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Le grand collisionneur et la banque (fabliau du dimanche)

Ici même, en septembre, j’ai vaillamment plaisanté autour d’une perspective certes convenue, mais qui reste intéressante : la fin du monde (lire ici). L’idée générale était la suivante : le grand show organisé par le laboratoire du Cern (Organisation européenne pour la recherche nucléaire, de son vrai nom) à la frontière franco-suisse faisait courir le risque infime – mais réel – de l’apparition d’un trou noir aspirant la terre dans sa totalité, nous compris bien entendu.

Les braves gens qui tiennent le manche là-bas et ailleurs se sont abondamment moqués de ceux qui prenaient cette affaire au sérieux. N’insistons pas. Ce qui est sûr, c’est que le Grand collisionneur de hadrons (LHC selon son acronyme anglais) est en panne. Et je découvre, un sourire niais aux lèvres, que personne ne sait pourquoi ni comment (lire ici). J’apprécie au plus haut point ce qui suit, tiré du journal Le Monde : « “Une chose est sûre : le LHC n’a pas été victime d’un trou noir”. Robert Aymar, directeur général du CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire de Genève, garde le sens de l’humour. Avant la mise en route de la machine, un groupe de citoyens et de chercheurs européens s’était ému du risque de formation, lors des collisions de particules, de mini-trous noirs susceptibles d’engloutir la Terre. Une crainte balayée par un comité d’experts internationaux ».

J’adore positivement et l’humour du monsieur – si fin – et celui du journaliste, que je crois hélas involontaire. Une « crainte balayée par un comité d’experts internationaux ». Un comité. Des experts. Internationaux. Le monde est assurément en de très bonnes mains. Demandez donc à ceux de la banque Lehman Brothers, créée en 1850, et qui avait résisté au tremblement de terre de 1929. Une telle banque ne pouvait simplement pas disparaître. Et pourtant si.

Deux nouvelles (une bonne, une mauvaise)

Je suis un brave garçon et je vais le montrer une nouvelle fois, sans me forcer. Voici une bonne nouvelle : les biocarburants sont enfin entrés (discrètement) dans le débat public. En tout cas, avant-hier dans Le Monde, Jean-Paul Besset et Yannick Jadot signaient ensemble une tribune (ici) sur l’état du Grenelle de l’environnement de l’automne passé. Déjà un an ! Jean-Paul est un ami de longue date, devenu « bras droit » de Nicolas Hulot. Et Yannick Jadot est l’ancien directeur des campagnes de Greenpeace en France. Tous deux briguent un poste de député européen, ce que je n’ai pas manqué de moquer ici même.

Passons. Dans une lettre ouverte adressée à Jean-Paul le 2 septembre (ici), je lui écrivais ceci : « Eh bien moi, Fabrice Nicolino ton ami, je te le demande : où sont les réformes ? Qu’avez-vous gagné à ces belles discussions de salon avec Borloo and co ? Et qu’avons-nous tous perdu, alors qu’il reste si peu de temps utile ? Je vais te dire une chose que je juge grave. Mais grave pour de vrai. J’ai honte de ce que vous n’avez pas fait. Oui, honte. Il y avait au moins un dossier où je vous attendais, où je vous espérais de toutes mes forces. C’est celui des biocarburants. Il était facile, il eût été facile de lancer l’Alliance pour la planète, Hulot et tous autres dans une bataille claire et publique, une dénonciation de ce crime contre les hommes, le climat, les forêts.

Il eût été facile de réclamer au moins, pour le moins, la fin des subventions publiques françaises à cette monstruosité. J’en aurais été fier pour notre famille écologiste ».

Revenons à la tribune du Monde. Je ne prétends pas être la cause de cette évolution, même je m’en contrefiche. Seul le résultat compte. C’est donc avec bonheur que je lis sous la plume de Jean-Paul et Yannick, très critique – enfin – sur le Grenelle et Sarkozy : « Manque de moyens ? La défiscalisation des agrocarburants, aberration écologique et sociale, coûtera près de 900 millions d’euros pour la seule année 2008 ! Les banques centrales occidentales ont dépensé en quelques jours plus de 400 milliards d’euros de fonds publics pour tenter de réparer les dérives du laisser-faire financier. Combien nous coûtera le laisser-faire environnemental ? ». À ma connaissance, c’est la première fois que des responsables écologistes contestent les insupportables cadeaux publics offerts à l’industrie criminelle des biocarburants. Jean-Paul, encore un effort ! Mais d’ores et déjà, merci. Ce n’est rien, mais c’est.

