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Comment le gouvernement s’assoit sur le ventre des abeilles

Publié dans Charlie Hebdo le 7 mai 2013

Les abeilles, assurent par la pollinisation le tiers de l’alimentation humaine, mais elles meurent par milliards. L’Europe fait un geste contre les pesticides qui les butent, et Charlie raconte les coulisses.

Résumons, car cette histoire en a bien besoin. La semaine passée, la Commission européenne a décidé de suspendre pendant deux ans l’usage de trois pesticides, ou plutôt de trois matières actives entrant dans leur composition : l’imidaclopride, la clothianidine et le thiaméthoxame. La grande folie, c’est qu’on sait depuis quinze ans que ces charmants personnages butent les abeilles par milliards. Ces abeilles qui garantissent, par la pollinisation, environ un tiers de l’alimentation humaine.

Résumons donc. En 1991, les chimistes du groupe Bayer touchent le gros lot. Leur nouvelle invention pour liquider les insectes dans les champs industriels de tournesol ou de maïs est dite systémique. En appliquant sur la semence le petit nouveau, on « protège » la plantule puis la totalité de la plante, via la sève. Le truc s’appelle imidaclopride et sera commercialisé sous le nom de Gaucho. De 1994 à 1997, les apiculteurs voient crever leurs abeilles par milliards, mais chut. L’hécatombe devient telle qu’en janvier 1999, Jean Glavany, ministre socialo de l’Agriculture, suspend l’utilisation du Gaucho pendant un an, sur le seul tournesol. Mais ce n’est qu’une gentille farce.

En janvier 2002, une main très inspirée, au ministère, donne un coup de tampon sur l’Autorisation de mise sur le marché (AMM) du Gaucho. Cette dernière est prolongée de dix ans, malgré la mort des abeilles. Alors arrive le petit juge Ripoll, saisi par une plainte d’un syndicat d’apiculteurs. Le voilà qui perquisitionne l’une des citadelles les mieux protégées du ministère de l’Agriculture, la Direction générale de l’alimentation (DGAL). Il tombe sur la directrice, Catherine Geslain-Lanéelle, qui l’envoie chier direct. Elle lui refuse communication des documents ayant permis l’Autorisation de mise sur le marché. Bien qu’ayant frôlé la garde-à-vue, la Catherine tient bon, et le juge repart la queue basse. Ripoll sera muté peu après à Papeete, là où le lagon est si bleu.

On ne peut raconter ici la suite, pourtant si éclairante, mais on va retrouver au coin de la rue Geslain-Lanéelle, ne quittez surtout pas. D’autres pesticides du même genre inondent le marché français : le Régent, le Cruiser (thiaméthoxame), le Poncho (clothianidine). Les abeilles disparaissent sans laisser de trace, car parties butiner, elles ne parviennent plus à retrouver leur ruche. Leur système nerveux est simplement anéanti. Et les apiculteurs suivent le mouvement : de 2004 à 2010, leur nombre a baissé de 40 % (chiffres officiels FranceAgriMer).

Mais revenons à Geslain-Lanéelle. Officiellement proche des socialos, elle devient en 2006 la directrice de l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa, selon son acronyme anglais). En 2010, on apprend – grâce à José Bové – que la nouvelle présidente du Conseil d’administration de l’Efsa, la Hongroise Diána Bánáti, bosse en loucedé pour un lobby industriel comprenant notamment Bayer et BASF, les propriétaires du Gaucho et du Regent. Or Geslain-Lanéelle s’en accommode si bien qu’elle défend le maintien de Bánáti à la tête du Conseil d’administration de l’Efsa jusqu’en mai 2012, date de sa démission.

Est-il possible que ces micmacs expliquent l’inertie française – et européenne – de ces quinze dernières années ? Notons en tout vas, avec une vive surprise, que l’agrochimie a mis le paquet pour tenter d’empêcher l’interdiction des trois pesticides par l’Europe. Dans un hallucinant rapport, Corporate Europe Observatory (CEO), spécialisé dans la surveillance des lobbies industriels, révèle la teneur de courriers adressés à la Commission européenne (1). Les lettres, dont certaines signées Bayer (le Gaucho), varient entre plan com’, dénigrement des études scientifiques, menaces de poursuite. Extrait impeccable d’une lettre de Bayer, le 12 juin 2012, adressée au commissaire européen (Santé et Consommation) John Dally : « Soyez bien assuré que pour notre entreprise, la santé des abeilles est notre priorité numéro 1 ». Dally, malheureux homme, a dû démissionner, lui aussi, en octobre 2012, à cause de son implication dans une affaire de corruption par l’industrie du tabac.

Et nous là-dedans, braves couillons que nous sommes ? Le 30 avril 2013, l’Institut national de veille sanitaire (InVS) rend public un rapport sur « l’imprégnation » aux pesticides des Français (2). Notre sang et notre urine sont farcis de résidus de PCB et de pesticides organophosphorés ou organochlorés, parfois plus que les Amerloques, que l’on croyait champions du monde. Rien sur les trois molécules suspendues pour deux ans : les études viendront plus tard, dans vingt ans, quand tout le monde aura Alzheimer.

