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Un mot sur le programme Le Pen

Si j’ai si peu évoqué ici la politique et les ambitions du Front National, c’est bien entendu parce que cela n’a le plus souvent aucun rapport avec la crise écologique. Mais cela pourrait changer, comme vous allez voir. Avant cela, deux mots personnels sur ce parti. Je suis né à la politique entre 1968 et 1970. J’avais alors de 12 ans et quelques cacahuètes à 14 puis 15 ans. Mon vieux était un communiste stalinien, un ouvrier à l’ancienne, qui se tapait ses 60 heures par semaine, dix heures par jour, samedi compris. J’ajoute un point qui est pour moi crucial. En décembre 1970 eut lieu en Espagne le « procès de Burgos », au cours duquel 16 Basques furent jugés par le vieux Franco. Ce même mois, les ouvriers polonais de la Baltique se soulevaient contre le régime stalinien de Gomulka. Moi, j’ai manifesté pour eux tous. Ceux de Burgos, ceux de Gdansk et de Gdynia. Contre les fascistes, contre les staliniens. Et je n’ai pas changé.

Je n’ai pas assez connu mon père, car j’avais huit ans à sa mort.  Mais comme il était d’une singulière bonté, je lui dois assurément ma survie psychique, et peut-être bien physique. Je l’ai aimé et l’aime encore d’un amour inconditionnel, ce qui ne signifie nullement aveugle. Il avait ses faiblesses, mais aussi, mais surtout sa grandeur. J’ai appris de lui, sur le mode incandescent, le culte de la résistance antifasciste, celle des années noires des guerres – l’Espagne, l’Europe, le monde -, celle de la lutte armée. Quand cette pauvre crapule de Le Pen a émergé en 1972, je n’ai pas hésité une seconde. Je ne raconterai pas ici ce que j’ai fait, mais je l’ai fait. Je ne regrette rien, je ne regrette aucun des affrontements de ces années-là, car il arrive toujours un moment où la vérité s’impose. On ne saurait transiger avec des fascistes.

Le Front National l’est-il, fasciste ? Je crois que l’usage de ce mot répugnant empêche de comprendre qu’il s’agit d’autre chose. Je sais que ce mouvement compte de vrais fascistes, qui n’attendent qu’un moment favorable pour abattre la Gueuse, notre pauvre République à nous. Néanmoins, je n’imagine pas un remake. Plutôt une terrible habituation aux pires politiques. Déjà, la France glisse de jour en jour vers une droite qu’on espérait ne plus jamais voir chez nous. Tout le monde finira par trinquer, à commencer par les Noirs et les Arabes. Tout le monde. Et je suis convaincu de la nécessité de bâtir ensemble des digues, qui dureront ce qu’elles dureront. Contre le pire, contre la régression, avec des gens qui auraient pu passer jadis pour des adversaires. L’union est une action magnifique.

Pourquoi ce papier déjà bien long sur le Front National ? Parce que Marine Le Pen, ainsi qu’on sait, ratisse autant qu’il est possible, et s’empare de besaces qui étaient celles de ses ennemis. Au plan économique, je n’insiste pas sur ses invocations altermondialistes, qui convainquent tant d’esprits faibles. Mais voilà aujourd’hui qu’elle se lance dans « l’écologie patriote », ainsi que vous pourrez lire ci-dessous. Évidemment, c’est grotesque de bout en bout. Un M.Murer, venu des marges du Front de Gauche (ici), entend promouvoir une transition énergétique made in France avec le nucléaire et sans doute le gaz de schiste. Et pas question d’imposer quoi que ce soit aux entreprises, de manière par exemple à réduire les émissions de gaz à effet de serre.

C’est pourtant sérieux. Les angoisses montent sans trêve, et aucune offre politique ne propose de s’attaquer aux vraies racines de la crise, celle de la vie sur Terre. Les stimuli fantasmagoriques ne peuvent donc que se multiplier. L’avenir est aux « solutions » magiques. Au rêve d’une France reconquérant ses risibles frontières, et montant à l’assaut des « pollutions ». Je l’ai dit ici de nombreuses fois : le froid s’étend, la glaciation nous guette. Il n’est qu’une parade possible : bouger. Et bouger ensemble, en se serrant les uns contre les autres, en direction du printemps. Car le printemps viendra, je n’ai pas de doute. La seule question, pour nous tous, est de savoir si nous tiendrons jusque là.

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Un article du Huffington Post

Le FN invente « l’écologie patriote »: la préférence nationale lave plus vert que vert

 | Par

FRONT NATIONAL – C’est un des axes stratégiques empruntés par Marine Le Pen pour élargir sa base électorale et muscler son programme en vue de 2017. Depuis 2012 se sont créés dans le sillage du Rassemblement Bleu Marine plusieurs cercles de réflexion thématiques ouverts aux membres du FN et aux compagnons de route dits « patriotes ».