Voyez à quel point je suis rendu. Ce qui précède était ma bonne nouvelle du jour. La mauvaise est exécrable, mais elle est si drôle aussi que je vous livre pour commencer un tableau comme on a rarement vu (ici, en anglais). Nous sommes dans le cours de cette nuit en France, au moment même où je dormais. Aux États-Unis, en revanche, il était aux alentours de 22 heures le jeudi 25 septembre. À la Maison-Blanche, on semblait tout près d’un accord entre démocrates et républicains pour sortir 700 milliards d’argent public destinés à sauver ce qui reste là-bas de système financier et bancaire. Tout près. Bush, qui devait s’en tordre je ne sais trop quoi, avait accepté les conditions démocrates, le grand show devant les caméras approchait à vive allure. Y aurait-il eu des majorettes ? On ne le saura jamais.

Au dernier moment, un traître de comédie se glisse sur scène. Il s’appelle John A. Boehner, et dirige le groupe républicain au Congrès. Et, à la stupéfaction générale, il refuse d’engager son parti dans l’accord tant attendu. En libéral conséquent – idéologue à 100 % -, il refuse que l’État rachète des actifs véreux. Badaboum. Tous s’effondre dans la confusion, la colère et les cris. Plus d’accord. Dans le salon Roosevelt de la Maison-Blanche, un peu plus tard, se déroule une scène d’anthologie. Le Secrétaire au Trésor Henry M. Paulson Jr. – disons leur Christine Lagarde – se met à genoux, pour de vrai, aux pieds de Nancy Pelosi, speaker démocrate de la Chambre des représentants, un poste très élevé là-bas.

À genoux. Pourquoi ? Pour la supplier de ne pas aggraver les choses, et de ne pas accabler son parti à lui, les Républicains donc. Alors Pelosi aurait dit, selon des témoins, moquant la position inattendue de Paulson Jr. : « Je ne savais pas que vous étiez catholique ». Elle aurait aussitôt ajouté « ce n’est pas moi qui fais capoter l’accord, mais les Républicains ».

Pourquoi évoquer ici cette tragi-comédie ? Parce que, d’évidence, les responsables politiques d’Occident sont des incapables. Un Bush, un Sarkozy – son discours, hier, à Toulon ! – seraient excellents pour garder des boeufs ou chanter jusqu’à la fin de la nuit, accompagnés d’un karaoké. Je les vois même aisément mener un duo, l’un faisant des claquettes tandis que l’autre pousserait la chansonnette. Mais quant à diriger un pays en crise !

Je ne sais évidemment pas comment tourneront les choses. Il se pourrait désormais qu’elles aillent loin dans la désorganisation sociale, ce dont je ne me réjouirai jamais. Car à ce jeu terrible, les plus pauvres sont toujours ceux qu’on éreinte le plus. Quoi qu’il en soit, ces hommes au pouvoir sont dans le noir le plus total qui soit. Or la crise financière, grave, n’est rien à côté des conséquences désormais certaines de la crise écologique. Ces grands ignorants qui nous gouvernent n’ont et n’auront aucune idée pour nous éviter le gouffre.

C’est une pitié d’entendre un Sarkozy dire d’un côté que les (dérisoires) décisions du Grenelle seront appliquées – quand, en 2070 ? – et de l’autre vanter le fulgurant développement du nucléaire made in France, de la Libye à la Chine, en passant par l’Angleterre et l’Afrique du Sud. Voter pour des gens pareils – ou les autres, identiques – n’a plus aucun sens pour moi. Et je suis pourtant, je le dis et le répète au risque du radotage, un partisan définitif de la liberté. La liberté, oui. Mais la macabre pantomime, non.

Isto é o Brasil ! (Lula en plein délire)

Ce qui se joue au Brésil nous concerne tous, vous vous en doutez. Parce que ce pays est une immensité grande comme 16 fois la France. Parce qu’il est très riche, malgré l’atroce misère de tant des siens. Parce qu’il abrite la plus grande part de la forêt amazonienne, attaquée de toutes parts par le développement, nom policé de la destruction généralisée.

