Foldingue comme tout. Lannilis est une petite ville bretonne de 5 000 habitants, coincée entre deux abers, c’est-à-dire des rias. Qu’est-ce qu’une ria ? Bonne question. Un aber – donc une ria -, est cette partie de la vallée d’un fleuve que la mer recouvre à marée haute. C’est beau. Cela peut être très beau, comme l’est le Goyen entre Pont-Croix et Audierne, pour ceux qui connaissent.
Donc, Lannilis, au nord de Brest, tout près de ce furieux Atlantique que j’adore. Mais la zone entière, alentour, qu’on appelle le Léon, est sinistrée. Sur le plan écologique, qui commande tout, je radote. Avant, le Léon était pauvre, très pauvre. Une terre à paysans, s’échinant sur des parcelles toujours plus petites, à mesure que se succédaient les héritages. Si j’écris cela, c’est pour me faire bien voir. Pour montrer que je ne suis pas un nostalgique. Alors que je le suis.
Et puis vint Alexis Gourvennec. Un paysan pauvre, lui aussi, plein d’idées neuves, dont certaines ont tout révolutionné ici et là. En 1961, alors qu’il n’a que 25 ans, il lance la Société d’intérêt collectif agricole (Sica) du pays de Léon. Puis quantité d’autres choses. Il triomphe. La Sica devient une arme de guerre commerciale, qui permet aux petits paysans de se fédérer, et de ne plus brader leurs choux-fleurs et leurs artichauts.
Ce mouvement obtient de Paris, ce Paris gaulliste des années 60 – Edgard Pisani en tête -, quantité de crédits, qui seront utilisés pour des routes, un port en eau profonde, Roscoff, des lignes téléphoniques, etc. Le progrès, quoi. Côté légumes, idem. Engrais, tracteurs et pesticides à tout va transforment le Léon en ce que les journalistes appelèrent la « ceinture dorée » de la Bretagne. Un monde avait changé de base.
Et maintenant que le progrès a passé ? Eh bien, la région ne peut plus boire son eau, farcie par toutes les molécules chimiques épandues depuis cinquante ans. J’écris cela en pensant aux Chroniques martiennes, livre de science-fiction de Ray Bradbury. Car nous sommes dans la science-fiction, non ? Un pays soi-disant moderne qui ne peut plus boire son eau n’existe plus que dans les romans, non ?
Si. La suite le démontre aisément. En mai dernier, on découvre une extraordinaire pollution dans un forage en profondeur, à plus de 140 mètres, censé abreuver Lannilis à partir de 2010. Désormais, en effet, il faut aller chercher de l’eau là où les molécules ne sont pas – pas encore – arrivées. Tout est très bien détaillé sur le site de l’association S-EAU-S (ici). J’en profite pour signaler l’excellent travail critique de l’écologiste breton Gérard Borvon.
Revenons à la pollution du Lanveur, ce fameux forage. Au cours d’un simple contrôle de routine, on découvre 5,9 microgrammes par litre de métazachlore, un herbicide redoutable. Soit la bagatelle de 59 fois la dose légale admissible. Le maire porte plainte, la population s’affole, à juste titre. À l’heure où j’écris, le plus probable est qu’un foutu connard a jeté du poison dans ce qui devait servir à toute la communauté.
Mais les questions ne s’arrêtent pas là. Car pour l’heure, les besoins de Lannilis en eau dépendent à 60 % d’une usine de traitement située sur une rivière affreusement polluée, l’Aber-Wrac’h. L’usine de Kernillis joue à répétition un épisode de Mission Impossible : rendre buvable ce qui ne le sera plus jamais. Pour ne pas priver d’eau une zone de 80 000 habitants, la rivière jouit – est-ce bien le mot ? – de dérogations sans fin. Une loi européenne interdit en effet d’utiliser une eau qui contient plus de 50 mg de nitrates par litre d’eau, même pour la dénitrifier et la rendre « potable ». Après d’innombrables discussions de marchands de tapis, l’Aber-Wrac’h a obtenu un dernier (?) sursis. À la fin 2009, elle ne devra pas dépasser plus de 18 jours dans l’année la valeur maximale de 50 mg de nitrates par litre. Or elle l’a fait 200 fois en 2008 !
Résumons. Le captage en eau profonde, prévu en 2010, a été salopé par un salopard. Sera-t-il aux normes d’ici là ? Nul ne sait. Il faudrait sans aucun doute prévoir des mesures – sévères – de protection de la zone de captage. Bonjour l’ambiance. Et dans le cas où ce forage ne serait pas utilisable l’an prochain, Lannilis pourrait bien dépendre à 100 % de l’usine de Kernilis, qui pompe dans une rivière si dégueulasse qu’elle pourrait, au moins théoriquement, devoir fermer.
Voici une gracieuse boucle qui se referme sur le clac d’une mâchoire d’acier. Dernier point : faut-il incriminer Gourvennec, l’homme de la « modernisation » du Léon ? Là est toute la question, à laquelle je vous laisse réfléchir. Mais si vous en arriviez à cette conclusion, je vous conseillerais alors de penser aussi à Edgard Pisani. Oui, le vieux sage. Je ne me moque pas, je le jure. Pisani a pris les armes contre les fascistes allemands, ce qui ne peut s’oublier. Aujourd’hui qu’il a 91 ans, plus personne n’ose dire le moindre mal de lui. Il est celui qui a tout vu et tout compris avant le reste du monde.
Ce pourrait être vrai, mais c’est faux. Nul davantage que lui n’a voulu cette Bretagne folle de ses élevages concentrationnaires, de ses lisiers et de ses eaux innommables. D’ailleurs non, il n’a rien voulu. Mais il a fait, Dieu sait. Avec l’aide d’une armée de technocrates, d’ingénieurs, et de Gourvennec. Et maintenant que sonne l’heure des bilans, tiens donc, il n’y a plus personne pour assumer quelque responsabilité que ce soit. Je rappelle que Pisani est devenu sur le tard socialiste. Je rappelle que Cresson, Rocard, Nallet, tous socialistes ci-devant ministres de l’Agriculture, pensaient comme Pisani, et firent de même. Je rappelle que je n’aime pas ces gens. Je rappelle que leurs clones sont au pouvoir, qui lancent sans que nul ne se lève les nanotechnologies et les biocarburants. Je rappelle que j’en ai marre.