Il y eut le « collectif Racine » pour les enseignants, le « collectif Audace » pour les jeunes actifs ou encore le « collectif Marianne » dédié à la jeunesse. Autant de niches catégorielles (aux effectifs confidentiels) jadis délaissées par l’extrême droite par manque d’intérêt, de moyens ou d’opportunité.

Plus surprenant, ce mercredi 10 décembre, c’est un « collectif Ecologie » que Marine Le Pen entend introniser. Sa lettre de mission est double: d’une part, rassembler les « patriotes » en phase avec la ligne nationale-étatiste du FN et sensibles à la question du développement durable; de l’autre, plancher sur le programme environnemental de la future candidate à l’élection présidentielle.

L’invention de la nationale-écologie

A sa tête, l’économiste Philippe Murer, assistant parlementaire de Marine Le Pen et auteur d’un ouvrage publié chez Fayard intitulé « La transition énergétique: une énergie moins chère, un million d’emplois créés ». Cet ancien adhérent du Parti socialiste, hostile au référendum sur la Constitution européenne et passé depuis chez Debout la République de Nicolas Dupont-Aignan, a débarqué au Front avec armes et bagages en mai dernier en qualité de conseiller économique.

Proche de l’économiste Jacques Sapir, lui-même compagnon du Front de Gauche mais adulé par les souverainistes depuis qu’il a théorisé l’échec et la sortie de l’euro, Philippe Murer fait partie du groupe d’universitaires (avec Bruno Lemaire et Jean-Richard Sulzer) dont la présidente du FN s’est entourée afin de « densifier » son programme économique en vue d’une hypothétique sortie de l’euro. A ses côtés, Eric Richermoz, jeune adhérent FN et étudiant en master finances, assurera les fonctions de secrétaire général du collectif.

Tous deux ont théorisé les contours d’une nationale-écologie liant les fondamentaux du Front (indépendance monétaire, dévaluation massive et protectionnisme ciblé) et les bienfaits d’une transition énergétique synonyme à terme d’indépendance énergétique, d’économies pour les Français et de croissance verte.

Si les constats ne divergent pas dans les grandes lignes de ceux prônés par Europe-Ecologie Les Verts, l’Ecologie Bleue Marine récuse la nécessité d’agir à une échelle globale ou européenne sur les questions environnementales. « La France doit réaliser sa transition énergétique, ce qui entraînera d’autres pays par l’exemple », plaide Philippe Murer, convaincu que cette transition n’est possible qu’à la condition que la France retrouve son indépendance monétaire et la maîtrise de ses frontières douanières.

Un positionnement anti-mondialiste et anti-EELV

Les premières bases de cette « écologie patriote » sont encore balbutiantes. Elles se veulent avant tout un réquisitoire contre l’écologie politique incarnée par les Verts, accusés d’avoir « monopolisé » la défense de l’environnement et « détourné » ses principes au profit d’une idéologie « punitive et fiscaliste ».

« L’écologie ne doit pas être un totalitarisme qui impose sa loi sur tout, il faut qu’elle se conjugue avec le reste », plaide Philippe Murer. « EELV prône une politique mondialiste favorable aux marchés de quota et soumise aux lobbies des multinationales qui ont pignon sur rue à Bruxelles », renchérit Eric Richermoz. Tous deux récusent le principe d’une fiscalité verte et plaide sur une négociation « apaisée » avec les entreprises pour qu’elles réduisent leurs émissions de CO2.

Alors que les écolos d’EELV défendent des accords globaux sur le climat, le collectif Ecologie du FN mise sur la « nation » et le retour au nouveau franc pour mener un « protectionnisme ciblé » qui favoriserait la relocalisation de l’industrie verte sur le territoire national. La renationalisation complète d’EDF et des investissements publics massifs dans le renouvelable, financés par la Banque de France (et donc la planche à billets), permettraient selon eux d’achever la transition d’ici 20 ans.

Autres nuances de taille avec la ligne d’EELV: l’écologie bleu marine est favorable à l’industrie nucléaire comme énergie de transition à faible émission de CO2 et ne ferme pas définitivement la porte au gaz de schiste tout en excluant la fracturation hydraulique.

« Une vision hygiéniste et naturaliste de l’écologie »

Du côté d’Europe-Ecologie Les Verts, l’initiative fait sourire. « Marine Le Pen n’a rien d’une écologiste puisqu’elle reste une productiviste forcenée », tranche le porte-parole d’EELV Julien bayou. « L’écologie nationaliste du Front revient à dire: du moment que c’est français, on construit n’importe quoi. Si la France avait une industrie de pointe dans l’amiante, le FN continuerait de promouvoir l’amiante », raille le conseiller régional d’Ile-de-France.