Or le Brésil est dirigé par une gauche proche, mutatis mutandis, des social-démocraties d’Europe. Lula, fondateur du Parti des travailleurs (ici, en portugais), a fait suivre à son mouvement, depuis qu’il a été élu en 2002, le même chemin que celui du parti socialiste français du temps de Mitterrand. Il prétendait changer le monde, mais c’est le monde qui l’aura plié à ses lois, jusqu’à la caricature.

Car Lula est une caricature, hélas. Quatre exemples l’illustrent aisément. Le premier concerne le nouveau plan de défense brésilien. On n’en connaît pas tous les détails, mais la France de Sarkozy a gagné au Brésil des marchés inespérés. Les trois grands corps de l’armée de Brasilia – la marine, l’aviation, l’armée de terre – « nous » achèteront des équipements pour un montant inconnu, mais qui pourrait dépasser les dix milliards d’euros. Un pays du Sud, inflexible avec ses paysans sans terre, s’apprête à engraisser nos industries de la mort. La France vendra à Lula, dans les prochaines années, des sous-marins, des hélicoptères, probablement des avions Rafale.

Deuxième exemple : les biocarburants. Je n’y reviens pas longuement, car j’en ai tant parlé que j’en ai la voix enrouée. Si vous voulez savoir jusqu’où s’abaisse Lula en ce domaine, je vous laisse une adresse, en français (ici). Les exportations de biocarburants tirés de la canne à sucre et du soja transgénique sont devenues au Brésil une cause nationale sacrée. On comprend que Lula soit dans le pur et simple déni quant aux conséquences écologiques et humaines de ce déferlement. Car à la vérité, moralement comme politiquement, sa position est indéfendable. Je vous ai parlé il y a très peu d’un rapport sans appel des Amis de la terre (ici, en anglais). Lula est un triste menteur.

Troisième exemple : le Brésil veut bâtir 60 centrales nucléaires au cours des cinquante prochaines années (ici). Le petit monsieur qui est là-bas ministre des Mines et de l’Énergie, Edson Lobao, l’a annoncé à la télévision au moment où il visitait le chantier de la centrale Angra III, lancée avant le nouveau plan énergétique géant. Menue question que je vous pose : où iront les montagnes de déchets nucléaires inévitablement produits ? Je suggère avec respect à M. Lobao l’Amazonie, qui est grande, qui est vide, qui ne sert à rien. Autre interrogation secondaire : est-il raisonnable de consacrer des centaines de milliards de dollars à cette belle aventure dans un pays incapable de réussir une véritable réforme agraire ? Incapable de sauver ce joyau amazonien qui appartient à tous les peuples de la terre et à leur avenir ?  Angra III, hors corruption, devrait coûter à elle seule 3,7 milliards de dollars.

Le dernier exemple concerne le pétrole, qu’il ne faudrait pas oublier. À la fin de 2007, le Brésil a annoncé la découverte de somptueux gisements au large de ses côtes, sous une couche de sel. Il est désormais possible que le Brésil devienne à terme un grand producteur, et l’Iran vient d’ailleurs de lui proposer d’entrer dans l’OPEP, qui réunit les principaux exportateurs.

Lula est donc comme ces lamentables politiciens que nous connaissons tous. Son rêve de bas étage consiste à changer le destin du pays qui l’a élu. De le faire entrer dans le club des cinq ou six pays les plus puissants de la planète. Et d’entrer du même coup dans les livres d’histoire. Sans se demander s’il y aura encore, à l’avenir, des livres d’histoire. Sans se demander s’il y aura encore une histoire.

Vous m’excuserez je l’espère, mais comme dirait l’autre, la bandaison, papa, ça n’se commande pas. Lula bande à l’idée de doter son pays de sous-marins nucléaires et d’avions de chasse. Lula est un con. Je sais qu’il s’agit d’une injure à chef de l’État, mais je ne sais pas quoi dire d’autre. Au passage, cette affreuse régression rappelle une évidence : l’écologie est une rupture mentale, un cadre neuf de la pensée, une culture différente, au sens fort de l’anthropologie. Un paradigme qui oblige à se séparer des peaux anciennes que nous aimions tant.

