Archives de catégorie : Mouvement écologiste

Un auditeur mécontent de moi (sur le Loup)

Comme je vous cache tout, je ne vous ai pas dit que je passais hier vendredi sur France Culture, dans l’émission Le magazine de la rédaction (ici). Sujet du soir : le Loup. J’ai dit ce que j’avais à dire, et ce matin, M.Plumelle m’adresse sur Planète sans visa le courrier qui suit. Ma foi. Il a bien le droit de penser ce qu’il pense. Mais j’ai moi aussi le droit de lui répondre. Non sur le fond, car sur le fond, que dire ? M. Plumelle aime randonner et voir, chemin faisant, des chamois. Mais pas de loups, présents sur notre territoire pendant des centaines de milliers d’années. En somme, M. Plumelle est un écologiste, mais un écologiste à la carte. Je prends, je laisse, je décide.

Mais comme je n’entends pas répondre au fond – les 1400 articles de Planète sans visa sont là pour cela -, passons donc à la forme. Il est plaisant de constater combien il est facile de fabuler. Je mets au défi M. Plumelle de prouver, par mes propos d’hier, que je défends « une montagne pure et originelle où il n’y aurait plus que des animaux sauvages, débarrassée de toutes présences humaines ». La vérité est, plus prosaïquement, qu’il m’attribue des pensées imbéciles pour mieux pouvoir me critiquer. Le procédé est connu depuis au moins l’Antiquité. Mais il a sûrement existé avant. Voilà pour le premier point.

Le deuxième point : le Loup n’a jamais, JAMAIS été réintroduit. Il est revenu naturellement, depuis les monts Apennins d’Italie. Mais le fabliau de la réintroduction continue sa route, car il est censé prouver que des écologistes « extrémistes » ont créé une situation impossible.

Le troisième point : parce que j’ai écrit un livre sur l’industrie de la viande, et que je ne l’ai pas dit, je serais malhonnête ? J’espère vivement avoir mal compris, car franchement, et dans ce cas, faut-il encore en rire ?

Quoi qu’il en soit, et pour sûr, je défends et défendrai la présence du Loup en France, où il est chez lui. Bienvenue chez toi, Grand Méchant Loup !

                                                     LE COURRIER DE MONSIEUR PLUMELLE

Plumelle Claude |

Bonjour,

J’ai écouté hier vendredi 24 mai l’émission de France Culture “loup es tu là” et j’ai été abasourdi par vos propos. Décidément il y a des ayatollahs partout.

Pour que mon message soit clair je ne suis ni éleveur, ni boucher … j’ai seulement été Professeur des Universités en Science et Technique et plus sérieusement grimpeur puis randonneur dans les Alpes depuis 40 ans. Et je pense être aussi écologiste que vous.

A vous écouter il faudrait revenir à une montagne pure et originelle où il n’y aurait plus que des animaux sauvages, débarrassée de toutes présences humaines. Au départ j’étais favorable à la réintroduction du loup si comme on nous l’avait dit le loup allait assurer l’équilibre biologique du milieu montagnard en mangeant les vieux chevreuils et les chamois malades; mais l’animal est remarquablement intelligent, il préfère aller au plus facile et croquer les agneaux. Et malheureusement ce sont 6000 bêtes tuées, un coût de 35 000€ par loup, en période de crise c’est un peu cher pour complaire à quelques écologistes extrémistes. Il faudrait donc être réaliste et revenir à un nombre de loups réduit.

Pour être honnête il aurait été correct que vous disiez que vous militez contre l’industrie de la viande, ce qui est tout à fait recevable. Et vous avez été violent envers les éleveurs en disant que de toute façon ils étaient “foutus”, le mouton de Nouvelle Zélande étant au moins 2 fois moins cher. Cher Monsieur, vous pouvez à ce compte là trouver pour chaque produit fabriqué en France quelque part dans le monde un coût beaucoup moins cher, par exemple vous pouvez acheter des tee shirts fabriqués au Bangladesh pour quelques euros. Alors délocalisons tout!
Je pense qu’il y a des combats écologiques plus importants, l’emploi massif de pesticides, les OGM, les élevages industriels (de moutons aussi?)comme en Bretagne qui polluent rivières et mers malgré les centaines de millions d’euros dépensés pour dépolluer et je crois que sur ces sujets on sera d’accord. Mais ne vous trompez pas de combat, personnellement je préfère le berger au loup espèce protégée), désolé!
Je retourne dès fin juin randonner en Ubaye, pour profiter de la montagne, pour croiser les troupeaux, les chamois …et pour en profiter avant que la montagne soit vide, car contrairement à ce que vous disiez à la fin de l’émission c’est vous qui gagnerez, l’époque est aux extrémismes.

