Je serais bien en peine de vous parler sérieusement d’Alexandre Grothendieck, qui vient de mourir à 86 ans. Mais il a joué un rôle crucial dans l’apparition en France, à la fin des années 60, de la première vague écologiste. Et même si celle-ci a reflué ensuite, Grothendieck mérite amplement qu’on salue sa personne et qu’on accompagne son trépas. Je pense à lui, avec tristesse, et je vais allumer une bougie ici, qui se consumera au rythme lent des vapeurs du temps.
Vous trouverez ci-dessous un texte que Thierry Sallantin, magnifique écologiste historique, vient de me faire passer. Puis une nécrologie publiée dans Le Monde, qui rappelle le génie mathématique de Grothendieck.
LE TEXTE DE THIERRY SALLANTIN
L’introducteur de l’écologie en France, au sens contestataire issu de Mai 68, vient de mourir. Il se trouve que celui qui fut son secrétaire (Christian Escriva) pendant plus de 10 ans, en gros de 1975 à 1985, est exceptionnellement en ce moment hors de son exploitation agricole de Val de Rouvre, dans les Alpes, car il est là-bas planteur -récolteur de plantes médicinales et transformateur de ces plantes en extraits concentrés, car il expose en ce moment au Salon Marjolaine à « Chateau de Vincennes », Parc Floral, au stand K 6 = Le Gatillier.
Avant sa période « néo-rurale », Ch. Escriva était un physicien de haut niveau. Maintenant, il vit de ses plantes et écris de livres sur son approche de la botanique dans la ligne de Goethe… Super occasion pour recueillir son témoignage ! Pour moi, c’est un peu mon père spirituel , et on le dit « plus grand mathématicien du monde » ce que me confirmera le réfugié du stalinisme, le chercheur Leonid Pliouchtch, Alexandre Grothendieck est donc mort hier à St Girons, à 86 ans. Il vivait en ermite, ne s’occupant que de plantes, depuis la fin des années 1980, à Lasserre, en Volvestre, Ariège, nord de Saint Girons… Il avait quitté le monde universitaire vers 1988 : dernier poste à Montpellier…
J’ai été un des derniers à être reçu de façon amicale par lui, dans sa cachette à Lasserre, car il m’a de suite reconnu, (je militais à « Survire et Vivre » en 1972-1975) et nous avions comme ami commun Robert Jaulin. L’été 1974, avec le sociologue Serge Moscovici et le documentariste Yves Billon, Grothendieck et Jaulin feront un tour militant avec une exposition de photos dans plein de villages du sud de la France sur le thème : « Occitanie, Amazonie, même combat » = pour dénoncer l’ethnocide et l’écocide ici et là-bas : la destruction des communautés paysannes traditionnelles au nom de « progrès », pour les mêmes raisons qui poussent à la destruction des peuples amérindiens en Amazonie. On réécoutera à ce sujet l’émission de France-Culture de (?) 1974 = débat entre Robert Jaulin et Pierre Samuel = « Ethnocide et écocide » émission « Les Mardis de France-Culture »…
C’est lui qui avait lancé en France la subversion écologique, donc l’écologie au sens révolutionnaire du terme, dans la suite logique des remises en causes profondes de la société industrielle provoquées par « Mai 68 ». Aux Etats-Unis où Alexandre Grothendieck avait été invité suite à son prix international : la Médaille Fields en 1966, il découvrira le mouvement écolo, bien connu depuis l’article fondateur du biologiste Paul Sears : Ecology, a Subversive Subject (revue BioSciences, 1965), et c’est alors qu’il ramènera cette subversion en France, en créant avec deux autres mathématiciens : Pierre Samuel (futur cofondateur de la branche française des Amis de la Terre) et Claude Chevalley (qui fut à Bordeaux proche d’Ellul et Charbonneau) la revue et le mouvement « Survivre et Vivre ».
