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Flagrant délit sur le staphylocoque doré (ce qu’on nous cache)

On se fout de nous. Ce n’est certes pas une nouvelle bien fracassante, mais elle fera l’affaire. Une sacrée affaire, qui m’éberlue moi-même. Premier temps : un  communiqué en français de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA, selon son acronyme anglais). Le texte, daté du 26 novembre 2009 (ici), rend compte d’une enquête européenne portant sur le Sarm, autrement dit le Staphylococcus aureus résistant à la méthicilline. En anglais, le Sarm s’appelle MRSA (Methicillin-Resistant Staphylococcus aureus), qui n’est autre qu’une bactérie, mais ô combien redoutable : le staphylocoque doré. Pour comble, ce dernier est, dans le cas du Sarm, une bactérie mutante, qui résiste désormais à l’antibiotique qui la terrassait jadis, la méthicilline, et de plus en plus à d’autres. Aussi incroyable que cela paraisse, le Sarm aurait tué en 2005, aux États-Unis, près de 19 000 personnes, davantage que le sida (ici).

En avez-vous entendu parler ? J’en doute, pardonnez. Moi, j’ai consacré un morceau de mon livre Bidoche (éditions LLL, oui, c’est de la pub) à cette folle histoire. Pour les humains que nous sommes, l’existence du Sarm n’a rien de réjouissant, car la viande peut être contaminée par une de ces bactéries mutantes et multirésistantes qui rendent encore plus ingérable le dossier des antibiotiques. Aux États-Unis, une coalition d’ONG, Keep Antibiotics Working, s’est penchée avec le plus vif intérêt sur le Sarm. Elle a interrogé à l’été 2007 la Food and Drug Administration (FDA) sur les travaux entrepris au sujet de cette bactérie. Tout de même, 19 000 morts en une année pourraient susciter un peu d’intérêt public. Mais la FDA a bien dû reconnaître qu’elle ne s’était pas encore souciée de ce qui se passe dans les fermes concentrationnaires du pays. C’est d’autant plus dommage que tout converge vers les porcheries industrielles.

En octobre 2007, un article retentissant de la revue Veterinary Microbiology révèle des faits graves. Menée dans 20 porcheries industrielles de l’Ontario (Canada), elle montre que le Sarm est présent dans 45 % d’entre elles. Qu’un porc sur quatre environ est contaminé. Qu’un éleveur sur cinq l’est aussi. Les souches de Sarm retrouvées dans l’Ontario incluent une souche répandue dans les infections humaines par la bactérie au Canada. Et 9 millions de porcs du Canada sont importés chaque année aux États-Unis.

L’Europe n’est pas épargnée. Voyons d’abord les Pays-Bas, terre fertile, du moins en élevages industriels. En décembre 2007, une étude américaine des Centers for Disease Control établit qu’une souche de Sarm jusque-là repérée exclusivement chez les porcs est la même que celle que l’on trouve chez 20 % des humains malades. En Belgique – on se rapproche –, toujours en 2007, un autre travail, commandé par le ministre de la Santé publique Rudy Demotte, indique que, dans près de 68 % des porcheries étudiées, une souche de Sarm est présente chez les animaux. Et cette même bactérie résistante est retrouvée chez 37,6 % des éleveurs de porcs et des membres de leur famille. Or, dans une population sans rapport avec l’industrie porcine, elle n’est que de… 0,4 % !

Et en France, donc, où en sommes-nous ? Nulle part. Que fait-on du côté du ministère de l’Agriculture ? Du côté de ces innombrables agences sanitaires qu’on nous a présentées comme essentielles autant qu’exemplaires ? Du côté de l’Institut de veille sanitaire (InVS) ? De l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) ? Pourquoi aucune étude importante n’est-elle lancée sur les liens entre élevage industriel et développement foudroyant d’une maladie qui tue les hommes ?

Revenons-en au communiqué de l’EFSA, autorité européenne. Le texte français est très édulcoré par rapport au travail en anglais qu’il est censé résumer (ici). Je n’ai pas le temps d’en faire une analyse complète, et je le regrette bien. Le texte anglais commence par exemple comme suit : « Methicillin-resistant Staphylococcus aureus (MRSA) is a major concern for public health ». C’est-à-dire que le Sarm est un problème de santé publique majeur. Or il faut attendre le troisième paragraphe du communiqué français pour lire : « Le SARM représente un problème de santé publique important », ce qui n’est pas la même chose. Important n’est pas majeur.