Salut.

Comment le gouvernement s’assoit sur le ventre des abeilles

Publié dans Charlie Hebdo le 7 mai 2013

Les abeilles, assurent par la pollinisation le tiers de l’alimentation humaine, mais elles meurent par milliards. L’Europe fait un geste contre les pesticides qui les butent, et Charlie raconte les coulisses.

Résumons, car cette histoire en a bien besoin. La semaine passée, la Commission européenne a décidé de suspendre pendant deux ans l’usage de trois pesticides, ou plutôt de trois matières actives entrant dans leur composition : l’imidaclopride, la clothianidine et le thiaméthoxame. La grande folie, c’est qu’on sait depuis quinze ans que ces charmants personnages butent les abeilles par milliards. Ces abeilles qui garantissent, par la pollinisation, environ un tiers de l’alimentation humaine.

Résumons donc. En 1991, les chimistes du groupe Bayer touchent le gros lot. Leur nouvelle invention pour liquider les insectes dans les champs industriels de tournesol ou de maïs est dite systémique. En appliquant sur la semence le petit nouveau, on « protège » la plantule puis la totalité de la plante, via la sève. Le truc s’appelle imidaclopride et sera commercialisé sous le nom de Gaucho. De 1994 à 1997, les apiculteurs voient crever leurs abeilles par milliards, mais chut. L’hécatombe devient telle qu’en janvier 1999, Jean Glavany, ministre socialo de l’Agriculture, suspend l’utilisation du Gaucho pendant un an, sur le seul tournesol. Mais ce n’est qu’une gentille farce.

En janvier 2002, une main très inspirée, au ministère, donne un coup de tampon sur l’Autorisation de mise sur le marché (AMM) du Gaucho. Cette dernière est prolongée de dix ans, malgré la mort des abeilles. Alors arrive le petit juge Ripoll, saisi par une plainte d’un syndicat d’apiculteurs. Le voilà qui perquisitionne l’une des citadelles les mieux protégées du ministère de l’Agriculture, la Direction générale de l’alimentation (DGAL). Il tombe sur la directrice, Catherine Geslain-Lanéelle, qui l’envoie chier direct. Elle lui refuse communication des documents ayant permis l’Autorisation de mise sur le marché. Bien qu’ayant frôlé la garde-à-vue, la Catherine tient bon, et le juge repart la queue basse. Ripoll sera muté peu après à Papeete, là où le lagon est si bleu.

On ne peut raconter ici la suite, pourtant si éclairante, mais on va retrouver au coin de la rue Geslain-Lanéelle, ne quittez surtout pas. D’autres pesticides du même genre inondent le marché français : le Régent, le Cruiser (thiaméthoxame), le Poncho (clothianidine). Les abeilles disparaissent sans laisser de trace, car parties butiner, elles ne parviennent plus à retrouver leur ruche. Leur système nerveux est simplement anéanti. Et les apiculteurs suivent le mouvement : de 2004 à 2010, leur nombre a baissé de 40 % (chiffres officiels FranceAgriMer).

Mais revenons à Geslain-Lanéelle. Officiellement proche des socialos, elle devient en 2006 la directrice de l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa, selon son acronyme anglais). En 2010, on apprend – grâce à José Bové – que la nouvelle présidente du Conseil d’administration de l’Efsa, la Hongroise Diána Bánáti, bosse en loucedé pour un lobby industriel comprenant notamment Bayer et BASF, les propriétaires du Gaucho et du Regent. Or Geslain-Lanéelle s’en accommode si bien qu’elle défend le maintien de Bánáti à la tête du Conseil d’administration de l’Efsa jusqu’en mai 2012, date de sa démission.

Est-il possible que ces micmacs expliquent l’inertie française – et européenne – de ces quinze dernières années ? Notons en tout vas, avec une vive surprise, que l’agrochimie a mis le paquet pour tenter d’empêcher l’interdiction des trois pesticides par l’Europe. Dans un hallucinant rapport, Corporate Europe Observatory (CEO), spécialisé dans la surveillance des lobbies industriels, révèle la teneur de courriers adressés à la Commission européenne (1). Les lettres, dont certaines signées Bayer (le Gaucho), varient entre plan com’, dénigrement des études scientifiques, menaces de poursuite. Extrait impeccable d’une lettre de Bayer, le 12 juin 2012, adressée au commissaire européen (Santé et Consommation) John Dally : « Soyez bien assuré que pour notre entreprise, la santé des abeilles est notre priorité numéro 1 ». Dally, malheureux homme, a dû démissionner, lui aussi, en octobre 2012, à cause de son implication dans une affaire de corruption par l’industrie du tabac.

