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Anecdote sur Marion Bougeard et Cahuzac (donc Stéphane Fouks)

À l’été 2010, j’ai pris conscience de ce qui se préparait autour des gaz de schistes. J’y ai été aidé par la chance, et j’ai écrit le premier papier qui annonçait la grande bagarre (Charlie Hebdo du 6 octobre 2010). J’avais alerté dès avant cela José Bové, et même si je n’oserai prétendre que tout est venu de là, le fait est que je me suis retrouvé en toute première ligne quand commençaient les tirs de barrage. Ici même, sur Planète sans visa, j’ai écrit une flopée d’articles, y compris quand personne ne se préoccupait encore du sujet. Je vous renvoie à la lecture de ceux qui parlent de Julien Balkany (ici, ici, ici, ici, ici,  et là).

La suite est très plaisante, si toutefois on se bouche le nez avant de rire. Évidemment, il convient de vous resituer la personne de Julien Balkany. Il est le demi-frère de Patrick Balkany, grand ami de Nicolas Sarkozy. Lequel Patrick, malgré ses ennuis avec la justice, est redevenu maire de Levallois-Perret après avoir été patron de radio sur l’île antillaise de Saint-Martin, où il s’était réfugié. Je n’invente rien. Julien, bien plus jeune, a monté des affaires autour du pétrole au Texas, où il a connu des déboires et de viles attaques sur sa manière de concevoir le business.

Au moment où je m’intéressai à lui, en décembre 2010, il était vice-président de la société Toreador, et sur le point de réussir un deal extravagant en s’appuyant sur une grande société américaine, farcie d’anciens pontes de l’administration (W) Bush, Hess. Hess était apparemment tentée d’investir 200 millions de dollars dans des projets d’extraction de pétrole de schiste en Île de France, où l’on disait que dormaient dans le sol 70 années de production pétrolière d’un pays comme le Koweit. Je vous passe les détails, qui figurent dans les articles précités. Un mot encore pour le contexte : deux grands milliardaires, Albert Frère et Paul Desmarais, étaient visiblement intéressés par les perspectives françaises. Deux hommes décorés des mains de Sarkozy de la plus haute distinction française, la grand-croix de la Légion d’honneur, qui compte moins de 65 personnes en vie. Singularité supplémentaire : cette décoration ne peut pas être donnée à plus de deux étrangers chaque année. Or Desmarais est Canadien, Frère est Belge.

Ayant écrit de la sorte sur Planète sans visa, j’ai fatalement attiré l’attention de ces excellentes personnes, qui paient des professionnels pour surveiller ce qu’on dit d’eux. Et quand j’ai appelé plusieurs fois la société Toreador pour demander à rencontrer Julien Balkany, je n’ai d’abord eu droit qu’au silence. Soyons franc, cela n’a pas duré. Le 28 février 2011, j’ai reçu le mail suivant :

Le 28 févr. 11 à 18:00, bougeard.+++@+++.com a écrit :

> Bonjour
> Comme dit dans mon message, il serait mieux de se rencontrer autour
> d’un cafe.
> Julien vous propose demain a 18h, mercredi a 8h30 ou 17h ou 18h ou
> jeudi matin entre 8h30 et 11h30.
> Confirmez moi quel creneau vous convient.
> Marion Bougeard

Son contenu signifie que j’avais eu un premier échange avec madame Bougeard, que je n’ai pas conservé. Mais qui était Marion Bougeard ? Je l’ignorais totalement. Je pensais qu’elle était la secrétaire de Balkany, en quoi j’avais tort. À tout prendre, l’inverse aurait été plus vrai. En tout cas, le 1er mars, à 18 heures, je me trouvais au café de la Paix, à Paris, où le rendez-vous avait été fixé. Si je me souviens bien, nous ne sommes pas restés café de la Paix, pour une raison de place, et sommes allés dans un bistrot calme du quartier de l’Opéra. Oh, un détail : Balkany était accompagné. Par Marion Bougeard, qui n’était pas sa secrétaire.

Quand ai-je su qu’elle était salariée d’Euro RSCG ? Je ne sais plus. Probablement ce soir-là. Je me rappelle deux choses saisissantes, ou plutôt trois. Un, j’ai demandé confirmation auprès de Balkany d’un voyage express en Falcon – un coûteux avion privé – entre Paris et Brazzaville, pour fêter l’anniversaire du fils du chef bien-aimé du Congo, Denis Sassou-Nguesso. Denis, c’est le père, au centre aujourd’hui d’une enquête sur les biens mal acquis, c’est-à-dire payés par le vol des ressources naturelles du pays. Denis, c’est le père, et Denis Christel le fils, qui tient le pétrole, et donc les milliards de dollars. Je rappelle en un coup de vent sinistre qu’une guerre civile a fait là-bas en 1997 peut-être 40 000 morts, peut-être plus sur une population de moins de 4,5 millions d’habitants. Cela ferait 650 000 morts chez nous. Et le pétrole, ainsi que notre compagnie nationale Elf étaient au centre des affrontements entre « Zoulous » et « Ninjas ».

Un donc, j’obtins la confirmation des belles relations entre Denis Christel et Julien Balkany. Je ne serais pas venu pour rien. Mais, deux, j’appris ce soir-là jusqu’à quel point l’on peut être ventriloque. Car ce n’était pas Julien Balkany qui parlait, avec des phrases pratiquement apprises par cœur, sans oublier une gestuelle parfaitement rodée. Non, c’était Marion Bougeard, qui coachait son jeune poulain en feignant d’être une nunuche. Le numéro, sans doute testé bien d’autres fois, était vraiment au point. Trois enfin, je compris physiquement ce que je savais intellectuellement : cette affaire de pétrole dans le Bassin parisien était incroyablement sérieuse. On m’envoyait une manipulatrice, mais d’autres, ailleurs, dans des circonstances moins « démocratiques », auraient certainement employé d’autres moyens. Je m’en tirais bien.

