Archives de catégorie : Mouvement écologiste

Ce qui n’a pas changé depuis 1789

Vous lirez ci-dessous un reportage que j’ai fait en Haute-Loire, pour Charlie. Vous y verrez comment Laurent Wauquiez et ses amis se comportent loin des caméras. Je crois que c’est un complément utile à l’épisode grotesque de l’École de Commerce de Lyon. Je rappelle que Wauquiez confiait à des étudiants que tout ce qu’il raconte sur les plateaux médiatiques n’est que bullshit. Dans les deux articles qui viennent, je vois qu’il y a matière à s’interroger sur la manière dont le pouvoir réel s’exerce. La Haute-Loire comme allégorie de la France ? Pour moi, cela ne fait hélas pas de doute. Armez-vous de patience, car c’est long. Vous me direz.

 

Mon reportage est ici.

Et si vous voulez faire une (très) bonne action, c’est là.

 

Pourquoi il nous faut une autre révolution

J’aime employer l’idée de rupture. Dans le sens de rupture mentale, dans le sens de rupture avec les pauvres idées de notre temps. Cela s’appelle une révolution, oui. Une révolution intellectuelle et morale sans laquelle nous n’avons aucune chance de mener à bien la tâche herculéenne qui est la nôtre : sauver au royaume si vaste encore du vivant, tout ce qui peut l’être encore. Nous inclus. Je précise que je ne réclame aucun bain de sang, dont on sait qu’on y retrouve toujours celui des peuples. Et il ne s’agit aucunement de faire du passé table rase, non. Il nous faut en vérité revisiter notre héritage, et ne conserver que ce qui nous renforce, ce qui nous permet d’être plus lucides, plus entreprenants, mieux armés en somme.

Armés ? Hélas oui, car c’est bien d’une guerre qu’il s’agit, bien plus complexe que celles menées par nos ancêtres. Pour s’en tenir au siècle passé, la guerre au fascisme opposait à peu près clairement la liberté, aussi fantasmatique qu’elle ait pu être, et la dictature la plus folle. La guerre au stalinisme de même, sauf que celle-ci n’a pas été menée, pour cause d’aveuglement plus ou moins volontaire de ceux qui auraient pourtant dû la faire. Notre combat de 2018 est bien plus confus, car le front passe à l’intérieur de nous-même, qui oppose les parties nobles de nos êtres et ce misérable tas de petitesses que nous abritons tous, à des degrés il est vrai variables.

Le si vaste abattoir des terres rares

Qui l’ignore ? Nous soutenons chaque jour, chaque matin ce monde sidérant, acceptant – exemple entre 1000 – d’acheter des produits dont nous savons sans détour que leur fabrication tue, mutile, empoisonne tout là-bas des gosses et des adultes. J’écris sur un ordinateur dont je sais qu’il vient de Chine, et qu’en ce pays totalitaire, tout est possible. Vous savez tout aussi bien que les « terres rares » nécessaires au photovoltaïque, aux éoliennes, aux tablettes et smartphones, aux bagnoles électriques sont entre les mains de la dictature chinoise, pour environ 90 % de la consommation mondiale. Et quand ce n’est pas le cas, elles sont extraites par la violence, parfois la torture, dans des pays aussi vertueux que la République démocratique du Congo, l’ancien Zaïre de Mobutu. Ne les appelle-t-on pas plaisamment les « minerais de sang » ?

Je crois que la chose la plus importante à comprendre, c’est que la machine économique, quelle que soit l’adjectif dont on l’affuble – capitaliste, industrielle, expansionniste ? -, est devenue une entreprise globale de destruction des écosystèmes, donc de la vie. À un rythme tel que le temps, sans qu’on puisse préciser, est compté avant les grands collapsus. Je vois que beaucoup d’entre nous s’épuisent à obtenir des miettes, croyant en cela qu’ils sauveront les agapes communes. Je ne me moque pas, mais ils me font penser à ces poules que l’on place devant un grillage, avec de l’autre côté des grains que leur bec, d’évidence, ne saurait atteindre. Elles picorent pourtant, sans cesse, sans penser jamais qu’il leur serait utile de contourner ce grillage, qui n’est qu’un leurre, car à cinq pas, on peut passer derrière et s’emparer du blé dur.

À chacun selon ses besoins, vraiment ?

