Paru dans Charlie-Hebdo le 19 juin 2013
Les fleurs dans les cheveux, c’est fini. En Turquie, en Corée, en Colombie, au Nigeria, en Chine, les écologistes ouvrent la voie à des batailles au couteau contre l’industrialisation du monde.
Faut pas trop faire chier les écologistes turcs. On commence à le savoir, mais la grande protestation en cours a été déclenchée par un petit groupe décidé, qui ne voulait pas voir une place et ses 600 arbres devenir un énième centre commercial avec mosquée. Ce qu’on ignore en revanche, c’est qu’un mouvement de fond traverse la société turque, ivre de ses taux de croissance et des pacotilles dont nous faisons notre quotidien.
Tout projet d’industrialisation massif exige des quantités géantes d’énergie, et la Turquie des généraux, puis celle de l’AKP d’Erdogan, a misé très lourd sur les barrages hydroélectriques. Toutes les rivières, tous les fleuves, toutes les vallées, tous les hauts-plateaux sont barrés de toute part, détruisant au passage d’immenses territoires.
On parle de milliers de barrages au total, et même si l’on ne prend en compte que les plus grands, y a de quoi trembler. Le Güneydo?u Anadolu Projesi, ou projet d’Anatolie du sud-est, représente à lui seul un complexe de 22 barrages sur le Tigre et l’Euphrate, juste à l’amont de deux pays tranquilles, la Syrie et l’Irak. Depuis vingt ans, la tension ne cesse de monter et provoquera tôt ou tard, à moins d’une improbable solution, une guerre. La Turquie a promis d’irriguer 1,7 million d’hectares de l’Anatolie, nom officiel du Kurdistan turc, mais en ce cas, les riverains syriens et irakiens de l’aval boiront des clous.
Les écologistes, nettement moins cons que d’autres, ont organisé en 2011, à partir d’avril, une marche géante dont personne n’a entendu parler ici. Dommage. Les gueulards, venus de toutes les régions de Turquie, avaient décidé de rejoindre Ankara depuis l’Anatolie. Pacifiquement, mais accompagnés d’un propos qu’on qualifiera de limpide : « Au cours des dix dernières années, l’industrie de l’énergie s’est emparée de toutes nos rivières et de tous nos fleuves. Des milliers de barrages et d’usines hydro-électriques ont été construits. Nos montagnes ont été achetées par des entreprises minières. Nos vies ont été mises en danger par des centrales nucléaires. Et personne n’écoute nos voix (1) ».
Il va de soi que les marcheurs n’ont jamais pu entrer dans Ankara. Les flics de l’AKP ont barré les routes d’accès, et balancé sur la foule des lacrymos. Oui, cela ressemble furieusement à la place Taksim. Il est temps d’admettre que les écologistes n’ont plus des plumes dans le cul et un sourire niais aux lèvres. Partout dans le Sud, la grande bagarre sociale s’appuie sur des luttes de terrain dont le centre est la nature et l’équilibre des écosystèmes.
Le Coréen Choi Yul se bat depuis quarante ans contre l’État, les militaires et la destruction du pays par l’industrialisation. Après avoir passé six ans en taule, après 1975, il crée en 1982 une association écologiste, KPRI, et plus tard la Fédération coréenne des mouvements écologistes (KFEM), adhérente des Amis de la Terre. Il vient de se prendre à nouveau un an de cabane pour avoir protesté contre le saccage de quatre rivières.
Idem en Colombie, où l’écologiste Miguel Ángel Pabón Pabón, fondateur du Mouvement social pour la défense de Rio-Sogamoso, est porté disparu depuis sept mois. Ce couillon aidait des pêcheurs et des paysans expulsés pour laisser place à un barrage. Au Nigeria, Odey Oyama, directeur du Rainforest Resource Development Centre (RRDC), est obligé de se planquer pour échapper à des tueurs. Son grand tort est de soutenir des paysans lourdés de leurs terres pour faire plaisir à Wilmar, l’une des plus grandes transnationales de l’huile de palme, qui veut planter partout ses arbres industriels.
En Chine enfin, mais la liste est interminable, les activistes se comptent par milliers et les batailles par centaines. Le journaliste Deng Fei avait réalisé en 2009 une « carte des cancers », superposable à celle des installations industrielles les plus pourries. Il vient de recevoir des milliers de photos d’internautes chinois, qui montrent l’état réel des rivières.
L’écologie, sport de riches devenu sport de combat.
(1) Today’s Zaman, 29 mai 2011