J’ai repensé quelquefois à Marion Bougeard, surtout depuis les débuts de l’affaire Cahuzac. Car cette experte était jusqu’à ces dernières semaines la conseillère en communication du ministre déchu. Tout en étant l’une des plus haut responsables de cette agence de pub appelée Euro RSCG, devenue l’été passé Havas Worldwide. Je ne suis pas sûr de devoir insister. Ou si ? La pub est-elle autre chose que l’industrie du mensonge ? Bougeard, après avoir conseillé Liliane Bettencourt – mais oui, je vous assure -, formatait en vue de grands horizons Julien Balkany avant de servir la cause de Cahuzac. Ne pas y voir la parabole de notre monde malade serait une faute contre l’esprit.

Oh ! pourquoi au fait avoir évoqué la noble figure de Stéphane Fouks dans le titre de cet article ? Parce que Fouks est lui aussi l’un des patrons de Euro RSCG. Si vous avez lu mon papier précédent, vous savez le rôle qu’il a joué dans le courant rocardien du PS. Et ses liens d’amitié puissants avec le ministre de l’Intérieur Manuel Valls et l’ancien conseiller sarkozyste Alain Bauer. Oh ! ne pas oublier que Fouks et sa petite bande étaient les grands conseillers permanents de DSK jusqu’au moment de sa chute finale. Preuve qu’on ne gagne pas à tous les coups ? En effet. Mais c’est la loi du genre pour ceux qui misent à tous les coups et sur tant de chevaux à la fois.

Notations sur le trio Valls-Fouks-Bauer (et l’affaire Cahuzac)

Je commence le premier de deux articles périphériques à l’affaire Cahuzac, et je ne prétends rien révéler. Quoique. Le second, je le gage, surprendra, bien qu’il n’ait aucun rapport direct avec l’ancien ministre du Budget. Commençons par un article publié sur Planète sans visa le 30 novembre 2012, quelques jours avant les premières révélations de Mediapart sur le désormais fameux compte en Suisse du chirurgien capillaire (ici). Sur fond d’un remarquable article paru dans Le Monde, j’ajoutais une poignée de sel personnelle aux liens d’amitié éternelle entre le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, l’ancien conseiller de Sarkozy Alain Bauer et Stéphane Fouks, le responsable de l’agence de pub RSCG, devenue l’été passé Havas Worldwide.

Quand Rocard n’avait que 61 ans

Quand j’écris « amitié éternelle », je me moque, certes, mais l’attachement qui unit les trois hommes est réellement singulier. Ils se sont connus jeunes adolescents, et conservent des attaches qui défient le temps et le reste. Citation de Valls en 2008, à propos de Bauer : « Si Alain pense qu’être sarkozyste est utile et cohérent, il en a le droit. L’amitié transcende les clivages politiques ». Les trois s’aiment, se voient souvent et croit-on comprendre, partagent énormément. Gardons dans un coin de la tête qu’ils ont été des piliers du courant rocardien dans le PS des années 1980. Ce qui est loin d’être indifférent. Rocard est aujourd’hui dans l’état qu’on sait, mais en 1980, il espérait bien représenter la gauche à la présidentielle de 1981 – l’Histoire en a décidé autrement -, avant d’obtenir en 1988 le poste de Premier ministre, conservé jusqu’en 1991. Cela, tout le monde le sait.

Mais après ? Quand Mitterrand le lourde de Matignon comme un simple valet de ferme, Rocard n’a pas abandonné ses ambitions. Il n’a jamais que 61 ans et il pense que la politique ne lui a pas rendu justice. Il s’est toujours vu en Moderne de la gauche, que des archaïques d’une part, et des renards comme Mitterrand d’autre part, auraient privé de la seule carrière qui vaille réellement : la présidence de la République. Il pense donc fort justement à l’élection de 1995, qui sera finalement gagnée par Chirac, et… le reste n’est que supputations. Lorsque l’on prévoit de mener pareil combat électoral, sans appui du parti auquel on appartient – Jospin le mitterrandiste est premier secrétaire -, il faut de toute urgence constituer un trésor de guerre.

Pas de fric, pas d’élection. Comment Rocard a-t-il procédé ? Je n’en sais rien, mais comme il est encore permis de s’interroger, je m’interroge. Jérôme Cahuzac n’est-il qu’un individu pris dans les pièges bien connus de la toute puissance ? Je note qu’entré au parti socialiste en 1977, il y aura été rocardien pendant près de vingt ans. Un léger bail. Quand Rocard devient Premier ministre en 1988, Cahuzac entre au cabinet ministériel du ministre de la Santé Claude Évin, plus-rocardien-que-lui-tu meurs. Et à quel poste ? Celui du médicament, stratégique s’il en est. Car il recouvre les sulfureux rapports entre les laboratoires pharmaceutiques et le pouvoir politique. En 1991, lorsque Rocard passe à la trappe, Cahuzac sort avec lui des ors ministériels, et crée dans la foulée une clinique d’implants capillaires qui lui rapporte beaucoup d’argent. On comprend moins bien pourquoi, les poches pleines, il lance en 1993 le très ébouriffant cabinet de lobbying Cahuzac Conseil. Après avoir, en théorie du moins, commandé aux labos, il leur devient soumis, en théorie du moins, et leur donne divers conseils sur la manière de mieux vendre leurs médicaments.

