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Un certain 14 juillet 2010

J’imagine qu’on garde le droit d’être balancé. J’espère que l’on conserve la liberté de penser ceci en même temps que cela. L’un des nombreux drames de l’époque – mais y en eut-il de plus favorables ? -, c’est qu’il faut nécessairement dire une chose sans accepter son envers. Avers ou envers, c’est pourtant toujours la même pièce, oui ou non ? Je veux parler de la révolution démocratique de 1789, dont on fête ce jour le 221ème anniversaire. Cela ne nous rajeunit pas, aucun doute hélas.

Moi, j’aime 89. Dans ma maison au-dessus du vallon magique – au fait, Hacène, j’y suis, j’ai tracé, je ne suis plus à Paris -, j’ai une pierre sur laquelle est inscrite la date fatidique : 1789. Je suis allé la chercher il y a un couple d’années avec mon ami Patrick, chez un homme de la vallée qui disposait de belles pierres venues d’une maison défunte. J’en avais besoin, je le lui en ai achetées quelques-unes. Dont une splendide entre toutes, sur laquelle est gravée cette date : 1789.

Disons-le, même si c’est passablement évident : j’aime la révolution. J’ai toujours aimé la révolution. À la folie, mais vraiment à la folie quand j’étais jeune et que je la voyais comme évidente, naturelle, arrivant à point nommé pour régler les questions du monde. Alors, je croyais sincèrement que l’on pouvait tirer sur les malheurs au fusil d’assaut. Un M16 ou un AK47 me semblaient la meilleure façon d’appréhender les problèmes du temps. Je reconnais que c’était une funeste sottise, mais elle fut mienne.

Maintenant que le temps a passé, je vois bien que la révolution est aussi inévitable qu’impossible. Je ne crois plus dans « l’homme nouveau », cet hombre nuevo qui paraissait si vrai, qui me paraissait à portée de main, ou de flingue. Mais dans le même temps, seul un bouleversement total des valeurs et des hiérarchies permettrait de limiter au moins la casse désormais inévitable de la crise dans laquelle nous sommes tous immergés. Et qui est, avant tout autre considération, écologique.

Je retrouve cette ambivalence à propos de 89. D’un côté, il s’agit d’un mouvement prodigieux de l’âme humaine. Les hommes d’il y a deux siècles ne pouvaient plus supporter le carcan. Celui du roi de droit divin. Celui des argousins au service des maîtres. Celui de la taille et de la gabelle. Celui des évêques emperlousés. Celui des guerres absurdes et meurtrières. Celui des enfants mort-nés. Celui des lettres de cachet. Celui des famines et des maladies. Celui des interminables labeurs. Celui de la soumission aux éternelles autorités. Dieu ! comme je me sens proche, aujourd’hui encore, des insurgés de la Bastille. Au fait, saviez-vous ce qui s’est passé rue Dénoyez quelques jours avant la prise de la célèbre prison ? On y attaqua un percepteur des impôts du roi, et je crois bien me souvenir qu’on lui fit la peau. Moi, je me promène parfois dans cette ruelle de Belleville (Paris), où résiste je ne sais quoi de ce passé. En 1789, la rue Dénoyez, qui était hors les murs de Paris, abritait quantité d’auberges et de bistroquets où la canaille – celle que j’aimerai toujours – se saoulait avant de se jeter à l’assaut du ciel.

Où en étais-je ? Le vin généreux que je bois ici m’aura monté à la tête, je crois. L’ambivalence. Je me sens donc du côté des émeutiers de 89, pardi. Ils sont des miens, je suis des leurs. Et en même temps, la révolution démocratique aura ouvert une tragique boîte de Pandore, celle des droits de l’homme, réduits à ceux de l’individu. J’entends déjà les cris de protestation. Non, pas ça ! La liberté ne se divise pas. Les droits de l’homme sont la plus belle conquête de l’histoire moderne, etc. Eh bien, je n’en suis pas si sûr. 89 aura finalement sacralisé le droit absurde de l’individu à réclamer toujours plus un dû qui ne peut lui être consenti. Rien n’arrête l’infernale revendication de procréation – jusqu’à 110 ans ? -, d’union, de possession, d’argent, de bonheur, de santé, d’espérance de vie même. Tout est désormais dû. En Italie, il existe une expression que j’utilise quand l’occasion m’en est donnée. La voici : « Piove, governo ladro ! ». Autrement dit : il pleut, gouvernement de voleurs !