(1) http://corporateeurope.org/publications/pesticides-against-pollinators

(2) http://www.invs.sante.fr/Publications-et-outils/Rapports-et-syntheses/Environnement-et-sante/2013/Exposition-de-la-population-francaise-aux-substances-chimiques-de-l-environnement-Tome-2-Polychlorobiphenyles-PCB-NDL-Pesticides

ENCADRÉ PARU LE MÊME JOUR

Tout bouge mais rien ne change (ritournelle)

Est-ce que cela va mieux ? Est-ce que les pesticides sont mieux surveillés en France depuis l’affaire du Gaucho (voir ci-dessus) ? Dans un livre paru en 2007 (1), l’essentiel avait été rapporté, à commencer par cette consanguinité totale entre l’industrie des pesticides et les services d’État qui donnent les précieuses Autorisations de mise sur le marché (AMM) de ces si bons produits chimiques.

Depuis, malgré la cosmétique –  industrie en vogue -, il se passe dans les arrière-cours des arrangements entre amis qui réchauffent le cœur. Le 27 août 2012, ainsi que le révèle l’association Générations futures (www.generations-futures.fr), Marc Mortureux écrit une bafouille à Patrick Dehaumont. Pour bien apprécier la saveur de ce qui suit, précisons que Mortureux est le patron de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), créée après la faillite opérationnelle et morale de deux autres agences d’État, l’Afssa et l’Afsset. Mortureux est chargé, comme indiqué, de notre sécurité. Quant à Dehaumont, il est aux manettes de la Direction générale de l’alimentation (DGAL), qui s’est lourdement illustrée dans la « gestion » des pesticides massacreurs d’abeilles.

Mortureux : « Par courrier du 7 octobre 2009, j’avais attiré l’attention de votre Direction sur les problèmes posés par le fait que les avis de l’Agence relatifs aux dossiers de produits phytopharmaceutique… » et bla-bla-bla. Ce que Mortureux veut dire, qu’il présente de manière diplomatique, c’est que la DGAL s’assoit avec volupté sur les mises en garde sanitaires. Malgré des avis détaillés de l’Anses qu’il dirige, l’administration française a autorisé la mise sur le marché de dizaines de pesticides inquiétants. Mortureux met en cause « le maintien sur le marché de produits pour lesquels avait été émis un avis défavorable ou un avis favorable avec restrictions ». En matière criminelle, aucun doute, il s’agirait d’un flag.

Tête du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, qui aimerait tant faire croire qu’il est en train de terrasser le monstre industriel avec ses petites mains à lui. Comme contraint, le ministre a finalement donné plus qu’un petit peu raison à Générations futures en commandant un audit dont les résultats doivent être connus entre le 7 et le 10 mai 2013. Problème de CM1 : s’il a fallu quinze ans pour s’en prendre au Gaucho, et compte tenu que Le Foll avance d’un millimètre par mois, combien faudra-il de millénaires pour se débarrasser des pesticides ?

(1) Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard)

Une ordure guatémaltèque en procès

Publié le 17 avril dans Charlie-Hebdo

C’est un pays d’opérette, où le chef d’orchestre est américain, mais où les morts sont bien réels. Pour l’ancien dictateur du Guatemala, accusé de génocide, c’est l’heure du procès. Pour les Mayas éventrés, c’est trop tard.

Même les vieilles ordures ont droit à un avocat, à ce qu’il paraît. Même Staline, s’il était mort ailleurs que dans son lit. Même Goering. Même Pinochet. Et c’est pourquoi Charlie salue à contrecœur le procès en cours au Guatemala contre Efraín Ríos Montt. Ce militaire de carrière, qui a pris le pouvoir en juin 1982, ne l’aura conservé que 16 mois. Mais quel résultat !  Accusé de génocide, il est jugé responsable de 334 massacres, 19 000 assassinats et disparitions, menus événements ayant entraîné le déplacement forcé d’un million de pauvres dans un pays qui ne comptait alors que 6,5 millions d’habitants.

Avant de détailler un peu la guerre de Montt contre son peuple, deux ou trois points du passé. L’Amérique centrale, c’est l’arrière-cour – the backyard -, des Etats-Unis, depuis qu’un certain président Monroe, en 1823, eut défini ce qu’on nomme depuis la « doctrine Monroe ». En résumé, personne – à commencer par l’Espagne et l’Angleterre, alors très présentes dans la région -, n’a le droit d’emmerder les Américains chez eux, sur le continent qui leur appartient.

Efraín Ríos Montt avait 28 ans au moment du coup d’État militaire contre le président guatémaltèque Jacobo Arbenz Guzmán, en juin 1954. Et il y participa bien sûr, même si ce fut à un poste subalterne. Arbenz Guzmán, con comme la Lune, s’était mis en tête de faire une vraie réforme agraire dans cette république bananière, et les services hautement spécialisés du président Eisenhower le remplacèrent par un fantoche oublié de tous. Le mot « bananière » est à prendre au pied de la lettre, car la transnationale américaine du fruit tropical – United Fruit – était en 1954 le plus grand proprio terrien du Guatemala, et n’avait aucunement l’intention de rendre le moindre hectare.