Et tout est à l’avenant, tricoté, si l’on veut être charitable, pour ne pas affoler le monde. Si l’on veut être charitable, mais l’on n’est pas obligé de l’être. L’étude anglaise pointe ce qu’il faut bien appeler des anomalies. Sur les 24 États membres de l’Union, 7 ne signalent aucun cas de Sarm, ce qui ne se peut. On ne trouve que ce que l’on cherche, et visiblement, on n’a pas cherché. Mais les autres alignent des taux de prévalence étonnamment élevés. Souvent plus de 50 % de présence du Sarm chez les animaux étudiés.

Les autorités dites de contrôle ont-elles peur, en France, de découvrir que nos élevages industriels sont farcis de cette bactérie résistante, menaçant les éleveurs de porcs et de volaille en priorité, le reste de la population juste derrière ? Ont-elles peur une fois encore de déstabiliser un marché qui est structurellement en crise ? Ce serait d’autant plus insupportable que l’élevage industriel, si la société n’en vient pas à bout très vite, nous entraînera tôt ou tard dans une catastrophe sanitaire majeure.

Qu’attend-on ? Le désastre final ? Telle est la question que je me pose. Telle est la question que je vous pose. Pour vous aider à mettre des points sur les i, j’ajouterai que madame Catherine Geslain-Lanéelle est la directrice exécutive de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Qui est-elle ? Un haut-fonctionnaire proche de la gauche qui s’est toujours bien entendu avec la droite. J’ai eu l’occasion, dans un autre livre (Pesticides, révélation sur un scandale français, avec François Veillerette, de détailler son rôle très controversé dans l’affaire de l’insecticide Gaucho, qui tuait les abeilles par millions et milliards. Elle était alors la patronne de la surpuissante Direction générale de l’alimentation (DGAL), place-forte du ministère de l’Agriculture.

En juin passé, le journal Le Monde publiait un article vif sur l’EFSA, pour la raison que cette autorité européenne donne toujours des avis positifs sur la commercialisation des OGM. Titre de l’article en question : « Génétiquement pro-OGM ». Il me semble, il m’a semblé que je devais vous mettre au courant. Car tandis qu’on joue aux imbéciles avec le vaccin contre la grippe porcine, opportunément rebaptisée A, puis H1N1 – ni vu ni connu -, le Sarm se répand inexorablement. La raison m’en paraît limpide. Non ?

Henri Proglio, EDF, les neuneus, la Chine, le Laos et moi

Je vais faire semblant d’être immensément complaisant avec la doxa écologiste en place. La doxa, c’est cet ensemble hétérogène d’opinions molles qui finit par former un cadre d’airain dont personne n’ose sortir. Cette doxa, c’est celle par exemple des tenants du Grenelle de l’Environnement. De tous ces gens, plus ou moins de bonne foi, qui ont accepté de jouer le rôle de faire-valoir écologiste du maître provisoire des lieux, Nicolas Sarkozy. Pour eux, il serait concevable de parler de la crise écologique à l’échelle de la France. Aux dimensions strictement politiciennes que lui prête notre président. Ce pourrait être seulement bête. C’est aussi une très grave perte de temps.

Mais passons, car j’ai décidé donc de faire semblant. En France, tout irait vers le mieux. On discuterait enfin sérieusement de déchets, de biodiversité, de qualité des eaux, de niveau acceptable de pesticides. Les rôles de composition ne me vont guère, mais on s’en contentera. Or donc, notre pays serait en pleine effervescence écologique, bouillonnant de projets magnifiques, ouvrant la porte en grand aux énergies renouvelables. Si. Admettons, car c’est pour rire. Je vais vous dire, sans trop vous surprendre : et alors ?

Car toute cette fantaisie ignore par ailleurs ce qu’est l’économie mondialisée. Notre petite France a un besoin vital et constant de ces grands marchés émergents où l’on parvient encore – pour combien de temps ? – à fourguer réacteurs nucléaires, bagnoles, turbines, champagne et parfums. Ce n’est pas très compliqué : sans la Chine, par exemple, nous coulons au milieu du grand bain. Notre mode comme notre niveau de vie criminels ne se maintiennent qu’à la condition expresse de la destruction d’écosystèmes uniques, qui ne reviendront jamais. Jamais.

