d’illusions qu’on se fasse sur une société qui a accepté avec enthousiasme depuis des années une telle déchéance, il est sûr qu’on n’a aucune issue à attendre d’un « encadrement législatif » de type CNIL mondialisée, pas plus que d’une surenchère technologique pour crypter ses communications électroniques et fabriquer soi-même ses logiciels « libres », ni d’une énième bouillie citoyenniste pour assurer la veille de notre désastre.

Il n’est pas sûr qu’il y ait d’issue, ni que celle-ci dépende de nous. S’il y en a une, on ne peut la trouver à partir d’élucubrations nostalgiques et complaisantes, mais seulement à partir d’une conscience vraie de notre situation.

Comme disait le fondateur d’IBM : – Think.

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NOTES :
- (1) Le Monde, 11/06/2013
- (2) Le Monde, 12/06/2013
- (3) Livre bleu du GIXEL (Groupement des industries de l’interconnexion, des composants et des sous-ensembles électroniques) sur le développement de la filière électronique, 2004. Voir aussi RFID : la police totale, le film, par Subterfuge et Pièces et main d’œuvre (http://www.piecesetmaindoeuvre.com/…)
- (4) cf Terreur et possession, enquête sur la police des populations à l’ère technologique, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2008)
- (5) cf « IBM et la société de contrainte », in L’Industrie de la contrainte, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2011)
- (6) Libération 10/06/2013
- (7) cf L’emprise numérique, C. Biagini (éditions l’Echappée, 2013)
- (8) Libération 14/06/2013
- (9) Le Monde, 11/06/2013
- (10) Libération, 14/06/2013
- (11) Id.
- (12) Le Monde, 17/11/2012

Le crime, le climat, la Chine et Fred Singer (avec AJOUT)

Un grand lecteur de Planète sans visa, devenu un ami bien réel, m’envoie une information presque incroyable : l’Académie chinoise des sciences vient de donner sa reconnaissance officielle à Fred Singer, grand maître planétaire de la désinformation. Mais avant que de commenter, regardez avec moi cette publication en chinois d’un rapport américain publié en 2009, Climate Change Reconsidered.

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Difficile d’exagérer l’importance de l’Académie des sciences sise à Pékin (ici). Elle emploie 50 000 personnes et le groupe qui édite la revue Nature (ici) la classe au 12ème rang des 100 institutions scientifiques, en se basant sur les articles publiés dans la presse mondiale spécialisée. Harvard est la première, Yale est 18ème, Oxford 14ème. De même qu’au plan économique, la Chine devient – est déjà – un géant de la science. Et le sera toujours plus. Faut-il préciser que publier un document de 1200 pages venant des États-Unis a forcément une signification politique ? Les États totalitaires, même lorsqu’ils semblent ne plus l’être, ont toujours accordé une grande importance aux signes. Car ce sont des signaux.

Au service de la désinformation

Qui est Fred Singer, le grand inspirateur, nullement caché d’ailleurs, du gros rapport  Climate Change Reconsidered ? Né en 1924, il va avoir 89 ans. Physicien reconnu, il a travaillé à de hauts niveaux de responsabilité dans l’industrie spatiale américaine, avant de bifurquer et de mettre son nom et son énergie au service des industries les plus criminelles qui soient. Par exemple celle du tabac : Singer n’hésitera pas à mettre en cause les liens pourtant évidents entre tabagisme passif et cancer. À la tête du Science and Environmental Policy Project (ici), une petite structure créée en 1990, il va systématiquement aider l’industrie transnationale à faire face aux scandales à répétition, que cela concerne les CFC, l’amiante, les pesticides, le dérèglement climatique.

Tel un Claude Allègre à la puissance 10 ou 100, Singer s’impose, depuis une quinzaine d’années, comme le grand négateur du changement climatique d’origine humaine. il n’a de cesse de discréditer le Giec (en anglais IPCC), ce Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, au point d’avoir lancé un Nongovernmental International Panel on Climate Change (NIPCC), pour s’en moquer bien sûr. Je ne peux que vous renvoyer, sur le sujet, à deux livres dont j’ai déjà parlé ici, Les marchands de doute (Naomi Oreskes et Erik Conway, Le Pommier) et tout récemment La fabrique du mensonge (Stéphane Foucart, Denoël).