Je veux dire simplement qu’il faut radicalement changer de perspective, et se poser d’autres questions que celles auxquelles nous sommes habitués. Mais évidemment, les obstacles sont innombrables. Je ne peux tous les évoquer ici, mais dans la poursuite de mon article précédent, je me concentrerai ce jour sur le marxisme, les marxismes, et leurs épigones. En partie, je l’ai déjà expliqué, mais je ne me lasserais pas d’y revenir. Que Marx ait été un grand penseur, qui serait assez sot pour le nier ? Seulement, le temps ayant passé, et connaissant l’état réel, en 2018, de la planète, on ne peut manquer d’interroger son œuvre. À côté du reste – je dis bien du reste, comme son extraordinaire acuité intellectuelle -, Marx apparaît comme un humain absurde, et à ce titre, définitivement de son temps.

Pourquoi ? Relisons ensemble ces mots de Marx, dans sa Critique du Programme de Gotha (1875) : « Jeder nach seinen Fähigkeiten, jedem nach seinen Bedürfnissen ! ». Eh oui, « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Il n’est pas bien de faire parler les morts, mais je ne le fais pas, car ce sont bien les vivants qui défendent encore, bien que de plus en plus mal, ce grand précepte marxien. Je précise qu’on trouve aisément des traces de ce grand rêve – satisfaction des besoins de tous, sans limite – dans la tradition chrétienne, des socialistes d’avant Marx comme Louis Blanc ou Étienne Cabet. Et pourquoi ? Mais parce que la perspective est divine.

Oui, divine. Plus de contrainte, plus de frustration, donc plus de colère, probablement – dans l’esprit léger de ses propagandistes – plus de guerres ni d’affrontements. Le grand fantasme est là : on produira de plus en plus massivement, de plus en plus rationnellement, et les tares de la société capitaliste disparaîtront à jamais. J’avoue sans qu’on me chauffe les pieds que j’ai cru dans ma jeunesse à cette folie. Car c’est une bien grande folie.

Parlez-moi plutôt de George Perkins Marsh !

Marx a toutes excuses du monde, car humain, il n’était pas devin. La conscience des limites de la biosphère ne se posait que dans l’esprit de quelques prodigieux visionnaires dont, soit dit en passant pour ses admirateurs éblouis, Marx n’était pas (regarder plutôt du côté de ce contemporain de Marx). De vous à moi, plutôt que de lire, relire et commenter Feuerbach et Hegel, Marx aurait mieux fait pour nous de s’attaquer à Marsh, cet immense esprit ! Mais il est vrai qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il allait déclencher. Les deux branches politiques qui allaient s’emparer de sa pensée, la tordant d’ailleurs en tous sens, continueraient toutes deux à propager l’ineptie d’une production matérielle sans frein ni contrôle. Chez les sociaux-démocrates bien sûr, qui ne tardèrent pas – et continuent d’ailleurs – à défendre de toutes leurs forces la société capitaliste qu’ils étaient censés transformer. Et les staliniens, évidemment, ce qui inclut dans mon esprit, sans l’ombre d’une hésitation, des courants en apparence critiques comme les différents trotskismes.

Tenez, Léon Trostki, le boucher de Kronstadt, encore glorifié aujourd’hui par un Olivier Besancenot. Dans l’essai Art révolutionnaire et art socialiste, publié au milieu des années 20 du siècle passé (On le trouve dans le recueil Littérature et Révolution, 10/18), Trotski écrit précisément ceci : « L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans ». Non, je n’invente rien. Les bolcheviques d’avant même Staline rêvaient de foutre en taule les océans. Ce qu’ils n’ont d’ailleurs pas réussi : le monde réel  a envoyé les mers directement aux enfers.

Je tiens qu’il y a un fil, un solide cordage plutôt, reliant ceux – capitalistes et tous leurs personnels – qui ont bâti la si vaste usine à broyer les formes vivantes et ceux, tous ceux, qui prétendaient faire mieux qu’eux. Tous n’ont jamais eu en tête que de faire couler le ciment et l’acier liquide, de barrer les fleuves, de tuer les animaux, de sabrer les forêts, de dégueulasser la moindre parcelle, d’assassiner la beauté. Tous. Et c’est bien pourquoi je pense pouvoir revenir à mon point de départ. Il faut rompre.

Il faudrait donc sagement voter ?

Il faut rompre, et c’est effroyablement difficile, car nous sommes tous entortillés dans mille liens d’amitié et d’affection avec tant d’autres que nous, qui ne voient rien de cela. Mais enfin ! voter ? Certains ici, qui sont pourtant des amis électroniques, m’ont fait le reproche de ne pas voter. M’enfin, comme aurait dit Gaston Lagaffe, ne voient-ils pas que cet instrument précieux entre tous – le vote libre – est devenu une entrave supplémentaire ? Le temps des processus électoraux passés – si ce n’est pas cette fois-ci, ce sera la prochaine – est définitivement forclos, car nous sommes face à un neuf qui réclame une action immédiate. Les rituelles élections en détournent – de l’action – des millions d’entre nous qui ne demandent sans doute que cela.

