Archives de catégorie : Morale

Ce qu’ils veulent faire du sorgho

Les – nombreux – ridicules et précieux se battent toujours pour connaître l’étymologie vraie du mot sorgho. Je dois vous avouer que je m’en fous. J’aime pourtant les mots, il m’arrive de me passionner pour leur origine, mais en ce cas d’espèce, franchement, je m’en fous.

Le sorgho est une plante alimentaire merveilleuse, voilà ce qui m’importe en ce début d’année 2009. Qu’on l’appelle gros mil, millet indien, blé égyptien, le sorgho est la cinquième céréale la plus cultivée au monde. Après le maïs, le riz, le blé, l’orge. Elle nourrit ou contribue à nourrir des centaines de millions de pauvres, notamment en Asie et en Afrique. Elle permet même, quand la vie est décidément trop dure, de faire de la bière ou de l’alcool. Ce n’est pas bien de se saouler, mais ça soulage, comme l’on sait.

Et j’en aurais bien besoin ce soir, croyez-moi. Je lis en effet de désastreuses informations. La première concerne Arvalis, qui est un institut au service de l’agriculture industrielle. Si le cœur vous en dit, allez donc lire leur sérénade consacrée au sorgho (ici). Extrait : « Si, dans le passé, les aides accordées aux oléo-protéagineux rendaient la culture de tournesol plus rentable que celle de sorgho, la nouvelle PAC devrait modifier la donne, et notamment dans les zones dans lesquelles les rendements en tournesol sont limités (…) Nous nous réjouissons à ce titre que le ministère de l’ agriculture ait placé le sorgho dans la même famille de culture que le maïs  – et non dans celle du blé dur comme cela avait été envisagé initialement – dans le cadre des BCAE III qui concernent la diversité des assolements ».

Ce qu’il faut retenir est simple : les braves gens qui ont changé l’agriculture en un vaste désert gorgé de pesticides viennent de trouver une nouvelle manne : le sorgho. Soyez certains que cela ne s’arrêtera pas en si mauvais chemin. Deuxième nouvelle qui en dit un peu plus encore sur l’état d’immoralité – faudra-t-il bientôt parler d’amoralité ? – de tant de chercheurs. Une palanquée de « savants » vient de publier une étude sur le séquençage du sorgho (ici, mais en anglais).

L’un de ces foutriquets, une femme appelée Anna Palmisano, directrice associée au département de l’Énergie américain, a notamment déclaré à l’agence Reuters : « Le sorgho est un excellent candidat pour la production de biocarburants, avec sa capacité à supporter la sécheresse et à prospérer sur des terres plus marginales (…)  Le génome entièrement séquencé sera un outil indispensable pour les chercheurs qui veulent développer des variétés de plantes permettant de maximiser ces bénéfices ».

Maximiser ces bénéfices. N’est-elle pas belle, cette vie où des biologistes moléculaires, grassement payés, étudient en labo le génome de ce qui nourrit des peuples entiers ? N’est-il pas beau, ce monde où leurs nobles études, financées pour partie au moins par l’industrie, concluent qu’on peut changer en carburant automobile ce qui devrait remplir l’estomac des humains ?

L’association Oxfam vient de publier en langue française un rapport intitulé : « Un milliard de personnes ont faim » (ici). Je pense, avec Prévert, à « ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». À tous ceux qui « ont le pain quotidien relativement hebdomadaire ». Je n’aime pas, je n’aime plus la violence. Mais parfois, oui, je l’avoue, elle me manque.

La fausse lettre de Jefferson

On est dimanche, et je ne dispose que de peu de temps pour partager avec vous quelques mots. Un bon ami m’envoie – à d’autres aussi – des « informations » aussi rapides que la marche numérique des zéros et des uns. Il y a une demi-heure, ouvrant mon ordinateur, je reçois ceci :

Thomas Jefferson 1802, pre?sident des Etats-Unis d’Ame?rique de 1801 a? 1809

“I believe that banking institutions are more dangerous to our libertiesthan standing armies. If the American people ever allow private banks to control the issue of their currency, first by inflation, then by deflation, the banks and corporations that will grow up around the banks will deprive the people of all property until their children wake-up homeless on the continent their fathers conquered ”.

