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Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 4

Ce qui suit est la quatrième partie de cette longue enquête sur les digues du Bangladesh, parue en 1992. Elle achève l’article principal, mais ne termine pas la série. Car il manque la pièce ultime, qui donne toute sa signification à l’ensemble. En 1992, j’ai en effet pu interroger un hydrologue de réputation mondiale, le Grenoblois Gaston Dumas. Et il m’a tout raconté de l’intérieur. Vous jugerez comme vous le voulez, mais son entretien ne méritait pas de finir dans un placard. J’essaierai de vous le recopier pour demain, jeudi au plus tard. En attendant, suite et fin de l’article principal. Courage, c’est bientôt fini.

Tout le problème est là. Les rivières du Bangladesh ont des lits mobiles, sans cesse mouvants. En 200 ans, par exemple, l’embouchure du Gange a bougé de 250 km. « Nous avons construit un hôpital dans le nord du pays, se souvient Bernard Kervyn. Il était à l’époque à 12 km du fleuve. Il est aujourd’hui à quelques centaines de mètres… ». Nul ne sait, nul ne peut savoir comment se comporteraient des fleuves ainsi corsetés.

Cela n’entame pas l’optimisme de Joël Maurice. « On sait traiter ces problèmes, assure-t-il, par la similitude, comme on dit dans notre jargon d’ingénieurs. Techniquement, le seul problème est celui des épis de béton qu’il faudra placer à des intervalles réguliers. Mais c’est à la portée des ingénieurs. Il faut investir, c’est tout. »

Gaston Dumas, un hydrologue réputé, porte un regard sans aménité sur l’étude française de préfaisabilité. « Le texte, dans sa partie hydrologique, amène à se poser de graves questions. Son niveau général est proche de la compilation des livres de vulgarisation trouvés en librairie à Dhaka. Aucune référence n’est faite aux grandes études du passé, notamment celles de Sogreah-Italconsult, Nedeco ou Ieco, ce qui est incompréhensible. J’ai constaté en de nombreux endroits des débits soit erronés soit surévalués, parfois de 30 % pour les grands cours d’eau. Ces données sont incompatibles avec les lois élémentaires de l’hydraulique. Sur certaines sections de fleuves, on remarque la disparition inexplicable de débits de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers de mètres cubes, soit une valeur supérieure à la totalité des cours d’eau français en crues simultanées. C’est tout simplement incroyable. Jusqu’aux règles élémentaires de la morphologie du lit des cours d’eau, qui semblent parfaitement ignorées ».

L’étude française a-t-elle seulement été bâclée ? Seule une commission d’enquête indépendante permettrait d’y voir clair. Le témoignage accablant de Gaston Dumas, dont on lira plus loin le détail (voir « L’Affaire Dumas ») est d’ores et déjà un début de réponse. « Les ingénieurs ? s’indigne Bernard Kervyn. Ils ne font que passer et coûtent cinquante mille francs par mois dans un pays où une famille de huit personnes se débrouille, dans le même temps, avec cent francs. Les Français de l’ambassade, de leur côté, ne sortent pas de leurs bureaux et ne connaissent rien du Bangladesh, c’est une horreur ! J’aurais aimé que Jacques Attali, avant de s’agiter à la télévision, vienne ici non pas s’informer auprès des paysans – ne rêvons pas -, mais au moins discuter avec les Hollandais et les Danois qui travaillent sérieusement sur ces questions depuis des années ».

Post-scriptum : Au somment de l’Arche à Paris, en juillet 1989, les sept pays les plus riches de la planète décidèrent de confier à la Banque Mondiale la coordination de l’aide au Bangladesh. Au cours d’une réunion à Londres, en décembre de la même année, cette dernière décida le lancement d’un plan d’études et de projets pilotes régionaux sur cinq ans, pour un montant total de 146 millions de dollars. C’est un compromis entre les positions japonaise, américaine et française, mais l’influence de l’étude de 1989 reste déterminante. À partir de ce moment, la France n’est néanmoins plus le seul maître à bord, et doit partager avec d’autres partenaires, dont l’Allemagne, le Danemark et les Pays-Bas, responsabilités et chantiers.