L’élection, telle qu’elle s’insère dans le cadre d’une société de destruction, fait survivre une illusion qui fait croire, fondamentalement, deux choses. Un, que cela se joue là, ce qui est faux. Deux, que nous avons le temps d’attendre 2022 ou 2058, ce qui est d’une rare sottise. Dites ? Avez-vous vu surgir, depuis qu’existent les processus électoraux, quiconque disant la vérité sur le monde ? Jamais, et pour cause : ce système sélectionne ceux qui y adhèrent. Or il reste, dans les coins sombres, ignorés de presque tous, des milliers de gens valeureux capables de prendre en charge, bien mieux que les bouffons que nous connaissons, les rênes de la société. Un petit effort de mémoire : en 1944, quand les nazis firent enfin leurs valises de France, toute la classe politique et intellectuelle avait sombré avec l’occupant, et disparut dans les trappes profondes de l’Histoire.

Fût-ce la fin du monde ? Nullement. Une génération plus jeune, plus fraternelle, plus enthousiaste prit le relais. Certes, cette révolution-là n’en fut finalement pas une, mais il n’empêche : le jour venu, nous verrons, j’en suis convaincu, que nous sommes bien plus aptes que les fantoches au pouvoir à manier les affaires du monde. Désolé, comme je suis long ! Comme je suis loin de la mode Internet des billets courts et des tweets, et comme j’en suis heureux. Où veux-je en venir ?

Décidément non, pas de gauche

Où ? Je ne suis évidemment pas de gauche. Depuis bien longtemps, j’ai fait le tour de ces traditions politiques-là, et non, je ne suis pas de gauche. De droite ? Ne me faites pas rire de ce sujet sérieux. Je vomis cette engeance, mais comme je vomis l’engeance de(s) gauche(s). Pour la raison exprimée ci-dessus – produire à tout prix, entretenir le mythe de la satisfaction de besoins matériels inguérissables -, et pour quantité d’autres que je n’aborde pas. Seulement, est-ce que cela veut dire que j’accepte et respecte l’ordre social ? Tout au contraire.

Ce que je revendique haut et fort, c’est un programme nouveau, qui prenne en compte enfin – les gauches l’ont-elles fait au-delà des mots ? Non. – le sort de tous les misérables du monde. À commencer par ces paysanneries du Sud martyrisées par le commerce mondial si cher au  porte-monnaie de ceux du Nord. Qui prenne enfin en compte – cette fois, pour de vrai – l’existence d’une seule et même humanité, que pour la première fois dans notre longue histoire, la crise écologique a enfin réunifiée. Car oui, évidemment, il est désormais ridicule d’interpréter le monde, a fortiori de le transformer – « Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an sie zu verändern » –, sans considérer le sort des masses indiennes ou chinoises, celui des gueux de Lagos ou de Bogotá. Avez-vous remarqué combien le discours des plus fervents critiques – en apparence – de notre monde, restent désespérément dans le cadre français, européen au mieux, ce qui revient au même ? Où est donc le refus des importations criminelles ? Et des exportations sanguinaires ? Les entend-on, les Besancenot et les Mélenchon ?

Serait-ce tout ? Eh bien non, ce ne serait jamais qu’un début. Car défendre le sort des hommes, de tous les hommes, du dernier déguenillé, n’est rien encore. Le programme dont je rêve prendrait également, sans trêve ni repos, la forme d’une résistance acharnée aux attaques, d’où qu’elles viennent, contre le vivant et les écosystèmes. Sauver l’homme, oui, mais aussi la fourmi, mais encore Wollemia nobilis, cet arbre découvert par miracle en 1994, dont on croyait le genre éteint depuis des millions d’années.

Ce si puissant besoin d’infini

Cela commande un changement complet d’optique ? Je crains fort que oui. Je suis même sûr qu’il faut envoyer au cimetière des idées néfastes, à une vitesse express, les Macron, Wauquiez, Le Pen, Mélenchon, par-delà les différences que vous connaissez tous. Même des Hamon ou Jadot, ou ces pauvres restes d’Europe-Écologie ? Enfin, voyons, vous qui m’avez lu jusqu’ici, n’est-ce pas pleinement évident ? Encore un mot sur ce funeste appétit de production matérielle sans limites. On sait de manière certaine que le Sud n’aura jamais ce que le Nord considère comme élémentaire. De l’eau au robinet, des chiottes à domicile, des bagnoles, des tablettes. Au passage, l’idée d’égalité entre les hommes, fondement tout théorique des discours de gauches, s’en trouve fracassée. Mais au-delà, je crois entrevoir que l’homme, ce si petit être, est parcouru par des rêveries indépassables d’infini. Plus son temps terrestre est ridiculement court, plus il semble se réfugier dans des délires de profusion qui font semblant de calmer les douleurs les plus intimes.