Je suis un poil énervé, car je viens de lire un papier en anglais du journaliste Daniel Allen, correspondant à Pékin du magazine Asia Times Online (ici). Que nous apprend Allen ? Que la Chine est en train de transformer le Laos en une colonie, surtout le nord du pays, qui est assurément l’un des hotspots – points chauds – de biodiversité majeure de la planète. On trouve dans ce petit pays des tigres, des muntjac à grand bois – un cerf -, des Doucs (des singes qui n’habitent que le Laos et le Vietnam), des éléphants d’Asie. On y découvre encore des animaux aussi fantastiques que le saola, un bovidé sauvage. Bref. Bref. Le Laos est unique.

Et les Chinois sont pressés d’être aussi cons, gras et gorgés de télévision que nous autres. Ils ont ouvert une autoroute qui relie Kunming, la grande ville du Yunnan, et Boten, un village du nord Laos qu’ils ont annexé et transformé en une sorte de bordel géant de la marchandise. Boten est désormais chinois. On y vit à l’heure de Pékin, l’électricité et le téléphone sont reliés au réseau chinois, on y paie en yuan, y compris les nombreuses putes qui ont immanquablement fait leur apparition. Boten est un Disneyland, et les paysans sont comme à chaque fois expulsés, ou parqués. La faune est massacrée comme jamais dans l’histoire, les routes sont pleines de cages où croupissent des ours noirs et des singes qui attendent acquéreurs. Il n’y aura bientôt plus rien à vendre, car le bois tropical est lui aussi abattu, pour être fourgué en Chine ou chez nous.

Une étude de Science complète le tableau (ici) : des centaines de milliers d’hectares de forêt se changent en monocultures d’hévéas pour la satisfaction du marché chinois du caoutchouc, bagnole en tête. Je pourrais m’arrêter ici, car en vérité, peu importe que les massacreurs soient Chinois ou Pétaouchnokais. Ils massacrent parce que l’économie mondialisée dont la France est l’un des hérauts le commande. Ils massacrent à notre place. Il arrive même que nous n’ayons pas besoin de prête-nom. Haut de 39 mètres sur 436 de long, le barrage de Nam Theun 2 (NT2) est Français. EDF achève en ce moment la construction de cette honte nationale, au beau milieu du Laos, sur un affluent du Mekong.

Cocorico ! Oui, cocorico. Le barrage aura nécessité 70 millions d’heures de travail, contre 3,5 pour le viaduc de Millau, en France. Avez-vous entendu dire qu’il menaçait de mort une population de 300 éléphants d’Asie, devenus rarissimes ? Je note cette phrase, qui date de 2005, prononcée par Robert Steinmetz, biologiste à l’antenne thaïlandaise du WWF : « Il s’agit de l’un des deux derniers groupes importants d’éléphants d’Asie du Sud-Est. L’inondation de cette région, c’est comme une balle dans le cœur de la zone fréquentée par les éléphants ».

Qu’ont foutu pendant ce temps-là nos écologistes enrubannés ? Je veux dire, à part trinquer avec les officiels ? À part s’autocongratuler ? À part s’admirer dans la glace dans le rôle de sauveurs de la planète ? Mais à quoi bon se faire du mal, quand tous crient en chœur que tout va bien ? Pour les écologistes officiels et de cour, tout va bien. La France, leur France de sous-préfecture et de confetti de réserves naturelles se porte bien. Pour Henri Proglio, qui dirige désormais et Veolia Environnement et le monstre EDF, artisan du barrage au Laos, tout va bien aussi. Tout va même de mieux en mieux. Entre eux et moi, c’est irréconciliable. Je ne peux même pas écrire ce que je pense réellement. Oui, il vaut mieux que je me censure.

L’Inde est en guerre contre l’homme (ne fuyez pas !)

J’aimerais croire au naxalisme. Oh oui ! Mais il va de soi que je déteste définitivement ces oripeaux maoïstes jetés sur une guerre de classe inimaginable pour nous, les petits-bourgeois du monde. Le mieux est de vous expliquer. Cette affaire commence le 3 mars 1967, il y a donc bientôt 43 ans. Nous sommes dans un village au nord du Bengale occidental, près de la frontière avec le Népal. Cet État a pour capitale Calcutta, qu’il faut désormais appeler Kolkata. Et le village a pour nom, lui, Naxalbari.

