La photo ci-dessous représente une usine, vous l’aurez peut-être deviné, car vous êtes malin. La photo date des années 70 et montre les riants locaux de la société Bayard, à Saint-Nicolas-d’Aliermont, en Seine Maritime. On y a fabriqué quantité de réveils-matins grâce à quoi des générations d’ouvriers dociles ont pu, en temps et en heure, aller se faire extraire la quantité de plus-value revenant de droit éternel à leurs patrons respectifs. Mais pourquoi donc chercher la petite bête ? Parce que.
Des réveils qui secouent les fainéants. Et aussi des cadrans de tableaux de bord pour les navions, qui en ont grand besoin. Surtout la nuit, quand tous les chats sont gris. D’où l’idée si ingénieuse des ingénieurs de rendre les aiguilles luminescentes. Reconnaissons-le, soyons sport pour une fois, des aiguilles invisibles dans le noir, on s’en fout.
Pour parvenir au triomphe, il faut passer un produit sur ces petites lames métalliques. Au pinceau, idéalement, ce qui permet de ne pas saloper le travail. Les femmes et les jeunes filles, dont les doigts de fée nous étonneront toujours, sont tout indiquées pour cette entreprise, et l’ont fait pendant des décennies. Imaginez de vastes ateliers et des théories de dames attablées sous le regard hautement bienveillant de contremaîtresses. Quel bonheur, la vie !
Ah, oui, ce produit luminescent. Eh bien, il faut ce qu’il faut, et deux éléments font merveilleusement l’affaire : le radium et le tritium. Radioactifs ? Oh, n’exagérons rien. Et puis, les ouvrières sont solides. Quoique. Certaines, trouvant le radium si joli, s’en mettent sur les dents, ce qui fait rire les amis dans le noir. Aux États-Unis, le royal crétin qui a mis au point les peintures luminescentes, Sabin von Sochocky, meurt en 1928, à quarante ans, d’un empoisonnement massif au radium. À cette date, nombre d’ouvrières de son usine sont déjà mortes, elles aussi. Conclusion plutôt logique : il faut faire attention au radium.
Mais chez Bayard, Normandie, les nouvelles circulent lentement. Et les ouvrières peignent et peindront. (ici). En 2002, après un nombre de morts que personne n’est en mesure de préciser, notre noble Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) intervient. L’usine est fermée depuis des lustres, mais le radium, ce pénible intrus, fait de la résistance. Tout le site est gravement pollué, pour une durée qui dépasse d’assez loin nos espérances de vie respectives. Mais les gosses y circulent sans problème, et tripotent tout ce qu’ils trouvent. Dont du radium.
L’Andra est une agence bureaucratique, pour le cas où vous n’auriez pas saisi le fond de ma pensée. Or, et bien que cela paraisse contradictoire, elle est aussi facétieuse. Il faut savoir rire pour oser lancer une campagne nationale destinée (ici) à informer sur les « objets radioactifs à usage familial ». Outre les montres de pépé, on parlera réveils, boussoles, cadrans d’avions et autres systèmes de visée nocturne, aiguilles au radium d’usage médical, etc. Attention les yeux ! Dans un guide pratique qui me fait glousser par avance, on mettra en garde contre les greniers et les vieilles malles.
Un mot sur les aiguilles au radium. Elles ont été massivement utilisées dans les hôpitaux pendant la première moitié du 20 ème siècle, et puis oubliées, quoi, c’est humain. Où ? Mais merde, comment savoir ? En avril 2008, on a retrouvé chez une dame de Marcilly-sur-Tille une « fontaine à radium » achetée la veille dans une brocante. Cela ressemble à une cafetière et servait à rendre l’eau radioactive, car au début du grand destin radioactif qu’est devenue notre vie à tous, on pensait que boire de l’eau radioactive était bon pour la santé.
N’insistons pas au-delà du raisonnable. Des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers de babioles contenant de la radioactivité se baladent partout. Rien ni personne ne les récupérera, pour l’essentiel. Car rien n’est possible. La mémoire humaine est un phénomène éminemment volatil, qui résiste mal chez les individus, et plus mal si c’est possible dans les sociétés. Imaginez l’expérience suivante : en 1708, il y a donc 300 ans, un type du Vexin – ou de Lille, ou de Romorantin – décide de cacher quelque chose. Où ? Je ne me souviens pas. Quoi ? On ne me l’a pas dit. Le fiston à qui la commission avait été faite s’est rompu le cou bêtement en rentrant de l’enterrement du papa. Du coup, on se sent bête.
Je n’ai pas choisi 300 ans tout à fait par hasard. En février 1996, un expert absolument expert, Jean Pronost, a donné un avis favorable à la fermeture du Centre de stockage de déchets nucléaires de La Hague (Manche). Pour 300 ans tout rond. À cette date, selon lui et ses amis de l’Andra, les frères humains qui après nous viendront ouvriront la bestiole et regarderont voir. Hum. 300 ans. Depuis 300 ans en France, combien de guerres, de massacres, de changements de régimes, de révolutions, de destructions d’archives ? 300 ans. Hum.
Les gens du nucléaire m’ont toujours paru dotés d’un sens aigu de l’avenir sur la terre.