Pour autant, le projet d’endiguement global n’est nullement abandonné, et un lobby actif continue en France de le soutenir. « Début 1993, viendront les études d’avant-projets sommaires, déclare en mai 1991 Paul Granet, ancien ministre, alors président de la Compagnie nationale du Rhône (CNR). Puis les études d’exécution et la sélection des entreprises par appel d’offres, avant d’aborder concrètement la réalisation des ouvrages de protection. Mais rien ne permet de penser que la faisabilité du projet soit remise en question ».

ATTALI : UN HOMME PRESSÉ (Encadré)

Jacques Attali n’a pas beaucoup de temps. Politis, a téléphone ou faxé une vingtaine de fois à son secrétariat pour obtenir un entretien, et en a finalement obtenu deux. Le premier, le 17 septembre 1992, le second le 30. Les deux ont été annulés à la dernière minute, sans explication. Nous ne pouvons que vivement le regretter. Jacques Attali exerce désormais sa vive intelligence dans le cadre de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) et réserve ses fulgurantes idées aux citoyens de l’Est européen. Le Bangladesh est loin. (À SUIVRE)

Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 3

Je sens le poids des vacances de Pâques chez certains de vous. Ainsi soit-il. Je savais que parler du Bangladesh, du Bangladesh de 1988, semblerait moins intéressant que d’autres sujets en apparence plus proches. Mais ce long texte écrit en 1992, et dont c’est le troisième épisode, rend compte d’un modèle. De l »archétype de la politique telle qu’elle se mène en France. De l’archétype des relations que notre Nord entretient avec le Sud. Je suis donc obligé d’insister. Je crois nécessaire que cette histoire sur les digues du Bangladesh ne tombe pas, pas encore, dans les oubliettes encombrées de l’histoire des hommes. Quoi qu’il en soit, le feuilleton n’est pas terminé. Il faut garder des forces pour la suite. Mais oui.

Dans la zone où intervient le SCI, 1 500 000 personnes sont installées, dans un peu moins de 1200 villages. Le plan français les concerne au plus haut point, car en cas d’endiguement généralisé, ils devront soit trouver d’autres terres – mais il n’y en a pas – soit mourir. Les digues feront fatalement monter le niveau des eaux au-desus de leurs terres actuelles. « Les gens qui vivent sur la Jamuna depuis des générations ont des droits, affirme Mujibul Huq Dulu. Nous nous opposerons à ce projet par tous les moyens. S’il le faut, nous briserons les digues. Nous sommes prêts à déclencher une guerre civile ».

Mujibul, malgré des visites répétées à l’ambassade de France à Dhaka, n’a jamais pu obtenir la moindre copie du plan français. Dans une requête auprès du tribunal international de l’eau, à Amsterdam, le SCI écrit que « la construction des digues entraînerait le départ forcé de plus de cinq millions de personnes qui vivent le long du fleuve ou sur ses îles ».

Cette indifférence pour le sort des pauvres était, paradoxalement, l’une des conditions du succès du plan français. Car les inondations ne sont pas perçues de la même manière selon qu’on vit à Dhaka, dans un bureau climatisé, ou sur un banc de sable toujours à la merci des flots. Le paysan a, du reste, deux mots pour nommer les inondations. Le premier, barsha, désigne les crues régulières et bienfaitrices de la saison humide ; le second, bonna, s’applique aux catastrophes qui dévastent de temps à autre le Bangladesh. « Pour le commun des mortels bangladais, estime Pierre-Alain Baud, bon connaisseur du pays, les crues représentent un phénomène naturel, heureusement régulier, touchant caque année et très normalement une bonne partie du pays, une pause dans le travail agricole quand le limon charrié de l’Himalaya fertilise la terre bangladaise, et l’occasion pour les familles de se réunir grâce aux bateaux qui traversent alors le pays dans tous les sens… ».

Plus que le limon encore, les algues apportées par les crues jouent un rôle irremplaçable d’engrais naturel. Capables de fixer l’azote atmosphérique, elles le restituent aux jeunes pousses de riz en se décomposant. Sans leur apport, les paysans seraient contraints d’utiliser d’énormes quantités de produits chimiques, dangereux pour l’écosystème. Mais ils n’en ont de toute façon pas les moyens.

Le plus éclairant bienfait des crues, c’est qu’elles permettent une véritable explosion du nombre de poissons. Les échanges d’eau entre le lit des fleuves et les zones inondées sont cruciaux pour la ponte des œufs et le nourrissage des jeunes. Dix millions de personnes, au Bangladesh, vivent directement de la pêche et pas moins de 80% des protéines animales de l’alimentation proviennent du poisson. Que se passera-t-il en cas d’endiguement ? On le sait d’autant mieux que des digues existent déjà dans certaines régions. Construits au cours des trente dernières années, leur utilité est fort contestée.