Pourquoi diable un homme aussi proche de la mort que Fred Singer use-t-il ses derniers jours de la sorte ? Poser la question, c’est visiter une fois encore le pays du mal, dont la diversité des habitants paraît à peu près sans limite. Comment la tête d’un Singer est-elle organisée ? Comment un homme peut-il défendre de tels intérêts et pour quelle obscure raison ? Voyez, je ne crois pas que l’argent qu’il retire de ses opérations, bien réel, soit l’explication principale. Quoi qu’il en soit, et parce que je tiens la lutte contre le dérèglement climatique pour la mère de toutes les batailles humaines, Fred Singer est à mes yeux un grand criminel.

L’Académie à la botte des bureaucrates

Seulement, quand une institution aussi prestigieuse que l’Académie chinoise des sciences apporte son crédit à une telle entreprise, on retombe sur terre, où la politique reprend ses droits. Il va de soi qu’une décision aussi lourde de sens n’a pu être prise que par la tête même du parti communiste chinois. Au reste, sans en faire mystère, l’Académie dépend étroitement du Conseil des affaires de l’État, lui-même aux ordres du Premier ministre. Il faut donc apprécier cette publication pour ce qu’elle est : un crachat envoyé pleine face à ceux qui tentent de faire face à la crise écologique.

On sait qu’il existe des tensions entre bureaucrates chinois. Dès 1994, quand l’agronome Lester Brown avait publié son formidable essai nommé Who Will Feed China ? (Qui nourrira la Chine ?), il était clair qu’une partie de l’appareil d’État avait pris conscience de l’impasse du modèle économique choisi. En mars 2005, le ministre de l’Environnement de l’époque, Pan Yue, avait donné au journal allemand Der Spiegel un entretien si extraordinaire qu’il n’a, à ma connaissance, pas été repris dans la presse française (ici). Vous pensez bien que lorsque Le Nouvel Observateur, Le Point ou L’Express font des dossiers de 80 pages sur la Chine, il faut surtout ne pas effaroucher l’annonceur publicitaire. Lequel veut vendre des montres de luxe, des bagnoles haut de gamme et des parfums, et ne surtout jamais entendre parler d’un Pan Yue.

Car que disait donc ce dernier ? Eh bien, que le « miracle économique » serait bientôt terminé. Citation : « Ce miracle finira bientôt parce que l’environnement ne peut plus suivre. Les pluies acides tombent sur un tiers du territoire, la moitié de l’eau de nos sept plus grands fleuves est totalement inutilisable, alors qu’un quart de nos citoyens n’a pas accès à l’eau potable. Le tiers de la population des villes respire un air pollué, et moins de 20% des déchets urbains sont traités de manière soutenable sur le plan environnemental. Pour finir, cinq des dix villes les plus polluées au monde sont chinoises ».

Où placer les guirlandes ?

Oui, les conflits à l’intérieur de la bureaucratie chinoise existent. Mais l’affaire Singer, ainsi que je propose de l’appeler, montre que ce sont toujours les mêmes qui gagnent. Et s’ils gagnent, c’est parce que ce pays fou est contraint d’avancer vers le grand krach écologique. Arrêter le porte-containers sans but ni gouvernail reviendrait à disloquer le pays, entraînant des troubles aux dimensions inimaginables. Le principe d’une machine infernale, c’est que personne n’est en mesure de la désactiver. Encore faut-il placer autour de l’engin quelques menues guirlandes et boules de Noël multicolores. Encore faut-il organiser méthodiquement le déni de la catastrophe en marche.

C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la publication des 1200 pages de l’officine Singer. S’il n’y a pas de réchauffement climatique, alors il n’y a aucune raison pour que la Chine réduise ses formidables émissions de gaz à effet de serre. Il n’y a aucune raison pour que la Chine arrête de siphonner, dans un délire de croissance, les forêts d’Asie et d’Afrique et des Amériques. Aucune raison pour arrêter le pillage du pétrole et du gaz, et des terres, dans un saisissant remakemutatis mutandis -, de l’aventure coloniale de l’Occident.

182 espèces d’oiseaux, 47 de reptiles

Au moment où je vous écris, je pense au Mozambique, l’un des plus beaux, l’un des plus pauvres pays de la planète. Une équipe de scientifiques vient de passer trois semaines dans le parc national Gorongosa, sûrement l’une des zones les moins massacrées de notre monde. Ils y ont recensé 182 espèces d’oiseaux, 54 de mammifères, 47 de reptiles, 33 de grenouilles, 100 de fourmis, etc. Et parmi elles, un certain nombre d’espèces inconnues, je ne sais combien au juste (ici). Dans le même temps, comme le rapporte Courrier International (ici) les forêts de Mozambique sont pillées dans l’impunité la plus totale, et dans des proportions qu’on ne peut qualifier que de bibliques. Au premier chef par les Chinois, qui savent comment convaincre les politiciens locaux. Pardi.