Ce 3 mars, 150 militants d’un des partis communistes de l’Inde, en l’occurrence ceux du  Communist Party of India (Marxist), ou Parti communiste d’Inde (marxiste) – faut suivre, excusez – s’attaquent à des greniers à riz et à leurs propriétaires. Ils se font vite exclure de leur parti, qui est parlementaire, et pour tout dire installé dans le système. Ceux de Naxalbari, qu’on nommera les Naxalites, créent dès le 1er mai suivant le Communist Party of India (Marxist Leninist) ou Parti communiste d’Inde (Marxiste-Léniniste). Je vous l’avais dit, il faut suivre. Ce nouveau parti est furieusement maoïste, illégaliste, militaire.

Commence une gigantesque bataille de l’ombre dont l’Occident n’a jamais rien su. Un affrontement terrible, qui n’est pas sans rappeler ces fameux « événements d’Algérie » que les pouvoirs de droite et de gauche, en France,  refusèrent toujours d’appeler une guerre. Une guerre, donc, utilisant la violence étatique « légitime » contre des guerilleros et des villageois perdus dans l’immensité rurale indienne. Car l’Inde, que vous ne connaissez peut-être pas, ce n’est pas Kolkata et Mumbai, autrement dit Bombay. L’Inde, c’est un trou du cul géant du monde que jamais personne ne vient visiter. Au bout de chemins défoncés, loin de tout dispensaire, sans école, sans eau potable, sans électricité. Personne. Sauf les Naxalites.

Les militaires indiens ont été formés à la guerre contre-insurrectionnelle par les Britanniques, qui l’avaient apprise sur le terrain, à leurs dépens, pendant la période coloniale, surtout dans la première moitié du XXème siècle. Cela signifie de la casse, beaucoup de casse et de tortures, des rapts, des viols, des meurtres. Cela va de soi. Autre élément très frappant : l’éparpillement délirant, pendant des décennies, du mouvement naxalite, séparé en une bonne vingtaine de factions s’opposant sur la syntaxe de certaines phrases ou le nom de la cousine du voisin. Je peux me tromper et j’avoue n’avoir fait aucune enquête sur le sujet. Mais une telle sottise sent l’action de services spécialisés, hautement spécialisés dans l’infiltration, le retournement et l’affaiblissement subséquent d’une opposition jugée redoutable.

Car les Naxalites sont redoutables. Cons et maoïstes, mais redoutables. Depuis dix ans, ils n’ont cessé d’unifier ce qui pouvait l’être,  forgeant une petite armée de 20 000 hommes peut-être, qui opère dans 200 des 800 districts ruraux de l’Inde, ce qui est gigantesque. Ils ne font pas de cadeaux aux flics, aux agents de l’État, aux agioteurs, ce qui veut dire en clair qu’ils flinguent. J’expliquerai plus loin pourquoi je les comprends sans qu’on me fasse un dessin. Oui diable, je comprends aisément cette violence armée.

En septembre dernier, le Premier ministre indien Manmohan Singh a déclaré que l’extrémisme de gauche – on utilise l’euphémisme left wing extremism pour désigner les Naxalites – est « peut-être la plus grave menace interne à laquelle l’Inde doit faire face », ajoutant que le « niveau de violence dans les États affectés continue à croître ». Tu parles, Manmohan ! 65 000 hommes des troupes spéciales sont sur le pied de guerre, appuyées par des milices armées recrutées dans les villages, qui y font régner leur loi abjecte. L’un de ces groupes, appelé Salwa Judum, contrôle de fait le Chhattisgarh, un État créé en 2000, et les organisations locales de défense des droits de l’homme ne cessent de décrire ses exactions. Comme dans tant d’autres conflits du même genre, ces supplétifs sont à peu près hors de contrôle. Ce qui veut dire qu’ils servent si bien le pouvoir central qu’ils ont toute liberté sur place.