Oui, plus j’y pense, plus je crois que c’est fatal. L’homme a besoin de repousser ses dérisoires limites. Et c’est devenu totalement impossible dans l’ordre matériel où le pauvre animal que nous sommes croit voir la réalisation de son être. Que reste-t-il ? L’esprit. L’esprit humain – au reste, celui de tous les vivants – me semble être la seule destination possible. Car il est, en tout cas paraît dépourvu des limites triviales de nos existences communes. C’est en parcourant ensemble ce territoire encore vierge, en y chevauchant du matin jusqu’au soir, en découvrant de nouveaux rivages et d’immenses îles aux arbres géants que nous pouvons espérer avancer encore. Et peut-être trouver une voie qui soit autre que celle de la barbarie.

L’esprit contre la désolante certitude de la destruction ? L’esprit, comme arme de restauration de tout ce qui a été broyé ? Je n’ai pas le temps de plus détailler ce dimanche de février 2018. Mais j’y crois.

Mélenchon, la Russie de 1918, Maduro, la vérité

 

Je préviens de suite ceux qui n’ont pas envie de se creuser la tête, du moins aujourd’hui, ou demain. On peut préférer – et je préfère souvent – aller se balader le nez au vent, d’autant que, là où je suis ce samedi, il fait beau. Quant aux autres, les masochistes de Planète sans visa, veuillez accepter de ma part cette lente déambulation. Cela n’aura pas l’air, du moins au début, mais soyez sûrs que cela ramène au fond à la crise écologique et aux impasses politiques et idéologiques dans lesquelles nous nous sommes fourvoyés.

D’abord, amis et lecteurs, suivez-moi au Venezuela de M.Maduro, successeur désigné par le Maître en personne, Hugo Rafael Chávez Frías. Chávez, quoi. Il s’est passé là-bas quantité de choses détestables, mais l’une d’entre elles attire ce jour mon attention : l’élection de l’Assemblée nationale constituante du 30 juillet 2017. Je ne peux m’attarder, mais je dirais ce que tant d’autres ont dit : cette date est maudite. Le pouvoir chaviste, largement battu au cours des dernières élections législatives libres de décembre 2015, a décidé en conscience de truquer, par mille manières, cette pseudo-élection de 2017 (ici). L’Assemblée nationale, légalement élue, a été purement et simplement dissoute.

Je ne peux m’empêcher de penser à un précédent qui précède tous les autres : la dispersion de l’Assemblée constituante russe de 1918. Un peu d’histoire, pour commencer. En octobre 17, les bolcheviques, groupe ultraminoritaire, réussit par un coup de force – quelques dizaines de fusils ont suffi à « conquérir » le Palais d’hiver de Petrograd – un pouvoir d’État déliquescent. Mais la guerre – civile autant qu’étrangère – menace, et les bolcheviques, pris au piège de leur discours « démocratique », se voient contraints de se tourner vers la société pour un vote qui, pensent-ils, leur donnera toute légitimité pour continuer dans la voie choisie.

Et en novembre, un mois après le coup d’État, des élections législatives, aussi libres qu’il était possible en ce moment d’extrême tension sociale, ont lieu. Les femmes y ont le droit de vote, pour la première fois dans l’histoire de la Russie. Le résultat est désastreux pour les bolcheviques, malgré l’usage sans frein des (maigres) moyens d’État. Ils n’obtiennent que 168 sur 703. Les socialistes révolutionnaires – ce parti est essentiellement paysan -, héritiers du groupe Narodnaïa Volia (La volonté du peuple) sont les grands vainqueurs. Même les Cadets, qui représentent en partie la bourgeoisie libérale antitsariste, ont une vingtaine d’élus.

Cela ne cadre pas avec la théorie, cela ne convient ni à Lénine ni à Trostki, les deux principaux dirigeants bolcheviques. À la suite de différentes manœuvres, Lénine dissout une Assemblée libre, qui s’était donné comme président un adversaire du groupuscule au pouvoir, Viktor Mikhaïlovitch Tchernov. Comme vous le savez certainement, il n’y eut plus jamais aucun vote libre en Russie pendant le temps où les bolcheviques  – léninistes ou staliniens – ont tenu le pouvoir, c’est-à-dire pendant plus de 70 ans.