Pour le Front national, « l’écologie est un instrument de plus au service des mêmes fantasmes », regrette l’eurodéputé Yannick Jadot, pour qui il est illusoire de « vouloir lutter contre le dérèglement climatique sans passer par une triple approche locale, nationale et globale ». Sous couvert de promouvoir le bien-être animal, le Front national « instrumentalise l’écologie pour conforter sa clientèle islamophobe et s’en prendre à l’abattage rituel », renchérit-il, pointant également l’exploitation d’un « ordre naturel » des civilisations pour justifier le refus de l’immigration.

Le député européen renvoie surtout le Front national à ses contradictions, comme le soutien du FN aux Bonnets rouges « qui défendent pourtant les élevages les plus intensifs ». « Le FN défend la qualité de l’air mais prône une politique farouchement automobiliste », ajoute-t-il avant de renvoyer aux votes de Marine Le Pen au Parlement européen. En décembre 2013, les trois eurodéputés FN avaient voté contre l’interdiction du chalutage en haute mer, pratique désastreuse pour les fonds marins.

Alors, le collectif Ecologie n’est-il qu’un nouvel avatar du greenwashing? « Pas du tout », assure Philippe Murer qui promet que Marine Le Pen est « sincère » lorsqu’elle veut « proposer des solutions sur l’écologie ». « Le FN défend depuis longtemps ces thématiques même s’il ne les mettait pas toujours en avant », assure Eric Richermoz.

Une longue histoire d’écolo-scepticisme

En 2010 pourtant, Jean-Marie Le Pen associait encore « l’écologisme » à une « nouvelle religion des populations urbaines aisées ‘bobos gogos’ de l’Occident » lors d’un colloque organisé par son parti, sobrement intitulé « Réchauffement climatique, mythe ou réalité ».

Dans son programme présidentiel de 2012, Marine Le Pen détaillait assez peu ses projets en matière de développement durable, plaçant la priorité sur la sécurité alimentaire, la préservation de la faune et de la flore ainsi que des paysages. Aucune référence au réchauffement global ou à la transition énergétique n’y figurait.

En matière d’énergie justement, le programme FN de 2012 semblait plus que sceptique sur l’intérêt immédiat des énergies renouvelables jugées « pas réalistes en l’état ». Le programme de Marine Le Pen ne citait l’énergie éolienne qu’une seule fois pour estimer qu’elle n’était pas une source crédible d’énergie de substitution. Quant au solaire, il n’était même pas évoqué.

« Toutes nos propositions n’engagent pas le Front national, même si j’ai bon espoir qu’elles inspireront Marine Le Pen », précise Philippe Murer. Il y a du travail.

Interrogés en marge du congrès du parti à Lyon, nombre d’élus FN accueillaient ce nouveau collectif. avec bonne humeur mais circonspection. « L’écologie c’est une nouveauté au FN. A Hénin-Beaumont, c’est une source d’économies comme pour l’éclairage public. Mais moi, je ne veux pas d’éoliennes dans ma ville », tranchait le vice-président Steeve Briois. « Il faut un peu de bon sens, y compris dans l’écologie. N’oublions pas de concilier respect de l’environnement et le respect des travailleurs », nuançait l’eurodéputée Sophie Montel, élue dans un bassin industriel du Doubs.

Pris de court par la question, un élu botte en touche: « ce qui est sûr, c’est que nous on est pas des Ayatollah ». Preuve que, même en matière d’écologie, les vieilles références du FN marchent encore.

Un nouveau barrage de Sivens ?

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 26 novembre 2014

Les socialos sont impayables. À Roybon, dans l’Isère, ils soutiennent un projet touristique qui passe par la destruction d’une zone humide, exactement comme dans le Tarn. Pour mettre à la place une bulle tropicale à 29 degrés et une rivière « sauvage » en plastique bleu.

Ces enfoirés sont en train de tout saloper. Maintenant, au moment même où vous lisez Charlie. Les engins de chantier de Pierre et Vacances – on va reparler de ces amis de l’homme – travaillent le week-end, les jours fériés, la nuit, pour créer l’irréversible. Depuis le 20 octobre, le chantier du Center Parcs de Roybon (Isère) bousille, hectare après hectare, le bois des Avenières, au bord de l’immense  forêt de Chambaran. Daphné, une jeune nana, au cours d’un rassemblement sur place le 17 novembre : « On n’a plus vraiment le temps d’attendre les recours légaux, et donc, on est un peu forcés de désobéir à la loi pour ralentir et stopper ce chantier ». Le résultat des deux recours sera connu dans une dizaine de jours, et les écrabouilleurs espèrent, dans tous les cas, qu’il n’y aura plus rien à sauver.

Séance décryptage : le 4 décembre 2009, le conseil général d’Isère – socialo, comme celui du Tarn – signe un protocole d’accord avec une transnationale du tourisme de masse, Pierre et Vacances (voir encadré). On déplie le tapis rouge pour une opération officiellement destinée à « équilibrer l’activité touristique » dans la partie Ouest de l’Isère, grâce à « la réalisation d’opérations significatives, à fort impact économique ».