Ce mouvement se fera connaître en France par sa présence très active à la manifestation anti-nucléaire dite « Bugey-Cobayes » près de Lyon en juillet 1971 et par sa dénonciation du dépôt de futs de déchets radioactifs à côté de centre de recherche de Saclay. Très remuant de 1971 à 1975, ce courant qualifié parfois « d’écolo-situationniste » va s’auto-dissoudre en recommandant à ses militants de cesser de gamberger intellectuellement en ville et de partir partout à la campagne pour créer des communautés, des lieux expérimentaux de vie sociale alternative et révolutionnaire (ce que fera par exemple le biologiste Jean -Paul Malrieu près de Grenade, au Moulin de Montlauzin, qui fut le siège d’une de ces communautés rurales post Mai 1968) : on en trouvera tous les détails dans le gros livre sur « Survivre et Vivre : la contestation de la science dans l’après Mai 1968 » de Céline Pessis aux éditions L’ Echappée 2012. Voir aussi le documentaire d’Hervé Nisic sur la vie d’A. Grothendieck : « L’espace d’un homme »…
L’ARTICLE NÉCROLOGIQUE DU MONDE
Le plus grand mathématicien du XXe siècle est mort
Le Monde.fr | • Mis à jour le | Par Stéphane Foucart et Philippe Pajot

Considéré comme le plus grand mathématicien du XXe siècle, Alexandre Grothendieck est mort, jeudi 13 novembre, à l’hôpital de Saint-Girons (Ariège), non loin de Lasserre, le village où il s’était secrètement retiré au début des années 1990, coupant tout contact avec le monde. Il était âgé de 86 ans. Apatride naturalisé français en 1971, également connu pour la radicalité de son engagement pacifiste et écologiste, ce mathématicien singulier et mythique laisse une œuvre scientifique considérable.Il naît le 28 mars 1928 à Berlin, dans une famille atypique. Sascha Schapiro, son père, est russe de confession juive, photographe et militant anarchiste. Egalement très engagée, Hanka Grothendieck, sa mère, est journaliste. En 1933, Sascha quitte Berlin pour Paris, où il est bientôt rejoint par Hanka.Entre 1934 et 1939, le couple part pour Espagne où il s’engage auprès du Front populaire, tandis que le petit Alexandre est laissé en Allemagne, à un ami de la famille.A la fin de la guerre civile espagnole, au printemps 1939, Alexandre retrouve ses parents dans le sud de la France. Dès octobre 1940, son père est interné au camp du Vernet d’où il ne partira qu’en 1942 pour Auschwitz, où il sera assassiné. Alexandre et sa mère, eux, sont internés ailleurs. « La première année de lycée en France, en 1940, j’étais interné avec ma mère au camp de concentration, à Rieucros près de Mende », raconte-t-il dans Récoltes et Semailles, un texte autobiographique monumental jamais publié, tiré à quelque 200 exemplaires, mais qui circule désormais sur Internet.
« C’e?tait la guerre, et on e?tait des e?trangers – des “inde?sirables”, comme on disait. Mais l’administration du camp fermait un œil pour les gosses, tout inde?sirables qu’il soient. On entrait et sortait un peu comme on voulait. J’e?tais le plus a?ge?, et le seul a? aller au lyce?e, a? 4 ou 5 kilome?tres de la?, qu’il neige ou qu’il vente, avec des chaussures de fortune qui toujours prenaient l’eau. »
LE MYTHE DES 14 PROBLÈMES DE SCHWARTZ ET DIEUDONNÉ
En 1944, son bac en poche, Alexandre Grothendieck n’a pas encore été identifié par ses professeurs comme le génie qu’il est. Il s’inscrit en maths à l’université de Montpellier puis, à l’orée de la thèse, est recommandé à Laurent Schwartz et Jean Dieudonné.
L’histoire, célèbre, a contribué à forger son mythe : les deux grands mathématiciens confient au jeune étudiant une liste de quatorze problèmes qu’ils considèrent comme un vaste programme de travail pour les années à venir, et lui demandent d’en choisir un. Quelques mois plus tard, Alexandre Grothendieck revient voir ses maîtres : il a tout résolu.
