Je connaissais très mal Arne Næss, ce n’est pas la peine de blaguer. Ce Norvégien né en 1912 vient de mourir, le 13 janvier, à l’âge de 96 ans. Il avait imaginé au début des années 1970 une expression qui fait hurler les petits marquis de France et de Navarre, dans le genre burlesque de Luc Ferry. Oui, il était le grand méchant loup, car il avait inventé la deep ecology, l’écologie profonde. Celle qui fait tant peur.
Au fond de moi, je sais que j’ai toujours été de cette pensée-là. Attention, pas de malentendu. J’assume les mots qui vont suivre. Mais pas la totalité de ce qui a été écrit sur le sujet. Certains zozos, surtout aux États-Unis, ont utilisé cette noble cause pour déverser sur la place publique leur haine de l’homme. Je n’en suis pas, cela aurait fini par se savoir. Je suis même un humaniste, a deep humanist, convaincu que seule l’écologie est capable de nous sauver de nous-mêmes.
Mais bon, n’épiloguons pas. Næss était un philosophe, un penseur qui se réclamait par exemple de Gandhi, qu’on aura du mal à faire passer pour un milicien de la Gestapo. La deep ecology a été définie par Næss et son ami George Session sous la forme de huit points décisifs. Je les reproduis ci-dessous, accompagnés à chaque fois d’un commentaire de Næss lui-même. Je n’ai donc plus besoin de faire un outing : Luc Ferry, si tu cherches un vilain garçon partisan de la deep ecology, tu l’as trouvé. Et je ne pense pas être le seul. Quant à toi, Arne Næss, j’allumerai une bougie en ton souvenir ce soir.
1) Le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre ont une valeur en eux-mêmes (ou valeur intrinsèque, inhérente). Ces valeurs sont indépendantes de l’utilité que peut représenter le monde non-humain pour nos intérêts humains.
Commentaire de Næss : « Cet énoncé considère la biosphère ou plus exactement l’écosphère comme un tout (auquel renvoie le terme d’écocentrisme). Notre connaissance actuelle du caractère étroitement imbriqué de leurs relations entraîne à leur égard un respect et un souci fondamentaux. Le terme « vie » est utilisé ici en un sens non technique pour inclure ce que les biologistes classent comme « non-vivant ». Pour les promoteurs de l’écologie profonde, des expressions telles que « Laissez la rivière vivre » illustrent ce sens plus étendu que l’on retrouve dans de nombreuses cultures. La valeur intrinsèque d’un objet naturel est indépendante de toute conscience, intérêt ou jugement d’un être conscient. »
2) La richesse et la diversité des formes de vie contribuent à l’accomplissement de ces valeurs et sont également des valeurs en elles-mêmes.
Commentaire de Næss : « Ce deuxième principe présuppose que la vie en elle-même, en tant que processus évolutif, implique un accroissement de la biodiversité et de la richesse naturelle. Les animaux ou les plantes prétendument « moins évolués » ne sont pas de simples étapes vers des formes de vie plus évoluées et plus rationnelles. »
3) Sauf pour la satisfaction de leurs besoins vitaux, les hommes n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité.
Commentaire de Næss : « Le terme de « besoin vital » revêt un sens délibérément imprécis pour autoriser une certaine latitude interprétative. En effet les variations dans le climat et dans les facteurs qui en dépendent et les différences dans les structures des sociétés doivent être prises en considération. »
4) L’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une diminution substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non-humaine requiert une telle diminution.
Commentaire de Næss : « Les hommes dans les pays les plus riches matériellement ne peuvent réduire leur influence excessive avec le monde non humain du jour au lendemain. La stabilisation et la réduction de la population humaine prendront du temps, des siècles ! Mais cela n’excuse pas le laisser-aller actuel. Plus nous attendrons longtemps pour entreprendre des changements, plus ceux-ci seront drastiques. Jusqu’à ce qu’ils aient lieu, un effondrement de la biodiversité est toujours possible.
5) L’interférence actuelle des hommes avec le monde non-humain est excessive et la situation s’aggrave rapidement.
Commentaire de Næss : « Cet énoncé reste modéré. La non-interférence n’implique pas que les hommes ne doivent pas modifier leur écosystème, ils ont modifié la Terre tout au long de leur histoire et continueront de le faire. La véritable question est la nature et l’ampleur d’une telle influence. La destruction des forêts primaires et autres écosystèmes sauvages a été excessive dans les pays riches. Il est donc essentiel que les pays pauvres ne nous imitent pas à cet égard. La lutte pour la préservation d’espaces sauvages et semi-sauvages devra se poursuivre. Les étendues sauvages sont nécessaires dans la biosphère pour l’évolution continue des plantes et des animaux. La plupart des espaces sauvages et des réserves de chasse n’autorisent pas une telle spéciation ! »
6) Les politiques doivent changer, elles doivent affecter les structures économiques, techniques et idéologiques. La situation qui résultera du changement sera profondément différente de la situation actuelle.
Commentaire de Næss : « La croissance économique telle qu’elle est conçue et mise en œuvre dans les pays industrialisés est incompatible avec les points précédents. Il y a un prestige dans la consommation effrénée et le gaspillage. Alors que l’autodétermination, la communauté locale et le « Pensez globalement, agissez localement » demeureront les termes clefs dans l’écologie des sociétés humaines, la mise en place de changements radicaux exige une action à une échelle de plus en plus globale : l’action transfrontalière. Une action par le biais des ONG internationales devient ainsi nécessaire. »
7) Le principal changement idéologique consistera en la valorisation de la qualité de la vie plutôt que de toujours promouvoir un niveau de vie supérieur. Il y aura une profonde conscience de la différence entre « gros » et « grand ».
Commentaire de Næss : « Certains économistes critiquent le terme de « qualité de vie » parce qu’il est vague, on le considère comme tel parce que la qualité de vie n’est pas quantifiable. Or, il n’est ni possible ni souhaitable de la quantifier. »
(8) Ceux qui adhèrent aux points précités ont obligation de tenter de mettre en place directement ou indirectement ces changements nécessaires.
Commentaire de Næss : « Il y a de la marge pour la discussion des priorités. La ligne de front de la crise environnementale, longue et variée, offre de la place pour tout le monde ! ».
Souvenez-vous que cela a été pensé il y a des décennies. Décennies que nous avons perdues dans des songes creux.