Destruction, tel est le maître-mot de notre univers. Mais dans le même temps, et pour la raison que la vérité est insupportable, il faut nier, dénier, camoufler, désinformer, manipuler. De ce point de vue, aucun autre pays n’a davantage besoin du mensonge que la Chine. Mais que notre honneur national ne souffre pas trop : nous ne sommes pas loin derrière. Oh non.

AJOUT IMPORTANT LE 16 JUIN 2013 :

Grâce à un lecteur de Planète sans visa – Michel G., un grand merci -, il me faut apporter ici une précision essentielle. L’affaire du rapport chinois est plus complexe que ce que j’avais pensé. Car l’Académie chinoise des sciences (ici, en anglais) conteste avoir jamais donné son imprimatur au texte. À ce stade, il s’agirait donc d’un montage d’une grossièreté inouïe de Fred Singer et de ses nombreux amis. Notons qu’il y a aussi – et au moins – une autre hypothèse : que des factions se fassent la guerre à l’intérieur de l’Académie. Qu’un clan l’ait d’abord emporté, aussitôt victime d’une contre-attaque. Dans tous les cas, cela ne fait donc que commencer. La suite au prochain épisode.

18 ans de taule qu’il ne fera jamais (la canaille Schmidheiny)

Si vous souhaitez en savoir plus sur Schmidheiny, c’est ici, mais surtout ici, et là.

ALERTE – Amiante: peine durcie en appel pour un industriel suisse

TURIN (Italie) – L’industriel suisse Stephan Schmidheiny a été condamné lundi en appel à une peine durcie à 18 ans de prison pour avoir provoqué la mort de près de 3.000 personnes, ouvriers ou riverains d’usines d’Eternit Italie utilisant la fibre d’amiante.

M. Schmidheiny, ex-propriétaire de Eternit Suisse, avait déjà été condamné en première instance en février 2012 à 16 ans de réclusion en tant qu’ancien actionnaire important d’Eternit Italie de 1976 à 1986, en même temps que le baron belge Louis de Cartier de Marchienne. La Cour d’appel de Turin a également décidé d’abandonner les poursuites contre ce dernier, décédé le 21 mai.

(©AFP / 03 juin 2013 15h49)

Carlos Ghosn, Jacques Attali, Delphine Batho, Arendt, l’anarchie

Bienvenue au café du Commerce. Je vous balance tout en vrac ou presque, comme cela m’est venu en tête. Je vous en préviens, il y a forcément du déchet. D’abord Carlos Ghosn, patron de Renault et de Nissan. Invité de France-Inter le mardi 28 mai à 8h20 (ici), il annonce en direct que l’usine Renault de Flins devrait produire à terme 82 000 Nissan Micra par an. Patrick Cohen, le journaliste d’Inter, semble prendre la chose comme une excellente nouvelle.

Et tout le reste de même. L’industrie automobile est cyclique, dit Ghosn, elle va mal, il faut compter avec trois ou quatre années médiocres, mais raisonnablement, tout finira par s’arranger, et la croissance repartira. Il doit y avoir près d’1 milliard et 100 millions de bagnoles individuelles dans le monde, et elles ont d’ores et déjà détruit les villes, où vit plus de la moitié de la population de la planète. D’innombrables mégapoles – Lagos, Mexico, Mumbai, Shanghai – ont été rendues inhabitables par cette arme de désarticulation massive, mais Ghosn ne rêve que d’une chose : aller vers les 2 milliards de véhicules individuels. Ne parlons pas de la crise climatique, dont le très éventuel contrôle passe nécessairement par la mort de l’automobile pour chacun. Le patron Ghosn – qui l’ignore ? – est comme l’oracle, la Pythie de ce monde aux abois. Sombre prophétie.