Des experts bangladeshis estiment par exemple qu’elles ont souvent aggravé les effets des crues, notamment en 1988. D’autres, réunis en 1989 à Dhaka par le Bangladesh Agricultural Research Council, ont noté une « réduction drastique » des prises de poisson et de la diversité des ressources piscicoles après la construction des digues. Le Bangladesh est en outre un pays féodal, où la masse des paysans s’oppose en permanence aux propriétaires terriens. « Quand une terre émerge, explique Bernard Kervyn, qui a passé près de neuf ans dans les villages bangladeshis pour « Frères des hommes », les paysans se précipitent, mettent quelques vaches et plantent. Au moment de la récolte, il n’est pas rare de voir débarquer les hommes de main des propriétaires terriens. Parfois de véritables  armadas de centaines de petits bateaux et de milliers d’hommes armés. Ils volent le gain et le bétail, brûlent les maisons. De cela, les experts ne parlent jamais. Quand, par extraordinaire, ils pénètrent dans un village, ils s’entretiennent avec celui qui parle anglais. Et c’est le propriétaire du coin ».

Le plan français apparaît donc comme une prise de position dans la guerre sociale qui déchire le Bangladesh. Si les paysans riches s’y déclarent à ce point favorables, c’est qu’ils sont les seuls à pouvoir irriguer de manière industrielle, les seuls à avoir besoin d’une protection permanente. À l’abri des digues, ils pourraient massivement utiliser des engrais chimiques, augmenter à la fois leurs rendements et leur richesse. À terme, ils détiendraient le seul pouvoir qu’ils n’aient pas encore, le pouvoir de l’eau. Les digues seraient en effet équipées d’un système de clapets et de vannes permettant une circulation contrôlée de l’eau. Il n’y a ni mystère ni suspense : derrière le robinet, on retrouverait le propriétaire ou ses mercenaires. « Ce système, estime Bernard Kervyn, ne peut qu’aviver les tensions sociales dans les villages bangladeshis ».

Au risque de la provocation, on peut se demander pourquoi la crue de 1988 a suscité une telle émotion. Cette crue était, pour la plupart des experts, de type centennal. Statistiquement, elle ne revient qu’une ou deux fois par siècle, et celle d’il y a quatre ans a été remarquablement surmontée par les paysans bangladeshis. Au printemps 1989, une équipe américaine menée par un professeur de Harvard, Peter Rogers, remit à l’Agence américaine pour le développement international (USAID) une étude aux conclusions radicalement différentes. Les Américains n’étaient pas, il est vrai, ligotés par des impératifs commerciaux.

Leur plan consiste, pour l’essentiel, à vivre avec les crues, jugées non seulement inévitables, mais largement bénéfiques. Il s’agirait d’instituer un réseau d’alerte efficace et de s’appuyer sur la population locale pour surélever maisons et bâtiments. Le dossier français est-il au moins techniquement irréprochable ? Loin s’en faut. « Comment domestiquer une rivière aussi large que le Pas-de-Calais, qui bouge de plusieurs centaines de mètres en une année, dévastant tout sur son passage ? » se demande le journaliste anglais Fred Pearce. (À SUIVRE)

Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 2

L’article ci-dessous est la suite de celui qui précède et ne peut se lire indépendamment. Pour aller plus vite qu’hier, disons que je recopie le texte d’une longue enquête sur le Bangladesh, paru en octobre 1992. Et retenez que cet épisode 2 n’est pas le dernier.

C’est le premier dérapage de cette affaire. Pour des raisons strictement politiques, aggravées par un calendrier serré, la France a fait confiance à des ingénieurs dont l’intérêt bien compris est de retenir les méthodes les plus lourdes et les plus coûteuses. Joël Maurice ne conteste pas la précipitation. « C’était clair, il fallait déboucher avant le Sommet de l’Arche, dit-il. Pendant près d’un an, j’étais une sorte de secrétaire général d’un groupe qui se réunissait tous les mois dans le bureau de Jacques Attali. L’étude, plus j’y pense, et plus je me dis qu’elle a été faite en un temps record. Début décembre 19988, nous découvrions le problème, et le 31 mai 1989, nous remettions l’étude de Dhaka aux Bangladeshis. Si l’on songe que l’ordre effectif a été donné en janvier et que l’étude proprement dite a débuté en février, on mesure notre rapidité. Tout a été payé par le gouvernement français, soit un don total de vingt-cinq millions de francs qui n’a d’ailleurs pas été totalement dépensé ».

