Pour Nadine
L’époque bousculée qui est la nôtre a besoin de nouveaux instruments de mesure. On se souvient sans doute que le mètre a été défini la première fois le 26 mars 1791, par notre Académie des sciences alors révolutionnaire. Les contemporains ne s’en doutaient pas, mais cette mesure-là accompagnerait, faciliterait la marche en avant de l’industrialisation du monde. Car le règne de l’économie, qui est le nôtre, avait grand besoin de calcul et d’apparente objectivité. On a vu le résultat, on le voit changer chaque jour, et dans la direction qu’on connaît, celle de la destruction radicale des formes de la vie.
Bref. À chaque époque ses besoins. La révolution intellectuelle et morale que nous sommes quelques-uns à souhaiter ardemment, cette révolution a elle aussi besoin d’instruments. Et celui qui permettrait de connaître le niveau de sottise d’un discours aiderait sans doute à éclairer le difficultueux chemin que nous avons décidé en conscience de suivre. Oui, à franchement parler, la grande imbécillité mérite ses héros, ses généraux, ses médailles. En ce domaine très concurrentiel, il convient d’être prudent, car les places sont disputées, et les honneurs par force limités. Pour ce qui me concerne, je me dois de signaler à l’attention publique l’extraordinaire figure de Pascal Bruckner, qui écrase toutes les autres, au point de faire douter de l’intérêt d’une compétition.
Qui est Pascal Bruckner ? Un homme très ignorant, bien sûr, mais cette distinction répandue ne suffirait pas à le récompenser. Non, Bruckner est un philosophe. Au sens où M. Bernard-Henri Lévy est un philosophe. Et donc un immense philosophe, puisqu’il a écrit des livres salués dans Le Nouvel Observateur, gazette qui tient Marcela Iacub, éphémère compagne de M. Strauss-Kahn, pour un puissant génie de la littérature. Parmi ses livres, je ne peux résister à saluer son chef-d’œuvre immortel, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, paru en 1983. Bruckner y pourfend le tiers-mondisme, qui n’aurait été qu’une vaste entreprise de complaisance à soi et d’auto-culpabilisation. Voyons. La distance abyssale entre le Nord et le Sud n’aurait donc servi que de narcissisme aggravé à la génération militante des années 60. Comme c’est excellement vu.
Que n’a été M. Bruckner ? Nouveau philosophe après 1977 – pardieu, le totalitarisme est une vilaine chose -, il a lutté avec ses petits bras contre la faim dans le monde – à ACF -, pour un plan de paix – audace ! – au Proche-Orient, contre les soldats de M. Milosevic au cours des guerres dans l’ancienne Yougoslavie. Voyez-vous, on est démocrate ou on ne l’est pas. M. Bruckner, n’écoutant que son grand courage, défend la guerre américaine en Irak – 2003 -, avant de découvrir en 2004 la triste impréparation de l’armée étasunienne. Pas assez de drones, peut-être ? Que lui reste-t-il à tenter ? Sarkozy ? Allons pour Sarkozy, que M. Bruckner soutiendra au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2007, avant de laisser dire que le bondissant président l’avait notablement déçu.
Quel pharaonique défi peut espérer encore un tel géant ? L’écologie ? Ben oui, l’écologie, et ces méchants personnages qui veulent punir l’Occident de jouir sans état d’âme de ses richesses matérielles. Ce qui donne en 2011 un nouveau livre exaltant, Le fanatisme de l’Apocalypse (Grasset, 20 euros). J’y ai consacré alors un article de Charlie Hebdo, dont j’extrais ceci : « Bruckner, comme d’autres plaisantins avant lui, n’a à peu près rien lu sur le sujet qu’il traite. La dislocation des grands écosystèmes, les crises de l’eau, de la biodiversité, des sols, des océans, le dérèglement climatique, il s’en tape. Il n’est pas au courant. « Après tout, note-t-il tout en finesse, le climat de la Riviera en Bretagne, des vignes au bord de la Tamise, des palmiers en Suède, qui s’en plaindrait ? ». Pas lui. Le pilier du café du Commerce veut continuer à profiter de la vie sans qu’on l’emmerde, car « voitures, portables, écrans, vêtements sont à tous égards non des gadgets, mais des agrandissements de nous-mêmes ». Face à ces merveilles, les écologistes n’ont qu’un but : « Mettre le voile noir du deuil sur toutes les joies humaines [l’italique est dans le texte d’origine, pas seulement dans Charlie] ». Pourquoi ? Mais parce qu’ils sont fanatiques, sectaires et même avares. Avares, c’est nouveau, ça vient de sortir. Oh, mais quels vilains ! ».