Cahuzac était-il bien tout seul ?

À ce stade, une vraie question : le PS est-il déjà si corrompu, moralement parlant, en 1993, qu’il ne s’inquiète pas d’un si lamentable pantouflage ? Interrogation subsidiaire : pourquoi les rocardiens laissent-ils un des leurs, et non des moindres, verser dans ce qu’il faut bien appeler une grossière combine ? À moins que Jérôme Cahuzac n’ait été plutôt en service commandé, financièrement commandé ? Je vois d’ici les critiques, mais je peux assurer aux lecteurs occasionnels – les autres me connaissent – que je n’entends pas pour autant exonérer Cahuzac. Dans tous les cas, ce type me dégoûte. Reste que dans l’hypothèse où Cahuzac Conseil aurait servi d’autres buts que personnels – par exemple du financement politique -, on peut se demander si ce compte qui demeurait hypothétique la semaine passée est bien seul. N’y en a-t-il pas deux, dix, vingt ? Combien d’argent a pu circuler au cours de ces années-là entre la Suisse et Paris, sous quelle forme, et à quelle destination ? On est en droit de poser des questions.

Et poursuivons par Alain Bauer. Cet homme un peu plus qu’étrange, mêlé quoi qu’il en dise à la stupéfiante opération policière de Tarnac – l’affaire dite Coupat-Lévy -, est un acharné de la sécurité dans sa version sarkozyste. Quel rapport avec Cahuzac ? Extrait d’un article paru dans Le Monde du 3 avril (ici) : «« Mais évidemment, qu’il a un compte en Suisse ! » C’était le 12 décembre 2012, au tout début de « l’affaire Cahuzac ». Le spécialiste des questions de sécurité Alain Bauer, qui connaît aussi bien le monde du renseignement que la Rocardie et la franc-maçonnerie, lâche la confidence au Monde, au détour d’une conversation ».

Bauer savait, et Fouks conseillait

Je précise que l’on parle du 12 décembre 2012, soit huit jours après le premier article de Mediapart. Bauer sait déjà. Et si j’écris de manière affirmative, c’est que Bauer n’est pas un perdreau de l’année. Il sait très bien qu’en s’avançant de la sorte auprès d’une journaliste du Monde, il joue une partie de sa réputation. Il n’est pas du genre à se vanter, en tout cas pas à tort.

Il sait. Mais comment ? Quantité de personnages, à commencer par les flics que Bauer connaît si bien, ont pu parler. Seulement, il est impossible de ne pas penser à Stéphane Fouks, l’homme de la pub, l’homme de Havas Worldwide, l’ancien rocardien des années 80. Fouks est l’homme de la com’ au parti socialiste, plus qu’aucun autre. Après que Rocard eut clairement perdu la main, et définitivement- aux Européennes de 1994, la liste socialiste qu’il présente ne dépasse pas le score calamiteux de 14, 5 % -, Fouks se met au service de Jospin. Il sera jugé en partie responsable du désastre de 2002, ce qui ne l’empêchera aucunement de rempiler. Avec un certain DSK, dont il suivra tous les méandres, jusqu’à l’explosion en plein vol au Sofitel de New York. La com’ de DSK, ses vaines tentatives de manipulation à la télé après la sinistre affaire Nafissatou Diallo, c’est lui. C’est Fouks.

C’est sans surprise qu’on le retrouve chez Cahuzac, où il parvient à placer à son cabinet, comme conseillère en communication détachée de sa boîte de pub, une certaine Marion Bougeard. Si vous avez la curiosité de lire mon prochain article, vous verrez que j’ai des choses précises à dire sur cette personne, qui valent un petit détour. En attendant, Fouks. L’une de ses spécialités est de placer dans les centres de pouvoir d’anciens salariés de son agence de pub. Par exemple, et ce n’est pas exhaustif : Aquilino Morelle, conseiller politique du président ; Gilles Finchelstein, qui peaufine les discours de Pierre Moscovici ; Sacha Mandel, conseiller en com’ du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian ; Viviane Nardon, conseiller en com’ du président de l’Assemblée, Claude Bartolone. Pas mal, non ?

Toute la communication de crise de Cahuzac, en tout cas, c’est donc lui. Les dénégations, et jusqu’aux aveux, dûment travaillés, du chirurgien, idem. Question de bon sens : Fouks, qui maintient des liens irréfragables avec Valls et Bauer, n’aurait-il pas murmuré à l’oreille de ce dernier que Cahuzac détenait bien un compte caché ? Ce n’est pas un crime de l’imaginer. Reste le cas Manuel Valls, qui est je dois dire fort intéressant. Car Valls, comme ses deux compères Bauer et Fouks, a donc été rocardien, avant de basculer, faute d’un autre champion, du côté de Jospin et, un temps, de DSK. Oui, dans ce petit monde, chacun se tient par la barbichette. Pardonnez-moi de me citer, mais je dois revenir sur un scandale retentissant, celui de la MNEF, où l’on apprit notamment que la mutuelle étudiante de 1998 était une vaste entreprise au service financier du parti socialiste.