L’écologie, celle qui est la mienne, renvoie dos à dos les frères siamois de notre histoire politique. D’une part le capitalisme, ce système régnant d’un bout à l’autre de la planète, et qui l’épuise un peu plus chaque jour. D’autre part tous ces socialismes – stalinisme compris – qui ont prétendu le combattre sans jamais mettre en cause l’essentiel. C’est-à-dire l’économie, l’objet, la production matérielle sans autre but qu’elle-même et les profits qui l’accompagnent.

Quand vous entendrez parler tout à l’heure de Hollande, Royal, Buffet ou même Besancenot, pensez une seconde à Lula. Car ils appartiennent à la même famille.

Nesterenko, le savant qui savait (la vérité)

Hommage. L’homme qui est mort le 25 août 2008 était un savant courageux. On n’utilise plus beaucoup le mot savant, qui vient de sachant, qui désigne sans détour celui qui sait. Et c’est normal, car l’époque tourne le dos au véritable savoir. Oui, Vassili Borissovitch Nesterenko mérite cent fois qu’on s’incline devant sa dépouille.

Ce physicien nucléaire élevé dans l’Union soviétique stalinienne était né en 1934, dans un village ukrainien. Et au moment de l’infernale catastrophe de Tchernobyl, en 1986, il était aux premières loges. Les bureaucrates se bouchaient les oreilles, les bureaucrates n’osaient bouger un orteil, les bureaucrates refusaient d’envisager l’évacuation des centaines de milliers de personnes exposées aux radiations. Et lui, Nesterenko, qui avait compris l’essentiel dès la première minute, tentait l’impossible. Svetlana Alexievitch, cette femme qui a écrit La Supplication (Lattès), chef d’oeuvre sur Tchernobyl, décrit une scène d’anthologie qui se déroule trois jours après l’explosion. C’est Nesterenko qui parle : « Le 29 avril 1986, à 8 heures du matin, j’attendais déjà dans l’antichambre de Sliounkov [le premier secrétaire du Parti communiste de Biélorussie]. A 5 h 30 du soir, un célèbre poète biélorusse est sorti du bureau. Nous nous connaissions bien. Il me dit : “Avec le camarade Sliounkov, nous avons abordé les problèmes de la culture biélorusse”. J’ai explosé : “Mais bientôt il n’y aura plus personne pour développer cette culture. Il n’y aura plus de lecteurs pour vos livres, si nous n’évacuons pas d’urgence les habitants des environs de Tchernobyl. Si nous ne les sauvons pas !” ».

La suite est banale. Le KGB menace Nesterenko, qui perd son travail. En 1990, le physicien déchu crée avec le soutien d’un autre Juste, Andreï Sakharov, l’Institut Belrad, pour venir en aide aux enfants contaminés. 370 Centres locaux de contrôle radiologique seront lancés, qui formeront médecins, enseignants, infirmières à la radioprotection. La clé d’une vraie prévention consiste à traiter les aliments pour en diminuer la contamination et donc la dangerosité.

Je n’insiste pas davantage sur la carrière extraordinaire de Nesterenko et vous renvoie pour des précisions vers un communiqué (ici) et surtout un entretien passionnant (ici, en français par chance). La question posée est finalement simple : y a-t-il eu manipulation planétaire à propos des conséquences réelles de Tchernobyl ? Nesterenko le pensait, et quelques autres avec lui. Je crois de même. Les chiffres officiels s’appuient sur des données de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), dont le statut lui impose la promotion du nucléaire civil.

Et l’on sait que les suites sanitaires de Tchernobyl, comme le rappelait sans cesse Nesterenko, ont été évaluées à partir d’un précédent qui n’a rien à voir, celui des bombes de 1945 lancées sur Hiroshima et Nagasaki. Au Japon, les radiations ont été, pour l’essentiel, extérieures et homogènes. Le sol n’a pour ainsi dire pas été pollué. En Ukraine en revanche, l’explosion a libéré des quantités effarantes de matières nucléaires dont les éléments hétérogènes se désintègrent à des rythmes très variés. On pense que les sols du Belarus – la Biélorussie – ont pu absorber jusqu’à 70 % de la pollution nucléaire. Et les plantes alimentaires qui y poussent, par force, recyclent sans fin cette épouvante. Jusque dans le corps des êtres vivants, pour être plus clair.