Et nous là-dedans, braves couillons que nous sommes ? Le 30 avril 2013, l’Institut national de veille sanitaire (InVS) rend public un rapport sur « l’imprégnation » aux pesticides des Français (2). Notre sang et notre urine sont farcis de résidus de PCB et de pesticides organophosphorés ou organochlorés, parfois plus que les Amerloques, que l’on croyait champions du monde. Rien sur les trois molécules suspendues pour deux ans : les études viendront plus tard, dans vingt ans, quand tout le monde aura Alzheimer.

(1) http://corporateeurope.org/publications/pesticides-against-pollinators

(2) http://www.invs.sante.fr/Publications-et-outils/Rapports-et-syntheses/Environnement-et-sante/2013/Exposition-de-la-population-francaise-aux-substances-chimiques-de-l-environnement-Tome-2-Polychlorobiphenyles-PCB-NDL-Pesticides

ENCADRÉ PARU LE MÊME JOUR

Tout bouge mais rien ne change (ritournelle)

Est-ce que cela va mieux ? Est-ce que les pesticides sont mieux surveillés en France depuis l’affaire du Gaucho (voir ci-dessus) ? Dans un livre paru en 2007 (1), l’essentiel avait été rapporté, à commencer par cette consanguinité totale entre l’industrie des pesticides et les services d’État qui donnent les précieuses Autorisations de mise sur le marché (AMM) de ces si bons produits chimiques.

Depuis, malgré la cosmétique –  industrie en vogue -, il se passe dans les arrière-cours des arrangements entre amis qui réchauffent le cœur. Le 27 août 2012, ainsi que le révèle l’association Générations futures (www.generations-futures.fr), Marc Mortureux écrit une bafouille à Patrick Dehaumont. Pour bien apprécier la saveur de ce qui suit, précisons que Mortureux est le patron de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), créée après la faillite opérationnelle et morale de deux autres agences d’État, l’Afssa et l’Afsset. Mortureux est chargé, comme indiqué, de notre sécurité. Quant à Dehaumont, il est aux manettes de la Direction générale de l’alimentation (DGAL), qui s’est lourdement illustrée dans la « gestion » des pesticides massacreurs d’abeilles.

Mortureux : « Par courrier du 7 octobre 2009, j’avais attiré l’attention de votre Direction sur les problèmes posés par le fait que les avis de l’Agence relatifs aux dossiers de produits phytopharmaceutique… » et bla-bla-bla. Ce que Mortureux veut dire, qu’il présente de manière diplomatique, c’est que la DGAL s’assoit avec volupté sur les mises en garde sanitaires. Malgré des avis détaillés de l’Anses qu’il dirige, l’administration française a autorisé la mise sur le marché de dizaines de pesticides inquiétants. Mortureux met en cause « le maintien sur le marché de produits pour lesquels avait été émis un avis défavorable ou un avis favorable avec restrictions ». En matière criminelle, aucun doute, il s’agirait d’un flag.

Tête du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, qui aimerait tant faire croire qu’il est en train de terrasser le monstre industriel avec ses petites mains à lui. Comme contraint, le ministre a finalement donné plus qu’un petit peu raison à Générations futures en commandant un audit dont les résultats doivent être connus entre le 7 et le 10 mai 2013. Problème de CM1 : s’il a fallu quinze ans pour s’en prendre au Gaucho, et compte tenu que Le Foll avance d’un millimètre par mois, combien faudra-il de millénaires pour se débarrasser des pesticides ?

(1) Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard)

La Légion d’honneur à la Marie-Monique Robin

Comme je ne souhaite pas créer un malentendu, évitable en outre, je dois préciser que je pense le plus grand mal de la Légion d’honneur. Quand j’y pense, c’est-à-dire presque jamais. Oui, c’est cela. Je m’en fous. Et quand je ne m’en fous pas, je déteste, en bloc. Il est pourtant possible que je me rende en juin à la remise de cette breloque à Marie-Monique Robin. Il est vrai que j’aime beaucoup l’auteure du Monde selon Monsanto et des Moissons du futur. En outre, elle m’y a invité.

Honnêtement, et malgré tout, je n’y serais pas allé  si l’affaire ne devait se passer à Notre-Dame-des-Landes, au beau milieu du périmètre choisi par Vinci et Ayrault pour y construire le damné aéroport que vous savez. Attention ! je n’ai pas encore dit que j’y allais. La vérité est que, si j’y vais, ce sera à cause du lieu. Car alors, cette Légion d’honneur refilée à Marie-Monique prendra un sens un poil différent. Un poil, et rien de plus, mais d’évidence, les 300 personnes attendues pour un énorme gueuleton ce jour-là, ces 300-là seront des adversaires décidés de cet abominable projet. J’ajoute, pour convaincre les sceptiques, que Marie-Monique a écrit ici : « Car ça n’a échappé à personne : honorée sur le contingent du Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie  pour mes « 28 ans de service », je pourrais être la tête de gondole idéale d’un gouvernement qui se manifeste davantage par son respect des logiques industrielles et financières, que par un quelconque volontarisme écologiste.