Où va-t-on ? Vers le pire. Qui va gagner ? Sur le papier, les Naxalites n’ont pas une chance de vaincre un tel molosse. Dans la réalité, qui sait ? La plupart des révoltés « sont des tribaux et des dalits [les hors-castes, appelés aussi intouchables] qui luttent pour leur survie et leurs droits fondamentaux. La chercheuse et militante Bela Bhatia a rencontré dans l’Etat du Bihar un ouvrier enrôlé chez les naxalites. “Vous pouvez m’appeler naxalite ou tout ce que vous voudrez, lui a-t-il dit. J’ai pris les armes pour avoir mes 3 kilos de maïs.” Toute la question est de savoir si l’Etat indien doit déclarer la guerre aux plus démunis. “Avons-nous créé un système si atroce que la mort devient plus attrayante que les privations et les humiliations que produit ce système ? Si tel est le cas, pourquoi devrions-nous défendre un tel système ?” se demande Himanshu Kumar, seul militant des droits de l’homme présent dans le lointain district de Dantewada, au Chhattisgarh (ici, la suite) ».

On l’aura compris, les insurgés s’appuient sur deux catégories d’Indiens de seconde zone : les dalits ou intouchables, et les tribus autochtones.  Ces dernières, venues pour l’essentiel d’Asie centrale par les passages du nord-ouest de l’Inde il y a des milliers d’années, compteraient au total plus de 80 millions de personnes, confinées dans les montagnes, les jungles, les déserts du sous-continent. Le « développement » capitaliste venu des villes et du monde s’attaque à leurs fleuves et rivières, à leurs forêts sacrées, à leurs terres ancestrales. Aux écosystèmes sans lesquels ils seraient morts. En échange, le système marchand qui s’étend en Inde au moins aussi vite qu’en Chine, leur offre une clochardisation de première classe.

Si je comprends si bien les Naxalites, c’est sans doute parce qu’il m’a été donné le privilège – oui, privilège – de connaître et sentir de près l’humiliation et la domination. Bien entendu, le maoïsme est un totalitarisme qui ne produirait, dans l’hypothèse d’une victoire de la guerilla, que du totalitarisme. Et donc, non. Mais je lisais tout à l’heure un article démentiel, je pense que l’adjectif convient, sur l’Inde officielle (ici). On y apprend que dans ce pays de 1 milliard et cent cinquante millions d’habitants, les 100 plus riches possèdent 276 milliards de dollars, soit le quart (25%) du PIB annuel de l’Inde. Le pays comptait 52 milliardaires en dollars en 2008. Alors, et je sais que je me répète, mais oui, je comprends de toute mon âme les Naxalites.

Aucun rapport avec les bords de Seine ? Si. J’ai ici même attaqué durement l’un de nos écologistes officiels, Pierre Radanne (lire), qui vantait les mérites de l’industriel Tata, concepteur d’une immonde bagnole à moins de 2000 euros, la Nano. Oui, il y a les écologistes de salon. Et puis les autres. Assurément. La Nano sera un désastre écologique global pour l’Inde, comme l’a d’ailleurs dit le directeur du Giec Rajendra Pachauri, ajoutant que cette voiture lui donnait des cauchemars (ici et).Tata et son groupe industriel sont évidemment au centre même de la guerre sociale entre Naxalites et destruction du monde.

Et moi là-dedans, qui ne suis qu’un neutron perdu sous un bombardement atomique ? Ce que j’écris n’aura pas la moindre importance. Mais une force que je ne maîtrise pas m’oblige pourtant à le faire. Je ne saurais soutenir un mouvement totalitaire. Mais je ne puis davantage oublier qui je suis, d’où je viens et ce que j’ai vu. Permettez-moi donc de vous dire que je suis pour la défense inconditionnelle des peuples paysans et autochtones de l’Inde. Et contre le processus criminel autant qu’absurde que les bureaucraties et les entreprises de ce pays tentent d’imposer à une civilisation magnifique. Comme si souvent, il n’existe aucun bon choix. Mais le pire serait encore de ne pas écrire que l’Inde officielle des bureaux climatisés est lancée dans un combat mortel contre l’idée même d’humanité. Car tel est bien le cas.

Jean Daniel, Denis Olivennes et Lévi-Strauss (Honte !)

L’écœurement n’a rien d’agréable. Je m’en passerais volontiers, mais je mourrai avec quelques-uns de ces sentiments pénibles et pesants à l’intérieur de moi. Tant pis. Il me faut d’abord présenter les protagonistes de ce que je considère, moi, comme un drame. Il passera inaperçu, je le sais, mais il faut néanmoins nommer correctement les choses. Un drame. Et donc des personnages. Le premier, connu de beaucoup, s’appelle Jean Daniel. Né en 1920, il va sur ses 90 ans. Et continue d’écrire inlassablement dans le journal qu’il a contribué à créer en 1964, c’est-à-dire Le Nouvel Observateur.