La suite ? Bah, une litanie. À partir de 1960, une guerilla de gauche inspirée par Cuba commence à se battre contre l’armée. Mais il faudra attendre 1982 pour que tous ses militants se retrouvent dans un mouvement unique, Unidad Revolucionaria Nacional Guatemalteca (URNG). Pour les Indiens maya pris entre deux feux, habitués depuis 500 ans à se faire hacher menu, c’est l’enfer. Les militaires ne cessent de traverser le pays dans tous les sens, brûlent les villages, violent jusqu’aux gamines, égorgent, éventrent, torturent, et tuent, bien entendu. Un témoin entendu par vidéoconférence au procès Montt, il y a quelques jours : « Les militaires ont coupé la tête à une vieille femme aux cheveux longs, et ils l’ont posée sur une table de leur réfectoire, comme un avertissement destiné aux cuisinières civiles ». Il y a bien d’autres faits, mais tellement plus dégueulasses qu’il vaut mieux en rester là.

En prenant le pouvoir en 1982, Montt ouvre en grand les portes de la barbarie. Mais bien que toutes les familles indiennes comptent au moins une victime dans leurs rangs, une vaste entreprise de « réconciliation nationale » a conduit en 1996 à la fin des massacres et à la transformation de la guerilla en parti politique. Du côté maya, Rigoberta Menchú Tum, prix Nobel de la paix 1992, appelait au m^me moment à la paix civile, non sans réclamer un procès contre Efraín Ríos Montt, ce qui est donc chose faite. Le tribunal devrait siéger plusieurs mois, ce qui donnera le temps d’apprécier l’art tortionnaire de ce noble ami des Indiens.

Quant au Guatemala, c’est un pays dévasté, et pour longtemps. Les villes, à commencer par la capitale, sont tenues par des bandes de jeunes, las maras, qui ont transformé le lieu en l’un des plus violents de la planète. La seule Mara Salvatrucha compterait 70 000 membres en Amérique centrale et plusieurs milliers aux États-Unis, où tout est né vers 1980, quand des centaines de jeunes Salvadoriens et Guatémaltèques croupissaient dans les prisons fédérales. L’Espagne est depuis peu atteinte aussi, et même l’Italie de Berlusconi.

Le président guatémaltèque actuel, Otto Pérez Molina, est un ancien général, la United Fruit s’appelle Chiquita Brands International, les riches sont riches et les pauvres sont morts, ou encore plus pauvres. Plus aucune voiture ne s’arrête le soir à un feu rouge dans ce pays maté par Efraín Ríos Montt, cet impressionnant salaud qui a droit à un avocat, lui.

Un éditorial imbécile du journal Le Monde

Vous lirez, après mon commentaire, un éditorial étincelant du quotidien dit de référence – en France -, c’est-à-dire Le Monde. Bien que le cadre ancien ait disparu, bien que la presse ne soit plus ce qu’elle a été, ce journal demeure celui qu’il faut prétendre lire lorsqu’on est responsable de quelque chose. Que l’on soit député ou ministre, haut-fonctionnaire ou journaliste bien sûr, habitué du Cac 40 ou syndicaliste, il convient, assez souvent encore, d’avoir Le Monde sous le bras, si possible une à deux heures après sa sortie des presses, si l’on habite Paris du moins.

Cet éditorial du Monde date du 7 mai, et il est d’une connerie confondante. Entendons-nous : depuis la lecture il y a bien quinze ans du livre d’Howard Gardner, Les intelligences multiples (Retz), je ne crois plus à ce qu’on m’avait seriné avec tant d’application. Disons que je ne crois plus à l’intelligence, car cette imagination sociale désigne en fait une forme particulière, que Gardner nomme fort justement, à mon avis, l’intelligence logico-mathématique. Celle des longues études et des brillants diplômes, celle du pouvoir, celle de la « réussite ». Les autres formes, pourtant fabuleuses, de savoir vivre, comme la capacité à se comprendre soi-même, à comprendre les autres, à se mouvoir, à changer la matière avec un marteau et un burin, tout cela n’existe pratiquement pas aux yeux aveugles de la société officielle.

Reprenons. Quand j’écris que le texte du Monde est d’une stupidité confondante, je sais que c’est cruel pour son auteur, homme ou femme. Seulement, je ne désigne pas une personne, mais un texte. Celui – ou celle – qui l’a écrit est peut-être bien très intelligent, dans le sens donné par Gardner, mêlant à des doses diverses et complémentaires, plusieurs variétés des sept formes d’intelligence qu’il avait définies au début des années 80. Reste que cet éditorial est en tout point ridicule. Car que dit-il, avec cette dose de componction qu’on trouvait jadis dans chaque livraison du quotidien ? Que les activités humaines – en l’occurrence l’industrialisation de la planète entière – nous ont fait changer d’ère géologique. Et je ne parle pas là de cette invention langagière, défendue notamment par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen, connue sous le nom d’Anthropocène, époque succédant à l’Holocène, et créée comme son nom le suggère par l’Homme.

Non, Le Monde parle d’un retour climatique hypothétique à l’ère du Pliocène, qui s’étend, selon les chiffrages couramment admis, de 5,33 millions d’années en arrière à 2, 58 millions d’années. « Ce mois-ci, dit le texte, la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère devrait, pour la première fois depuis quelques millions d’années, dépasser le seuil de 400 parties par million (ppm) dans l’hémisphère Nord ». À ce stade franchement délirant – nous serions donc les contemporains d’un événement jamais vu depuis l’apparition de l’Homme -, de deux choses l’une. Ou cette perspective est sérieuse et crédible, ou elle ne l’est pas.