Dans les faits, il s’agit de fourguer 200 hectares, dont une grande partie constituée d’une zone humide forestière, d’une très grande valeur écologique. Le village de Roybon – moins de 1300 habitants en 2011 -, propriétaire des lieux, accepte de vendre, probablement appâté par une taxe locale d’équipement de 1,2 million d’euros, suivie d’une taxe foncière de 500 000 euros chaque année. Passons au magnifique projet. Il s’agit d’installer douillettement un millier de « cottages » en bois, avant de faire venir 5 000 victimes en flux tendu pour se ressourcer « en pleine nature » à la sauce Pierre et Vacances. Après avoir détruit la vraie, cette emmerdeuse de toujours. Compter quand même de 600 à 800 euros pour une semaine et quatre personnes.

La très goûteuse cerise s’appelle AquaMundo, qui est le cœur même du « village ». C’est tellement con que ça décourage la moquerie. On créerait une bulle tropicale à 29 degrés – sur place, le thermomètre peut descendre à – 20 degrés -, traversée par une « rivière sauvage » en plastique bleu, qui sinue entre piscines et bassins surmontés de palmiers. Comme le dit sur le ton juste la publicité officielle, « admirez les poissons dans le bassin aux coraux et détendez-vous dans nos Centres Health & Beauty, Nature & Spa. Et si toute cette eau vous a donné soif, l’Aqua Café est là pour vous désaltérer et vous restaurer ».

On se demande dans ces conditions idylliques-là pourquoi il y a des opposants. Toutes les associations historiques sont vent debout, à commencer par la Frapna (Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature, http://www.frapna-38.org/thematiques/center-parcs-roybon.html). Mais les opposants les plus directs se retrouvent dans Pour les Chambaran sans Center Parcs (PSCCP, http://www.pcscp.org), notamment pilotée par Stéphane Peron, un informaticien venu de la région parisienne. Dans le clair-obscur de la bataille en cours, des Camille – nom générique donné aux jeunes opposants, de Notre-Dame-des-Landes à Sivens – poussent comme autant de champignons. Des actions illégales – sabotage du piquetage du chantier – ont déjà eu lieu, mais on va probablement vers des affrontements. « Deux collectifs viennent de naître, précise pour Charlie Henri Mora, opposant de toujours. L’un sur place, l’autre à Grenoble. Ce n’est pas un secret : il y a parmi eux des illégalistes ».

Il faut dire que Pierre et Vacances s’assoit avec bonhomie sur l’enquête publique, en général sous contrôle, mais qui a tourné à l’horreur pour les amoureux des palmiers et poissons violets. Organisée du 14 avril au 28 mai, elle a recueilli 727 observations – ce qui est beaucoup – dont 60 % défavorables. Comble de tout, la commission d’enquête chargée de statuer sur le projet a publié en juillet un rapport de 25 pages dévastateur. Non contente de donner à l’unanimité un avis défavorable, elle détaille en 12 points les raisons de son opposition.

Charlie ne peut insister, et c’est dommage, car pour une fois, c’est beau (1). L’étude préalable, à la charge de l’aménageur, aura été brillantissime, car dit le texte, « la commission relève des affirmations régulières d’absences présumées d’impact avant tout inventaire ». Le principe est connu : qui ne cherche pas ne trouve rien. Autre point admirable, celui du destin des flots tropicaux. Car n’oublions jamais qu’il faut vider les chiottes, un jour ou l’autre. Or pour remplir tout AquaMundo, il faut entre 3100 et 3700 mètres cubes d’eau. Dans une région qui connaît, soit dit en passant, des sécheresses saisonnières récurrentes.

Où vidanger ? Pour des raisons sanitaires, il faut tout évacuer au moins deux fois par an. Quels produits chimiques contiendra la bouillie ? Nul ne le sait, mais en tout cas, on bazardera le tout dans un plan d’eau voisin, après avoir attendu que la température tahitienne baisse à un niveau jugé convenable. De là, le vomi gagnera un cours d’eau, puis sans doute, beaucoup plus loin, le Rhône. Et où pompera-t-on les centaines de mètres cubes – entre 613 et 1200 – nécessaires chaque jour pour abreuver les taulards des vacances ? En bref, estime la commission, « la multitude d’incertitudes, d’incohérences, voire d’incorrections, que comporte le dossier d’enquête au titre de la « loi sur l’eau » (…) confère un caractère rédhibitoire au projet en l’état ».

Malgré tout cela et tant d’autres choses, passage en force, soutenu par deux secrétaires d’État socialistes de la région : André Vallini, qui a failli devenir Garde des Sceaux, et Geneviève Fioraso, scientiste hors concours. Sivens le retour ?

(1) Le texte complet : http://www.isere.gouv.fr/content/download/20051/136634/file/Conclusions

ENCADRÉ

Les Center Parcs poussent comme des champignons

Pierre et Vacances, la transnationale derrière le projet de Roybon, pèse près d’1 milliard 500 millions d’euros de chiffre d’affaires. Ce mastodonte emploie 7500 salariés et « gère » au total 231 000 « lits ». La Côte d’Azur doit beaucoup à Pierre et Vacances, l’un des plus grands bétonneurs des côtes françaises.