Jacques Attali et les 44 ans de boulot

Le 30 mai, exactement au même endroit, Jacques Attali (ici). Si je voulais être désagréable, je dirais que, sans la rencontre avec Mitterrand au début des années 70 du siècle passé, Attali serait demeuré professeur. Connu, éventuellement apprécié de ses seuls élèves. L’irruption, un rien frauduleuse, sur le terrain politique, lui aura permis de faire une superbe carrière médiatique, dispersant dans les yeux de spectateurs ébahis quantité d’idées absurdement tenues pour originales. Si je voulais : je le veux. Je déteste Attali et son univers, et ses strass, je ne saurais le nier. Dans l’entretien du 30 mai, il démontre une énième fois qu’il est incapable de comprendre ce monde, et pour la raison première qu’il veut y figurer sur le devant de la scène « intellectuelle ». Or s’il est une certitude, c’est bien celle-ci : qui espère décrire les impasses de notre formation sociale-historique, et qu’il y réussisse ou non, ne peut espérer que des coups de bâton de la société officielle. Comme Attali entend passer à la télévision chaque matin, il lui faut fournir des versions supportables de la situation en cours. Et comme cela tombe bien, il n’écrit jamais rien qui fâche vraiment. À sa manière « nouvelle », il aura permis à des générations de cuistres de disposer ses livres dans le salon, de sorte qu’ils peuvent montrer au visiteur combien ils sont intelligents.

Et cet entretien du 30 mai, alors ? Je me souviens d’une chose, et c’est qu’il réclame doctement, au nom du « principe de réalité », l’allongement à 44 ans des cotisations ouvrant le droit à la retraite. Quel « principe de réalité » ? D’après lui, l’espérance de vie augmente, en particulier l’espérance de vie en bonne santé. Ce type est tellement plongé dans son idéologie du « progrès » – en sortir reviendrait à un pur et simple suicide public – qu’il dit réellement n’importe quoi. En vérité, et depuis environ 2006, « l’espérance de vie sans incapacité » a commencé de diminuer en France. De 2008 à 2010, elle serait passée de 62,7 ans à 61,9 ans pour les hommes et de 64,6 ans à 63,5 ans pour les femmes. Autrement exprimé, Attali suggère que l’on bosse, éclopés, jusqu’à ce qu’Alzheimer dissolve tout dans l’azur. C’est bien. Faut-il dire qu’Attali est l’un des grands prêtres, vaguement futuriste, de la société en place ? Je ne le crois pas.

Il me vient d’ajouter un mot sur le Jacques. Tout concentré sur la meilleure manière d’occuper l’espace, Attali finit, au milieu des bruits qu’il émet, par dire des choses vraies. Sur son blog de L’Express, le 5 mai dernier (ici), il évoque de manière apocalyptique les conséquences de l’accident nucléaire de Fukushima, écrivant entre autres : « D’une part, les  structures de confinement sont en train de casser; d’autre part, selon plusieurs experts, les signes se multiplient d’un prochain tremblement de terre en mer, au large de Nagoya-Osaka ou dans la région de Fukushima (…) Dans ce cas, le système de refroidissement se briserait; les  murs de confinement casseraient ;  les  280.000 tonnes d’eau contaminées   se déverseraient dans  le sol et dans la mer ;   l’unité 4 serait détruite et ses barres irradiées ne seraient plus protégées.  Les conséquences seraient immenses; pour le Japon tout entier; et au-delà. Il faudrait en particulier  évacuer les 30 millions d’habitants de la région de Tokyo ». Et Attali de logiquement conclure : « Comme les Japonais semblent minimiser tous ces problèmes, qui ne sont pas à la portée des technologies japonaises, une mobilisation générale de la planète est nécessaire; si on ne veut pas que les conséquences soient terrifiantes pour l’humanité ».

Delphine Batho et les 700 millions d’euros

Si l’on décide courageusement de prendre Attali au sérieux, ça craint plutôt, non ? Notons que Jacques Attali était conseiller proche de Mitterrand quand celui-ci, promettait, avant 1981, un référendum sur le nucléaire, avant de l’enfouir dans la poussière sitôt élu. Notons qu’Attali a écrit en 1994 Économie de l’Apocalypse (Fayard), que j’ai lu en son temps, bien que n’ayant déjà plus aucune illusion sur le monsieur. Essayant à l’instant de le retrouver dans ma bibliothèque, j’y renonce faute de temps. Mais je me souviens fort bien de sa description d’un monde devenu fou de nucléaire militaire, et de fait incontrôlable. Citation, que je viens de trouver sur le net : « Non seulement le désordre est immense, non seulement tous les bazars de trafiquants ont ouvert grand leurs portes, mais le monde, mû par une foi aveugle en la science, se laisse entraîner vers une accumulation incontrôlable de matières et de technologies meurtrières. D’où la nécessité de repenser tous les concepts jusqu’ici confortablement manipulés par des experts rassurants ».