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Voici ce que j’écrivais ici dans l’article déjà cité du 30 novembre 2012 : « Si vous voulez vous rafraîchir les idées sur les détournements de fric, les emplois fictifs, la crapulerie au détriment de la santé des étudiants, c’est ici. On retrouve dans cette arnaque massive deux courants, en réalité. Le PS, certes, mais aussi et d’abord la secte politique à laquelle a appartenu en secret Lionel Jospin, qui s’appelait jadis Organisation communiste internationaliste (OCI), menée par l’un des personnages les plus mystérieux de notre après-guerre, Pierre Lambert. Dans la Mnef, on retrouve un peu tout le monde. Spithakis, son patron, ancien lambertiste devenu socialiste, mais aussi les députés Cambadélis et Le Guen, et bien sûr DSK lui-même. Où se cache Valls dans le tableau ? Attention aux plaintes en diffamation, car Valls n’a pas, à la différence de 17 autres prévenus, été condamné. Il est donc innocent. Mais il n’est pas interdit de rappeler cette lettre de Manuel Valls envoyée le 21 décembre 1990 au président de la Mnef, Dominique Levêque (ici).

Deux choses sont très intéressantes. Un, elle est à en-tête du Premier ministre de l’époque, Michel Rocard. Valls est alors son conseiller à Matignon. S’il utilise ce papier officiel, c’est évidemment pour montrer qu’il agit ès-qualités, en service commandé. Deux, Valls y menace la Mnef de représailles si elle refuse d’admettre dans son conseil d’administration un certain Emmanuel Couet. Les deux faits réunis suggèrent assurément qu’il existe un lien de subordination inconnu entre le parti socialiste au pouvoir, et cette Mnef où circule tant d’argent. Ah ! j’allais oublier. Dans sa lettre, Manuel Valls précise que « depuis des années, nos relations [entre lui et la Mnef] sont basées sur la confiance et le respect des dispositions arrêtées en commun avec moi-même et Alain Bauer. » Car Bauer est là, lui aussi, qui dirigera l’une des filiales de la Mnef ».

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Et Manuel Valls, au fait ?

Et je reprends le fil directement. Est-il crédible que Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, n’ait pas su, entre décembre 2012 et avril 2013, que son ancien camarade rocardien Jérôme Cahuzac avait un compte caché ? Ses si nombreux policiers n’auraient rien pu lui apprendre, alors que la crise politique enflait de semaine en semaine ? Passons. Au-delà, est-il concevable que ses deux amis les plus proches, Fouks et Bauer, ne lui aient rien confié ? Fouks, qui conseillait jour après jour le soupçonné, n’aurait rien su lui-même ? Et Bauer, qui clamait dès le 12 décembre 2012 qu’il savait ?

Je constate sans malice que Valls s’est évertué, depuis décembre, à ne surtout pas évoquer l’affaire Cahuzac, qui plonge pourtant certaines de ses racines aux origines de sa propre carrière politique. En sait-il plus qu’il ne le dit ? Permettez-moi de rire un bon coup.

PS : La suite dans pas trop longtemps, avec les aventures de Marion Bougeard au pays des gaz de schistes

De Mitterrand à Cahuzac (une ligne continue)

Personne ne peut réellement mesurer l’impact des aveux de ce pauvre ancien ministre, aujourd’hui jeté aux chiens par ceux-là mêmes qui l’adulaient la veille. Cahuzac ! Personne ne reprendra, car nul ne lirait, la litanie des éloges que le parti socialiste décernait hier encore au défunt ministre du Budget. Un élément insignifiant, mais intéressant tout de même : le samedi 30 mars 2013, j’étais invité aux Forums que le quotidien Libération organise régulièrement en province. C’était à Rennes. La (douteuse) fête commençait dans le train de Paris, à Montparnasse, où quelques Excellences intellectuelles – les mêmes, toujours les mêmes – étaient regroupées, évidemment en première classe.

Quelques-unes étaient bouffonnes, mais je n’entends pas dénoncer ici ce crétin distingué, plus proche de soixante-quinze ans que de soixante, qui tentait d’attirer à lui une jeune fille en fleurs éblouie par son statut médiatique. J’aurais l’impression de dénoncer, et franchement, non. À Rennes, et je ne vais pas insister, j’ai vu de près l’attitude de classe proprement insupportable de madame Bertinotti, ministre de la Famille, à l’encontre de jeunes femmes de son cabinet, mobilisé en nombre. Je suis bien sûr que cela ne sera apparu à quiconque de la suite. Les classes sociales ont disparu, chez les sociaux-démocrates. Pas chez moi.

J’ai vu Michel Rocard sucrer les fraises avec difficulté.

J’ai vu Nicolas Demorand, patron de Libération, faire comme si de rien n’était, pour la raison, entre autres, que Rocard devait faire, vaille que vaille, le panégyrique de Stéphane Hessel.

J’ai vu Vincent Peillon, ministre de l’Éducation socialiste, se jeter dans les bras de Luc Ferry, ci-devant ministre de l’Éducation de droite.

J’ai vu ce que chacun, qui ne serait aveugle, peut voir : l’incroyable consanguinité des classes politiques de droite et de gauche. Leur totale indifférence au monde réel. Leur parfaite incapacité à dignement diriger un pays comme la France à l’heure de la crise écologique planétaire.