Créé en 1968 par le néerlandais  Sporthuis Centrum, le « concept » des Center Parcs et les villages existants ont été rachetés par Pierre et Vacances en 2001. Il existe à ce jour, en Europe, 25 Center Parcs. En France, quatre sont ouverts, deux sont plus ou moins commencés, dont celui de Roybon, et trois sont en projet dans le Jura, dans le Lot-et-Garonne et en Saône-et-Loire.

Dans ce dernier département, la bagarre a dé »jà commencé autour du collectif du Geai du Rousset (http://centerparc-le-rousset.org), qui proteste contre les 80 millions d’argent public qui pourraient être engloutis dans ce projet privé. Et réclame comme tous ceux qui vomissent les Center Parcs, « l’abandon de ces projets inutiles et coûteux ». Dans le Jura, la mobilisation a elle aussi commencé, et certains pensent déjà à une coordination nationale des opposants aux Center Parcs.

Sauf grosse surprise, Pierre et Vacances commence un long chemin de croix.

Aux nobles gendarmes du barrage de Sivens

Cet article a été publié le 12 novembre 2014 par Charlie Hebdo

Revenons-en aux faits. Un, ce sont les flics qui ont commencé la violence. Deux, il y a sur place l’ébauche d’une milice pro-barrage que personne ne recherche. Trois, Xavier Beulin a des idées derrière la tête. Quatre, les agences de l’eau, ça craint.

C’est plutôt rigolo. Ben Lefetey est un écologiste de longue date, ancien président des Amis de la Terre. Il y a une petite quinzaine d’années, il part vivre en Asie, avec femme et bientôt enfants. Et puis il revient en France, où il s’installe à Gaillac (Tarn). Fatalitas ! Quelques mois après son arrivée, un tract déposé sous son pare-brise l’invite à une manif contre le barrage de Sivens, à une poignée de kilomètres de là. Il y va, il s’engage, et devient le porte-parole des opposants, ceux du « Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet » (http://www.collectif-testet.org).

Certains des pro-barrage les plus énervés lui promettent de lui couper les couilles, et les mêmes ou d’autres le présentent comme un « étranger » à la région venu y foutre le bordel. Il ne donne pas l’impression d’être autrement impressionné, et Charlie s’est finalement décidé à l’interroger. On apprend des choses, indiscutablement.

Charlie :  Et si on revenait sur la violence ? Qui a commencé ?

Ben Lefetey : Le premier acte de violence date du 23 janvier 2014. Ce jour-là, une bande d’une vingtaine de types, certains cagoulés, sont venus sur place saccager la ferme alors occupée par les zadistes. Avec des voitures dont le numéro d’immatriculation était caché. Il n’y avait que deux filles présentes, qui ont été attirées à l’autre bout du champ par une diversion. Le commando a sorti des masses, détruit portes et fenêtres, ouvert un trou dans le toit,  balancé du répulsif sur les matelas de manière à rendre le lieu inhabitable. Plainte a été déposée par le…conseil général, propriétaire en titre de la ferme. Bien qu’il n’y ait pas de grands doutes sur l’identité des gros bras, il n’y a jamais eu de suite.

> Les affrontements avec les gendarmes ont commencé, eux, le 27 février, un mois plus tard.  Les zadistes, surtout des anars du Tarn, renforcés par quelques Toulousains, étaient entre 5 et 10 à occuper le futur chantier en permanence et à y dormir. Après la destruction de la ferme, ils ont construit une maison en paille, installé des yourtes et un chapiteau. Et ils ont été expulsés par des policiers en civil et des gendarmes du Peloton de surveillance et d’intervention de Gaillac. Ces derniers forment une unité qui correspond aux brigades anti-criminalité (BAC) des villes. Une unité qui utilise souvent la violence, et qui l’a employée contre les occupants pacifiques du chantier. Le plus inouï est que cette expulsion a été condamnée ensuite par la cour d’appel de Toulouse. La gendarmerie opérait donc dans l’illégalité.

Charlie : Et c’est donc ensuite, et seulement ensuite, que tout s’est enchaîné ?

B.L : Aucun doute. Dès mars, les occupants ont été plus nombreux –entre 50 et 100 – et ils ont pu empêcher le déboisement qui était alors prévu.  Au passage, des gens plus radicaux sont en effet arrivés, qui ont construit des barricades qui ne tenaient d’ailleurs pas dix minutes. Dans tous les cas, l’escalade vient de là. Et de l’arrivée de Valls à Matignon : en septembre, entre 150 et 200 gardes mobiles ont été « réservés » trois semaines pour imposer le barrage de Sivens.

Charlie : En dehors des zadistes, qui refuse localement le barrage ?