La traduction :  “Je pense que les institutions bancaires sont plus dangereuses pour
nos liberte?s que des arme?es entie?res pre?tes au combat. Si le peuple ame?ricain permet un jour que des banques prive?es contro?lent leur monnaie, ces banques et toutes les institutions qui fleuriront autour des banques priveront les gens de toute possession,d’abord par l’inflation, ensuite par la re?cession, jusqu’au jour ou? leurs  enfants se re?veilleront, sans maison et sans toit, sur la terre que leurs parents ont conquis”.

Eh bien, je dois dire que je me suis montré sceptique. Trop beau pour être vrai. Trop bien adapté à la situation présente. Trop, quoi. Et pourtant, des milliers d’occurrences, sur Google, font circuler en boucle, et en français, les mots du « visionnaire ». Surtout des occurrences « de gauche », comme on peut s’en douter. Mais pas seulement. Des zozos se réclamant du libéralisme s’y sont mis, eux aussi.

Je peux me tromper, mais j’ai la forte impression que ces mots attribués à Jefferson sont apocryphes. Des faux, plus certainement encore. Tantôt ils les aurait écrits en 1802, tantôt en 1815, dans une lettre à Monroe que je viens de lire en totalité – et en anglais s’il vous plaît – sans rien retrouver de cette citation. Des recherches hâtives dans des archives officielles américaines renforcent ce qui est une quasi-certitude.

Alors ? Alors, pour ne point trop m’éloigner de mon sujet essentiel, je vous dirai que la recherche de la vérité – je n’ai peur de rien, hein ? – est le point de départ de tout projet humain digne de ce nom. La lutte pour la sauvegarde de la vie sur terre, désormais universelle, ne peut l’oublier fût-ce une fraction de seconde. Le faux n’est pas seulement l’ennemi du vrai et la marque de notre monde. Le faux est un acide. A killer.

Un homme est mort (Arne Næss, deep ecologist)

Je connaissais très mal Arne Næss, ce n’est pas la peine de blaguer. Ce Norvégien né en 1912 vient de mourir, le 13 janvier, à l’âge de 96 ans. Il avait imaginé au début des années 1970 une expression qui fait hurler les petits marquis de France et de Navarre, dans le genre burlesque de Luc Ferry. Oui, il était le grand méchant loup, car il avait inventé la deep ecology, l’écologie profonde. Celle qui fait tant peur.

Au fond de moi, je sais que j’ai toujours été de cette pensée-là. Attention, pas de malentendu. J’assume les mots qui vont suivre. Mais pas la totalité de ce qui a été écrit sur le sujet. Certains zozos, surtout aux États-Unis, ont utilisé cette noble cause pour déverser sur la place publique leur haine de l’homme. Je n’en suis pas, cela aurait fini par se savoir. Je suis même un humaniste, a deep humanist, convaincu que seule l’écologie est capable de nous sauver de nous-mêmes.

Mais bon, n’épiloguons pas. Næss était un philosophe, un penseur qui se réclamait par exemple de Gandhi, qu’on aura du mal à faire passer pour un milicien de la Gestapo. La deep ecology  a été définie par Næss et son ami George Session sous la forme de huit points décisifs. Je les reproduis ci-dessous, accompagnés à chaque fois d’un commentaire de Næss lui-même. Je n’ai donc plus besoin de faire un outing : Luc Ferry, si tu cherches un vilain garçon partisan de la deep ecology, tu l’as trouvé. Et je ne pense pas être le seul. Quant à toi, Arne Næss, j’allumerai une bougie en ton souvenir ce soir.

1) Le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre ont une valeur en eux-mêmes  (ou valeur intrinsèque, inhérente). Ces valeurs sont indépendantes de l’utilité que peut représenter le monde non-humain pour nos intérêts humains.