>Dans les grands domaines qui me tiennent particulièrement à cœur, je trouve l’inertie affichée par l’équipe de François Hollande proprement affligeante, alors que la campagne du nouveau locataire de l’Elysée avait promis d’amorcer la nécessaire « transition écologique ». L’agriculture ? Malgré un titre pompeux « Faire de l’agro-écologie une force pour la France », la conférence nationale du 18 décembre a été conclue par Stéphane le Foll sur une vague promesse qu’une « autre voie est possible pour l’agriculture française », sans que ne soit annoncée aucune mesure. Pourtant, j’en vois deux urgentes : soutenir la conversion biologique des agriculteurs qui sont prêts à franchir le pas et encourager le développement de l’agro-foresterie.

>L’économie ? Comme beaucoup de Français(e)s, je n’ai pas digéré le Pacte de compétitivité et les vingt milliards accordés aux (grandes) entreprises, alors qu’aucune réflexion sérieuse n’a (encore) été menée sur les centaines de milliers d’emplois que pourraient générer le développement de l’agriculture biologique et du commerce de proximité, la réhabilitation du bâtiment, ou la multiplication des sources d’énergies renouvelables et locales. L’énergie ?

>Je n’ai pas oublié les déclarations de Delphine Batho, la ministre de l’Écologie et de l’Énergie, qui, lors de l’Université d’été du MEDEF (le 30 août) a déclaré : « La France a durablement besoin du nucléaire pour satisfaire ses besoins énergétiques, maintenir la compétitivité de ses entreprises et soutenir ses exportations ». Ce même jour, elle affirmait, à l’unisson du gouvernement  que l’aéroport de Notre Dame des Landes était « une infrastructure dont nous avons besoin ». J’ai publiquement dit sur ce Blog et lors de la cinquantaine de projections publiques de mon film Les moissons du futur, auxquelles j’ai participé au cours des trois derniers mois, que le projet d’extension de l’aéroport de Nantes constituait un non sens environnemental et économique, et incarnait un anachronisme à l’heure des pics pétroliers et gaziers et des grands bouleversements que nous imposera inéluctablement la crise du climat ».

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Je respire : Marie-Monique ne met ni ne mettra son drapeau dans sa poche. Et me voilà bien embarrassé, car étant invité, il va me falloir décider. En attendant, si vous êtes dans le coin le 8 juin, vous pouvez toujours venir, je serais très étonné qu’on vous chasse à coups de pied. Un éventuel bus se prépare en région parisienne, pour le cas où cela en intéresserait certains. Pour l’instant, 16 personnes sont sûres de le prendre, ce qui laisse encore une vingtaine de places. Je viens d’avoir Marie-Monique au téléphone, et vous pouvez vous inscrire auprès d’elle en laissant un message sur son blog, au bas de l’article suivant : http://www.arte.tv/sites/fr/robin/2013/05/01/sacree-legion-suite-rendez-vous-le-8-juin-a-notre-dame-des-landes/

Sur ce, à bientôt.

L’affaire des irradiés de Brest

Publié dans Charlie Hebdo le 10 avril 2013

Pendant un quart de siècle, l’armée a fait bosser des prolos de l’Arsenal de Brest sur des têtes nucléaires destinées aux sous-marins. Sans la moindre protection. Résultat : un début d’épidémie de cancers et de leucémies.

Brest, 2 avril 2013. Francis Talec, formidable lutteur social, raconte. Cet ancien ouvrier de l’Arsenal, aujourd’hui à la retraite, dénonce un invraisemblable scandale. Seul au début, aidé peu à peu par des vieux prolos de son syndicat, la CGT, il a reconstitué l’histoire des irradiés de Brest. C’est à chialer, mais c’est finalement simple.

Le beau pays de France entretient à l’Île Longue, près de Brest, une base de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Lesquels peuvent envoyer une prune nucléaire à 9 000 km de distance. Depuis n’importe quelle mer. Mais avant cela, il faut bien régler divers problèmes techniques. Entre 1972 et 1996, environ 130 ouvriers hautement spécialisés se sont succédé sur les têtes nucléaires, travaillant au contact rapproché des missiles avant leur embarquement. Des civils de l’Arsenal, dûment habilités par les flics de la Marine. Mais des civils.