Une telle attitude n’est pas née avec 89, mais indiscutablement, la révolution a enfoncé dans la tête de tous et de chacun que nous avions des droits, et que ces droits pratiquement sans limite devaient être garantis par l’État. Or, la multiplication de droits individuels qui ne sont jamais contrebalancés conduit au chaos. J’appelle chaos un monde où des possesseurs de portables, parce qu’ils le méritent bien, parce qu’ils ont payé pour cela, privatisent un espace public au profit de leur intérêt privé. Ce n’est qu’un exemple, que l’on peut multiplier par 100 et 1 000.

Je crois discerner ce qui a tragiquement manqué à 1789. Je ne fais pas de procès rétrospectif aux héros de ce temps passé. Ce qu’ils avaient à faire, ils l’ont fait, et merveilleusement. En revanche, je suis stupéfait par l’incapacité des sociétés d’Occident à imposer le complément vital des événements d’il y a deux siècles. Car bien entendu, nous avions, nous avons encore besoin d’une seconde Déclaration universelle. Enfin, réfléchissez avec moi : cela crève les yeux ! Je veux parler d’une Déclaration universelle des devoirs de l’homme et du citoyen, sans laquelle nous sommes perdus. Le monde malade qui est le nôtre exige cette déclaration. Il exige que soit proclamé avec solennité le devoir des hommes à protéger toutes les formes de vie qu’il menace de mort avec tant d’allégresse.

Notre terrifiante puissance de feu matérielle a fait de notre espèce une force géologique. Comme les volcans ou les tremblements de terre. Nous sommes passés sans oser le dire de l’ère holocène à l’ère anthropocène, celle que les humains ont forgée. La moindre des sagesses serait de tenter de limiter cette incroyable capacité à changer toutes les faces du monde. Moi, je vous propose pour finir l’article 1 de cette nouvelle Déclaration universelle. Voici : « L’homme détruit le vie, mais a les moyens de la protéger. Il a en conséquence le devoir premier, préalable, essentiel d’empêcher la disparition de formes de vie qui portent témoignage des insondables mystères de la création. Se soustraire à cette tâche reviendrait à nier l’homme en son essence ».

Soljenitsyne était-il écologiste ?

Si je reviens une fois de plus à Soljenitsyne, qui est pour moi une fraternelle présence, c’est pour deux raisons. La première, c’est qu’on continue à le calomnier par-delà le tombeau, ici-même dans des commentaires qui me restent au travers de la gorge. On écrit n’importe quoi, on le traite comme s’il était l’un de ces Cent-noirs, du nom des bandes antisémites qui régnaient en Russie avant la Première Guerre mondiale. Je ne le supporte pas. Même si cela semble dérisoire, je ne le supporte pas. La seconde raison, c’est que Marie-Pierre, grande lectrice des auteurs russes dans leur langue, m’a envoyé deux extraits de textes d’Alexandre Issaïevitch. Avant que vous les faire lire, deux mots.

Soljenitsyne n’est pas Tolstoï, mais je ne peux m’empêcher, pensant à l’un, d’évoquer l’autre. Tolstoï croyait en Dieu, comme Soljenitsyne. Il aimait profondément la nature, comme Soljenitsyne. Et l’antique campagne russe, et la liberté, tout comme l’autre. Mais les différences l’emportent évidemment. Car Tolstoï était un rousseauiste, un homme qui croyait en la bonté foncière de l’homme, qu’il suffisait d’aider à émerger, et qui finalement sauverait le monde. C’était un être merveilleux. Mystique, anarchiste, défenseur des animaux. Il n’y a aucun doute à mes yeux qu’il fut un écologiste avant l’heure.

Soljenitsyne avait, et pour cause, une vision bien plus noire de la vie. Il aimait profondément la liberté, mais craignait qu’elle ne fût dérobée, ou qu’elle ne servît les desseins du tyran. Il jugeait nécessaire, absolument nécessaire le constant rappel à la responsabilité individuelle. Il estimait l’homme capable de choisir entre le bien et le mal, entre la soumission et la révolte, entre la beauté et la bassesse. Dans son grand roman La Roue rouge, qui raconte l’ancienne Russie et son basculement dans l’horreur totalitaire, il fait intervenir Tolstoï. Je crois me souvenir qu’un de ses personnages ferraille avec lui. L’un croit au bien – le vieux comte Tolstoï -, l’autre préfère penser aux moyens possibles de combattre le mal. En tout cas, Soljenitsyne n’aura pas eu le temps de réfléchir à la crise écologique. Il était d’un autre monde, fort heureusement englouti depuis. Mais je puis dire, pour le bien connaître, qu’il avait tout pour devenir un formidable et tonitruant écologiste. Les circonstances en ont décidé autrement. Faut-il rappeler – oui, probablement – que je ne partage pas, de loin, tous ses textes et engagements ? Et alors, dites-moi ?