Si elle ne l’est pas, Le Monde ne vaut pas mieux que Le Journal de Mickey. Mais si elle l’est, voici bien l’un des textes les plus ineptes de ces derniers temps. En effet, la simple logique voudrait alors que l’on trace quelques traits entre l’organisation économique et politique du monde et cette incroyable – qui peut le croire vraiment ? – tragédie qui nous rapproche certainement du pire. Si l’on écrit que le climat n’a jamais changé aussi vite, si l’on assure que « les fenêtres d’action se ferment peu à peu », alors il faut décréter la mobilisation générale. Car d’évidence, même si elle n’est pas déclarée, c’est tout de même la guerre.

Pas pour Le Monde, qui se contente d’insupportables palinodies. Je cite : « La question climatique pèse – et pèsera, plus encore, demain – sur la dégradation économique mondiale ». C’est grotesque. On parle d’un événement cataclysmique, et l’on en retient qu’il aura des effets sur la « dégradation économique mondiale ». En somme, on évoque le Pliocène pour mieux souligner les affres des sociétés riches du Nord au cours des prochains mois, ou années. Ma foi, quel tableau ! Quelle faillite de la pensée !

J’ajoute, comme je l’ai déjà écrit ici, que les pages Planète du Monde viennent de disparaître en tant qu’espace d’information distinct des autres. J’ajoute qu’exactement au même moment, la nouvelle direction du Monde a lancé un cahier quotidien appelé « Le Monde éco&entreprise ». On y vante, comme vous pouvez l’imaginer, l’entreprise, les fusions et acquisitions, les nanotechnologies, les forages pétroliers, demain les gaz de schiste et fatalement donc, la destruction de tout.

On ne saurait mieux résumer la régression en cours : d’une main on se libère des pages traitant – plus ou moins bien, souvent mal – de la crise écologique; de l’autre, on ouvre un vaste et précieux territoire « à un système de développement fondé sur la combustion des ressources fossiles et reposant sur les idées du XIXe siècle ». Je crois pouvoir écrire que je préfère encore de francs négationnistes de la crise climatique. Car il est reposant, car il est nécessaire de reconnaître adversaires ou ennemis. En revanche, il est épuisant de croiser à chaque coin de rue tant de mascarade, où le matois se cache derrière le jocrisse. Revenons-en à l’essentiel. En 2010, alors qu’il était en faillite, Le Monde a été racheté par trois capitalistes dont la fortune repose précisément sur le désastre.

Pierre Bergé, 120 millions d’euros de fortune personnelle.

Xavier Niel, 6,6 milliards de dollars de fortune personnelle (selon Forbes).

Matthieu Pigasse est directeur général délégué de la banque Lazard, après avoir été membre de cabinets ministériels auprès de DSK et Fabius.

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Changement climatique : retour au pliocène ?

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LE MONDE | 07.05.2013 à 12h08 • Mis à jour le 07.05.2013 à 15h40

 

Une centrale électrique à Venise, en juillet 2010.

Une centrale électrique à Venise, en juillet 2010. | REUTERS/ALESSANDRO GAROFALO

Indifférent aux controverses ou à l’embarras qu’il suscite, le changement climatique de notre planète poursuit son cours, inexorablement. Ce mois-ci, la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère devrait, pour la première fois depuis quelques millions d’années, dépasser le seuil de 400 parties par million (ppm) dans l’hémisphère Nord.

Pour être symbolique, ce cap n’en est pas moins alarmant. Il nous rappelle que, du fait des activités humaines, le climat terrestre s’altère à une vitesse sans équivalent dans l’histoire de notre espèce. Quelques jalons permettent de fixer les idées : les premiers fossiles d’humains anatomiquement modernes (Homo sapiens) sont vieux de quelque 200 000 ans, mais il faut remonter au début du pliocène, il y a plusieurs millions d’années, lorsque aucun être du genre Homo n’arpentait la surface du globe, pour retrouver de tels niveaux de CO2 dans l’atmosphère.

Les effets de cette mutation sur le changement climatique sont bel et bien tangibles : élévation du niveau des océans, destruction d’écosystèmes d’intérêt économique, augmentation de la fréquence et de la gravité des événements extrêmes – par exemple la récente sécheresse qui a frappé l’Amérique du Nord ou l’ouragan Sandy, qui, à l’automne 2012, a ravagé New York et la Côte est des Etats-Unis.

La communauté scientifique compétente prêche dans le désert depuis de nombreuses années. Elle est unanime. Elle ne cesse de prévenir des graves dangers qu’il y a à ignorer la science et à s’en remettre aveuglément à un système de développement fondé sur la combustion des ressources fossiles et reposant sur les idées du XIXe siècle – lorsque le monde paraissait encore infini au petit milliard d’êtres humains qui le peuplait.

Les fenêtres d’action se ferment peu à peu. Le seuil de stabilité climatique à très long terme, situé à 350 ppm par certains climatologues parmi les plus galonnés, est déjà loin derrière nous. Il a été franchi peu avant 1990. Quant à l’objectif de limiter à 2 °C le réchauffement d’ici à la fin du siècle, il est déjà presque intenable.