B.L : Je voudrais d’abord parler des paysans, car le conseil général du Tarn a toujours prétendu que le monde agricole était pour, unanimement. Or il y a des paysans locaux, comme par exemple Pierre Lacoste, qui sont contre, et qui soutiennent depuis le début les zadistes. Et il faut citer le réseau de paysans bio de Nature et Progrès Tarn, très actif. Enfin, la Confédération paysanne est venue en renfort avec des tracteurs, réclamant au passage un moratoire. S’ajoutent au combat Attac, très présent dans le Tarn, ainsi que les associations historiques de France Nature Environnement (FNE). Des individus comme moi se sont greffés au fil du temps à la bagarre.

Charlie : Ségolène Royal a annoncé on ne sait plus bien quoi. Y aura-t-il un barrage ?

B.L : Nous avons désormais bon espoir qu’aucun barrage ne sera construit. Les experts qu’elle a nommés, dans leur fameux rapport, nous ont donné raison sur des points décisifs que nous avions avancé il y a un an sans être écoutés par le conseil général. Cela nous donne une sacrée crédibilité ! On est loin de cette image manipulée de zadistes maniant la barre de fer et terrorisant la population locale.

Charlie : Encore un mot sur la violence. Sans les affrontements avec les gendarmes, sans la détermination des zadistes, où en serait le barrage aujourd’hui ?

B. L : Il serait aux trois quarts construit.

Encadré 1

L’homme aux pesticides entre les dents

La menace bolchevique n’étant plus disponible, Xavier Beulin, président de la FNSEA – syndic(at) de faillite des paysans – vient d’inventer pire encore. Les écologistes de Sivens seraient des « djihadistes verts ». On pourrait en ricaner si ce n’était autant sérieux. Car derrière ce gros céréalier de la Beauce se profile une radicalisation croissante des paysans qu’il manipule.

Beulin déjeune régulièrement avec Hollande, à qui il promet de créer plein d’emplois à condition qu’on dérégule la profession. Plus de contraintes, plus de règles, nitrates à tous les étages ! Il veut en outre créer un statut du paysan qui serait refusé aux plus petits, ceux dont les surfaces ne lui paraissent pas dignes des grasses subventions qu’il reçoit.

Autre aspect de ce grand personnage : Sofiprotéol, énorme groupe industriel  qui pèse 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires (en 2013). Beulin n’est pas seulement « syndicaliste » : il est également le patron de Sofiprotéol et joue un rôle crucial dans des dossiers comme celui de la ferme des 1000 vaches. Sofiprotéol commercialise plus de la moitié des pesticides épandus en France. Cet homme aime la vie.
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Encadré 2

Le rôle si trouble des agences de l’eau

Sans l’agence de l’eau Adour-Garonne, pas de barrage de Sivens. Ce mastodonte public prévoit un budget de près de deux  milliards d’euros sur la période 2013-2018, et a promis 50 % du montant des travaux, qui s’élèvent sur le papier à 8, 4 millions d’euros pour une poignée d’irrigants.

La France compte six agences régionales de l’eau, créées en 1964, qui décident de tout parce qu’elles financent tout. Menu problème : elles sont une chasse gardée des trois grands corps d’État évoqués la semaine passée dans Charlie : les Mines, les Ponts et le Génie rural et les eaux et forêts. Ces grands ingénieurs sont intéressés au volume de travaux placés sous leur contrôle. En 2014, malgré quelques velléités démocratiques, l’oligarchie règne : cinq des six agences sont dirigés par des « corpsards », et la sixième, qui attend le sien, est administrée par un intérimaire, haut fonctionnaire du ministère de l’Agriculture.

Adour Garonne est pilotée par un ingénieur général des Mines, Laurent Bergeot, et le vice-président de la décisive commission Programmes et Finances est un certain Alain Villocel. Mais il faut employer le passé, car Villocel vient de partir vers de nouvelles aventures. Qui était-il jusqu’à ces derniers mois ? Le directeur général de la Compagnie d’Aménagement des Coteaux de Gascogne (CACG), bastringue public au service du conseil général du Tarn. Cette société d’économie mixte, qui fait abondamment couler l’argent public, est au point de départ du barrage de Sivens. Où le serpent se mord méchamment la queue.

Ce qu’il faut (peut-être) faire

Comme vous verrez, je vous poste un texte de Planète sans visa datant de près de six ans, déjà republié une fois. Je tiens à ces mots-là. Je ne me lasserai pas de les répéter. Quand on me demande quelles sont « mes » solutions, je dis évidemment que je n’en ai pas. Qu’elles sont à trouver. Mais la vérité provisoire à laquelle je suis arrivé figure bel et bien dans ce texte de 2008. Je ne peux donc que vous inciter à le lire calmement. Peut-être arriverez-vous à la même conclusion que moi : pourquoi pas ?