Voici le premier extrait a paru en 1990 dans le texte « Comment réaménager notre Russie ? Réflexions dans la mesure de mes forces ».

L’autolimitation

« “Les droits de l’homme”, c’est très bien, mais comment veiller nous-mêmes à ce que nos droits n’empiètent pas sur ceux des autres? Une société de droits sans fin est incapable de résister aux épreuves. Si nous ne voulons pas nous retrouver dominés par un pouvoir contraignant, chacun doit se mettre à lui-même un frein. Aucune constitution, aucune loi ni aucun vote n’assureront par eux-mêmes l’équilibre de la société, car le propre des hommes est de poursuivre opiniâtrement leur intérêt personnel. La majorité d’entre eux, s’ils ont le pouvoir d’augmenter leur surface et de happer de bons morceaux le font. (Et c’est précisément ce qui a perdu tous les groupes ou classes dirigeants de l’histoire.)

On ne fonde pas une société stable sur l’égalité des résistances mutuelles, on la fonde sur une autolimitation consciente : sur le devoir de toujours céder à la justice morale. Seule l’autolimitation permettra à l’humanité, toujours plus nombreuse et plus dense de continuer à exister. Et sa longue évolution aura été vaine si elle ne se pénètre pas de cet esprit : tous les animaux possèdent en effet la liberté de happer des proies et se remplir le ventre. La liberté humaine, elle, va jusqu’à l’autolimitation volontaire pour le bien d’autrui. Nos obligations doivent toujours dépasser la liberté dont nous jouissons. Puissions nous seulement réussir à assimiler l’esprit d’autolimitation et, surtout, à le transmettre à nos enfants. Car c’est pour lui-même que chaque homme en a d’abord besoin pour acquérir son équilibre et une âme imperturbable ».

Je vous le demande : ce texte n’entre-t-il pas en résonance profonde avec une bonne part de ce que j’écris ici ? Est-il la marque d’un esprit étroit, d’un ennemi de l’homme ? Je vous laisse juger.

Le deuxième extrait, tiré du même texte, me semble autant nécessaire, en défense intransigeante de la magnifique figure que fut Alexandre Soljenitsyne. Que je salue, que je saluerai toujours.

Adresse aux peuples et nationalités de petite taille

« Enfin, les plus petites nationalités (… ) c’est nous, l’Union soviétique du communisme, qui les avons poussées vers une mort lente. Que de mal leur ont causé notre administration sans foi ni loi et notre industrie rapace et sans cervelle, en saccageant et empoisonnant leur milieu de vie et en enlevant à cette vie sa dernière assise ! Un mal particulièrement grave pour celles dont les dimensions particulièrement restreintes ne leur permettent pas de lutter pour survivre Il faut que nous arrivions à les renforcer, les revivifier et les sauver ! Il n’est pas encore tout à fait trop tard.

Chaque peuple, y compris le plus petit, est une facette irremplaçable du dessein de Dieu. Transposant le commandement chrétien, Vladimir Soloviev a écrit : “Aime tous les peuples comme le tien propre.” Le XXe siècle est secoué et corrompu par une politique qui s’est libérée de toute morale. Ce qu’on exige de tout honnête homme, on en dispense les États et ceux qui les dirigent. L’heure est venue, et nous sommes à la limite extrême, où il faut rechercher pour la vie des États des formes plus hautes qui ne seront plus fondées sur le seul égoïsme, mais aussi sur la compassion ».

Ces mots sont écrits alors que Soljenitsyne a 78 ans. Telle était la position centrale de cet homme sur la si complexe question des peuples et nationalités dans le territoire de la défunte Union soviétique. Et vous voudriez que j’accepte la sanie constamment déversée sur ce mort éternel ? Ne comptez pas sur moi.