La somme est néanmoins énorme pour une étude menée au pas de charge. Les ingénieurs se relaient sur place, le plus souvent sans connaître le pays et ses étonnantes particularités physiques. Henri Garros-Berthet, par exemple, chargé de la déterminante partie « Hydrologie » de l’étude, ne consacre qu’une seule visite sur le terrain et n’a pu observer le fleuve Jamuna qu’à l’étiage. « Nous avons travaillé là-bas trois mois environ, dit-il, de février à mi-mai, avec deux ingénieurs bangladeshis. Pour ma part, j’y ai passé environ un mois et demi, à collecter des documents et à faire mouliner des ordinateurs. Je n’ai pas, je dois le dire, de connaissance personnelle, du déroulement d’une crue ».

Le 31 mai 1989 – chose promise, chose due -, le FEC remet son étude. C’est une mallette bleue, lourde de dix kilos de documents. « Chaque société, admet Bernard Goguel, a eu la tentation de rajouter de la paperasse pour montrer qu’elle avait travaillé. C’est néanmoins une bonne étude, mais si nous avions eu un an et demi pour la réaliser, comme c’est la règle, elle aurait probablement coûté de 15 à 20 % moins cher. Et nous aurions évité des doublons , quelques duplications ou contradictions ».

Bonne étude ? Les ingénieurs proposent de bouleverser les conditions de vie du pays en endiguant massivement les trois fleuves du Bangladesh. Selon les variantes, de 3 300 à 4 000 km de digues d’une hauteur de 4,50 m à 7,40m seraient construites sur vingt ans, pour un coût de cinq à dix milliards de dollars. Dans ce pays sans pierre, il faudrait importer une grande partie des matériaux de construction, les engins de travaux publics et les ingénieurs. Dans ce pays sans terre, où la concentration atteint couramment plus d’un millier d’habitants au km2, 20 000 hectares seraient repris aux paysans et 180 000 personnes – c’est le chiffre des aménageurs, très sous-estimé – seraient expropriées.

L’étude française, payée rappelons-le sur fonds publics, n’est pas, malgré certaines apparences, une farce. Elle ne comporte pourtant aucune étude d’impact du gigantesque ouvrage. Rien. « Nous en étions à l’avant-projet, explique Joël Maurice. Et à ce stade, nous avions intégré l’environnement autant qu’on le pouvait ». Précisément, c’est dans le cadre de cet avant-projet que les experts auraient dû examiner les diverses solutions permettant de lutter contre les crues. Or seul l’endiguement a été étudié. « Nous n’avons pas travaillé sur d’autres possibilités, précise Joël Maurice, car ça nous paraissait une réponse appropriée au problème posé. Mais peut-être nous sommes-nous trompés ». Une modestie tardive, et qui ne répond pas à toutes les questions.

Le rapport français est ainsi muet sur une dimension essentielle du problème : la gestion régionale de l’eau. Le Bangladesh fait partie d’un bassin qui comprend  aussi une partie du territoire de l’Inde, du Népal, du Bhoutan et de la Chine (le Tibet). Maîtriser le cours de fleuves comme le Gange ou la Jamuna, dont la plus grande partie coule hors du Bangladesh, est impossible sans une coopération régionale. L’explication de cette aberration est simple. Il y a eu veto indien. New Delhi a fait savoir d’emblée à Jacques Attali qu’il n’était pas question pour l’Inde d’être associée à la lutte contre les crues de son voisin. Entre les deux pays, la guerre de l’eau depuis que l’Inde a construit le barrage de Farraka sur le Gange, à 17 kilomètres de la frontière. Le Bangladesh l’accuse régulièrement de détourner l’eau du fleuve à son unique profit.