Par Dieu ! ce n’est pas seulement qu’ils m’écœurent, ils me désespèrent. Et puis est arrivé Cahuzac. Ces gens ne sont pas réformables, voilà bien le drame complet où nous sommes tous rendus. En 1971, au congrès qui lança le nouveau Parti Socialiste, un certain François Mitterrand, en roublard patenté qu’il était, déclarait en fanfare :

« Il y a un certain nombre de décennies, l’adversaire, qui était-ce ?… Eh bien une certaine classe dirigeante, assurément… d’autres auraient jouté l’Eglise, qui apportait le sceau du spirituel aux moyens de l’injustice sociale… d’autres auraient ajouté : l’Armée… mais ça fait déjà longtemps qu’elle ne fait plus de coups d’Etat ! D’autres auraient ajouté : les notables. Le véritable ennemi, j’allais dire le seul, parce que tout passe par chez lui, le véritable ennemi si l’on est sur le terrain de la rupture initiale, des structures économiques, c’est celui qui tient les clefs […], c’est celui qu’il faut déloger… c’est le monopole ! terme extensif… pour signifier toutes les puissances de l’argent, l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ! »

Ce même Mitterrand, à peine arrivé au pouvoir, commença par arroser sur fonds publics ses chers amis personnels (ici). Citation : « Ce dernier [Roger-Patrice Pelat] payait le salaire de [la secrétaire de Mitterrand] avant 1981. En 1982, le président renvoie l’ascenseur. Et de quelle manière! Il donne ordre à Alsthom de racheter une société spécialisée dans les amortisseurs aéronautiques et dirigée par Pelat, Vibrachoc. Montant de la transaction: 110 millions de francs. Six mois plus tard, Alsthom découvre que les actifs de Vibrachoc atteignent péniblement 2 millions. Le cadeau est somptueux ». A-t-on entendu qui que ce soit – Chevènement, Rocard, Bianco, Fabius ed altri – protester contre le pourrissement moral de la gauche au pouvoir dès 1981 ?

Non, pas un mot. Le reste, tout le reste est venu dans la foulée. Toute, je dis bien toute cette lie morale et politique d’il y a trente ans a préparé le terrain de Cahuzac. Il n’y a aucune solution de continuité, pas l’once d’une rupture ou d’une transgression entre Mitterrand et Cahuzac. C’est le même terrain, ce sont les mêmes mœurs. Autrement dit, fermons le ban. Ceux qui cherchent des excuses à cette bande se trompent bien sûr, et nous trompent évidemment.

Médicaments et armes de destruction massive (Cahuzac and co)

Publié dans Charlie Hebdo le 27 mars 2013, avant bien entendu l’annonce des aveux de Cahuzac

Les labos pharmaceutiques s’en branlent. De nous. De tout. Avec l’ami Cahuzac – soupçonné – et l’Agence du médicament – mise en examen -, il vaut mieux de toute urgence rester en bonne santé.

Est-ce que le cher Cahuzac a touché du fric de laboratoires pharmaceutiques ? On n’en sait rien, mais le soupçon qui pèse sur lui éclaire des mœurs bel et bien répandues. L’information judiciaire ouverte au sujet de l’ancien ministre s’interroge, entre autres, sur la « perception par un membre d’une profession médicale d’avantages procurés par une entreprise dont les services ou les produits sont pris en charge par la sécurité sociale ». Cela ne vaut pas Rimbaud, mais dans son genre, pas mal.

En 1988, Cahuzac devient conseiller du socialo Claude Évin au ministère de la Santé. Il y reste jusqu’en 1991, après avoir été, pendant trois ans, chargé de la politique du médicament. Un poste un chouïa particulier compte tenu des enjeux financiers de ce secteur. Sortant du cabinet de Claude Évin, Cahuzac, qui est chirurgien, ouvre avec sa femme dermato une clinique spécialisée dans les implants capillaires. Il ramasse du blé, mais pas assez visiblement. En 1993, notre moralement irréprochable lance « Cahuzac Conseil », une boîte qui ne travaillera qu’avec les labos pharmaceutiques. Et dont le bénéfice cumulé aurait atteint plusieurs millions d’euros.

Disposant depuis son passage chez Évin d’un beau carnet d’adresses, Cahuzac en fait profiter ses nouveaux amis. C’est certainement dégueulasse, mais à ce stade, c’est légal. Et cela le restera sauf si Cahuzac a refilé aux labos des combines permettant d’obtenir des Autorisations de mise sur le marché (AMM) de leurs produits, qui valent de l’or. Autre menu souci pour l’heure virtuel : a-t-il déclaré le fric gagné, ou l’a-t-il envoyé sous d’autres cieux sans payer un rond au fisc ? Pour un défunt ministre du Budget, ce serait au moins rigolo.

Mais passons à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), qui est encore un plus gros morceau. Cette dernière vient de ramasser une infamante mise en examen pour « homicide involontaire et blessures involontaires ». L’agence publique est accusée d’avoir regardé ailleurs – entre 1995 et 2009, le temps d’un clin d’oeil – pendant que s’installait douillettement le scandale connu sous le nom de Mediator.

N’insistons pas sur les dimensions du crime social : environ cinq millions d’utilisateurs jusqu’à l’interdiction de 2009, peut-être 2 000 morts pour des complications cardiaques dont on connaissait le risque depuis près de quinze ans, et un laboratoire qui a ramassé au passage un trésor. Jacques Servier, le proprio, possède 3,8 milliards d’euros, ce qui fait de lui la neuvième fortune de France (en 2009).

Comble de l’humiliation, l’Agence a été placée sous contrôle judiciaire, et obligée de verser une caution de 100 000 euros. Mais ne s’agit-il pas d’une terrible injustice ? Hum. Il y a un peu plus d’un mois, deux anciens salariés de l’Agence du médicament ont été eux aussi mis en examen. Le premier, Jean-Michel Alexandre, est un gentil professeur de pharmacologie. Entre 1980 et 2000, il régnait sur tous les médicaments mis sur le marché, au point d’avoir été notamment le président de la Commission d’autorisation. Avant de devenir juste après, de 2001à 2009, consultant chez Servier.