Acharnement non-thérapeutique (sur Borloo)

Je crois que je devrais plutôt en rire. Jean-Louis Borloo, bonimenteur de foire virtuose, ami de longue date de Bernard Tapie – entre bateleurs, on se comprend -, ministre m’as-tu-vu de l’Écologie parce que Juppé lui a laissé la place contraint et forcé en 2007, Borloo ne cesse de jongler. On peut applaudir, et c’est d’ailleurs ce qu’ont fait depuis trois ans les malheureux écologistes officiels et patentés du Grenelle de l’Environnement, cette farce grandiose. En échange d’un plat de lentilles, dont il y a fort à parier qu’elles n’étaient pas même bio, nos écolos de ministère ont aidé Borloo à se forger une image d’écologiste.

Encore bravo à FNE, la fondation Hulot, Greenpeace, le WWF pour ne prendre que les principales associations de ce Barnum de seconde catégorie. Regrettent-ils ? Pas même. Elles sont déjà passées à autre chose, car leur temps est celui du monde existant, médiatique, immédiat, sans jamais aucun retour en arrière. Ma foi. J’aimerais croire qu’un jour, quelqu’un leur demandera des comptes sur ces années perdues qui ne reviendront pas. Mais j’en doute, franchement. Le probable est que tout sera jeté à la benne du temps qui passe. Et ce sera tout.

Borloo est un triste monsieur, quoi qu’en disent ses nombreux amis. Il sait taper dans le dos, promettre la lune à l’imbécile de service, boire un verre en explosant de rire. Ce qui s’appelle entourlouper. Ses deux derniers coups d’éclats sont fameux, croyez-en mon expérience. J’ai beaucoup vu de bluffeurs, il m’est arrivé dans une autre vie d’en affronter au poker, mais Borloo est un maître. Alors qu’il avait annoncé en octobre 2007 – gros titre du journal Le Monde au moment fatidique du Grenelle – que les programmes autoroutiers étaient terminés, voilà qu’il vient d’en débloquer trois, et d’importance (ici). Il a eu l’intelligence du joueur, qui tient parfois à la diversion, profitant du fracas autour de l’affaire Woerth-Bettencourt. Voyou un jour, voyou toujours.

Autre merveille : la disparition des niches fiscales dites vertes. C’est assez génial, dans le genre. La taxe carbone ayant sombré dans les oubliettes, il restait des avantages fiscaux qui ne changeaient rien au fond, mais permettaient au moins un affichage bien venu. Zou ! Dans la cuvette. On tire la chasse d’eau et on sourit aux caméras, comme si de rien n’était. Borloo devrait faire s’envoler à lui seul deux milliards d’euros de « niches vertes » (lire ici). Est-ce un flag’ ? Bien sûr. Borloo va racontant depuis qu’il a été nommé en 2007 que la planète est exsangue. Si elle l’était à ses yeux, réellement, il va de soi qu’il ne considèrerait pas l’écologie comme une variable d’ajustement de la politique gouvernementale. Mais comme il s’en fout absolument, comme elle n’a jamais été conçue par lui autrement que comme un éventuel marchepied vers Matignon et le poste de Premier ministre, il tente de convaincre son maître qu’il est le meilleur élève de cette classe de médiocres et de corrompus. Et il y parviendra probablement. Peut-être à l’aide de Greenpeace, du WWF, de la fondation Hulot et de FNE.  Voyons, ce cher Jean-Louis n’est-il pas des leurs ?

Comment marche la presse

J’écoutais l’autre soir, pas plus tard que jeudi, Rony  Brauman sur France Culture. Brauman, que je n’ai jamais rencontré, a été le président de Médecins sans frontières, et je l’ai toujours entendu dire des choses percutantes, pertinentes, dérangeantes. Brauman est à l’opposé de ces humanitaires qui ne pensent qu’à la structure – la leur -, au blé, aux caméras. Il pense, ce qui fait tache. Mais jeudi soir, j’ai été pris d’un malaise. Le propos avait pour cadre l’émission Du grain à moudre, vers 18h30, et par extraordinaire, elle était intéressante. On y parlait du rôle si étrange, et pour tout dire, inquiétant, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans la lutte contre la grippe porcine, dite H1N1. Mais à un moment, Julie Clarini a parlé du climat, et Brauman, à mes yeux en tout cas, a dérapé en live.