Que risque-t-on ? L’altération du climat est souvent perçue en termes de désagréments individuels. Le risque va bien au-delà. La question climatique pèse – et pèsera, plus encore, demain – sur la dégradation économique mondiale. Car, à l’heure où il est fortement question de dettes en tout genre, il faut le rappeler : le développement économique actuel ne se poursuit qu’en contractant une dette énorme vis-à-vis du système climatique.

Ce n’est pas une dette financière, mais géophysique. La première est contractée entre des hommes ou des institutions. Elle peut se renégocier, elle peut être annulée, le créancier peut toujours passer l’éponge.

La seconde est plus dangereuse : elle est contractée avec un monstre froid gouverné par les seules lois de la nature – la Terre. Nous n’aurons d’autre choix que de la rembourser, avec ce désagrément supplémentaire que personne n’a, aujourd’hui, la moindre certitude sur le taux de l’emprunt. La communauté internationale serait bien avisée de ne pas feindre de l’ignorer.

La Chine, Hollande et Le Monde de Natalie Nougayrède

Un mot pour remercier tous ceux qui ont envoyé ici – ou sur ma boîte de courrier électronique personnelle – des commentaires. J’en ai été profondément touché, bien plus que je ne saurais l’exprimer. Je n’ai pour autant pas pris de décision concernant l’avenir de Planète sans visa. Ce n’est certes pas pour obtenir encore davantage de soutien. Je crois que j’en ai assez. Seulement, je réfléchis, ce qui prend du temps.

Je vous laisse ci-dessous un mot concernant la visite que François Hollande mène en Chine en compagnie de huit ministres et de patrons. Je ne saurais trouver meilleure illustration du sous-titre de Planète sans visa – « une autre façon de voir la même chose » – que cet événement, qui fait comme de juste délirer les commentateurs. Tous ne rêvent que d’une chose : fourguer massivement à la Chine tout ce que nos usines peuvent fabriquer d’un peu compliqué. Et coûteux. Ainsi, pensent-ils, la balance commerciale retrouvera des couleurs. Ainsi, imaginent ces benêts, le chômage arrêtera peut-être ses bonds ce cabris.

Je laisse de côté une critique pourtant nécessaire de ces folles perspectives, préférant vous dire deux mots de la Chine réelle. L’industrialisation de l’Occident, qui fut le plus grand désastre humain de tous les temps – les crimes de masse sont une autre affaire, quoique -, disposait d’un hinterland. Un immense arrière-pays appelé Amérique, appelé Afrique, appelé Océanie, et même, dans une moindre mesure, appelé Asie. Sans ces espaces, sans les ressources en apparence infinies de ces continents, croyez-vous sérieusement que nous aurions de rutilantes voitures et des vacances à la neige ?

Ce monde de la profusion n’existe plus. Et la Chine – ses 1 milliard et 400 millions d’habitants – s’est jetée il y a trente ans dans un remake qui ne peut que conduire au collapsus écologique global. Ses besoins en terres, en eau, en bois, en pétrole, en acier, en gaz, sont simplement démesurés. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Seul le charbon est présent massivement dans le sous-sol chinois, ainsi que les terres rares, enjeu stratégique il est vrai. Pour l’essentiel, la fantastique croissance chinoise en cours ne peut exister sans un siphonnage stupéfiant par son ampleur des ressources d’autres pays, conquis par la diplomatie, la corruption, la politique, souvent les trois.

Je crois que très peu de gens en France ont conscience que le « miracle » chinois sur lequel glosent politiques, journaleux galonnés et patrons signifie en réalité la destruction accélérée du monde. Je ne vous accablerai pas de chiffres, non. Ils existent, soyez-en certains, et ils sont implacables, inouïs par certains aspects, mais il me faudrait la moitié d’un livre pour les présenter comme il le faudrait.

La Chine signifie la destruction du monde, je me répète volontairement. Et il n’est pas indifférent que l’ancien Premier ministre de droite Raffarin – il accompagne Hollande en Chine -, tous ses amis de l’UMP bien sûr, le PS en totalité évidemment, ne voient dans la dictature postmaoïste que la possibilité de conclure des contrats. Même mon si notable ami Mélenchon a pour Pékin les yeux aveugles de Chimène (ici). Faut-il ajouter que Le Pen en ayant le moyen, elle ferait exactement ce que tente Hollande en ce moment ? Autrement dit, notre misérable classe politique, incapable de voir la Lettre volée, celle d’Edgar Poe, bien en évidence sur la table, est globalement d’accord pour profiter de l’infernale croissance chinoise, espérant en retirer quelques menus avantages.

Mais la Chine, amis lecteurs, et j’y reviens pour la troisième fois, détruit ce qui reste du monde à une vitesse sans précédent. Ce qu’elle réalise en quelques années, ni les Pionniers de la Frontière américaine, ni les soldats de Sa si Gracieuse Majesté en Inde, ni les colons français en Afrique n’auraient pu y prétendre. Ils en auraient eu la volonté, assurément, mais les moyens, non. Car le machinisme radical – pensez aux machines géantes à dessoucher les arbres les mieux plantés – a transformé les activités humaines en un pur et simple massacre de la vie. Si vous avez l’occasion de vous rendre au Cambodge, au Laos, en Sibérie, au Guyana, au Liberia, et dans quantité d’autres pays que j’ignore, vous verrez, avec un peu de curiosité, ce que la demande chinoise laisse de forêts jadis sublimes.