Pour bien commencer l’année (une idée folle)

Ce que je vais vous dire ce 1er janvier n’a rien de fignolé. Je commence en effet à près de 17 heures, et je n’ai guère de temps, en réalité. Mais je suis poussé malgré moi. Rien de grave. Rien de léger non plus. Voici mon point de départ : s’il devait y avoir une priorité, une priorité véritable, quelle serait-elle ? Eh bien, ma réponse est celle-ci : il n’y a rien de plus urgent que de restaurer ce qui peut l’être dans le fonctionnement des écosystèmes naturels.

Je reconnais que, présenté de la sorte, cela ne vaut pas le champagne du Nouvel An. Mais il est certain que tout sera désormais plus difficile, à mesure que les prairies et les cultures, les rivières, les océans, les forêts, les zones humides, les savanes se dégraderont davantage. Il est temps, il est même bien tard pour rappeler que toute société humaine, tout projet de quelque nature que ce soit repose in fine sur la bonne santé écosystémique de la planète.

Le deuxième point est aussi évident. Il existe dans nos circuits financiers délirants des masses jamais encore assemblées de puissance matérielle. Cette dernière accroît en proportion la gravité de la crise écologique et se dissout dans des achats aussi intéressants que le Big Mac, le Rafale, la Kalachnikov, la voiture, l’autoroute urbaine, le téléphone portable, la télé à écran plat, la guerre en Irak, le salaire des bûcherons d’Amazonie, le salaire des planteurs de palmiers à huile, le check-up confirmant l’obésité universelle, la corruption, sans compter le pur et simple gaspillage sous l’une de ses dix milliards de formes. En bref, il y a de l’argent. Il n’y en a jamais eu autant, il n’y en aura peut-être jamais autant.

Troisième point : le travail utile socialement disparaît massivement. Qu’elle s’appelle chômage au Nord, économie informelle ou désoeuvrement ailleurs, l’inactivité « occupe » une quantité invraisemblable d’humains. Combien ? Aucune statistique ne permettra jamais de savoir quelle est la quantité de travail disponible sur terre. Je postule qu’elle est, pour la question qui m’intéresse, sans limites discernables. Si l’on y tient, je gagerai qu’au moins un milliard d’entre nous, peut-être deux, et qui sait davantage, pourraient travailler plus utilement, rapidement qui plus est.

Et alors ? C’est là, bien entendu, que tout se complique abominablement. Ce que j’entrevois n’a rien de secret. Il faut trouver un moyen de relier ces données indiscutables. Il faut trouver un biais qui permette d’utiliser une fraction importante de la richesse produite, de la distribuer dans de bonnes conditions, jusqu’à la plus petite communauté perdue, en échange d’un travail concret, au service de tous, au service de l’ensemble, au service de l’avenir commun.

Ce n’est pas la peine de protester encore. Laissez-moi préciser un peu. D’abord, il ne s’agit pas d’imposer. Ce travail servirait en priorité ceux qui s’y adonneraient. Si vous limitez la sécheresse ou l’inondation en tel point précis du globe par des travaux de génie écologique, qui en profitera d’abord ? Eux ou d’autres ? Non, il s’agit de proposer un salaire, peut-être un revenu familial garanti à qui accepterait de rétablir des équilibres rompus. Ici, ce serait par le développement de l’agro-écologie, au détriment des cultures industrielles et chimiques. Là, par le retour de la rivière aux règles hydrologiques éternelles. Donc, contre les grands barrages et l’irrigation au service de l’exportation. Ailleurs, par la reconstitution minutieuse de communautés végétales stables, par exemple sous forme de vraies forêts.

Un tel projet mondial est essentiellement utopique, j’en conviens. Il suppose des pouvoirs qui n’existent pas. Il impose une révolution planétaire qui donnerait, au passage, le pouvoir sur la terre aux paysans. Ruinant à jamais les restes si puissants de la féodalité, l’un des rapports sociaux les plus résistants qui soient. Mais d’un autre côté, avons-nous bien le choix ? Est-il simplement concevable de laisser la vie disparaître à une telle vitesse ?

Je reprends donc. D’abord, créer une idée, qui serve de drapeau à tous, au nord comme au sud. Une phrase suffirait, qui dirait : « Restaurons la vie sur terre ». Dans un premier temps, nous ne serions qu’une poignée derrière une telle proclamation. Mais ensuite, mais demain, mais dans dix ans ? Je crois profondément que nous devons recréer l’espoir. Soit un but magnifique qui rassemble enfin la jeunesse fervente du monde, et les vieux. Les petits-bourgeois effarés que nous sommes et les paysans du riz, au Sri Lanka ou aux Philippines. Les derniers peigne-culs du Tyrol et les gosses des rues de Bogota ou Rio. Les métallos de Detroit et les va-nu-pieds de Kinshasa. Les cadres tokyoïtes et les éleveurs de yacks du Tibet. Les Iakoutes. Les banlieusards. Les Yanomani. Les alcoolos de Moscou et Kiev. Les Bushmen. Les éleveurs de la brousse australienne.