Finalement, disait-il entre deux phrases sur tout autre sujet, finalement, ma religion n’est pas faite sur la question du climat. Et moi, j’ai eu l’envie de lui dire : pauvre imbécile, si nous attendons tous que tu sois dans de bonnes dispositions, nous serons morts. En l’occurrence, la question n’est pas même – bien sûr, pour moi, elle est réglée – de savoir si le dérèglement est une réalité. Pas même, je vous le jure. La question est de savoir s’il est raisonnable de discuter encore. Et la réponse est NON, NON, NON. Admettons, pour la commodité de ma démonstration, que des idiots boursouflés comme Allègre ont raison. Même en ce cas, la raison, cette raison exigeante dont se réclament les négateurs ne devrait-elle pas TOUS nous mobiliser ?

Je m’explique, ce qui ne sera pas long. Ou les scientifiques du Giec ont tort, ou ils ont raison. S’ils ont raison, il faut abattre les voiles, car l’ouragan qui vient va tout dévaster. Et s’ils ont tort, les mesures que nous prendrions pour faire face à un typhon imaginaire seraient toutes, absolument TOUTES bénéfiques à la vie sur terre et à ses équilibres essentiels. Mais les « climatosceptiques » sont des idéologues, pour qui la réalité est seconde. En conséquence, ils font tout ce qu’ils peuvent pour empêcher des prises de décision qui iraient nécessairement vers une emprise moindre des hommes sur les écosystèmes. Ils montrent ainsi leur inconscience, en quoi ils sont si affreusement humains.

Revenons à Brauman. Mon Dieu ! Comment oser, en 2010, prétendre qu’on ne sait pas ? La seule explication que j’entrevois est qu’il fait partie de cercles qui se piquent d’indépendance intellectuelle, de ceux à «  qui on ne la fait pas ». Fantastique leçon de choses ! On  peut être lucide sur les connivences entre experts de l’OMS et industrie, et aveugle sur la plus grave menace contre les sociétés humaines. Fantastique ! Pour ce que j’ai pu entendre depuis un moment, Julie Clarini et Brice Couturier – les deux animateurs de l’émission de France Culture – font partie de cette tribu parisienne, omniprésente dans les médias, qui ne sait rien de la nature et de ses lois finalement infrangibles. Simplement, se sentant assurés de représenter l’opinion moyenne – moyenne, mais avancée – de leur temps, ils traitent l’écologie avec un mépris apitoyé. Ils sont bons, croyez-moi, dans leur genre. Indiscutablement, ils savent présenter une émission alerte. Ils sont bons, mais ignares.

Au-delà, deux faits. D’abord, une enquête sérieuse de six mois montre que les chercheurs de l’Unité de recherche climatique (CRU) de l’université d’East Anglia (Angleterre) n’ont pas truandé leurs données. Grossièrement résumé, on les accusait de cacher des éléments décisifs, de manière à exagérer l’importance du souk climatique et obtenir ainsi plus de sous ( lire ici). Vous ne vous en souvenez pas forcément( lire ici), mais avant la conférence mondiale sur le climat, à Copenhague – un hasard, sûrement un  hasard -, un opération mondiale de désinformation a eu lieu. Il s’agissait de discréditer ceux qui accumulent par milliers des données sur l’évolution dramatique du climat.

Mais pour monter une telle opération, il fallait compter sur la presse, laquelle est bête comme ses pieds, aveugle, sourde, mais hélas nullement muette, plus moutonnière que ne le sera jamais une brebis. Et le résultat prévisible fut que la presse mondiale largua dans l’espace des milliers et des milliers d’articles ineptes sur 1073 courriels que presque aucun journaliste n’avait lus. Pas le temps, coco. Sept mois, plus tard,  le but des désinformateurs est atteint, et la méfiance règne. Vienne le résultat d’une enquête sérieuse de six mois, et l’on n’obtiendra, dans le meilleur des cas, que 10% du volume consacré au soi-disant scandale appelé par des journalistes – faut-il être abruti ! – Climategate. C’est la fange qui a gagné la partie, définitivement, et les journalistes en sont les premiers responsables.

Assez d’excuses ! Assez d’arguments en défense des pires attitudes ! On attaque les politiques, les agriculteurs industriels, les syndics, les flics, les industriels. Moi, je dis que les journalistes sont des brêles, point barre. Ils ne lisent rien, ne savent rien, et racontent n’importe quoi. Je le sais, j’en suis. Dernier point, une étude de l’Institut de recherche et de développement (IRD). Cet organisme public qui a pris la suite de l’Orstom a une belle réputation, que je crois fondée. Mais peut-être ai-je tort ?