Jacques Attali devait-il, dans ces conditions, donner le feu vert à une étude aussi lourde de conséquences ? « Politiquement, reconnaît Bernard Goguel, il n’était pas question d’aller chercher des solutions techniques hors du Bangladesh. Nous le savions, c’était la règle du jeu ». Autre question taboue : la corruption. En 1986, le très libéral The Economist décerna au Bangladesh le titre disputé de «  pays le plus corrompu du monde ». C’est un pays où tout s’achète, du moindre policier jusqu’au ministre. « Même les renseignements techniques se paient, renchérit Bernard Goguel. En moyenne, il faut compter, quel que soit l’objet d’une transaction, de 5 à 8 % de bakchich. En deux ans, le plus petit responsable a de quoi payer des études à ses enfants ». De 1981 à 1988, les dépenses militaires ont augmenté de 73 % en termes réels tandis que celles pour l’éducation baissaient de 15 %. « Il était clair, affirme Joël Maurice, que lorsque Jacques Attali a rencontré les autorités du Bangladesh, celles-ci ne demandaient pas un cachet d’aspirine, mais une protection structurelle ». On le comprend d’autant mieux que le dictateur d’alors, le général Ershad, voyait dans l’aide française l’occasion de fructueuses combines pour lui-même et ses fidèles.

Les élites urbaines, les rares industriels et les paysans riches du pays ont fait bloc derrière le dictateur. En partie pour les mêmes raisons, en partie pour assurer une protection durable de leurs biens. « Il existe au Bangladesh, dit Barry Dalal-Clayton, de l’Institut international pour l’environnement et le développement, un lobby, avec des soutiens politiques au plus haut niveau, en faveur de l’endiguement des principales rivières du pays ».

Quant au peuple misérable des campagnes, nul n’a songé à le consulter. Le Service civil international (SCI), une active ONG dirigée au Bangladesh par Mujibul Huq Dulu, a lancé eÀn 1987 un programme de développement en faveur des habitants de la Jamuna, la « rivière qui danse », comme l’appellent les paysans. Ceux-ci y vivent sur des chars, des bancs de sable et de limon, que la Jamuna remodèle sans cesse, obligeant les habitants à déménager. Les plus vieux hameaux n’ont pas vingt ans. (À SUIVRE)

Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte)

C’est le bon moment pour parler du Sud. Qui, selon vous, aura évoqué le sort des culs-terreux de là-bas au Sommet des 20 pays les plus riches, qui vient de s’achever à Londres ? Qui ? Je vous propose donc un saut dans le temps, auquel je songe depuis des mois. En 1992, j’ai réalisé pour Politis, dans son édition mensuelle, une très longue enquête dont – je prends ma respiration – je suis fier. Une enquête sur l’un des pays les plus pauvres du monde, le Bangladesh. J’ai beaucoup sué. J’ai énormément travaillé. Mais le résultat, près de vingt ans plus tard, tient encore debout sans béquilles. C’est ce texte que je vous donne à lire à partir de ce vendredi 3 avril 2009. Il sera en plusieurs parties, car il est long. Il sera en plusieurs parties, car il est long et que je le recopie lentement, à l’ancienne ou presque. Je ne dispose pas de fichier électronique, et repasse le texte d’origine sur le clavier de mon ordinateur. Quelques coquilles peuvent avoir été oubliées, que vous me pardonnerez.

Vous le verrez, il y a des surprises, dont les principales ne sont pas au début. Ce n’est pas voulu, c’est ainsi. Mais je me permets de vous le demander comme un service : en lisant ces lignes, pensez le plus souvent possible à Jacques Attali, qui pérore sur la scène publique chaque jour ou presque. Après avoir servi Mitterrand, il est devenu proche de Sarkozy et lui a remis un rapport fameux visant à « débloquer la croissance » en France. Ces jours-ci, il dit tout le mal, tout le bien, puis tout le mal et le bien qu’il faut penser du sommet des 20 pays les plus riches, qui vient de se tenir à Londres. L’important, c’est le micro, l’ego, l’image de Narcisse en sa toute beauté.

Ne croyez pas qu’Attali m’importe tant. On le dirait, mais non. Sa boursouflure est celle de notre temps pauvre en courage et en énergie. À d’autres époques, plus rares il est vrai, il n’aurait pas tenu dix secondes. Le public lui aurait jeté des tomates puis des pierres. Certes, je n’aime pas Attali, ses liens avec les marchands d’armes en Angola, sa capacité perpétuelle à être sur le devant de chaque photo. Sur son recto comme sur son verso. Je n’aime pas Attali, mais c’est ce monde, que je n’aime pas. Dans l’histoire atroce des digues du Bangladesh, que je vais commencer à vous raconter, un procès public aurait dû avoir lieu. J’en suis aussi sûr aujourd’hui que j’en étais certain en 1992. Mais tout a été oublié, comme de juste. Le texte qui suit a paru dans le numéro 6 du mensuel Politis, d’octobre 1992. Voici l’épisode numéro 1.