Tel est l’incroyable drame, qui continue et continuera. Des êtres d’exception, comme Youri Ivanovitch Bandajevsky (ici) ou Nesterenko ont vu de leurs yeux les milliers de malades – demain, les millions ? – de Tchernobyl, dans le temps où se forgeait une vérité officielle sur la catastrophe. Si ces deux savants ont raison – et comment pourraient-ils avoir tort, compte-tenu de l’existence de milliers d’autopsies sans appel ? -, l’industrie nucléaire, puissance mondiale géante, ne pouvait pas reconnaître les faits. Les reconnaître, c’était condamner une technologie plus dangereuse qu’aucune autre. Il fallait. Il a donc fallu. Malgré Vassili Borissovitch Nesterenko.

Touché, coulé, escamoté (manoeuvre militaire)

Le 15 janvier 2004, à 12h25, Yves Gloaguen annonce sur le canal 2 de sa radio VHF : « Serge, viens vite, on chavire ! Fais vite, on chavire ! ». Yves est le patron du chalutier breton Bugaled Breizh, en pêche au large du cap Lizard, devant les côtes anglaises. Il parle à son copain Serge, le patron d’un autre chalutier, L’Éridan, qui n’est pas loin.

Quand L’Éridan arrive au secours, après avoir relevé précipitamment son chalut, il est trop tard. Le Bugaled a sombré, les cinq marins du bord sont morts. Commence une histoire folle, mais banale, très bien racontée dans un livre que j’ai lu, et que je vous recommande : Le Bugaled Breizh, par Laurent Richard et Sébastien Turay (First éditions). Je vous passe bien volontiers les innombrables détails. Tout, absolument tout indique qu’un événement singulier entre tous s’est produit. Le Bugaled n’a pas pu être la victime d’un accident de pêche. Les autorités amorcent en conséquence – et entre autres – un leurre, en l’occurrence un bateau philippin qui, peut-être, aurait harponné le Bugaled, etc.

Comme l’on sait, la vérité est ailleurs. Des manoeuvres militaires de l’Otan avaient lieu sur zone au même moment, qui impliquaient la présence de sous-marins nucléaires. Un croquignolet détail qui change tout le tableau de l’affaire. Dès le départ, toutes les techniques professionnelles de désinformation sont mises en oeuvre pour calmer les esprits surchauffés des familles. Pardonnez, je ne peux m’étendre. Au bout de cinq années, les juges d’instruction chargés du dossier viennent de provoquer un petit, tout petit séisme, admettant cette évidence pour qui connaît tant soit peu le dossier : le Bugaled a très probablement été entraîné sous l’eau à la suite d’une rencontre imprévue avec un sous-marin nucléaire (ici). Peut-être néerlandais. Peut-être britannique. Français, pourquoi pas ?

Dans tous les cas, l’armée française a grossièrement menti aux proches des victimes. Ce qui peut sembler étrange pour une institution au service du peuple et de la République. Oui, je me moque. En tout cas, je vous prie, retenez ce fait plutôt pénible : l’armée démocratique d’un pays démocratique peut raconter ce que bon lui semble pendant des années, se moquant ouvertement de devoirs pourtant élémentaires.

Est-ce nouveau ? Je vais vous surprendre : non. Le 14 mai 1987, le chalutier breton La Jonque cesse de donner de ses nouvelles. Cinq hommes à bord, comme pour Le Bugaled. La dernière fois qu’il en a donné, le bateau était au nord-ouest d’Ouessant, et la mer était belle. Le 17 mai, quand des avions militaires se lancent au secours des probables naufragés, il se passe un fait inouï : l’un d’eux, un Bréguet-Atlantic, repère un canot de sauvetage avec deux hommes à bord. Les hommes du Bréguet sont des spécialistes et connaissent évidemment la chanson par coeur : ayant survolé la mer à cent pieds – trente mètres – d’altitude, ils décrivent deux rescapés épuisés. Peuvent-ils se tromper à ce point ? Vous connaissez la réponse comme moi.