On ne tire ni sur les ambulances ni sur les vieillards. Malgré mon exécrable éducation, je tâcherai donc d’être modéré. Jean Daniel abuse épouvantablement de son statut d’indéracinable, fondé sur une relation très ancienne nouée avec le propriétaire du journal, Claude Perdriel. Il abuse, car ses éditoriaux, pontifiants et ennuyeux au-delà de ce que je pourrais dire, occupent une place tout à fait disproportionnée. Ce qu’il a à dire, il l’a déjà répété des centaines de fois. Mais il est donc intouchable.

Denis Olivennes doit approcher, sauf erreur, les cinquante ans, et se trouve être depuis l’an passé le directeur général de L’Obs. Sa carrière ? Des sympathies de jeunesse pour le trotskisme, bien sûr, puis pour le socialisme d’État, bien entendu, suivies comme il se doit par une carrière dans l’industrie, d’Air France à la Fnac en passant par Canal +. Le voici donc à la tête de ce que tant de gens continuent, contre l’évidence, à présenter comme un journal intellectuel de gauche. Intellectuel, rions. De gauche, derechef. Quelques amitiés point trop éloignées du monsieur me permettent de vous dire qu’il assouvit le fantasme de tant de nigauds : devenir journaliste, ou du moins faire semblant. Il a tenté à plusieurs reprises d’accompagner des professionnels sur le terrain et s’autorise chaque semaine un semblant d’éditorial. Ajoutons, car il le mérite, que Denis Olivennes est chevalier de la Légion d’honneur, sur le contingent de François Fillon, Premier ministre.

Venons-en au fait. Vous le savez, Lévi-Strauss est mort, et je le pleure. Si les mots conservaient le sens qu’ils ont pu avoir à quelque époque, il me suffirait d’écrire que Jean Daniel, Denis Olivennes et leur hebdomadaire se sont déshonorés en rendant compte de son décès et de son œuvre. Un ou deux courts exemples permettraient alors de convaincre toute personne de bonne foi et de culture raisonnable. L’affaire serait ficelée en quelques minutes. Mais l’inculture comme le sans-gêne absolu ayant gagné la partie, au moins provisoirement, il me faut un peu plus de temps. Réglons tout d’abord le cas Olivennes, le plus simple à n’en pas douter.

Olivennes se moque. De nous tous bien sûr, mais sans se rendre compte, de lui d’abord. Dans le numéro 2349 de L’Obs, en page 3, il signe un texte effarant de sottise sur notre cher disparu (Je le mets à disposition, dans son intégralité, à la suite de cet article, mais dans la partie commentaires, pour ne pas alourdir mon propos). Lévi-Strauss serait une « une telle incarnation du génie national, dans ce qu’il a de composé et de subtil, qu’en cette époque de doute supposé sur notre identité sa “panthéonisation” transmettrait un beau message ». Olivennes, qui ne doit guère avoir dépassé les premières entrées de Google sur l’homme, le rabaisse au rang de génie national, lui l’universel par excellence. Pis, il croit voir dans la mort de Lévi-Strauss la fin d’un « cycle philosophique né au milieu du XVIIe siècle : le sacre du sujet pensant et le rêve de “se rendre comme maître et possesseur de la nature” ». Ce qui s’appelle un total contre-sens de la pensée du maître. Lévi-Strauss abhorrait en effet la culture “humaniste” issue du cartésianisme puis des Lumières, qu’il rendait responsable des pires horreurs passées, dont le colonialisme et le fascisme. Il était tout simplement à l’opposé de celui qu’Olivennes présente comme ayant « poussé à l’extrême le triomphe de la Raison ».