En tout cas, l’IRD vient de rendre publique une étude exhaustive sur les glaciers de Patagonie. Le mieux est encore de citer les chercheurs : « Contrées perdues aux confins du continent latino-américain, la Patagonie et la Terre de Feu, archipel à l’extrémité Sud, abritent les plus majestueux géants de glace du monde. Les glaciers patagoniens, dont le célèbre Pio XI, le plus grand d’Amérique latine avec ses 1292 km², surplombent les vallées chiliennes à l’ouest et argentines à l’est. Ceux de la Terre de Feu, les pieds dans l’océan, plongent dans les méandres des fjords. Ces glaciers reculent. Leur régression vient d’être quantifiée à une échelle régionale. Une vaste étude de chercheurs de l’IRD et de leurs partenaires, portant sur 72 d’entre eux, montre que la grande majorité des glaciers patagoniens et de Terre de Feu ont considérablement diminué depuis 1945 : jusqu’à près de 40% pour certains »

Les négateurs du dérèglement climatique n’en auront jamais assez, car une foi ne se rend jamais aux arguments. La danse macabre continuera donc. Avec la presse, cette presse inouïe, cette presse inculte, cette presse arrogante en maîtresse de cérémonie.

Cuba, le Maroc, Ramonet, Pedro Juan Gutiérrez, Claudia Cadelo

C’est l’été, nous sommes bien d’accord. Je vais donc vous parler de livres. Et d’abord une sorte de chef d’œuvre, en son genre du moins, de l’écrivain cubain Pedro Juan Gutiérrez. J’ai eu le bonheur de lire Trilogía sucia de La Habana dans sa langue d’origine, le castillan mâtiné de cubain. Mais je vous rassure, il existe une traduction chez Albin Michel (Trilogie sale de La Havane). Mon frère Emmanuel – eh, frangin, tu es là ? – l’a lue et aimée, ce qui est bon signe.

Trilogía sucia est un furieux délire, qui raconte la vie quotidienne d’un marginal, Pedro Juan, dans cette ville de plus en plus incertaine qu’on appelle La Havane. Il est hautement probable qu’un jour proche, une vague géante emportera El Malecón, ce boulevard de tous les trafics, en bord de mer, les bagnoles américaines d’avant 1959 et les immeubles rongés par le sel et la vieillesse, qui ne tiennent que grâce à deux points de colle et trois affiches à la gloire du régime. La vie de Pedro Juan est simplement réelle. Si puissamment authentique qu’on arrête assez vite de se poser des questions sur l’extrême violence des mots et des situations. Le monde du narrateur est celui des bas-fonds, des appartements collectifs sans eau, des frigos sans électricité, des putains, des vérolés, des détrousseurs, des flics, des malades mentaux et des assassins. Ici, on baise. Vivement. Sur un palier, sur un balcon branlant, sous le nez du voisin. Pas le choix. Et la merde, la vraie merde est omniprésente.

Je ne sais si cela vous fera envie ou non, mais moi, j’ai adoré. Un morceau tiré au hasard, je le jure : « Anoche, en medio de la música, las borracheras y la algarabía habitual de cada sábado, Carmencita le cortó la pinga a su marido. No sé comó fue porque intento mantenerme al margen de esta gente. En realidad estoy aterrado, pero ellos no deben percibirlo. Si olfeatan que me molestan y que me dan miedo, estoy perdido ». Bon, allons-y, ce n’est pas triste. La voisine, Carmencita, a coupé la bite de son mari au milieu de la musique, des saouleries et des vociférations de chaque samedi soir. Et Pedro a les jetons, ce qu’on comprend. Il se dit que si ces deux-là – la coupeuse, le coupé – sentent sa trouille, il est foutu. Au fait, pourquoi Carmencita a-t-elle saisi un couteau ? Drame de la jalousie. Elle crie à son Nègre de mari, tenant à la main gauche le bout de son pénis : « Ahora vas a seguir singando por ahí a todas las que te gustan, hijoputa ». Ce n’est pas bien, mais on comprend : « Maintenant, va donc niquer toutes celles qui te plaisent, fils de pute ».