Moi, tel que vous commencez à me connaître, et tel que je suis aujourd’hui, j’aurais sans doute été un fervent opposant au bolchevisme. Je ne sais si j’aurais eu le courage – car qui sait, dans ce domaine si profond en soi ? -, mais j’espère bien que j’aurais pris les armes contre ce régime insupportable. Et ne croyez pas, comme l’ont répété des générations de perroquets, qu’il n’y avait qu’une alternative : ou le pouvoir bolchevique-stalinien, ou les Blancs et le retour du tsar. Moi, je sais bien que des frères lointains, ceux de Kronstadt, ceux de Makhno, ont affronté l’Armée rouge au nom d’idéaux bien supérieurs à ceux que les bolcheviques déployaient. Car ces héros d’il y a un siècle, se battaient vraiment pour l’égalité. Et la liberté. Et contre cette funeste bureaucratie qui servit si bien, si mal le pouvoir absolu de Staline.

Tel est l’un des nombreux points aveugles de ceux qui, à gauche ou à l’extrême-gauche, entendent encore faire la leçon. Comme ils ne parlent pas – je crois sincèrement qu’ils s’en foutent – de la manière dont Lénine s’est emparé du pouvoir, comme ils sont incapables de dire l’évidence qu’Octobre a été un putsch, finalement dirigé contre le peuple russe lui-même, ils continuent à défendre n’importe quelle sottise, car ce qui compte plus que tout, c’est bien entendu l’Idée. Ou bien plutôt l’énorme confort intellectuel, dans leur petit monde de courtisans clos sur lui-même, que leur confère leur posture de révolutionnaires de pacotille. De pacotille, ils sont, mais chut ! il ne faut surtout pas le dire.

De vous à moi, que reste-t-il de Lénine, dont les bureaucrates soviétiques ont fait paraître, au temps de la dictature, 55 volumes ? Oui, vous avez bien lu : 55 livres du Maître, dont il ne reste strictement rien. Dont aucune analyse n’éclaire notre présent, a fortiori notre avenir. Et pas un seul “intellectuel” de ce qu’on appelle la gauche radicale n’est seulement capable d’expliquer quoi que ce soit de cette histoire. Comment est-on passé en quelques décennies – la plupart des témoins de l’époque sont encore vivants, souvent écrivants ! – d’une glorification de la classe ouvrière à la détestation des ouvriers réels. Le marxisme était considéré par les mêmes, à quelques nuances près, comme une formidable manière de comprendre une société et sa trajectoire, de délier les nœuds les plus gordiens, de comprendre la moindre contorsion de l’Histoire. Que reste-t-il, nom de Dieu ? Des professeurs et des livres ennuyeux.

Oui, c’est le moment de parler de Mélenchon. Non, ce n’est pas une affaire personnelle. Je plains sincèrement ceux, nombreux dans la jeunesse, apparemment, qui croient voir en lui je ne sais quelle lumière. Mon Dieu, il m’est avis qu’ils ne savent pas ce qu’est un éteignoir. Non, cela n’a rien de personnel. Si je parle une fois de plus de lui, c’est parce que j’ai le sentiment qu’il éloigne une génération – en partie, n’exagérons rien – d’une prise de conscience décisive des vrais enjeux de notre temps. Et puisque j’ai commencé par le Venezuela, je finirai par ce pays malmené par les amis de Mélenchon.

Comme ce politicien n’a évidemment rien réglé de son pauvre passé politique – George Santayana : « Those who cannot remember the past are condemned to repeat it », Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le revivre -, il s’oblige à dire les mêmes choses que Lénine face à une Assemblée qui ne lui convient pas. Oh pas lui ! l’homme est un peu plus malin que cela. Mélenchon n’a rien dit lui-même à l’été 2017, quand la bouffonne, sanglante et sinistre Assemblée truquée de Maduro a vu le jour. Il a préféré laisser parler deux de ses soutiens les plus capés, Coquerel et Corbière. Le premier a estimé alors, le 2 août 2017 que l’Assemblée de Maduro était  : «  une bonne idée (…), la seule solution si on veut éviter la guerre civile ». Quant au second, il aura lâché le même jour : « Quand on voit de France, on a parfois une désinformation totale. On a l’impression que tout un peuple est dressé contre le gouvernement. C’est plus compliqué que ça ». Tu l’as dit : plus compliqué.

Quel rapport avec la crise écologique ? Mais enfin, n’est-il pas évident ? Dans le moment tragique que nous vivons, nous ne pouvons plus nous permettre le mensonge. Moins que jamais. La base morale de notre lutte pour le sauvetage du vivant, c’est la vérité. Le vieux monde ment sur ce qu’il est, qu’il s’agisse de déni ou d’une volonté consciente. Mais les « critiques » à la manière de Mélenchon, bien plus près de leurs supposés ennemis qu’ils ne le croient, mentent aussi. Et on ne construira plus rien de solide sur des fondations aussi lamentables.