Le deuxième mis en examen, Éric Abadie, est entré à l’Agence en 1994, après avoir bossé huit ans pour le Syndicat national de l’industrie pharmaceutique. Une référence morale. Enfin, il faut citer la haute figure de Jean-Pol Tassin, neurobiologiste, directeur de recherche à l’Inserm. En décembre 2011, quand Servier en prenait enfin plein la gueule, ses avocats ont produit devant les juges une lettre de Tassin qui volait au secours de ses « arguments » « scientifiques » (1).

Pour ceux qui croient au hasard, précisons que le cigarettier Philip Morris a largement financé des travaux de Tassin entre 1989 et avril 2000. Pourquoi jusqu’en avril 2000 ? Parce qu’après, Tassin est devenu président du conseil scientifique de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT). La vie est une hallucination.

(1) Voir notamment La fabrique du mensonge, par Stéphane Foucart (Denoël, 2013), un livre important dont on reparlera.

Pourquoi Europe Écologie a échoué

Entretien publié dans Charlie Hebdo du 20 mars 2013

Le texte qui suit a quelque chose d’historique. Non, je ne blague pas. Presque pas. On y découvre la réalité du mouvement Europe Écologie Les Verts (EELV), et cette réalité est consternante. La vérité provisoire est que ce parti est moralement corrompu, et que personne n’y trouve rien à redire. Deux des vrais responsables de la poussée des Européennes de 2009, puis des Régionales de 2010 – Besset et Cohn-Bendit – racontent ci-dessous ce qui s’est passé. Et rien. Pas un mot, pas un souffle, pas une explication des Blandin, Cochet, Hascoët, Voynet.

Je cite ces quatre-là car ce sont tout de même des historiques, qui répètent depuis des décennies que leur engagement impose de « faire de la politique autrement ». Or le parti qu’ils ont tant aimé est devenu une foire d’empoigne où se déchaînent de vaines ambitions, sous le regard et le contrôle d’une camarilla, autour d’un chef cynique. Je n’écris pas cela de gaieté de cœur : malgré de remarquables individualités, EELV ne sert à rien d’autre qu’à assurer des carrières.

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L’article

Les papys ont le blues. Daniel Cohn-Bendit – 67 ans – et Jean-Paul Besset – 66 -, voulaient un autre mouvement écologiste. Tous deux députés européens d’Europe Écologie Les Verts, ils expliquent à Charlie pourquoi et comment ils se sont fait bananer par Cécile Duflot et Jean-Vincent Placé.

Propos recueillis au Parlement européen de Strasbourg par Fabrice Nicolino

Un petit résumé s’impose. Les Verts sont nés en 1984, et dans un premier temps, les affaires électorales ont flambé. On l’oublie, mais Antoine-la-moumoute Waechter avait obtenu 10,59 % des voix aux élections européennes de 1989, provoquant en réponse la création de Génération Écologie, un truc mis en scène par Brice Lalonde. Mais après les régionales de 1992 et malgré l’élection de la Verte Marie Blandin à la présidence de la région Nord-Pas-de-Calais, la traversée du désert commence. Voynet, qui s’est imposée à la tête des Verts, entraînant le départ de Waechter, se ramasse une gamelle à l’élection présidentielle de 1995 : 3,32 % des voix. Malgré ou peut-être à cause de l’échec, les Verts dealent avec les socialos et obtiennent le poste de ministre de l’Environnement après 1997 dans les gouvernements Jospin. Le groupuscule se tient comme il faut à table.

Arrive Cohn-Bendit qui permet aux Verts de remonter à 9,72 % des voix aux Européennes de 1999. Feu de paille. Les apparatchiks du parti écolo reprennent le manche, et tout se barre en noix. En 2002, Mamère sauve les meubles à la présidentielle – 5,2 % -, mais Voynet se prend une veste historique à celle de  2007, avec 1,57 % des voix. C’est la merde, car à ce niveau ridicule, un parti n’existe que sous la forme d’une trace. Deux personnages vont émerger des décombres, dans un étroit tandem : Cécile Duflot et Jean-Vincent Placé. Et ils vont envoyer aux pelotes Besset, Cohn-Bendit et une poignée d’autres qui voulaient un autre mouvement écologiste.

Charlie : Vous venez tous les deux de mai 68. Dany, tu as été anar, en France puis en Allemagne, où tu as adhéré aux Verts, en 1984. Jean-Paul, tu as été un dirigeant de la Ligue communiste dans les années 70. Journaliste, tu es devenu écologiste – sans carte – vers 1989, avant d’écrire la biographie de René Dumont. Bon, a priori, on ne vous la fait pas. Vous avez dû en voir de belles question magouilles et bureaucratie naissante. Non ?

Jean-Paul Besset : Non, sincèrement non. À la Ligue communiste que j’ai connue, je dois dire que la parole était libre, et que je n’y ai pas rencontré la soif et l’accaparement du pouvoir. Je n’ai pas vu cela, non.

Dany Cohn-Bendit (1) : Moi non plus, mais le mouvement libertaire auquel j’appartenais n’avait pas compris le rôle et l’importance des institutions dans une société démocratique. Nous nous retrouvions tous sur ce mot d’ordre : « Élections piège à cons ! ».