Commentaire de Næss : « Cet énoncé considère la biosphère ou plus exactement l’écosphère comme un tout (auquel renvoie le terme d’écocentrisme). Notre connaissance actuelle du caractère étroitement imbriqué de leurs relations entraîne à leur égard un respect et un souci fondamentaux. Le terme « vie » est utilisé ici en un sens non technique pour inclure ce que les biologistes classent comme « non-vivant ». Pour les promoteurs de l’écologie profonde, des expressions telles que « Laissez la rivière vivre » illustrent ce sens plus étendu que l’on retrouve dans de nombreuses cultures. La valeur intrinsèque d’un objet naturel est indépendante de toute conscience, intérêt ou jugement d’un être conscient. »

2) La richesse et la diversité des formes de vie contribuent à l’accomplissement de ces valeurs et sont également des valeurs en elles-mêmes.
Commentaire de Næss : « Ce deuxième principe présuppose que la vie en elle-même, en tant que processus évolutif, implique un accroissement de la biodiversité et de la richesse naturelle. Les animaux ou les plantes prétendument « moins évolués » ne sont pas de simples étapes vers des formes de vie plus évoluées et plus rationnelles. »

3)  Sauf pour la satisfaction de leurs besoins vitaux, les hommes n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité.

Commentaire de Næss : « Le terme de « besoin vital » revêt un sens délibérément imprécis pour autoriser une certaine latitude interprétative. En effet les variations dans le climat et dans les facteurs qui en dépendent et les différences dans les structures des sociétés doivent être prises en considération. »

4) L’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une diminution substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non-humaine requiert une telle diminution.

Commentaire de Næss : « Les hommes dans les pays les plus riches matériellement ne peuvent réduire leur influence excessive avec le monde non humain du jour au lendemain. La stabilisation et la réduction de la population humaine prendront du temps, des siècles ! Mais cela n’excuse pas le laisser-aller actuel. Plus nous attendrons longtemps pour entreprendre des changements, plus ceux-ci seront drastiques. Jusqu’à ce qu’ils aient lieu, un effondrement de la biodiversité est toujours possible.

5) L’interférence actuelle des hommes avec le monde non-humain est excessive et la situation s’aggrave rapidement.

Commentaire de Næss : «  Cet énoncé reste modéré. La non-interférence n’implique pas que les hommes ne doivent pas modifier leur écosystème, ils ont modifié la Terre tout au long de leur histoire et continueront de le faire. La véritable question est la nature et l’ampleur d’une telle influence. La destruction des forêts primaires et autres écosystèmes sauvages a été excessive dans les pays riches. Il est donc essentiel que les pays pauvres ne nous imitent pas à cet égard. La lutte pour la préservation d’espaces sauvages et semi-sauvages devra se poursuivre. Les étendues sauvages sont nécessaires dans la biosphère pour l’évolution continue des plantes et des animaux. La plupart des espaces sauvages et des réserves de chasse n’autorisent pas une telle spéciation ! »

6) Les politiques doivent changer, elles doivent affecter les structures économiques, techniques et idéologiques. La situation qui résultera du changement sera profondément différente de la situation actuelle.

Commentaire de Næss : « La croissance économique telle qu’elle est conçue et mise en œuvre dans les pays industrialisés est incompatible avec les points précédents. Il y a un prestige dans la consommation effrénée et le gaspillage. Alors que l’autodétermination, la communauté locale et le « Pensez globalement, agissez localement » demeureront les termes clefs dans l’écologie des sociétés humaines, la mise en place de changements radicaux exige une action à une échelle de plus en plus globale : l’action transfrontalière. Une action par le biais des ONG internationales devient ainsi nécessaire. »

7)  Le principal changement idéologique consistera en la valorisation de la qualité de la vie plutôt que de toujours promouvoir un niveau de vie supérieur. Il y aura une profonde conscience de la différence entre « gros » et « grand ».