Agir après Notre-Dame-des-Landes

Pauvres de nous-mêmes, qui n’avons plus de combat rassembleur. La fin de la grande bagarre de Notre-Dame-des-Landes signe la naissance d’un peuple d’orphelins, qui est le mien. Avant de commencer pour de vrai mon propos, un mot encore sur Nicolas Hulot, que j’ai remercié publiquement ici. Certains me le reprochent, et ils en ont évidemment le droit, mais quoi ? Un conflit écologique et social de cette dimension fait fatalement penser à un écosystème, dont la complexité des relations défie le plus souvent la si maigrelette compréhension humaine.

Non, chers critiques, il n’est pas vrai que tout soit à mettre à l’actif de ceux – dont je fus dès la première minute (ici), bien avant qu’on ne parle de ZAD – qui ont mené combat. Je les salue tous, y compris les zadistes sans lesquels cet aéroport aurait été construit. Je les salue, je salue avec émotion Michel Tarin, Julien Durand, les frères Fresneau, Françoise Verchère, Marcel Thébault. Ils ont été magnifiques. Mais cela ne m’empêchera pas de penser que le rapport des forces, dans une société, place au carrefour des décisions, et même à chaque pas d’un si long chemin, de tout autres personnages. Pas forcément détestables, mais différents, ô combien. Il ne faut rien négliger, et n’oublier personne qui compte, au risque de l’échec. Nul ne saura jamais qui a fait réellement quoi, mais je déplore que certains d’entre nous utilisent le langage binaire des machines pour parler d’un bouquet dans lequel la moindre ronce aura eu son importance. Plaçons-nous tous à la hauteur de cette victoire !

Maintenant, que penser ? Eh bien, les écueils sont innombrables. Les vieilles cultures de gauche – cette gauche fût-elle « radicale » – ne peuvent que nuire à l’émergence de visions nouvelles. Incapables de rendre compte de l’effondrement complet de leurs théories, et désespérées de n’en plus avoir sous la main, elles ne peuvent que s’emparer – tenter de s’emparer – de la dépouille de Notre-Dame-des-Landes. Cela n’a rien de fatal, nous verrons bien. Dans le meilleur des cas, qui n’est pas impossible, la bataille victorieuse aidera à faire pousser autre chose. Qui ne peut rentrer dans aucune case. Ce neuf-là mettrait la crise climatique, la crise de la vie au centre de toutes les pratiques et enverrait au cimetière des idées mortes la totalité des partis. La totalité ? La totalité.

Avez-vous bien remarqué ? Aucun parti n’est jamais parvenu à tenir les rênes. Aucune figure ne sera parvenue à s’imposer dans les télés. Voilà un conflit qui aura tourneboulé la scène politique française sans jamais laisser suffisamment d’espace aux bateleurs habituels. Cela vaut pour ces grotesques formes que sont le parti socialiste en déroute ou la droite. Mais aussi pour ces nouveaux vieux de LREM. Et encore pour les Insoumis de Mélenchon, qui ont soutenu le combat commun, il est vrai. Soutenu, pas instrumentalisé. Chacun a le droit et parfois le devoir d’aider. Mais Notre-Dame-des-Landes aura montré que chacun doit rester à sa place. Le mouvement, le mouvement réel est un bâton de dynamite qui fait exploser les vermoulures.

La situation générale, ainsi que je l’ai écrit 1000 fois, a quelque chose de tragique. Il nous faudrait agir massivement aujourd’hui, détruire le pouvoir des transnationales, cesser de consommer comme des insatiables, tendre une main chaleureuse aux peuples du Sud, abolir la pêche industrielle, abattre l’industrie chimique, vénérer enfin l’eau douce dont nous sommes faits, sauver ces milliards d’animaux, ces milliards de milliards de plantes que nous jetons au feu, et nous n’avons même pas commencé à avancer.

Je forme le vœu que Notre-Dame-des-Landes marque un vrai début. Qu’il nous permette d’agir en ayant pris le soin de brûler nos vaisseaux. En ayant donc dit adieu aux formes anciennes et à cette manière si pénible de faire de la politique. Il faut vraiment inventer, savez-vous ? Il faut oser, il faut tout oser maintenant. Ou jamais. Le précédent du Larzac est à prendre avec de longues pincettes. J’ai mis les pieds sur le plateau alors que je n’avais pas encore 17 ans, à l’été 1972. Et j’y suis retourné bien des fois. C’était splendide, c’était unique.