À LA FIN DU MOIS D’AOÛT 1988, L’EAU MONTE partout au Bangladesh. Beaucoup plus que d’habitude. À Dinajpur vers le 25, à Bogra le 28, à Dhaka, la capitale, le 31. C’est l’inondation du siècle, la pire de mémoire d’homme. Gonflés par les pluies de mousson, les trois grands fleuves du pays – le Gange, la Jamuna, la Meghna – et des dizaines d’autres rivières recouvrent plus de la moitié du pays pendant un mois. Trente millions de personnes sont sans abri, des villages disparaissent à jamais. Entre mille cinq cents et deux mille Bangladeshis meurent.

Pour la première fois à ce point, Dhaka a les pieds dans l’eau. Et Gulshan, le quartier des ambassades, comme les autres, ce qui ne va pas manquer d’avoir des conséquences. Les diplomates et la bourgeoisie locale n’en reviennent pas. Danièle Mitterrand, en visite sur place, est effarée par ce qu’elle voit. Rentrée à Paris, elle fait à son mari le récit de l’apocalypse.

Cela tombe bien. François Mitterrand met en effet la dernière main au discours qu’il doit prononcer à l’Assemblée nationale des Nations Unies le 29 septembre 1988. Il décroche son téléphone et demande à un de ses conseillers une note qu’il souhaite intégrer à son texte. À New-York, à la tribune, le président français se fait solennel : « Le développement passe par le lancement de grands projets d’intérêt mondial capables de mobiliser les énergies au service de telle ou telle région blessée par la nature ou la folie des hommes. L’exemple de la stabilisation des fleuves qui inondent le Bangladesh, à l’origine d’une impressionnante catastrophe, fournirait la juste matière d’un premier projet de ce genre. La France, pour sa part, est prête à y contribuer ».

C’est ainsi que naît le grand projet d’aide française au Bangladesh. Outre l’exceptionnelle crue de l’automne 1988, un autre événement va favoriser sa mise au point : le Bicentenaire de la Révolution française et le Sommet de l’Arche, qui doit réunir, du 14 au 16 juillet 1989, les pays les plus industrialisés. François Mitterrand est convaincu qu’il faut y annoncer une mesure spectaculaire, démontrant que le Nord, et singulièrement la France, n’a pas renoncé à aider le Sud. D’autant plus que les critiques se développent contre les fastes d’une fête d’où les pauvres de la planète seront exclus.

Jacques Attali sera l’homme clé ce de dossier. Le « sherpa » du Président ne faillit pas à sa réputation de rapidité. C’est, dit la légende dorée, en « une seconde » que l’idée de digues au Bangladesh naît dans le cerveau fertile d’Attali. Ce doit être, selon lui, « l’équivalent de Suez ou de Panama au XIXème siècle » (Le Monde du 22 mai 1990). D’ailleurs, insiste-t-il (Le Monde du 4 mai 1991), « notre monde a besoin de cathédrales à construire. Et si on n’a pas de rêves fous et réalisables, le monde va périr dans le quotidien et l’ennui ». Dès octobre 1988, il devient le messager personnel du Président auprès du Bangladesh et des institutions internationales, dont la Banque Mondiale et la Communauté européenne.

Le 1er décembre, il est à Dhaka avec des représentants de sociétés d’ingénierie françaises et quelques fonctionnaires. Joël Maurice, un ingénieur des Ponts venu du ministère de l’Équipement, assure le suivi administratif du dossier. Les bureaux d’études, de leur côté, commencent à rêver à haute voix. La perspective de grands travaux a en effet de quoi intéresser ces entreprises fragiles, perpétuellement à la recherche de marchés extérieurs.

L’ingénieur Bernard Goguel, responsable du Bureau Coyne et Bellier, se souvient parfaitement du climat de l’époque : « Au début décembre 1988, j’ai été approché par mon président, qui m’a dit : “Je reviens d’un voyage avec Attali, il y a un coup formidable à faire, il faut faire une proposition d’urgence”. On ne savait pas trop où on mettait les pieds, mais il fallait foncer. Il y avait une forte incitation du gouvernement à aller nous promener, nous les bureaux d’études, en Extrême-Orient. On pourrait résumer les choses ainsi : ce n’est plus l’Afrique qui compte, c’est l’Asie. Probablement n’y serions-nous pas allés de nous-mêmes. Mais j’ai senti qu’avec Attali et Maurice, on avait affaire à des gens en phase avec les échéances politiques. C’est très important, car une étude technique n’a de valeur que si elle est soutenue par des décisions politiques ».