Or pendant près de 25 ans, ces types ont travaillé sans la moindre protection. Rien. Ils arrivaient le matin, pouvaient en cas de pause se reposer en appuyant le coude sur l’engin nucléaire, sifflotaient, vissaient à l’abri de leurs seules vestes de travail. Le dogme des ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), c’est qu’il n’y avait aucune radiation. Les prolos l’ont cru. On ne doit jamais faire confiance à pareil patron. En août 1996, branle-bas de combat, car un employé du CEA a laissé traîner un film dosimétrique, qui révèle le désastre. L’armée impose en décembre de la même année le port de dosimètres individuels. Mais c’est trop tard. La CGT réclame alors une commission d’enquête, qui ne sera jamais réunie. Et le silence recouvre tout. Jusqu’au début des années 2000.

À partir de cette date, Francis Talec écoute, rassemble des infos, pose des questions. Le 29 janvier 2002, un pyrotechnicien de 51 ans meurt de leucémie, qui sera reconnue en maladie professionnelle. Suivent un appareilleur, des électriciens, un soudeur, des mécaniciens. Leucémies, cancers, cataracte. Les malades – et bientôt, les morts – ont souvent autour de la cinquantaine. Le bel âge pour souffrir.
La veuve du premier mort attaque, soutenue par le vieux lion Talec. Dans un mémoire destiné à obtenir la reconnaissance de la « faute inexcusable » de la Direction des constructions navales (DCN), l’employeur direct, elle note l’essentiel : « de 1971 à 1996, la DCN a caché la vérité à ses salariés, elle les a maintenus dans l’ignorance des risques d’irradiation par les  têtes nucléaires ».

Contre toute attente, elle gagne la partie. L’armée, dans une lettre du 24 juin 2004, reconnaît la « faute inexcusable », et banque, évidemment dans l’espoir de tout étouffer. La « faute inexcusable » est ce qu’il y a de plus grave, car le patron admet ainsi qu’il « avait ou aurait dû avoir conscience d’un danger et n’a pas pris les mesures nécessaires pour le prévenir ». C’est un aveu. Impossible de dresser ici une liste complète, mais dix cas de maladies graves sont d’ores et déjà documentés, et quatre d’entre eux ont entraîné la reconnaissance de la « faute inexcusable ». De nombreux éléments permettent de penser que bien d’autres ouvriers de l’Arsenal ont été, sont ou seront les victimes « collatérales » des missiles de l’Île Longue.

Talec et ses copains sont désormais fortement épaulés par l’Association Henri Pézerat (http://www.asso-henri-pezerat.org), du nom du toxicologue qui a révélé l’affaire de l’amiante en France. L’association est présidée par une autre combattante, la sociologue du travail Annie Thébaud-Mony, qui a refusé avec éclat, l’été dernier, la Légion d’Honneur que nos Excellences voulaient lui refiler.

Au-delà, cette saloperie ouvre une porte sur toutes les victimes de nos bombinettes depuis le début des années 60. On découvre pour la première fois que la bombe nucléaire a tué et tue tout près de chez nous, dans la bonne vieille métropole. Demain des révélations sur Valduc ? Dans ce centre ultrasecret non loin de Dijon, on fabrique depuis des dizaines d’années nos engins nucléaires. Combien de malades ? Combien de morts ?

PS : Je suis membre moi-même de l’association Henri-Pézerat (ici), qui soutient les victimes de la bombe, et je me suis rendu à ce titre à Brest, le 2 avril, pour une conférence de presse, en compagnie d’Annie Thébaud-Mony. Il n’est pas interdit d’adhérer. Il est même possible de soutenir.

La Chine, Hollande et Le Monde de Natalie Nougayrède

Un mot pour remercier tous ceux qui ont envoyé ici – ou sur ma boîte de courrier électronique personnelle – des commentaires. J’en ai été profondément touché, bien plus que je ne saurais l’exprimer. Je n’ai pour autant pas pris de décision concernant l’avenir de Planète sans visa. Ce n’est certes pas pour obtenir encore davantage de soutien. Je crois que j’en ai assez. Seulement, je réfléchis, ce qui prend du temps.

Je vous laisse ci-dessous un mot concernant la visite que François Hollande mène en Chine en compagnie de huit ministres et de patrons. Je ne saurais trouver meilleure illustration du sous-titre de Planète sans visa – « une autre façon de voir la même chose » – que cet événement, qui fait comme de juste délirer les commentateurs. Tous ne rêvent que d’une chose : fourguer massivement à la Chine tout ce que nos usines peuvent fabriquer d’un peu compliqué. Et coûteux. Ainsi, pensent-ils, la balance commerciale retrouvera des couleurs. Ainsi, imaginent ces benêts, le chômage arrêtera peut-être ses bonds ce cabris.