En même temps, restons honnête. La fin du projet d’agrandissement n’a pas été obtenue par le mouvement, mais sur décision de Mitterrand, sitôt élu en mai 1981. Et loin de lancer la jeunesse de l’époque à l’assaut du monde, cet arrêt aura globalement servi d’étouffoir. Les « vainqueurs » s’embrassaient, se congratulaient, puis repartaient faire le sieste chez eux, confiants, ces naïfs, dans les proclamations d’une gauche au pouvoir qui n’avait déjà plus rien à dire. Étouffoir, éteignoir, noir complet. Le Larzac, mené par une génération naïve, accrochée à des idéologies pour l’essentiel faillies, n’aura aucunement débouché sur un embrasement des consciences, qui seul aurait pu changer la donne. Le Larzac, le formidable Larzac, mon formidable Larzac conduisait droit aux pantoufles devant la télévision.

Sera-ce la même chose ? À nouveau, je forme le vœu que non. Il reste le grand espoir que nous vivions un moment d’Histoire.

Mais pourquoi la politique est-elle morte ?

Attention, ce texte est la poursuite du précédent et ne saurait à mon sens être compris sans avoir lu le précédent et celui viendra derrière. On peut appeler cela une trilogie, mais comme cela semble bien pompeux, restons-en à l’idée d’une série de trois. Enfin, voyez.

Lecteurs, amis, adversaires éventuellement, je suis bien sûr d’une chose : vous partagez un même sentiment sur la politique. Car la politique, fondamentalement, c’est l’action. Or nous ne pouvons plus bouger. Aucun geste ne donne plus rien. Aucune mobilisation ne débouche plus sur le moindre changement, aussi dérisoire qu’il puisse être. Ce n’est pas une panne, c’est la fin ultime d’un cycle probablement né chez nous en 1789.

La Révolution française aura été un souffle prodigieux, qui a montré qu’un mouvement dans la société pouvait conduire à un changement d’état radical. Il est difficile d’imaginer ce qu’un tel tremblement de terre a pu signifier pour des générations. Je passe volontairement sur la suite des événements, qui a dû en décevoir plus d’un. Au passage, ce triomphe (si provisoire) de la volonté a également permis l’établissement d’une foi meurtrière dans l’homme. Le délire de toute-puissance et cette hubris – la démesure déjà décrite par les Grecs anciens – qui sert de fondement aux entreprises techniques les plus folles, ne sont pas nés là. Bien sûr. Mais ils auront trouvé dans ce soulèvement d’un peuple – mais oui, toute aventure merveilleuse contient sa part d’ombre et tout avers son envers – des raisons nouvelles de se déployer. Ne l’oublions pas : 1789 est aussi la grande naissance politique du progressisme, cette croyance naïve dans le sens de l’histoire, qui ne connaîtrait qu’une direction. Le pire en réalité, c’est que le progressisme a vaincu toutes les autres propositions politiques par une alliance indéfectible avec la machine et le savant. Avec de tels acteurs, l’industrialisation du monde, qui est notre monstre bien vivant, ne pouvait que déferler sur des sociétés humaines éberluées par la puissance et le neuf.

Tout cela est terminé. L’alliance est encore là, mais comme elle se heurte à des murailles que personne ne franchira, elle est franchement obsolète, dans le sens qu’elle ne sert plus, qu’elle ne servira plus qu’à détruire, car plus rien ne saurait être construit dans ces conditions. Que s’est-il passé ? D’abord, cette chose aussi vieille que le monde : les idées périssent ou en tout cas s’épuisent au point de n’avoir pas plus de force qu’un vieillard centenaire, et grabataire. Combien de temps aurai duré l’ivresse de 1789 ? On sait qu’elle aura inspiré le coup de force bolchevique de 1917, et donc ce qui a suivi en Russie, puis dans tant de pays du monde. J’ai déjà assez dit l’horreur définitive que m’inspirent les stalinismes, qui sont toujours dans la tête de trop d’humains.

En tout cas, 1789 s’est étiolé et les rêves sont devenus des nuages s’effilochant au ciel des sociétés humaines. C’est ainsi, et il n’en sera jamais autrement. Mais il est un autre changement, bien plus radical, qui condamne toutes, je dis bien toutes les formes actuelles de la politique : l’évidence croissante qu’il existe des limites physiques à l’aventure humaine. La crise écologique nous mord la nuque et bientôt la brisera si nous ne tentons pas quelque chose d’inédit.

Je ne reprends pas la litanie, mille fois décrite ici.  Nous consommons bien plus que ce que les écosystèmes naturels acceptent de nous offrir chaque année, et cela ne saurait durer, ce que peut comprendre un enfant de cinq ou six ans. Si tu ajoutes une bille à un gros paquet chaque matin et que tu en perds deux chaque soir, eh bien, il arrivera, quelle que soit la taille du sac, que tu n’auras plus rien pour jouer, mon biquet. Tu pleureras, mais ce sera trop tard, sauf si tes bons parents t’achètent d’autres billes chez le marchand. Le tout petit problème est qu’il n’y a pas de marchand de terres. Nous faisons gaiement comme s »il en existait trois ou quatre, et demain, avec l’appétit croissant de centaines de millions d’Indiens et de Chinois – entre autres -, il en faudra bien cinq. Mais je me rends compte que mon historiette n’est pas si drôle, pardon.