JPB : Plus de quarante ans ont passé, et la création d’Europe Écologie, en 2009, a été pensée en écho à ces vieux débats. Nous voulions dépasser la forme-parti, nous voulions rompre enfin avec toute idée de parti-guide, de parti ayant réponse à toutes les questions.

DCB : Il a raison ! Quand on écoute les Verts d’aujourd’hui, il n’y aurait pas plus démocratiques qu’eux. Et c’est vrai qu’il y a des votes sans fin, une proportionnelle interne, et que chacun trouve une place. Seulement, on passe sa vie dans les enjeux intérieurs, sans se soucier de ceux qu’on mobilise à l’extérieur, par exemple au moment des campagnes électorales. Les électeurs des Européennes de 2009, par exemple [16,28 % des voix], qui venaient à nous en disant ; “Europe Écologie, c’est formidable”, ont de fait été exclus de toute participation aux décisions.

Charlie : Bon. En 2009, vous parvenez à imposer aux Verts français le logo Europe Écologie, ce qui vaudra au mouvement de talonner le parti socialiste aux élections européennes de juin. Comment avez-vous lancé cet ovni ?

DCB : Les Verts français étaient en panne, et bon nombre de militants se demandaient comment relancer le mouvement. À la présidentielle de 2007, Dominique Voynet – je redis qu’elle n’a pas fait une mauvaise campagne – avait fait autour d’1,5 % des voix. Un jour de 2008, un commando est venu me voir chez moi, à Bruxelles.

JPB : Hé ! Un commando de deux personnes. En fait, Pascal Durand [actuel secrétaire national d’EELV] et moi.

DCB : D’accord, deux. Toi et Pascal. Ils ramenaient dans leurs filets un certain Nicolas Hulot, et ils proposaient de lancer une initiative pour sortir de l’impasse. Mais les choses ont traîné, et Nicolas Hulot, finalement, a refusé de s’engager. Il fallait trouver autre chose.

JPB : On avait mis Yannick Jadot dans le coup, mais nous restions un tout petit groupe. L’idée était de créer un rassemblement, sans passer nécessairement par la structure des Verts. Et nous décidons de lancer le projet aux Journées d’été des Verts, en août 2008. L’annonce en a été faite un vendredi, et je crois bien que je m’en souviendrai toujours. Au début de la réunion, on demande un volontaire pour expliquer notre projet, et je monte à la tribune. Mais quand j’ai annoncé, moi qui n’avais pas la carte des Verts : « Nous avons décidé de créer un grand rassemblement. Rejoignez-nous ! », j’ai été hué.

DCB : Deux heures plus tard, à la même tribune, on a renversé le courant. Et le lendemain, on a fait un tabac, en compagnie cette fois de José Bové et Dominique Voynet. Entre-temps, le parti démocratique-bureaucratique, qui se souvenait de mes 9,72 % de 1999, avait compris qu’il tenait une perspective. Nous étions contents, car tout le monde pensait que quelque chose de neuf était né autour du duo Cohn-Bendit Bové. L’un ayant voté oui au référendum européen de 2005, et l’autre non.

JPB : Cécile Duflot a eu l’intelligence politique de reprendre à son compte notre projet Europe Écologie. Elle l’a même présenté comme une volonté des Verts de s’ouvrir à la société civile, en travaillant avec des compagnons de route. Mais surtout pas comme la création d’une force nouvelle.

Charlie : Un sacré malentendu ! Et au moins deux logiques.

DCB : Oh, il n’y a pas eu malentendu. On se comprenait sans difficulté. Mais il y avait bien deux logiques. Nous voulions dépasser les Verts en les faisant exploser, et Cécile Duflot voulait récupérer notre mouvement pour renforcer son parti. Le face-à-face était inégal : nous étions dix face à un parti, une structure, des professionnels de la politique. Si on a pu lancer Europe Écologie, c’est que les Verts savaient qu’en nous disant Niet, ils partiraient à la bataille avec leur 1,5 % de voix de la présidentielle. On l’a donc emporté.

Charlie : Oui, mais de la même manière ambiguë que Pyrrhus. Car vous aviez en fait perdu.

DCB : La campagne des Européennes de 2009 a été bien étrange :  à part Cécile Duflot, aucun responsable Vert ne s’est montré ! Les autres ont volé au secours de la victoire quand les sondages ont été favorables. C’est après que nous avons déconné : le moment clé se situe aux journées d’été des Verts en août 2009 à Nîmes. On avait décidé de proposer une adhésion directe à Europe Écologie. Le blocage a été total. Les Verts ont refusé.

JPB : On appelait les électeurs de juin à nous rejoindre directement, sans passer par la case du vieux parti.

Charlie :  C’était donc bien un dépassement complet des Verts.

JP : Mais oui !

DCB : Mais oui ! À Nîmes, j’ai hurlé comme jamais, mais on n’a pas osé rompre, on avait peur de briser une dynamique. Mais c’est là que ma rupture avec les Verts français a commencé.

JPB : Si on n’est pas allés à la bataille, ce n’est pas par lâcheté, c’est parce que tout était allé très vite, et que nous n’avions ni structure, ni chef, ni même une stratégie claire. Au moment où il aurait fallu mener une bataille au couteau, il était clair que nous ne voulions pas lutter pour le pouvoir. On n’était pas fait pour ça.

Charlie : Rebelote en novembre 2010, à Lyon. Toi, Jean-Paul, tu croyais encore que la fusion prévue entre Europe Écologie et les Verts pourrait conduire à un parti réellement neuf.