Commentaire de Næss : « Certains économistes critiquent le terme de « qualité de vie » parce qu’il est vague, on le considère comme tel parce que la qualité de vie n’est pas quantifiable. Or, il n’est ni possible ni souhaitable de la quantifier. »

(8) Ceux qui adhèrent aux points précités ont obligation de tenter de mettre en place directement ou indirectement ces changements nécessaires.

Commentaire de Næss : « Il y a de la marge pour la discussion des priorités. La ligne de front de la crise environnementale, longue et variée, offre de la place pour tout le monde ! ».

Souvenez-vous que cela a été pensé il y a des décennies. Décennies que nous avons perdues dans des songes creux.

Résumé pour les plus patients (Élisabeth Badinter)

Chaque jour son lot de surprises. Je me couche censuré, je me lève (peut-être) rétabli. Peut-être de rigueur, car tout est confus au possible. Le certain, c’est que mon article désagréable sur Élisabeth Badinter (ici) a été retiré des recherches « elisabeth badinter » sur Google, « suite à une demande légale ». Le certain, c’est que Daniel Schneidermann (voir épisode précédent) a écrit hier soir, sur son site Arrêt sur images, un premier commentaire sur cette vilaine affaire. Le possible, c’est qu’il y ait un lien de cause à effet entre le retour – limité, provisoire ? – de mon article sur Google et l’intervention du journaliste.

Parce qu’il faut bien rire un peu et saluer l’imbécillité des robots qui travaillent jour et nuit, je me permets de signaler que le retour de mon article du 8 janvier a quelque chose de burlesque. Car voici ce qu’on trouve sur Google ce matin quand on tape « elisabeth badinter » :

  1. Planète sans visa » Élisabeth Badinter, Publicis et les Précieuses

    Acte un : il y a quelques jours, j’entends sur France-Inter un matin la philosophe Élisabeth Badinter. Et je dresse l’oreille, bien que n’ayant jamais lu le
    fabrice-nicolino.com/index.php/?p=474 – 42k – Il y a 14 heures – En cachePages similaires

Il y a un point qui me fait rire pour de vrai. Comme les ordres sont donnés par des hommes – des femmes ? – à des ordinateurs, il arrive qu’un grain de vérité vienne enrayer la belle machine à rafistoler. Ne se croirait-on pas dans l’univers de George, George Orwell ? Regardez bien : mon article, selon Google, daterait de…14 heures. Soit juste après l’intervention d’Arrêt sur images. 14 heures. Alors que mon article date du 8 janvier. Ne dirait-on pas comme le signe qu’il a d’abord été supprimé, puis qu’on l’aura rajouté ? Mes connaissances étant ce qu’elles sont, j’en resterai là, mais je serais ravi d’en savoir un peu plus.

Au delà de cette pantomime, vous savez, en tout cas ceux qui me lisent régulièrement savent qu’une telle péripétie ne compte guère, pour moi, au regard de la crise très extraordinaire dans laquelle nous sommes plongés. Laquelle crise étant d’abord, avant tout hélas, écologique. Hélas, car touchant à des limites physiques indépassables. Il reste qu’en l’occurrence, un principe élémentaire a été gravement malmené. Et je devais donc réagir.

Rien n’indique au moment où je vous écris que ce pénible affrontement avec madame Badinter soit terminé. On verra. Restez vigilants. Je vous tiendrai au courant. Et au passage, un merci sincère à Arrêt sur images.

PS : Je ne suis pas totalement stupide, il ne faut pas se fier aux apparences. Cette petite affaire significative peut fort bien se retourner comme un gant. Quelle que soit la vérité – et je ne prétends pas la connaître dans ses méandres, car je ne suis pas devin -, il n’existera probablement aucune preuve permettant de refermer la boîte. Google ne répondra pas. Madame Badinter, si quelqu’un ose la questionner, répondra d’un revers de la main, rira à gorge déployée, et évoquera le sort de ces pauvres paranoïaques que l’époque moderne fabrique comme à loisir. Et ce sera terminé. Bon. Tant pis.