Et pourtant, une autre version sera finalement imposée de force. Les bandes magnétiques contenant les échanges entre le Bréguet et le centre de secours à terre sont étrangement effacées, et ne pourront servir à l’enquête. Quand je dis étrangement, je me rends bien compte que le mot n’est pas adapté aux circonstances. Quel responsable aurait l’idée d’effacer de la sorte une preuve judiciaire décisive ? Lorsque La Jonque sera finalement retrouvée sur des fonds sableux, le mystère sera encore plus complet. Car comment un chalutier peut-il crocher – accrocher – son filet dans du sable au point d’être entraîné à sa suite ?

Un dernier point sur ce drame pesant. Et ce radeau de survie ? Et ces deux hommes vus à 30 mètres de distance par de grands professionnels de la mer ? S’ils ont existé, que sont-ils devenus ? Je précise que des hypothèses infamantes ont circulé en Bretagne pendant des années. Oui, que sont devenus ces témoins potentiels et virtuels ? Beaucoup, quoi qu’il en soit, restent persuadés que La Jonque a croisé la route maritime d’un sous-marin nucléaire d’attaque. Pour son malheur.

Savez-vous ? Il existe en France un dogme d’une puissance telle que personne ne le questionne : notre armée ne saurait faire le mal, jamais. Nul ne l’évoque, mais il est présent dans toutes les têtes, et agit à l’insu même de ceux qui propagent le mensonge. Sauf lorsqu’un fait se passe sous les yeux du public, il est aussitôt nié. Et bientôt oublié. L’armée veut à tout prix faire croire que ses activités ne sont que bénéfiques. Mais comme il s’agit d’un mythe, il faut sans cesse bâtir des légendes et des balivernes pour lui permettre de perdurer. Ainsi, officiellement, rien ne saurait arriver dans les trois ports nucléaires que sont Toulon, Cherbourg et Brest.

N’est-ce pas un peu curieux ? Depuis des décennies, des sous-marins entrent et sortent, parfois au coeur d’une agglomération, sans qu’aucune fuite ou pollution ne soit signalée. On décharge, on révise, on répare sans gêne des réacteurs nucléaires dans la ville même – à Toulon par exemple -, mais sans jamais le moindre pépin. Sans produire le moindre effluent. Sans menacer la vie de qui que ce soit. Voilà ce que j’appellerais une bluette.

Ce système vient de loin, et il est peu probable qu’il change avant longtemps. Car il repose sur la place, exorbitante du droit commun ô combien, qu’a prise l’armée dans notre société. Cette terra incognita, habitée de centaines de milliers d’actifs ou de retraités, commande en fait des pans entiers du pays, sans qu’aucune critique ne soit seulement imaginée à son endroit. Elle règne, coopte ses responsables, organise « l’information » sur ses activités. Savez-vous qu’aucun journaliste ne peut suivre les activités de notre Grande Muette sans détenir une habilitation, accordée après enquête ? C’est donc l’armée qui choisit ceux qu’elle tolérera dans les conférences de presse, au cours des briefings, éventuellement sur le pont d’un porte-avions le temps d’une séance de propagande.

Je le gage, avec une grande tristesse : cette situation finira par une catastrophe. Je note au reste dans le livre écrit par Bruno Le Maire une phrase très éclairante. Le Maire, aujourd’hui député UMP, a été le directeur de cabinet de Dominique de Villepin lorsque celui-ci était Premier ministre, entre 2005 et 2007. Le Maire a livré un récit au jour le jour de son travail (Des hommes d’État, Grasset), et à la date du 17 janvier 2006, il rapporte un bout de discussion entre Sarkozy, Villepin et Debré (Jean-Louis). Cela vaut le détour : « La discussion tombe sur la proposition de plusieurs députés d’obliger les services secrets à rendre des comptes au Parlement. Nicolas Sarkozy, qui pianote sur son portable depuis plus de dix minutes, relève la tête. “C’est une très bonne idée. Au moins, on apprendra peut-être quelque chose sur ce qu’ils font. Parce que je ne sais pas, vous, Dominique, Jean-Louis, vous avez été ministres de l’Intérieur, on ne sait jamais trop ce qu’ils fabriquent, c’est un mystère”. Jean-Louis Debré hoche la tête : “Et c’est peut-être mieux comme ça, Nicolas” ».

Voilà. Notre démocratie. Nos armées. Notre nucléaire militaire. Une erreur est cachée dans ce tableau à trois faces. Saurez-vous la retrouver ?