Certes, nous sommes loin de l’imagerie pieuse, fût-elle guévariste et avant-gardiste. Ce qui est normal, puisque la propagande n’a pas encore réussi à tuer les formes de vie stupéfiantes que cinquante années de castrisme n’ont cessé de faire proliférer. Cuba ressemble-t-elle à Pedro Juan ou davantage à Fidel Castro en survêtement ? Voyez jusqu’où je pousse ma tolérance : vous choisissez ce que vous voulez. Autre trouvaille cubaine, le blog de Claudia Cadelo, une jeune femme qui habite La Havane. Il existe, si vous avez le goût, une traduction en français (lire ici). Claudia joue constamment avec la censure d’État, car un coup de fil du moindre flic peut tout arrêter. À Cuba, il n’est évidemment pas question de disposer d’Internet chez soi, sauf si l’on est un bureaucrate du parti au pouvoir. Claudia envoie donc ses post depuis un hôtel à touristes. Cela tiendra autant que cela tiendra.

En tout cas, tiene cojones, comme disent les personnages de Pedro Juan. Elle en a, pardonnez-moi. Le 28 juin 2010, elle note : « Un des derniers changements apportés par notre président désigné a été la modification de la loi sur l’âge de la retraite: une nuit – sans cris, sans joie, sans protester et sans syndicats furieux demandant des explications – Les Cubains ont été avertis que notre droit à la retraite serait porté de l’âge de 60 à 65 ans pour les hommes, et de l’âge de 55 à 60 ans pour les femmes. Alors, sans plus tarder, les “masses de travailleurs” du paradis socialiste ont été forcés à avaler cette pilule amère de l’état abusif et de prolonger leur vie active de cinq ans ».

Dans le même temps, exactement le même, la télé d’État cubaine diffusait des images de nos manifs contre la réforme Sarkozy au sujet des retraites. J’adore. C’est de l’humour. Fume, c’est du cubain. Comme je suis moi-même un vaurien, au lieu que d’évoquer de bons ouvrages autobronzants, je me sens une fois de plus contraint de mordre mon prochain. Et le premier à portée de crocs s’appelle Ignacio Ramonet. Je sais qu’il est une (petite) icône de la gauche altermondialiste, et donc d’une partie des lecteurs de Planète sans visa. Je n’en dirais pas autant de moi. Mais d’abord, rappelons que Ramonet a été le directeur du Monde Diplomatique de 1990 à 2008, soit pendant la si courte période de 18 ans. Et qu’il est l’un des indiscutables fondateurs du mouvement Attac.

Comme il est né en 1943, il a nécessairement eu une autre vie avant cela, ce qui ne manque pas d’un certain intérêt. Né au Maroc, où il a vécu jusqu’en 1972, il semble très fort qu’il n’ait pas eu une conscience précoce de la nature exacte du régime chérifien. On lui prête en effet des liens amicaux avec Hassan II, mais reconnaissons que cela n’est pas prouvé. Il est certain, en revanche, que Ramonet a enseigné dans le saint des saints de la nomenklatura marocaine, c’est-à-dire le Collège du Palais royal de Rabat. Il est difficile d’imaginer lieu plus select et fermé, car c’est là qu’étaient formées les élites du pays. Et c’est là, d’ailleurs, que Ramonet enseigna au fils du roi Hassan II, le futur Mohammed VI. Ce dernier point est également une information, pas une supposition. Une partie de l’entourage proche de Mohammed VI est au reste passé par le Collège royal de Rabat. Avouons une certaine perplexité.

Le Collège royal de Rabat, pour d’évidentes questions de sécurité, est alors l’un des lieux les mieux protégés de ce royaume policier. Et ceux auxquels le régime donne le droit d’y enseigner doivent évidemment être irréprochables sur le plan politique. Lorsque Ramonet y passe quelques années, le plus distrait des observateurs sait ce que dissimule la Cour. En octobre 1965, Hassan a fait enlever, torturer et assassiner en plein Paris l’opposant de gauche Medhi Ben Barka. Le monde dit libre frissonne de peur, car il craint la révolution. Ben Barka préparait activement une réunion internationale qui devait avoir lieu à La Havane, chez Castro, pour lancer un mouvement appelé Tricontinentale. Ce qu’on n’appelait pas encore le Sud défiait ouvertement l’Amérique impériale, et les régimes corrompus qui lui étaient inféodés. J’espère que je ne vexerai pas Ramonet en écrivant que le Maroc en faisait partie.