Les missi dominici chinois sont en Afrique, où ils pompent le pétrole du Soudan, du Gabon, de l’Angola, du Cameroun, du Nigeria, du Congo, en se foutant on ne peut davantage de la bombe climatique qu’ils contribuent si magnifiquement à amorcer. Ils accaparent partout où c’est possible des terres agricoles – elles sont trop rares chez eux – pour que leurs petits-bourgeois, qui découvrent la viande, puissent continuer à bouffer du bœuf. Ils s’emparent de même de millions d’hectares, peu à peu transformés en biocarburants destinés à leurs putains de bagnoles. La Chine n’est-elle pas devenue le plus grand marché automobile de la planète ? Le salon de Shanghai, qui a ouvert ses portes le 21 avril, n’a pas assez de place pour accueillir les constructeurs occidentaux, ces imbéciles accourus la langue pantelante. Citation du journal La Croix (ici) : « Le président du constructeur américain General Motors, Bob Socia, est encore plus optimiste. Selon lui, le marché automobile chinois, déjà le premier du monde, devrait peser entre 30 et 35 millions de véhicules par an en 2022. « La croissance dans ce pays est tout simplement sans précédent. C’est très compétitif et chacun veut sa part du gâteau, a-t-il déclaré ».

Or tout se paie, quand on parle d’écologie, car tout se tient de manière définitive. La moitié des fleuves – parmi eux le Fleuve jaune ! – ne parviennent plus à la mer une partie de l’année, pour cause de surexploitation. Commentaire du ministre des Ressources en eau, Wang Shucheng, en 2004 : « Là où il y a une rivière, elle est à sec; là où il y a de l’eau, elle est polluée ». L’air des villes est devenu si dangereux que les chiffres des enquêtes sont un secret d’État. De même que l’Atlas des cancers, qui montrerait sans doute avec trop de clarté comment des millions de citoyens sont destinés à la mort pour cause d’industrialisation. Ne parlons pas des pâturages, qui deviennent poussière. Ne parlons pas du désert, aux portes de Pékin. La Chine est une Apocalypse.

Je pensais tout à l’heure à un affreux éditorial du journal Le Monde, signé par la nouvelle directrice, Natalie Nougayrède. Vous le trouverez ci-dessous, et même s’il est réservé aux abonnés, je prends sur moi ce modeste écart de conduite, car il le mérite. Sous le titre absurde Le XXIe siècle se joue en Asie – qui aurait imaginé en 1913 les totalitarismes, les guerres mondiales, la décolonisation, la bombe nucléaire ? -, madame Nougayrède joue les Pythies. C’est affreux à chaque ligne. Vous lirez par vous même. En tout cas, et alors qu’il est question de la Chine tout de même, pas un mot sur le cataclysme planétaire en cours, pourtant provoqué par la folie économique des bureaucrates au pouvoir. Cela n’existe pas. Dans l’univers de madame Nougayrède, la crise écologique n’existe pas. Et du même coup, son auguste quotidien se met au service du faux, cette vaste entreprise qui consiste à prétendre qu’il fait jour à minuit.

Preuve s’il en était besoin du destin du Monde : le 29 avril, dans quelques jours donc, les pages Planète du journal vont disparaître, comme avant elles, celle du New York Times (ici). Voici quelques lignes écrites par les journalistes de ce service : « À partir du lundi 29 avril, il n’y aura plus de pages quotidiennes Planète dans Le Monde. Cet espace dédié permettait, depuis 2008, de traiter des sujets majeurs – climat, transition énergétique, démographie, urbanisation, santé et environnement, alimentation, biodiversité, etc. – dont les déclinaisons régionales et nationales sont innombrables (…)  L’équipe de Planète (…) considère que la disparition de ces pages quotidiennes dédiées, qui constituaient un espace original par rapport à l’offre des autres médias, est en totale contradiction avec la volonté affirmée de vouloir faire un journal qui se distingue de sa concurrence ».

J’ajoute que cette disparition est cohérente avec l’aveuglement total, et légèrement pitoyable, des nombreuses oligarchies coalisées qui mènent notre société. Politiques, journalistes, économistes, patrons sont de la race de ceux qui menèrent les peuples au désastre en 1914 et en 1939. Ne rêvons pas, nous sommes dans ces mains-là.

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L’éditorial de Nathalie Nougayrède

Le XXIe siècle se joue en Asie

• Mis à jour le

En mars, le dernier char d’assaut américain a quitté l’Allemagne. Le premier était arrivé en 1944. Se clôt ainsi, comme l’a fait remarquer la revue Stars and Stripes de l’armée américaine, « tout un chapitre d’histoire ». Le 25 avril, François Hollande entame sa première visite en Chine, avec comme principal objectif, semble-t-il, une quête de réassurances économiques.