Aura-t-il repensé les concepts, comme il en affirmait dans cet extrait la nécessité ? Aura-t-il parlé à son maître Mitterrand de l’aide apportée par la France « socialiste » à la construction de la bombe nucléaire pakistanaise, dans les années 80 ? Je ne le crois pas. Je suis même sûr du contraire, car Attali n’est qu’un flamboyant jean-foutre, qui plaît aux politiques, du PS jusqu’à l’UMP de Sarkozy : son apparente liberté leur permet d’oublier leur médiocrité. Oui, il plaît aux politiciens. Et aux ménagères de plus de 50 ans.

Qu’on excuse mes sautillements de coq en âne : j’ai prévenu que j’ouvrirai aujourd’hui le café du Commerce, et je m’y tiens.Une qui m’a fait éructer tout seul dans ma cuisine, c’est la Delphine Batho, ministre de l’Écologie. Dépêche de l’AFP en date du 31 mai 2013, extrait 1 « En cas d’accident nucléaire, le gouvernement veut que les exploitants de centrales mettent davantage la main à la poche, en relevant le plafond de la responsabilité civile à 700 millions d’euros, a annoncé jeudi soir la ministre de l’Energie Delphine Batho ». Extrait 2 : « Selon l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), le coût médian global d’un accident nucléaire majeur « pourrait être de l’ordre de 120 à 430 milliards d’euros », a rappelé Mme Batho lors d’un débat organisé à l’Assemblée nationale sur la sûreté nucléaire ».

Rions de la ministre, ce ne sera pas bien difficile. Le plafond actuel de la responsabilité civile des exploitants du nucléaire – EDF et Areva – est de 91,5 millions d’euros. Il serait donc multiplié par sept environ, mais ne représenterait alors qu’une infime fraction de ce que coûterait, selon leurs propres experts, une catastrophe nucléaire made in France. Sauf grave erreur de jugement, cette pantalonnade me semble bien dire le vrai sur cette industrie de la mort : les bénéfices vont dans la caisse des industriels de l’atome – rappelons que la ci-devant patronne d’Areva, Anne Lauvergeon, est pour l’heure à la fois administratrice du groupe Total et présidente du conseil de surveillance du quotidien ci-devant maoïste, Libération – , et les pertes, éventuellement illimitées, sont adressées à la société.

Hannah Arendt et les crimes industriels

Tout au long de cette semaine qui se termine, j’ai relu Eichmann à Jérusalem, par Hannah Arendt. Bien que mon admiration pour cette dernière soit immense, je n’y ai pas trouvé la trace d’un grand livre. Il s’agit certes d’un bon texte, fait d’une série de reportages pour le magazine The New Yorker, mais je crois que j’attendais mieux, tant l’écho du livre revenait en moi, sans cesse, depuis une première lecture, il y a plus de trente ans. Peut-être espérais-je, avec naïveté, qu’Arendt y avait percé l’insondable mystère de la « banalité du mal », sous-titre de l’ouvrage ? Ce qui me semble acquis en tout cas, c’est qu’Eichmann, grand organisateur de la Shoah dans l’Europe nazie, n’était pas antisémite [modification du 12 février 2021, après lecture d’une partie des travaux de Bettina Stangneth. S’appuyant sur des textes et propos d’Eichmann quand il est en exil en Argentine après 1950, elle démontre que Hannah Arendt, et très secondairement moi, s’est lourdement trompée. Eichmann était non seulement un nazi convaincu, mais un antisémite total. Il a joué la comédie à Jérusalem].

Ou s’il l’était, ce n’était pas sous la forme démente d’un Julius Streicher et de tant d’autres chefs nazis. Non, Eichmann était, d’une manière plus angoissante, un parfait fonctionnaire du mal, avide de conformité et de promotion, ultrasensible au jugement de ses chefs. Il obéissait. Il était soumis. Il était à ce point insignifiant que, réfugié en Argentine, et ne disposant plus du cadre étatique qui l’avait fait vice-roi de la mort, il ne savait rien faire. Il ruina tour à tour une blanchisserie et un élevage de lapins, qu’il avait créés, et dut se résoudre à devenir prolo dans une usine de bagnoles, avant de se faire enlever par les services secrets d’Israël.