Peut-on trouver pire ? Non, soyons honnête, cela ne se peut. Mais les deux pages que Daniel consacrent à Lévi-Strauss valent à peine mieux (Voir le texte complet dans les commentaires). Le vieux journaliste y enfile une longue série de perles qui démontrent avec la clarté du cristal qu’il ignore tout de la pensée dont il parle. Et cela s’appelle L’héritage de Claude Lévi-Strauss ! Et cela se trouve publié dans l’un des grands journaux français de cette fin 2009. Eh bien, quelle leçon, et quel héritage ! Je vous passe l’exégèse de ce texte soporifique, que vous pourrez toujours lire quelque soir d’insomnie. Ce qui me choque, ce qui me heurte avec force, ce qui me cloue de stupeur, c’est que Daniel, pour le plaisir du joli reflet de soi dans le miroir, a totalement émasculé Lévi-Strauss.

Oublié le penseur radical de l’altérité. Oublié l’écologiste virulent, qui liait intrinsèquement diversité culturelle et diversité biologique. Oublié l’intellectuel biocentrique, jetant les bases théoriques d’un rapport neuf entre l’homme et les autres créatures partageant la Terre avec lui. Oublié, le révolutionnaire authentique, mettant à bas 250 années d’idéologie du progrès, socle intangible de Jean Daniel comme d’Olivennes. En bref, en un mot comme en cent, L’Obs pratique l’évitement total d’une pensée qui lui demeure étrangère, et d’ailleurs hostile. Je rappelle pour mémoire cette phrase de Lévi-Strauss, prononcée en 2005 : « Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».

Le gras est dans le texte d’origine, je le précise à toutes fins utiles. Ces formulations extraordinaires sont aux antipodes de ce que l’on peut lire chaque semaine dans les colonnes de l’hebdomadaire. Aux antipodes ! Qui oserait le contester ? Et nul lecteur n’aura donc su que Lévi-Strauss était essentiellement un refuznik, un dissident véritable, un opposant définitif aux valeurs marchandes présentes dans chaque publicité, c’est-à-dire sur chaque page de ce présentoir qu’est devenu Le Nouvel Observateur.

Ma foi, il faut conclure. Le Nouvel Observateur n’a pas été fondé par Daniel, quoi que puisse en rapporter la vulgate. Bien entendu, il aura joué un rôle important dans la création du journal. Mais il y en avait bien d’autres, sans lesquels L’Obs n’aurait pas vécu. La manière dont ils ont été effacés du tableau, comme sur les photos sépia du régime stalinien, qui éliminait un à un les vaincus du jour, n’étonne guère. Il reste que, parmi les cofondateurs du Nouvel Obs de 1964, se trouvait un certain Michel Bosquet. Qui n’était autre qu’André Gorz. Qui n’était autre que Gerhard Hirsch, né Autrichien.

Bosquet était un journaliste d’une sagacité proprement inouïe, qui illumina les pages de L’Obs pendant vingt ans. J’ai lu ses ouvrages avec passion dès mes vingt ans, et je les ai presque tous lus. Qui était-il ? L’un des premiers en France à savoir penser la crise écologique. L’un des tout premiers à savoir relier entre eux des fils dispersés, rompus, inconnus même. Pour être sincère, je le considère comme l’un de nos plus beaux intellectuels de l’après-guerre. Le sort fait en 2009 à Claude Lévi-Strauss montre au passage que le mouvement des idées n’a rien de linéaire. D’évidence, L’Obs de 1970 était, notamment grâce à lui, un journal. D’évidence, il est devenu autre chose.

PS : les textes de Denis Olivennes et Jean Daniel sont dans la partie Commentaires ci-dessous

Dans Charlie-Hebdo

Attention, ce qui suit n’est pas de la pub. Enfin, pas vraiment, même si cela ressemble. Comme je ne veux pas avoir l’air de me cacher – et pourquoi le ferai-je ? -, je vous signale que j’ai écrit un papier dans l’hebdomadaire Charlie-Hebdo de cette semaine. Un article titré : « Ces écolos qui adorent les pesticides (et l’agent orange) ». Il aurait pu être ici, il est dans le journal. Et passons à autre chose.

Lévi-Strauss. Oui, encore lui. Quiconque est familier de sa pensée sait qu’elle est aux antipodes de ce monde, de ses valeurs, de sa folie intrinsèque, de son extraordinaire jouissance à détruire les êtres et les lieux. Et pourtant, comme dans un vrai cauchemar – ceux dont on ne sort pas, même éveillé -, des centaines de zozos y sont allés de leur compliment au mort. Je ne donne pas de médaille aujourd’hui, car je crois que tous la méritent. Lévi-Strauss n’était pourtant pas un géant. Mais un homme, oui. Un homme.