L’aventure, celle-là, est finie. Or toutes les formes politiques, jusqu’au dernier sous-comité public, jusqu’à la moindre assemblée mélenchoniste, jusqu’aux absurdes mouvements prétendument écologistes, oui, toutes font comme si cela pouvait durer. Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ! Une élection perdue ? Bah, attendons cinq ans, ou sept, ou vingt-cinq. Jamais aucun parti ne propose ni ne proposera des mesures de rupture vraie avec ce monde. Par exemple mettre en question l’existence même des transnationales, ce centre nerveux de la destruction planétaire. Ou la bagarre assurée, assumée contre la prolifération des objets matériels, qui passe sans nul doute par l’interdiction de la publicité, cette industrie du mensonge. Ou l’abolition de la pêche industrielle, qui trucide des équilibres écosystémiques vieux de millions d’années. Ou encore la lutte organisée pour la fin de l’agriculture industrielle, responsable essentiel de l’Apocalypse des insectes évoquée dans mon dernier papier ici.

Ce ne sont que quelques exemples de bon sens. Les gens qui nous représentent – partis, syndicats, associations, structures publiques de tout niveau – nous précipitent au tombeau collectif parce qu’ils n’entendent pas mener les combats vitaux pour notre avenir. Encore cinq minutes, monsieur le bourreau ! comme a dit – peut-être – Jeanne du Barry en montant sur l’échafaud en 1793. Eh bien oui, nous aurons les cinq minutes, mais pas plus. Sont-ils cons comme des brêles ? Oui, assurément, ils le sont, puisqu’ils ne comprennent pas l’essentiel et se perdent dans de picrocholines querelles. Mais il faut quand même aller plus loin, même s’il m’arrive, comme à vous je l’espère, de les maudire tous.

Je ne reprends pas les raisons – celles que j’entrevois en tout cas – d’une telle faillite, encore que le mot juste, vu les dimensions du drame, reste à inventer. Je me contenterai de constater qu’ils sont tous, mais alors tous, les représentants d’un astre mort. Pour des raisons diverses, intellectuels, syndicalistes, politiques ne parviennent pas à s’extraire pour de vrai du cadre passé et désormais forclos. Voyez par exemple ces tristes exemples de messieurs Hamon et Mélenchon, qui se disputent la dépouille et la mémoire d’un Mitterrand, né il y a 101 ans, et qui n’a bien entendu jamais dit un mot sur la crise écologique, pourtant évidente déjà du temps de son vivant.

Tous les repères, toutes les carrières, tous les livres ou presque, toutes les écoles, toutes les Académies, tous les journaux ne parlent au fond que d’un univers disparu. Le grand fantasme est de récréer le divin passé. Selon les semblants de camp, les Trente Glorieuses, la France éternelle de Dunkerque à Tamanrasset, la rupture – tu parles ! – avec le capitalisme. Comme aucun n’y arrivera, voilà la grande nouvelle que j’entends partager avec vous : la politique est morte, car rien de significatif n’a plus la moindre chance d’arriver comme l’on faisait avant. Le cadre a totalement changé, mais il est décidément trop dur de se séparer des vieilles tapisseries. On garde, on meurt.

Y a-t-il une issue ? Je suis bien loin d’en être sûr, mais peut-être. Seulement, ainsi que je vous l’ai écrit, il faut accepter de rompre sans esprit de retour. Il faut se mettre dans un état intérieur tel que nul ne pourra plus venir dans l’intérieur de nos têtes y faire les diverses propagandes qu’on sait. Il faut tenter de devenir libre. Attention, je suis fort loin d’y être ! Ne croyez-pas que je me présente comme un modèle, car franchement, dans le genre, il y a mieux. En tout cas, j’essaie d’être sincère, honnête, et volontaire. La politique est morte, mais il existe sans doute un (des) moyen(s) de la ressusciter. Rappelez-vous : la politique, c’est l’action. Sans action, nous sommes cette fois irrémédiablement condamnés au pire. Mais en agissant, peut-être pas.

Donc, la politique. Moi, je crois que ce grand peuple a le besoin et la possibilité de se repolitiser en profondeur, sur des bases neuves. Et j’ai ma petite idée sur le sujet que je m’empresse de partager avec vous. Mais voilà que je me rends compte qu’il est 16h58 et que je n’ai pas encore bu mon thé vert de l’après-midi. Damned ! La suite et fin provisoire dès que possible. Juré.