Je laisse de côté une critique pourtant nécessaire de ces folles perspectives, préférant vous dire deux mots de la Chine réelle. L’industrialisation de l’Occident, qui fut le plus grand désastre humain de tous les temps – les crimes de masse sont une autre affaire, quoique -, disposait d’un hinterland. Un immense arrière-pays appelé Amérique, appelé Afrique, appelé Océanie, et même, dans une moindre mesure, appelé Asie. Sans ces espaces, sans les ressources en apparence infinies de ces continents, croyez-vous sérieusement que nous aurions de rutilantes voitures et des vacances à la neige ?

Ce monde de la profusion n’existe plus. Et la Chine – ses 1 milliard et 400 millions d’habitants – s’est jetée il y a trente ans dans un remake qui ne peut que conduire au collapsus écologique global. Ses besoins en terres, en eau, en bois, en pétrole, en acier, en gaz, sont simplement démesurés. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Seul le charbon est présent massivement dans le sous-sol chinois, ainsi que les terres rares, enjeu stratégique il est vrai. Pour l’essentiel, la fantastique croissance chinoise en cours ne peut exister sans un siphonnage stupéfiant par son ampleur des ressources d’autres pays, conquis par la diplomatie, la corruption, la politique, souvent les trois.

Je crois que très peu de gens en France ont conscience que le « miracle » chinois sur lequel glosent politiques, journaleux galonnés et patrons signifie en réalité la destruction accélérée du monde. Je ne vous accablerai pas de chiffres, non. Ils existent, soyez-en certains, et ils sont implacables, inouïs par certains aspects, mais il me faudrait la moitié d’un livre pour les présenter comme il le faudrait.

La Chine signifie la destruction du monde, je me répète volontairement. Et il n’est pas indifférent que l’ancien Premier ministre de droite Raffarin – il accompagne Hollande en Chine -, tous ses amis de l’UMP bien sûr, le PS en totalité évidemment, ne voient dans la dictature postmaoïste que la possibilité de conclure des contrats. Même mon si notable ami Mélenchon a pour Pékin les yeux aveugles de Chimène (ici). Faut-il ajouter que Le Pen en ayant le moyen, elle ferait exactement ce que tente Hollande en ce moment ? Autrement dit, notre misérable classe politique, incapable de voir la Lettre volée, celle d’Edgar Poe, bien en évidence sur la table, est globalement d’accord pour profiter de l’infernale croissance chinoise, espérant en retirer quelques menus avantages.

Mais la Chine, amis lecteurs, et j’y reviens pour la troisième fois, détruit ce qui reste du monde à une vitesse sans précédent. Ce qu’elle réalise en quelques années, ni les Pionniers de la Frontière américaine, ni les soldats de Sa si Gracieuse Majesté en Inde, ni les colons français en Afrique n’auraient pu y prétendre. Ils en auraient eu la volonté, assurément, mais les moyens, non. Car le machinisme radical – pensez aux machines géantes à dessoucher les arbres les mieux plantés – a transformé les activités humaines en un pur et simple massacre de la vie. Si vous avez l’occasion de vous rendre au Cambodge, au Laos, en Sibérie, au Guyana, au Liberia, et dans quantité d’autres pays que j’ignore, vous verrez, avec un peu de curiosité, ce que la demande chinoise laisse de forêts jadis sublimes.

Les missi dominici chinois sont en Afrique, où ils pompent le pétrole du Soudan, du Gabon, de l’Angola, du Cameroun, du Nigeria, du Congo, en se foutant on ne peut davantage de la bombe climatique qu’ils contribuent si magnifiquement à amorcer. Ils accaparent partout où c’est possible des terres agricoles – elles sont trop rares chez eux – pour que leurs petits-bourgeois, qui découvrent la viande, puissent continuer à bouffer du bœuf. Ils s’emparent de même de millions d’hectares, peu à peu transformés en biocarburants destinés à leurs putains de bagnoles. La Chine n’est-elle pas devenue le plus grand marché automobile de la planète ? Le salon de Shanghai, qui a ouvert ses portes le 21 avril, n’a pas assez de place pour accueillir les constructeurs occidentaux, ces imbéciles accourus la langue pantelante. Citation du journal La Croix (ici) : « Le président du constructeur américain General Motors, Bob Socia, est encore plus optimiste. Selon lui, le marché automobile chinois, déjà le premier du monde, devrait peser entre 30 et 35 millions de véhicules par an en 2022. « La croissance dans ce pays est tout simplement sans précédent. C’est très compétitif et chacun veut sa part du gâteau, a-t-il déclaré ».