Or voilà qu’il récidive, misant sans doute sur l’irrésistible – parfois – comique de répétition. Dans Libération de ce matin, M. Bruckner, qui cherche en vain une idée, a décidé de se répéter. Vous verrez plus bas ce que cela donne, inutile d’être trop cruel. Le tout est d’une telle suffisance, appuyée comme il se doit par une connerie sans limites apparentes, que l’on est contraint d’annoncer la fin du concours. M. Bruckner est le roi absolu, il n’y a rien à discuter. Notez avec moi qu’il aurait au moins pu se renseigner, et lire quelques textes. On a vu dans le passé des philosophes s’enquérir des informations débattues ailleurs. Mais M.Bruckner, qui est visiblement mauvais joueur, a décidé de ridiculiser tous ses concurrents, en s’abstenant simplement de documenter ses si formidables accusations. Pensez ! il veut la couronne à lui tout seul, et il l’aura, et il l’a. Les écologistes sont une secte. Parce que. Et M.Bruckner est une buse. Parce que.
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La tribune de Libération (6 septembre 2013)
Ecologie, le nouveau catéchisme de l’austérité
Par PASCAL BRUCKNER Philosophe
Le 27 juillet 2012, la très sérieuse revue Nature publie un article alarmant rédigé par 22 chercheurs selon lequel les écosystèmes de la planète pourraient connaître un effondrement total d’ici à 2100[Libération a consacré un Evénement à cette étude, le 10 août 2012, ndlr]. La pression démographique, la perte de la biodiversité, le taux d’extinction des espèces, l’augmentation des émissions de CO2 rendent très probable un basculement de nos conditions d’existence au cours du siècle à venir. Et nos scientifiques de préconiser une réduction drastique de la population ainsi qu’un alignement du niveau de vie des plus riches sur les plus pauvres.
Comment y parvenir, ils ne le précisent pas ? Comment persuader les nations sous-développées de le rester et les pays prospères de renoncer à l’abondance ? Quelle élite dictatoriale se montrera capable d’imposer ses volontés à 7 milliards d’êtres humains ? Tout est dit dans cet article, par ailleurs très contesté : le changement climatique est avant tout une arme pour punir le genre humain et l’amener à faire pénitence. Le réchauffement est un fait. Faut-il en faire une foi, une religion, un chantage exercé sur les vivants ? Une chose est de nous alerter sur un danger réel, une autre de le présenter sous la forme d’un chaos imminent qui devrait éclipser tous les autres. Or, pour les sociétés humaines, il existe au moins quatre calamités majeures : la pauvreté, la faim, la maladie, le crime de masse.
Qui décrète que l’augmentation des températures surpasse ces quatre fléaux en importance et en intensité ? Pourquoi ne pas souligner qu’elle présente aussi un certain nombre d’avantages ? On sait que la culture de la vigne prospère dans le sud de l’Angleterre grâce à de meilleures conditions atmosphériques, que les Inuits du Groenland se réjouissent de cet ensoleillement supplémentaire qui leur permet de cultiver fruits et légumes et ramène dans leurs eaux territoriales des phoques dont ils consomment la viande et vendent les peaux ; il semble aussi que la population d’ours polaires ne diminue pas au pôle Nord, notamment au Nunavut, en dépit de la fonte des glaces. Combien de pays de l’hémisphère Nord soumis au froid seraient heureux d’un adoucissement de leurs conditions de vie, d’hivers moins longs, d’étés plus cléments ?
Ainsi, nous dit la nouvelle vulgate, nous subirions un accroissement spectaculaire des catastrophes naturelles depuis dix ans. N’est-ce pas plutôt notre sensibilité aux perturbations climatiques qui s’est exacerbée dans la mesure où elles sont devenues plus meurtrières et coûteuses en raison de la densité de population dans les zones touchées ? Nous expliquer que le réchauffement est aussi incontestable que la loi de la chute des corps ou la rotondité de la Terre est un autre sophisme : c’est confondre un principe avec un phénomène historique. Si le nombre de climato-sceptiques augmente dans nos pays, c’est que les «réchauffistes» ont usé et abusé de l’argument d’autorité qui interdisait toute nuance. Le climat est devenu pour certains depuis vingt ans la causalité dominante, comme l’économie était la détermination en dernière instance dans le marxisme : même dogmatisme dans un cas comme dans l’autre. Il devient alors la clé qui ouvre toutes les portes. Qu’est-ce qui n’est pas réchauffement à cet égard ? La pluie est réchauffement, la sécheresse aussi, ainsi que le vent, les cyclones, les tremblements de terre, même les précipitations neigeuses, même le gel selon une merveilleuse acrobatie logique utilisée par Al Gore : plus il fait froid, plus il fait chaud ! Et comme les médecins chez Molière s’écriaient au moindre symptôme : «Le poumon, vous dis-je !», au moindre dérèglement, nous nous écrions : «Le réchauffement !»
C’est que les relations de l’homme avec la nature sont pensées sur le modèle du client insolvable et de son banquier : la dette est immense, il faut rembourser sous peine de sanctions terribles appelées incendies, ouragans, inondations. Au Moyen Age on interprétait les cataclysmes naturels comme un châtiment de Dieu ; désormais on les impute à l’orgueil de la créature humaine coupable de démesure. A l’omnipotence supposée de l’homme transcrite dans le terme d’«anthropocène» répondrait la résistance farouche de la planète martyrisée qui se venge. En mourant, elle nous entraîne dans son agonie et en profite pour nous administrer une bonne leçon. Des politologues patentés nous expliquent que les guerres du XXIe siècle seront toutes climatiques et nous préparent un âge du fer. On ne savait pas celles du siècle précédent si douces. Qui veut effrayer veut dominer.