Je crois pour ma part que l’humanité – au moins la partie la plus noble de l’humanité – attend sans le savoir une parole de reconstruction. Je suis même sûr qu’un message unique, répercuté d’un bout à l’autre de la terre, changerait radicalement la donne. À condition d’être ferme. À condition d’être patient. En se souvenant de tout ce qui a été tenté dans le passé, et parfois réussi.

Recommençons. Un, les écosystèmes. Tout n’est pas possible, car certaines destructions sont irréversibles. Mais la marge est géante. Il existe une plasticité de la vie, telle que nous pouvons espérer renverser le courant. Pas partout, non. Pas toujours, hélas. Il reste, néanmoins, que la puissance de feu des hommes, si affolante dans ses effets négatifs, peut être tournée en son contraire. Je pense profondément qu’on pourrait retrouver une partie de la fertilité d’antan. Assez, en tout cas, pour échapper au pire.

Deux, la richesse. La taxe Tobin était une sorte de plaisanterie. Il faut désormais acculer l’oligarchie qui tient les rênes de la si mal nommée économie. Ne plus rater la moindre occasion d’accuser ceux qui préfèrent l’argent à l’existence. Tout en clamant qu’il nous faut récupérer au moins 10 % de la totalité de la richesse produite chaque année. Je n’ai pas le chiffre exact en tête, mais le total se chiffre en milliers de milliards de dollars. Fou ? Raisonnable au contraire. Que représentent ces 10 % au regard de l’enjeu ? Vous, personnellement, ne renonceriez-vous pas immédiatement à 10 % – et bien davantage – de vos revenus en faveur de qui sauverait votre vie et celle de vos proches ?

Non, 10 % est raisonnable, au point dément où nous sommes rendus. Bien entendu, tout resterait à faire. Car nul pouvoir existant ne serait en mesure de gérer et de distribuer comme il convient une telle manne. Mais croyez-moi sur parole : les solutions apparaissent dans le cours d’une action. Pas quand on reste inutilement autour d’une table, la tête entre les bras.

Trois, le travail. C’est peut-être le plus difficile. Mais à coup certain le plus passionnant des trois points que j’évoque. Il s’agirait d’une sorte d’affranchissement de tous, au bénéfice de tous. Cela ne semble pas sérieux. Ça l’est. Je m’autorise un rapprochement, absurde tant tout est différent, mais qui rendra mon propos plus clair. Ceux qui ont osé penser la fin de la royauté et la République en 1750 étaient-ils seulement des fous ?

Je plaide pour un changement d’échelle, de valeurs, de combat. Je pressens comme certain qu’une mise en mouvement, par-delà les différences d’âge et de conditions, toucherait cette part généreuse de l’homme, celle qui peut et doit tout changer. Nous savons, pour notre malheur, que le monde sollicite sans relâche l’individualisme, l’envie, la laideur, la petitesse. Je suggère de nous tourner vers le reste, caché dans les replis de notre âme commune.

Bien entendu, une belle année 2008 à tous.

Une lettre d’Alexandre Grothendieck (1988)

(Publiée dans le journal Le Monde)

Je suis sensible à l’honneur que me fait l’Académie royale des sciences de Suède en décidant d’attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti d’une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui fut mon élève) et à moi-même. Cependant je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d’ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.

1. Mon salaire de professeur, et même ma retraite à partir du mois d’octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels et pour ceux dont j’ai la charge ; donc je n’ai aucun besoin d’argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d’idées ou d’une vision nouvelles est celle du temps. La fécondité se reconnaît par la progéniture, et non par les honneurs.

2. Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s’adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d’un statut social tel qu’ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n’est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu’aux dépens du nécessaire des autres ?

3. Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l’Académie royale datent d’il y a vingt-cinq ans, d’une époque où je faisais partie du milieu scientifique et où je partageais pour l’essentiel son esprit et ses valeurs. J’ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant à ma passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des scientifiques. Or, dans les deux décennies écoulées l’éthique du métier scientifique (tout au moins parmi les mathématiciens) s’est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.

Sous ces conditions, accepter d’entrer dans le jeu des prix et récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et d’ailleurs condamnés à disparaître à brève échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement.

C’est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si j’en fais état, ce n’est nullement dans le but de critiquer les intentions de l’Académie royale dans l’administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne doute pas qu’avant la fin du siècle des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la “science”, ses grands objectifs et l’esprit dans lequel s’accomplit le travail scientifique. Nul doute que l’Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent…

Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et pour l’Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu’il semblerait qu’une certaine publicité ait d’ores et déjà été donnée à cette attribution, sans l’assurance au préalable de l’accord des lauréats désignés. Pourtant, je n’ai pas manqué de faire mon possible pour donner à connaître dans le milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la “science officielle” d’aujourd’hui.

Il s’agit d’une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un “tableau de mœurs” du monde mathématique entre 1950 et aujourd’hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m’ont fait l’honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée. »