Quelques jours après le retour de Jacques Attali à Paris, une première réunion de travail rassemble à Lyon cinq bureaux d’études français. « On a été étonnés de voir arriver le BCEOM (Bureau central d’équipement d’outre-mer), raconte Bernard Goguel, parce qu’ils n’avaient pas été du voyage au Bangladesh. C’est Joël Maurice qui les avait prévenus et conviés, ce qui n’a pas plu à tout le monde ». Ce qu’un autre participant, moins diplomatiquement, explique ainsi : « Le BCEOM n’a pas de vraes références en matière de crues, mais son capital appartient en partie à l’État, via le ministère de la Coopération et la Caisse centrale de coopération. Il était clair que le BCEOM était le poulain de l’État ».

En janvier 1989, le gouvernement français annonce qu’il paiera une coûteuse « étude de préfaisabilité pour le contrôle des inondations au Bangladesh ». Il choisit, pour le réaliser, les cinq bureaux de la réunion de Lyon : EDF-International, Coyne et Bellier, le BCEOM, la Compagnie générale du Rhône (CNR) et la Sogreah. Les sociétés françaises constituent alors le FEC (French Engineering Consortium). C’est pour elles une divine surprise, car elles savent que le client français est pressé et que l’étude, coûte que coûte, doit être remise fin mai. Le marché a été conclu sans appel d’offres, de gré à gré, et elles devinent sans peine que d’autres contrats suivront. Si la volonté politique se maintient, le Bangladesh deviendra un Eldorado.

L’éternel comique agricole (avec le concours de monsieur Henri Nallet)

Si les enjeux n’étaient notre avenir à tous, je dois avouer que je rigolerais comme un bossu. Pour être franc, je me gondole quand même, et tant pis. Aujourd’hui se tient au Futuroscope de Poitiers le 63 ème congrès de la FNSEA, le syndicat agricole dominant. Le lieu est excellent, car ce parc de loisirs, créé en 1986, n’aura survécu que grâce à de continuelles injections d’argent public. René Monory, ancien président du Sénat et potentat local, avait d’ailleurs obtenu une gare TGV en 2 000, de manière à doper la fréquentation.

Laquelle lambinait un peu : il aura fallu sept années de pertes payées par l’impôt avant que la situation se reprenne un peu, après 2006. Entre la première pierre, posée en 1984, et 2005, le Futuroscope aura englouti 240 millions d’euros d’argent public. Brillant, isn’t it ? C’est en tout cas dans ce lieu édénique que la FNSEA réunit un congrès que tout le monde présente comme explosif. Et, tiens, il y sera justement question de subventions. Qui touchera quoi ? Le reste n’est que littérature de gare.

Je résume. Il n’y a plus assez de sous à donner à tout le monde. Il faut choisir. Michel Barnier, ministre de l’Agriculture, veut redistribuer 20 % des aides agricoles à partir de 2010. En les enlevant aux céréaliers pour les donner aux éleveurs et à la filière bio. Les céréaliers – leur sens de l’humour est merveilleux – fabriquent des pancartes sur lesquelles on lit : « Barnier fumier ! », et affirment qu’ils perdront dans l’affaire entre 30 et 50 % de leur revenu. Au passage, que le chiffre soit exact ou pas, constatons une nouvelle fois de quelle manière sont payés les paysans en France. Sous la forme de chèques. Certifiés par l’État.

Je vais vous dire trois petites choses que vous risquez de ne pas lire ailleurs. Que se cache-t-il derrière ce « grand choc » entre éleveurs et céréaliers ? Une farce légèrement macabre. Car le plus grand débouché des céréales, en France, et de très loin, est l’alimentation animale. Vous pensez peut-être que les céréaliers, comme leurs agences de com’ le clament depuis des décennies, nourrissent le monde ? Ben non. Ils nourrissent les porcs industriels, les vaches et veaux génétiquement sélectionnés, les poulets concentrationnaires.