Le crime. Qu’est-ce donc que le crime quand la société qui l’abrite l’accepte ou le commande même ? Le 27 mai dernier se tenait à Paris une journée d’études autour du thème « Punir les crimes industriels ». Je n’ai pu y aller, mais des gens que j’aime et que j’estime, au premier rang desquels Annie Thébaud-Mony, y intervenaient. Notamment à propos du crime de masse qu’est l’affaire de l’amiante. Je rassure ceux qui pourraient se montrer inquiets : je n’entends évidemment pas mettre sur le même plan un Eichmann et un Schmidheiny, condamné en Italie à 16 ans de prison – en première instance – pour sa responsabilité dans la mort de 3000 ouvriers empoisonnés par l’amiante de ses usines Éternit.

Il va de soi qu’on ne peut comparer, mais on peut rapprocher peut-être sur un point, psychologique : pourquoi tant d’êtres correctement éduqués, normalement informés, convenablement nourris et vêtus, éventuellement bons pères ou bonnes mères, donnent-ils leur énergie à la destruction du monde, des cultures, des paysages, des animaux, des plantes, des hommes ? Pourquoi des ingénieurs français sont-ils fiers de concevoir des turbines qui, installées sur le barrage chinois des Trois Gorges, entraînent l’expulsion d’au moins un million de paysans et l’implosion d’un écosystème stable depuis avant toute civilisation ? Pourquoi des prolos de France manifestent-ils pour sauver une usine qui fabrique des chars, des mines antipersonnel, des hélicoptères de combat ? Pourquoi le personnel de Fessenheim refuse-t-il la fermeture de cette si vieille centrale nucléaire, alors que tant d’experts, il est vrai étrangers, ont pointé ses indiscutables dangers ? Pourquoi un Attali a-t-il osé en 1989 proposer l’endiguement des fleuves du Bangladesh, au risque de sacrifier le vaste peuple de ses campagnes (ici) ? Pourquoi des syndicats soutiennent-ils la production de ce terrible cancérigène qu’est le chlorure de vinyle ? Etc, etc.

Faut-il être anarchiste ?

Qu’on ne vienne pas me souffler que c’est fatal ! Non, et non ! Arendt, dans son Eichmann, rappelle le fabuleux exemple danois. Là-bas, dans ce pays occupé par les nazis comme le fut le nôtre, les Juifs ne furent ni déportés, ni exterminés. Car la population, ses fonctionnaires, et jusqu’au roi, refusèrent de participer au crime. Il n’y eut pas au Danemark de René Bousquet, ce bon ami de Mitterrand, pour organiser une rafle du Vel’ d’Hiv. Arendt rappelle cette infernale évidence que le massacre des Juifs et des Tsiganes avait besoin de la collaboration de gens obéissants, obéissant aux ordres qu’on leur donnait, sans rage ni haine. Bousquet, cet enculé, n’était sans doute pas non plus un antisémite.

Où veux-je en venir ? Je n’entends pas transformer ce si long papier en livre, et je serai donc bref, au moins dans cette conclusion. J’ai plusieurs fois rendu hommage ici à des anarchistes, chers à mon cœur. Suis-je moi-même anarchiste ? Le certain, c’est que je ne crois pas à une société des humains organisée selon les admirables principes de l’acratie, mot grec signifiant absence de pouvoir. Mais je ressens et ressentirai jusqu’à ma mort le profond attrait d’une philosophie défiant les autorités, toutes les autorités, toute autorité, et magnifiant l’autonomie de la pensée, la liberté du choix, le refus de l’allégeance. Parmi les drames auxquels notre époque est confrontée, il faut mettre très près du premier rang la Soumission à l’autorité, mise en évidence dans les expériences de Stanley Milgram.

L’anarchie n’est peut-être pas un programme, mais elle reste un drapeau, mais elle demeure le plus beau joyau de toute pensée critique. Je vous avoue que je n’envisage pas le combat écologiste sans une perpétuelle interrogation sur la nature du commandement. Sur la manière dont sont prises les décisions et l’empressement avec lequel tant d’entre nous les appliquent et les font appliquer. Maintenir l’esprit de l’anarchie aide à mieux comprendre comment et pourquoi un pays comme la France se vautre dans le culte de héros dérisoires comme Carlos Ghosn et Jacques Attali. Enfin, je crois.