Quel rapport entre ces deux faits ? Le basculement d’une époque. La fin d’un monde, celui du XXe siècle et de ses ombres portées sur l’agencement des puissances. Se poursuit le reflux américain d’Europe, suite logique du « pivot » (réorientation) vers l’Asie-Pacifique voulu par le président Obama. Se poursuivent aussi les affres européennes, dans le lancinant sentiment de déclassement lié à la crise. Voilà que le président d’une France agitée de turbulences politiques et de débats sociétaux acharnés, au coeur d’une Europe saisie de doutes identitaires et monétaires, donne l’impression de solliciter quelque réconfort auprès d’une nouvelle direction chinoise dont les intentions, sur la scène mondiale, restent, à ce stade, assez énigmatiques.

La Chine a la particularité d’offrir depuis deux décennies le spectacle de transformations économiques d’une dimension et d’un rythme sans précédents dans l’histoire de l’humanité. Tout en s’en tenant, sur le plan politique, et avec une régularité de métronome, à un changement de casting à la tête de l’Etat et du parti tous les dix ans environ – pas plus. M. Hollande est à Pékin avec des préoccupations d’investissements et de commerce. Cela n’étonnera personne en ces temps où la quête des marchés et des capitaux chinois bat son plein. C’est à peine si la presse britannique, en l’occurrence le Financial Times, relève le « traitement tapis rouge » réservé par les dignitaires chinois au chef d’Etat français, alors que David Cameron se trouve mis à l’index par ce même régime pour avoir osé, en 2012, réserver bon accueil au dalaï-lama.

La Chine suit de très près les tourments des Européens, la fragilité de la monnaie unique et d’une Union au projet politique en panne. Elle suit tout aussi attentivement la façon dont pourrait se former un nouveau canevas transatlantique dédié au libre-échange. On veut parler, ici, du projet d’accord Etats-Unis – Union européenne sur la création d’un grand ensemble tarifaire et normatif, que le président Barack Obama a décidé de placer parmi ses priorités internationales sitôt réélu. Un projet annoncé lors de son discours sur l’état de l’Union, en février, et qui mériterait plus de débat public en Europe..

Ce grand ensemble de libre-échange regrouperait 50 % du PIB mondial, aiderait la croissance, et consoliderait Américains et Européens face au grand défi chinois du XXIe siècle. La logique est la suivante : si l’ensemble transatlantique ne s’organise pas mieux, la Chine ne finira-t-elle pas, un jour, par imposer ses normes en arguant de son poids de deuxième économie mondiale ?

M. Hollande, qui avance à pas de loup sur ce terrain comme sur d’autres, n’a pas placé la France en force motrice de ce projet. Sans, non plus, chercher à s’en démarquer ostensiblement.

Les états d’âme français bien connus s’agissant d' »exception culturelle » ou de questions agricoles, bref, la réticence à s’aligner sur les conceptions américaines, n’auront certainement pas échappé à Pékin. Le pouvoir chinois sait bien que, même si l’accord de libre-échange est négocié avec Washington par la Commission de Bruxelles, les sensibilités nationales figurent inévitablement au tableau.

En matière commerciale, plus le projet est ambitieux, plus le diable se niche dans les détails. Le risque d’un trop grand effacement français sur ce « front »-là est que la chancelière allemande, Angela Merkel, prenne les devants et fasse la pluie et le beau temps dans cette négociation, en ligne directe avec les Américains, qui aimeraient que les choses aboutissent au pas de charge : en deux ans. On imagine cependant les tiraillements outre-Rhin, où la viande américaine aux hormones n’est pas exactement populaire, et où s’impose surtout une réalité nouvelle : depuis 2012, le premier partenaire commercial de l’Allemagne est la Chine.

Les responsables chinois ont tiré un trait depuis belle lurette sur les terrifiantes chimères du maoïsme, mais ils entretiennent, s’agissant de la France, une nostalgie marquée pour les années 1960, quand de Gaulle se démarqua des Américains en reconnaissant la Chine populaire. Le Général qualifiait sans hésiter le régime de Pékin de « dictature », mais fixait du regard les horizons larges et l’histoire des nations – « la Chine de toujours », disait-il. La stratégie de la France et de l’Europe face au « pivot » est inexistante. Le regard plutôt tourné vers leur nombril, les Européens laissent les Etats-Unis déployer seuls un jeu compliqué, qui hésite entre engagement et endiguement, face à l’ascension chinoise.

On peut évaluer politiquement l’accord de libre-échange qu’ambitionne Barack Obama : une relance de la relation transatlantique un peu moribonde pendant son premier mandat, avec, comme pendant, la création d’un autre ensemble de libre-échange, « transpacifique », que le Japon vient de rejoindre. Un bloc euro-atlantico-asiatique face à la Chine ? Pas si simple. Washington a fait savoir que si la Chine acceptait d’entrer dans un système de règles communes, la porte lui serait ouverte.

L’enjeu est de trouver la manière dont la puissance chinoise pourra être insérée dans un ordre mondial en transition. Le commerce et la sécurité vont de pair. La France, pas plus que l’Europe, n’a les moyens d’être acteur stratégique de poids en Asie-Pacifique. Mais elle doit afficher un choix clair. Pour accroître les chances de renouer avec la croissance, pour afficher un ancrage dans un grand ensemble où, derrière les questions tarifaires, se forgeront rien de moins que l’architecture et les normes du monde de demain, la France de François Hollande doit s’engager de plain-pied. Elle doit soutenir avec détermination ce projet. Le voyage à Pékin est l’occasion à ne pas rater pour sortir des ambiguïtés. Le XXIe siècle se joue en Asie.