Mais les écologistes, en battant le tambour bruyant de la panique, sont devenus malgré eux les meilleurs adversaires de leur thèse. Leurs vaticinations apocalyptiques nuisent à la cause qu’ils défendent. Car de deux choses l’une : ou bien le réchauffement se poursuit, quoique nous fassions, par simple inertie thermique pendant un siècle et nous sommes fichus. Dès lors à quoi bon s’inquiéter, modifier nos habitudes ? Ou bien la menace n’est pas celle annoncée, des solutions existent et ce serait le travail d’une écologie intelligente de les explorer.
Parler comme le prince Charles de la Terre comme d’«un malade en phase terminale»et avertir l’humanité d’«un possible suicide à grande échelle», ce n’est pas seulement user d’une rhétorique outrancière, c’est confondre l’avertissement et le souhait. Car le soupçon nous vient que ces grands prophètes de la fin du monde – on pourrait y inclure lord Stern, Al Gore, James Hansen, Nicolas Hulot, sir Martin Rees – veulent moins nous protéger que nous châtier. «La fête industrielle est finie», avertissait le philosophe allemand Hans Jonas, phrase reprise littéralement par l’ancien député vert Yves Cochet. Le climat devient l’instrument de notre expiation. Le véritable enjeu du réchauffement, ce «fait polémique» pour parler comme Bachelard, c’est donc le changement des modes de vie : il s’agit de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 80 % d’ici à 2050, en diminuant la consommation d’énergie, au besoin par la contrainte, la pénalisation des contrevenants. Aux fins de réaliser cet objectif, le bon peuple est prié d’adopter «la sobriété heureuse» comme le dit le catéchisme en cours, c’est-à-dire d’accepter le dénuement avec enthousiasme, de convertir la détresse matérielle en joie spirituelle.
Il faut accoutumer les Français à la rareté, convaincre les fortunés qu’ils doivent s’appauvrir et les pauvres qu’ils sont encore trop riches et doivent un peu plus se serrer la ceinture. Les partis verts sont ainsi les vecteurs idéologiques d’une nouvelle austérité dictée non plus par les marchés financiers mais par la santé de la planète. Et cette austérité s’applique encore plus aux pays du Sud à qui l’on démontre, dans une belle phraséologie néocoloniale, qu’il est trop tard pour accéder au progrès et sortir de leur condition. L’arme climatique vise donc à entériner l’injustice globale et à interdire aux nations démunies d’émerger de la misère. Alors même que seule une croissance accélérée permettrait à ces dernières de résister aux conséquences néfastes de l’élévation des températures, de mieux se prémunir contre les tsunamis, les raz-de-marée, les séismes.
Au nom de la dette carbone, notre nouveau péché originel, on plaide chez nous contre toute avancée : on récuse le charbon mais aussi le gaz naturel, le pétrole, le nucléaire, le train à grande vitesse, les OGM, les nanotechnologies, les aéroports, les énergies fossiles. Seules les éoliennes et les panneaux solaires trouvent grâce aux yeux de nos puristes, et encore, alors même qu’ils sont et resteront désespérément insuffisants pour couvrir nos besoins ! Il est dramatique qu’un gouvernement de gauche, en principe progressiste, se laisse dicter sa conduite, en matière d’environnement, par un groupuscule rétrograde qui vit dans la mystique de la décroissance et représente à peine 2,5 % de l’électorat. Et l’on comprend l’exaspération de très nombreux cadres et militants socialistes vis-à-vis de leurs alliés verts. Le refus français d’explorer les réserves de gaz de schiste n’est pas seulement une décision économiquement contestable, c’est une insulte lancée aux générations futures que l’on prive d’une source d’énergie précieuse et peut-être abondante.
Si la France avait suivi le principe de précaution dès les années 50, elle n’aurait jamais eu d’industrie aéronautique ou agroalimentaire, jamais de complexe atomique ou chimique, n’aurait jamais édifié d’autoroutes, jamais promu le TGV, le Concorde, et serait restée une nation arriérée. Qu’il faille s’acheminer vers une économie décarbonée, un développement compatible avec le respect de l’environnement, tout le monde est d’accord là-dessus ; qu’au nom de notre mère la Terre, il faille embrasser la régression volontaire, idolâtrer la privation, sombrer dans la religion de l’effroi, suspecter toute innovation technologique relève de l’obscurantisme pur et simple. Ce n’est pas le souci de la planète qui domine alors, c’est la haine de l’humanité dissimulée sous le culte de la Nature. Oui à l’écologie de raison, non à la Secte verte.
Dernier ouvrage paru : «le Fanatisme de l’Apocalypse. Sauver la Terre, punir l’Homme», Grasset, 2011