Dans cette première période de production mathématique, Grothendieck se consacre à l’analyse fonctionnelle, domaine de l’analyse qui étudie les espaces de fonctions. Ses travaux révolutionnent le domaine, mais demeurent moins connus que ceux qu’il conduira dans la deuxième partie de sa carrière.
UN INSTITUT FINANCÉ POUR LUI
Dès 1953, le jeune mathématicien se retrouve confronté à la nécessité d’obtenir un poste dans la recherche et l’enseignement. Apatride, il ne peut accéder à la fonction publique et, rétif au service militaire, il ne veut demander la naturalisation française. Il part enseigner à Sao Paulo (Brésil), à Lawrence (Kansas), à Chicago (Etats-Unis).
Deux ans plus tard, à son retour en France, un riche industriel piqué de mathématiques, Léon Motchane, fasciné par l’intuition et la puissance de travail du jeune homme – il n’a que 27 ans – décide de financer un institut de recherche exceptionnel, conçu sur le modèle de l’Institut d’études avancées de Princeton : l’Institut des hautes études scientifiques (IHES) à Bures-sur-Yvette. Le lieu est imaginé pour servir d’écrin au mathématicien qui va y entamer une deuxième carrière.
UNE NOUVELLE GÉOMÉTRIE
Jusqu’en 1970, entouré d’une multitude de talents internationaux, il dirigera son séminaire de géométrie algébrique, qui sera publié sous la forme de dizaines de milliers de pages. Sa nouvelle vision de la géométrie, inspirée par son obsession de repenser la notion d’espace, a bouleversé la manière même de faire des mathématiques. « Les idées d’Alexandre Grothendieck ont pour ainsi dire pénétré l’inconscient des mathématiciens », dit Pierre Deligne (Institut des études avancées de Princeton), son plus brillant élève, lauréat de la médaille Fields en 1978 et du prix Abel en 2013.
Les notions qu’il a introduites ou développées sont aujourd’hui encore au cœur de la géométrie algébrique et font l’objet d’intenses recherches. « Il était unique dans sa façon de penser, affirme M. Deligne, très ému par le décès de son ancien maître. Il lui fallait comprendre les choses du point de vue le plus général possible et une fois que les choses étaient ainsi comprises et posées, le paysage devenait si clair que les démonstrations semblaient presque triviales. »
IL S’ÉLOIGNE DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE
En 1966, la médaille Fields lui est décernée, mais il refuse pour des raisons politiques de se rendre à Moscou pour recevoir son prix. La radicalité avec laquelle il défendra ses convictions ne cessera jamais. Et c’est à partir de la fin des années 1960 qu’il s’éloigne de la communauté scientifique et de ses institutions. En 1970, il fonde avec deux autres mathématiciens – Claude Chevalley et Pierre Samuel – le groupe Survivre et Vivre, pacifiste, écologiste et très marqué par le mouvement hippie. A la même époque, il découvre que l’IHES est partiellement – bien que de manière très marginale – financé par le ministère de la défense. Il quitte l’institut.
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Le Collège de France lui offre alors un poste temporaire, qu’il utilise largement comme tribune politique. Il quitte bientôt le Collège. En 1973, il devient professeur à l’université de Montpellier avant de rejoindre le CNRS en 1984, jusqu’à sa retraite en 1988. Cette année, il reçoit le prix Crafoord, doté d’une forte somme d’argent. Il refuse la distinction. En 1990, il quitte son domicile pour une retraite gardée secrète. Amer, brouillé avec ses proches, sa famille, avec la communauté scientifique et la science, il s’installe dans un petit village pyrénéen dont il gardera le nom secret. Il y est resté, coupé du monde, jusqu’à sa mort.
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Stéphane Foucart
Journaliste au Monde - Philippe Pajot