Natalie Nougayrède

Que crèvent ces pauvres cons d’Indiens

Publié dans Charlie Hebdo le 3 avril 2013 (depuis cette date, l’Atlantic Star a changé de route, et se trouverait en Turquie)

Bateau sur l’eau. L’Atlantic Star, un navire de 241 mètres de long, part se faire démanteler en Inde. Le fric pour les armateurs, l’amiante et le cancer pour les peigne-culs au pied nu.

Le Karaboudjan ! Dans Le Crabe aux pinces d’or, Tintin est prisonnier à bord de ce foutu cargo au nom arménien. Or l’Arménie n’a pas d’accès à la mer, ce qui n’est pas bien grave, car le navire sera bientôt rebaptisé, après un faux naufrage, Djebel Amilah. La suite de l’histoire s’appelle l’Atlantic Star. Ce bateau de croisière immensément étiré – 241 mètres de longueur, 1585 passagers possibles – a été construit aux chantiers navals de La Seyne (Var) en 1982, et livré en 1984 à une compagnie italienne, sous le nom de FairSky. Il s’appellera aussi Sky Princess, Pacific Sky, Sky Wonder, changeant au moins quatre fois d’armateur.

Le dernier, l’Espagnol Pullmantur Cruises, est une filiale – attention, ça devient complexe – d’une énorme boîte américano-norvégienne, Royal Caribbean International, basée à Miami mais inscrite au registre du commerce de Monrovia, charmante capitale de l’État fantôme appelé Liberia. Mais simplifions. Après divers suicides à bord, le viol et l’assassinat d’une passagère, une méningite mortelle, et diverses pannes très graves, le navire manque s’échouer sur les côtes turques après une collision en 2008. L’affaire est devenue de moins en moins rentable. Le 13 septembre 2010, portant enfin le nom d’Atlantic Star, il jette l’ancre dans le port de Marseille, où il devient, dans le jargon maritime, un navire ventouse, car il ne bouge plus.

Et soudain, le 18 mars 2013, l’Atlantic Star se fait la malle. Ses moteurs sont-ils en si mauvais état ? En tout cas, il est tiré par un remorqueur panaméen, Ionion Pelagos. Et il ne s’appelle plus Atlantic Star, mais seulement Antic : les proprios se sont contentés de faire effacer quelques lettres sur la coque. À Paris, l’un des meilleurs connaisseurs du transport maritime, Jacky Bonnemains, sursaute. Le président de Robin des Bois voit immédiatement l’embrouille, car l’Antic est bourré jusqu’à la gueule d’amiante, et probablement de quantité d’autres saloperies, très dangereuses à manipuler. Des leurres sont lancés comme bouteilles à la mer, probablement par l’armateur. Le navire irait en Turquie, pour s’y faire démantibuler. Ce bon Antic, ne donne pas sa position, mais le remorqueur, si.

« Il est entre la Sicile et l’île de Malte, raconte pour Charlie Christine Bossard, de Robin des Bois [le 28 mars], et il devrait être en vue de Port-Saïd, sa nouvelle destination, le 30 mars. Juste à l’entrée dans le canal de Suez ». Pour les détectives de Robin des Bois, il n’y a pas de doute : le navire pourri part en direction des chantiers navals d’Alang, en Inde, où atterrissent la plupart des bateaux de croisière en fin de vie. « Ce n’est pas certain, mais c’est désormais le plus probable, ajoute Christine Bossard. L’Antic risque de rejoindre, dans l’indifférence générale, quantité de navires européens, et par exemple un fleuve entier de porte containers allemands, qui vont se faire démanteler en Inde ».

À l’automne 2012, la merveilleuse revue de photojournalisme 6 mois publie une enquête du cinéaste bangladais Shaheen Dill Riaz. Dans les chantiers navals de Chittatong, le grand port du Bangladesh, les vrais pauvres du monde éventrent les navires du Nord les pieds nus dans la boue et les déchets de métal, sans aucune des protections conquises au Nord. Ils n’ont pas le temps de se plaindre, car ils meurent, remplacés par d’autres candidats au suicide.

Comme c’est étrange ! En 2006, un vaste show avait permis à Greenpeace de monter une opération héliportée contre le porte-avions Clemenceau, qui partait se faire désosser en Inde. Farci d’amiante, le bateau était revenu piteusement à Brest. Et aujourd’hui, total silence de la galaxie écologiste.

Comme c’est étrange ! Charlie vous gardait le meilleur pour la fin. L’Antic n’appartient plus, en fait, à Pullmantur Cruises, qui l’a opportunément revendu à STX France, juste avant son départ de Marseille. Or STX, c’est nous : l’État est actionnaire à hauteur de 33,34%. Pourquoi Hollande et Ayrault ont couvert l’opération ? Parce que Pullmantur a promis d’acheter à la France un mégapaquebot de la classe Oasis of the Seas, qui remplira les carnets de commande de Saint-Nazaire. Que crèvent donc ces connards d’Indiens au pied nu.