Or tout se paie, quand on parle d’écologie, car tout se tient de manière définitive. La moitié des fleuves – parmi eux le Fleuve jaune ! – ne parviennent plus à la mer une partie de l’année, pour cause de surexploitation. Commentaire du ministre des Ressources en eau, Wang Shucheng, en 2004 : « Là où il y a une rivière, elle est à sec; là où il y a de l’eau, elle est polluée ». L’air des villes est devenu si dangereux que les chiffres des enquêtes sont un secret d’État. De même que l’Atlas des cancers, qui montrerait sans doute avec trop de clarté comment des millions de citoyens sont destinés à la mort pour cause d’industrialisation. Ne parlons pas des pâturages, qui deviennent poussière. Ne parlons pas du désert, aux portes de Pékin. La Chine est une Apocalypse.

Je pensais tout à l’heure à un affreux éditorial du journal Le Monde, signé par la nouvelle directrice, Natalie Nougayrède. Vous le trouverez ci-dessous, et même s’il est réservé aux abonnés, je prends sur moi ce modeste écart de conduite, car il le mérite. Sous le titre absurde Le XXIe siècle se joue en Asie – qui aurait imaginé en 1913 les totalitarismes, les guerres mondiales, la décolonisation, la bombe nucléaire ? -, madame Nougayrède joue les Pythies. C’est affreux à chaque ligne. Vous lirez par vous même. En tout cas, et alors qu’il est question de la Chine tout de même, pas un mot sur le cataclysme planétaire en cours, pourtant provoqué par la folie économique des bureaucrates au pouvoir. Cela n’existe pas. Dans l’univers de madame Nougayrède, la crise écologique n’existe pas. Et du même coup, son auguste quotidien se met au service du faux, cette vaste entreprise qui consiste à prétendre qu’il fait jour à minuit.

Preuve s’il en était besoin du destin du Monde : le 29 avril, dans quelques jours donc, les pages Planète du journal vont disparaître, comme avant elles, celle du New York Times (ici). Voici quelques lignes écrites par les journalistes de ce service : « À partir du lundi 29 avril, il n’y aura plus de pages quotidiennes Planète dans Le Monde. Cet espace dédié permettait, depuis 2008, de traiter des sujets majeurs – climat, transition énergétique, démographie, urbanisation, santé et environnement, alimentation, biodiversité, etc. – dont les déclinaisons régionales et nationales sont innombrables (…)  L’équipe de Planète (…) considère que la disparition de ces pages quotidiennes dédiées, qui constituaient un espace original par rapport à l’offre des autres médias, est en totale contradiction avec la volonté affirmée de vouloir faire un journal qui se distingue de sa concurrence ».

J’ajoute que cette disparition est cohérente avec l’aveuglement total, et légèrement pitoyable, des nombreuses oligarchies coalisées qui mènent notre société. Politiques, journalistes, économistes, patrons sont de la race de ceux qui menèrent les peuples au désastre en 1914 et en 1939. Ne rêvons pas, nous sommes dans ces mains-là.

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L’éditorial de Nathalie Nougayrède

Le XXIe siècle se joue en Asie

• Mis à jour le

En mars, le dernier char d’assaut américain a quitté l’Allemagne. Le premier était arrivé en 1944. Se clôt ainsi, comme l’a fait remarquer la revue Stars and Stripes de l’armée américaine, « tout un chapitre d’histoire ». Le 25 avril, François Hollande entame sa première visite en Chine, avec comme principal objectif, semble-t-il, une quête de réassurances économiques.

Quel rapport entre ces deux faits ? Le basculement d’une époque. La fin d’un monde, celui du XXe siècle et de ses ombres portées sur l’agencement des puissances. Se poursuit le reflux américain d’Europe, suite logique du « pivot » (réorientation) vers l’Asie-Pacifique voulu par le président Obama. Se poursuivent aussi les affres européennes, dans le lancinant sentiment de déclassement lié à la crise. Voilà que le président d’une France agitée de turbulences politiques et de débats sociétaux acharnés, au coeur d’une Europe saisie de doutes identitaires et monétaires, donne l’impression de solliciter quelque réconfort auprès d’une nouvelle direction chinoise dont les intentions, sur la scène mondiale, restent, à ce stade, assez énigmatiques.