Les chiffres sortent rarement dans leur extrême clarté, et je vous conseille donc le survol d’un texte on ne peut plus officiel, le rapport Dormont (ici). En France, 70 % de la Surface agricole utile (SAU) est destinée à la nourriture du bétail. Je sais, c’est incroyable. Mais si on additionne les Surfaces toujours en herbe (STH), vouées au pâturage et celles  des céréales pour les animaux, on arrive bel et bien à 70 % des surfaces agricoles.

Si l’on y ajoute les surfaces vouées aux biocarburants, il faut se pincer pour continuer à croire à la beauté du monde. Car l’objectif de l’Europe, à l’horizon 2020, est toujours de remplacer 10 % des combustibles fossiles actuels par des carburants végétaux, lesquels ne poussent pas dans les cours de HLM. Une estimation prudente juge que la France, en ce cas, devra y consacrer 2,7 millions d’hectares, soit 18,5?% de ses terres cultivables (à ne pas confondre avec la SAU). À moins qu’on n’importe massivement d’Indonésie ou du Cameroun, via Vincent Bolloré, grand ami de Sarkozy et grand planteur de palmiers à huile ?

Pourquoi se faire mal à ce point ? Pourquoi vous infliger pareil traitement ? Parce que je ne peux pas faire autrement. L’agriculture française n’est pas seulement moribonde. Elle est folle, détestable, immorale, et ne pourra jamais être réformée en profondeur. Car les élites de gauche comme de droite sont d’accord sur le fond. Le saviez-vous ? Le grand « modernisateur » de l’agriculture n’est autre qu’Edgard Pisani, ministre de De Gaulle en 1965. Cette même année, en visite sur le terrain, il avait déclaré : « La Bretagne doit devenir l’usine à viande de la France ». Ne l’est-elle pas, pour la gloire éternelle des nitrates et des pesticides ? Et je ne vous parle pas de ce pauvre Henri Nallet, adhérent de la FNSEA dès les années 60 et chargé de mission du noble syndicat entre 1966 à 1970. Comme Pisani, devenu socialiste, Nallet est un homme de gauche. Après 1981, il est conseiller de Mitterrand pour les questions agricoles. En 1985, il sera ministre de l’Agriculture une première fois. En 1988, après la première cohabitation, il devient ministre de l’Agriculture une seconde fois.

Et ? Cet excellent homme n’a pas tout perdu en passant par la FNSEA. Le lobby, ma foi, il connaît. En 2 000, Jacques Servier, patron réputé d’extrême-droite des laboratoires pharmaceutiques Servier, le recrute comme homme-sandwich. Nallet accepte de s’y occuper de lobbying, notamment pour favoriser les Autorisations de mise sur le marché (AMM) des médicaments. C’est bien, d’utiliser le carnet d’adresses de la République pour un tel ouvrage, non ? C’est bien, de doubler, tripler ou sextupler ses retraites de député et de ministre, non ?

Mais ce n’est pas tout. Servier est un vrai dur, et quand Nallet se met à son service, il le sait, car tout a déjà été écrit (ici). Voici le début de l’article proposé, qui vient du Nouvel Observateur (25 mars 1999) : « Trois colonels de l’armée de terre, deux colonels de la DGSE, trois agents de la DST, un officier du bureau de renseignements de la marine, un général commandant le bureau de renseignements de l’armée de l’air, deux amiraux, trois capitaines de vaisseau, deux colonels et un lieutenant-colonel de l’armée de l’air, un colonel de gendarmerie, un contrôleur général de la police et enfin un simple garde républicain et l’épouse d’un amiral italien. Voilà une troupe bien singulière. Sa mission l’est encore plus. Tous ces retraités font du recrutement. Ils travaillent pour le numéro trois de la pharmacie en France, les laboratoires Servier, une réussite entrepreneuriale souvent citée en exemple, l’œuvre d’une figure du patronat, le docteur Jacques Servier. En langage maison, on appelle ces galonnés des ADG, “attachés de direction générale”, et leur travail, “des analyses de candidature”. En langage policier, on appellerait ça une enquête de proximité. Environnement familial, personnalité, moralité, fréquentations, les candidatures sont passées au crible. Une attention toute particulière est portée aux opinions syndicales et politiques ».

Voilà, ami lecteur. Me suis-je éloigné sans m’en rendre compte de mon sujet de départ ? Je ne le crois pas. Mais tu me diras sans détour ce que tu en penses. N’est-ce pas ?