JPB : J’y ai cru, au point d’écrire le manifeste qui en était le corps idéologique, voté d’ailleurs à 90%. Mais dès que le nom nouveau a été connu [Europe Écologie Les Verts], j’ai compris. Ce n’était plus une fusion-dépassement, car on mettait au même niveau l’appareil ancien et le renouveau. En fait, on revenait en arrière.

Charlie : Vous étiez donc refaits. Mais par qui, dites-moi ?

DCB : Par  le bureau exécutif des Verts. L’appareil.

Charlie : Mais encore ? En dehors de Jean-Vincent Placé et de Cécile Duflot, on ne connaît personne.

DCB : Ce n’est pas parce que personne ne les connaît qu’ils n’existent pas. Ils ont la mainmise sur les Verts. Disons que Placé et quelques autres avaient la mainmise sur l’appareil national, mais aussi régional, par l’intermédiaire des bureaux exécutifs régionaux.

JPB : Qui ? Le bureau exécutif, avec à sa tête Cécile Duflot, dont le bras droit s’appelle aujourd’hui encore Jean-Vincent Placé. Au total, cela doit représenter moins de cinquante personnes.

Charlie : Mais qui est donc Jean-Vincent Placé ?

DCB : Je dirais volontiers qu’il est l’apparatchik qui nous a manqué. Personne, parmi nous, ne pouvait jouer ce rôle-là, car il est d’un cynisme absolu. Il se dit de gauche, mais tous ses comportements sociaux font penser qu’il est tout sauf de gauche. Par exemple, la manière dont il se comporte avec les autres. Dont il s’habille. Dont il va au restaurant. Et son cynisme est à l’œuvre jusque dans le contenu politique. Il voulait aller au gouvernement, bien sûr, mais s’il avait été ministre, il aurait tout défendu sans état d’âme, y compris le pacte budgétaire européen. Mais comme il n’a pas réussi, son message aux socialistes est aujourd’hui de dire : « Vous allez me le payer ». Placé peut vendre n’importe quel positionnement d’Europe Écologie Les Verts.

Charlie : Distribue-t-il, comme on le dit, des postes ?

JPB : Oui. Des postes de sénateurs, de députés, de conseillers régionaux. Bien sûr ! Nous avons autour de 250 conseillers régionaux, plus de 50 conseillers généraux. Mais bien au-delà de sa personne, Placé représente une face de l’engagement politique. Il ne s’agit plus pour lui et ses proches d’aider à la transformation sociale.  Il s’agit d’une affaire de gestion des élus et des postes. Ces gens-là, qui ont construit un univers clos, ne vivent plus que de la politique politicienne depuis des années. Comme ils sont toujours là, à la différence des simples militants, ils finissent par l’emporter. L’objectif final n’existe pas. Il faut conquérir toujours plus de parts de marché, ou en tout cas ne pas en perdre. Un type comme Dany n’a pas sa place là-dedans, car cela lui arrive de lire un livre, de s’occuper de son fils, d’aller au stade voir un match de foot (rires).  Placé y va aussi, au stade, mais dans la tribune des VIP. Pour s’y faire voir, pour nouer des contacts, pour activer des liens. L’écologie n’est pas davantage leur problème. La grande affaire, c’est de gérer la boutique, de négocier des places, d’avoir du pouvoir.

DCB : Oui, je suis d’accord, il y a beaucoup de postes à offrir. Les postes d’élus, mais aussi les postes à l’intérieur du parti. Ça, Placé sait très bien le faire. Et il sait mettre en réseau ses fidèles. Cécile, de son côté, sait se rendre attachante. Elle noue des liens forts avec les gens, qui sont de nature émotionnelle. Et leurs deux univers se complètent parfaitement.

Charlie : Compte tenu de ce que vous racontez, franchement, étiez-vous de taille ? Quelle était votre organisation en face de celle de Placé et de ses obligés ?

JPB : On n’en avait pas. Nous ne faisions même pas de réunions formelles. On ne faisait que des bouffes, ou bien on regardait des matchs de foot ensemble, mais c’est bien tout ce qu’on faisait (rires nerveux).

Charlie : Mille excuses, mais on a la solide impression qu’Europe Écologie était un plan foireux. Vous n’arriviez même pas à vous voir pour parler de la situation politique que vous aviez créée ?

DCB : Ta pique est tout à fait juste. Il y avait une structure organisée, petite et efficace, celle des Verts. Et nous n’avons pas réussi à nous mettre autour d’une table pour continuer dans la direction que nous avions ébauchée en 2009. La présidentielle de 2012 a marqué publiquement la fin de notre projet. Il doit y avoir un moyen de relancer ce que nous avons tenté, mais il faudrait pour cela trouver des militants, et des porte-parole. Pour moi, c’est terminé.

JPB : Oui, c’est fini pour moi aussi. Mais si on croit comme moi à la profondeur de la crise écologique, il faudra bien que quelque chose de neuf finisse par naître. Nous rêvions de fédérer des énergies convergentes, et pas de doute, nous avons échoué.

Charlie : Un mot encore. Vous ressentez quoi ? De l’amertume, de la douleur ?

JPB : Je n’éprouve aucune amertume, mais de la douleur, oui.

DCB : Le bilan est douloureux, c’est certain. J’ai le sentiment d’un vaste gâchis, dont nous sommes tous comptables, et coupables.

(1) Daniel Cohn-Bendit vient de publier Pour supprimer les partis politiques !? réflexions d’un apatride sans parti, éditions Indigène.