La Chine a la particularité d’offrir depuis deux décennies le spectacle de transformations économiques d’une dimension et d’un rythme sans précédents dans l’histoire de l’humanité. Tout en s’en tenant, sur le plan politique, et avec une régularité de métronome, à un changement de casting à la tête de l’Etat et du parti tous les dix ans environ – pas plus. M. Hollande est à Pékin avec des préoccupations d’investissements et de commerce. Cela n’étonnera personne en ces temps où la quête des marchés et des capitaux chinois bat son plein. C’est à peine si la presse britannique, en l’occurrence le Financial Times, relève le « traitement tapis rouge » réservé par les dignitaires chinois au chef d’Etat français, alors que David Cameron se trouve mis à l’index par ce même régime pour avoir osé, en 2012, réserver bon accueil au dalaï-lama.

La Chine suit de très près les tourments des Européens, la fragilité de la monnaie unique et d’une Union au projet politique en panne. Elle suit tout aussi attentivement la façon dont pourrait se former un nouveau canevas transatlantique dédié au libre-échange. On veut parler, ici, du projet d’accord Etats-Unis – Union européenne sur la création d’un grand ensemble tarifaire et normatif, que le président Barack Obama a décidé de placer parmi ses priorités internationales sitôt réélu. Un projet annoncé lors de son discours sur l’état de l’Union, en février, et qui mériterait plus de débat public en Europe..

Ce grand ensemble de libre-échange regrouperait 50 % du PIB mondial, aiderait la croissance, et consoliderait Américains et Européens face au grand défi chinois du XXIe siècle. La logique est la suivante : si l’ensemble transatlantique ne s’organise pas mieux, la Chine ne finira-t-elle pas, un jour, par imposer ses normes en arguant de son poids de deuxième économie mondiale ?

M. Hollande, qui avance à pas de loup sur ce terrain comme sur d’autres, n’a pas placé la France en force motrice de ce projet. Sans, non plus, chercher à s’en démarquer ostensiblement.

Les états d’âme français bien connus s’agissant d' »exception culturelle » ou de questions agricoles, bref, la réticence à s’aligner sur les conceptions américaines, n’auront certainement pas échappé à Pékin. Le pouvoir chinois sait bien que, même si l’accord de libre-échange est négocié avec Washington par la Commission de Bruxelles, les sensibilités nationales figurent inévitablement au tableau.

En matière commerciale, plus le projet est ambitieux, plus le diable se niche dans les détails. Le risque d’un trop grand effacement français sur ce « front »-là est que la chancelière allemande, Angela Merkel, prenne les devants et fasse la pluie et le beau temps dans cette négociation, en ligne directe avec les Américains, qui aimeraient que les choses aboutissent au pas de charge : en deux ans. On imagine cependant les tiraillements outre-Rhin, où la viande américaine aux hormones n’est pas exactement populaire, et où s’impose surtout une réalité nouvelle : depuis 2012, le premier partenaire commercial de l’Allemagne est la Chine.

Les responsables chinois ont tiré un trait depuis belle lurette sur les terrifiantes chimères du maoïsme, mais ils entretiennent, s’agissant de la France, une nostalgie marquée pour les années 1960, quand de Gaulle se démarqua des Américains en reconnaissant la Chine populaire. Le Général qualifiait sans hésiter le régime de Pékin de « dictature », mais fixait du regard les horizons larges et l’histoire des nations – « la Chine de toujours », disait-il. La stratégie de la France et de l’Europe face au « pivot » est inexistante. Le regard plutôt tourné vers leur nombril, les Européens laissent les Etats-Unis déployer seuls un jeu compliqué, qui hésite entre engagement et endiguement, face à l’ascension chinoise.

On peut évaluer politiquement l’accord de libre-échange qu’ambitionne Barack Obama : une relance de la relation transatlantique un peu moribonde pendant son premier mandat, avec, comme pendant, la création d’un autre ensemble de libre-échange, « transpacifique », que le Japon vient de rejoindre. Un bloc euro-atlantico-asiatique face à la Chine ? Pas si simple. Washington a fait savoir que si la Chine acceptait d’entrer dans un système de règles communes, la porte lui serait ouverte.

L’enjeu est de trouver la manière dont la puissance chinoise pourra être insérée dans un ordre mondial en transition. Le commerce et la sécurité vont de pair. La France, pas plus que l’Europe, n’a les moyens d’être acteur stratégique de poids en Asie-Pacifique. Mais elle doit afficher un choix clair. Pour accroître les chances de renouer avec la croissance, pour afficher un ancrage dans un grand ensemble où, derrière les questions tarifaires, se forgeront rien de moins que l’architecture et les normes du monde de demain, la France de François Hollande doit s’engager de plain-pied. Elle doit soutenir avec détermination ce projet. Le voyage à Pékin est l’occasion à ne pas rater pour sortir des ambiguïtés. Le XXIe siècle se joue en Asie.

Natalie Nougayrède