Je l’espère d’autant plus que j’enfonce une porte ouverte. Le Maroc, au temps où Ramonet servait le roi, était un pays-clé dans la lutte contre la « subversion », un pays où la CIA faisait la pluie et le beau temps. Un pays où l’on tuait les militants de gauche et les syndicalistes. Et bien sûr, Ramonet ne pouvait l’ignorer. Plus tard, en 1990, dans son livre sinistre et sans appel (Notre ami le roi, Gallimard), Gilles Perrault devait rassembler l’essentiel. J’extrais de son livre ce résumé : « Roi du Maroc, Hassan II symbolise pour nombre d’Occidentaux le modernisme et le dialogue en terre d’islam. Mais ces apparences avenantes dissimulent le jardin secret du monarque, l’ombre des complots et des prisonniers, des tortures et des disparus, de la misère. Il règne, maître de tous et de chacun, brisant par la répression, pourrissant par la corruption, truquant par la fraude, courbant par la peur ». Et Perrault d’ajouter quelques mots pesés sur les morts-vivants du bagne de Tazmamart et le sort inhumain fait aux enfants du général Oufkir, coupables de leur père.

Eh bien, Ramonet n’aura donc rien vu de tel, et en choisissant de servir notre ami le roi, il n’aura jamais fait que son si noble travail de pédagogue. Oui, je me moque, ouvertement. Ramonet n’a jamais eu la moindre légitimité pour représenter un quelconque mouvement vivant de critique du monde. Les postes qu’il a obtenus, jusques et y compris au Monde Diplomatique, c’est par la grâce de relations de travail, au sein de bureaux où l’entregent joue toujours davantage que l’engagement réel sur le terrain, avec tous les risques que cela comporte. Je n’insulte pas, je crois. Je constate.

En 2002, il s’est passé à La Havane – tous les chemins semblent décidément mener à cette ville, comme c’est étrange ! – un événement suffocant. Nous sommes en février, et le déjà si vieux Castro s’apprête à inaugurer la onzième foire internationale du livre, dont la France est l’invitée d’honneur. Le caudillo souhaite rencontrer Ignacio Ramonet, qui revient du sommet altermondialiste de Porto Alegre. Ramonet se prépare à une conférence sur son dernier livre, Propagandes silencieuses, devant 400 personnes. Pas si mal, pour un livre dont personne en France, huit années plus tard, ne se souvient plus depuis longtemps. 400 personnes, dans cette ville où manger  – quand on est pauvre comme l’est le peuple – est un problème quotidien, ce n’est pas mal du tout.

Mais je vois que vous ne connaissez pas Castro. Le patriarche en son hiver tonne, éructe, commande qu’on prépare pour Ramonet le théâtre Karl-Marx de La Havane, qui peut lui contenir…5 000 personnes. Trois jours après de fiévreux préparatifs, Ramonet parle devant une foule ameutée par les services du régime. Qui est assez sot pour croire que 5 000 personnes se déplaceraient volontairement pour écouter ce qu’ils entendent chaque jour depuis des décennies ? Pas Ramonet, tout de même ! Les spectateurs n’ont pas tout perdu. Le directeur du Diplo délivre un long exposé sur la soumission de la presse américaine au pouvoir de l’argent (lire ici). C’est frais, cela tombe à pic dans un pays où l’on fusille – en 2003 – des gosses de vingt ans qui ont osé détourner un bateau sans tuer personne, eux.

Ce n’est pas terminé. Les 5 000 spectateurs forcés ont la surprise de trouver sur leur siège une édition cubaine du livre de Ramonet. J’avoue ignorer s’il existait un texte espagnol. Peut-être aura-t-il fallu traduire en deux jours les 170 pages, en mobilisant par exemple 500 traducteurs héroïques de La Havane. Qui sait ? Ce qui est sûr, c’est que le quotidien du parti communiste cubain, Granma, n’est pas sorti le jour de la splendide conférence de Ramonet, car ses rotatives avaient été mobilisées par El Jefe Castro, de manière à pouvoir imprimer le grand ouvrage du grand maître de l’altermondialisme. Stop ? Stop. Un autre monde est possible. Mais à bien y réfléchir, j’aimerais moi qu’un autre monde que cet autre monde-là soit possible. C’est jouable, vous croyez ?